Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 13/94 Décision rendue le 30 août 1994

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6

(version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE :

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MINISTERE DE LA DÉFENSE NATIONALE - LE PERSONNEL DES FONDS NON PUBLICS DES FORCES CANADIENNES - QUARTIER GÉNÉRAL DE LA DÉFENSE NATIONALE ET LE COMMODORE H.A. COOPER, DIRECTEUR GÉNÉRAL DES SERVICES DU PERSONNEL, M.D.N., ET LE LIEUTENANT-COLONEL P.M. JOHNSTON DIRECTEUR DU PERSONNEL DES FONDS NON PUBLICS ET LE MAJOR T.K. MOLONEY, NÉGOCIATEUR DE LA CONVENTION COLLECTIVE

l'intimé

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL : Brenda M. Gash, présidente Fred A. Wilkes, membre

ONT COMPARU : Duff Friesen, c.r., Lubomyr Chabursky, avocats de l'intimé Judith Allen, avocate de la plaignante Fiona Keith, avocate de la Commission canadienne des droits de la personne

DATES ET LIEU DE 19 novembre 1992 L'AUDIENCE : 22 décembre 1992

26 avril 1993 31 mai, 1er 2, 3 et 4 juin 1993 19 août 1993, à Ottawa (Ontario)

TRADUCTION

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Le 12 février 1987, l'Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) a déposé une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne au nom de la catégorie du soutien administratif à prédominance féminine du personnel des Fonds non publics des Forces canadiennes au Quartier général de la Défense nationale (le «groupe patronal»). On alléguait dans la plainte que le groupe plaignant était victime de discrimination salariale étant donné que ses membres touchaient un salaire inférieur à celui des membres des catégories technique et de l'exploitation à prédominance masculine (le «groupe de comparaison»), en dépit du fait que les employés des deux groupes exécutaient des fonctions équivalentes. Dans sa plainte, l'AFPC prétendait que cette discrimination était fondée sur le sexe, en violation de l'article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. De plus, elle prétendait que le plan d'évaluation des emplois en vigueur au moment du dépôt de la plainte engendrait de la discrimination fondée sur le sexe, en violation des articles 7 et 10 de la Loi.

Sur réception de la plainte, la CCDP a nommé un enquêteur qu'elle a chargé de recueillir des renseignements sur les emplois et d'évaluer les emplois dans les groupes comparatifs. Par suite de cette enquête, la plainte a été renvoyée devant le présent Tribunal des droits de la personne pour qu'il tienne une audience. Le Tribunal désire louer les parties et leurs avocats pour les efforts qu'ils ont faits pour régler les plaintes. Ces efforts ont donné lieu à la signature par le présent Tribunal, le 2 juin 1993, d'une ordonnance sur consentement par laquelle la plainte fondée sur l'article 11 a été réglée en rajustant les taux de salaire dans le groupe plaignant conformément à la proposition faite par l'intimé le 18 janvier 1993 et exposée dans le Bulletin C1/93 qui est joint à cette ordonnance et en fait partie.

Le 18 janvier 1994, les membres du présent Tribunal ont signé une autre ordonnance sur consentement qui portait sur les parties de la plainte relevant des articles 7 et 10 de la Loi. Par cette ordonnance, l'audience a été ajournée afin de fournir à l'intimé l'occasion de poursuivre l'élaboration, la divulgation et la mise en place d'un système d'évaluation des emplois, en consultation avec la Commission canadienne des droits de la personne et l'Alliance de la fonction publique, suivant un calendrier établi par les parties et devant permettre d'atteindre cet objectif dans un délai raisonnable.

La seule question litigieuse dont le Tribunal est saisi consiste donc à savoir si la réparation convenue par les parties, telle qu'elle est exposée dans l'ordonnance sur consentement du 2 juin 1993, devrait s'appliquer rétroactivement à la période allant du 12 février 1986 au 31 mai 1987. Selon la thèse de la plaignante et de la Commission canadienne des droits de la personne, le présent Tribunal devrait rendre une ordonnance d'indemnisation du groupe plaignant qui s'applique rétroactivement à l'année qui s'est écoulée avant le dépôt de la plainte le 12 février 1987. Selon la thèse de l'intimé, l'effet rétroactif des rajustements convenus dans l'ordonnance sur consentement du 2 juin 1993 ne devrait pas être antérieur au 1er juin 1987.

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L'ordonnance sur consentement que les parties en l'espèce ont signée le 2 juin 1993 a eu pour effet d'égaliser les salaires des membres de la catégorie du soutien administratif et des catégories technique et de l'exploitation (le groupe plaignant et le groupe de comparaison). Cette égalisation a été calculée à partir des valeurs des emplois mesurées par la Commission en mai 1988, des taux de salaire prévus dans les conventions collectives applicables et de la méthode de l'écart salarial de Mme Nan Weiner, qui est considérée comme une spécialiste des questions touchant l'équité salariale.

Selon la plaignante et la CCDP, le système d'évaluation des emplois de l'intimé a engendré de la discrimination systémique à l'égard des membres du groupe plaignant entre le 12 février 1986 et le 31 mai 1987, et les valeurs des emplois mesurées par la Commission dans le cadre de son enquête sont fiables pour ce qui est d'accorder une réparation rétroactive au mois de février 1986. La thèse de la plaignante et celle de la CCDP coïncident entièrement, et celles-ci invoquent toutes deux les arguments suivants au soutien de l'affirmation voulant qu'il soit nécessaire et indiqué de rendre une ordonnance rétroactive pour indemniser complètement la plaignante :

  1. Dans les cas de règlement à l'amiable, la pratique de l'AFPC, du gouvernement fédéral et de la CCDP consiste à inclure l'année ayant précédé le dépôt d'une plainte;
  2. Le présent Tribunal est obligé de suivre la seule décision en matière de rétroactivité rendue à ce sujet, en l'occurrence l'affaire AFPC et CCDP c. Conseil du Trésor (29 avril 1991, ci- après appelée l'affaire des «Services hospitaliers»;
  3. Le fait d'englober l'année écoulée avant le dépôt d'une plainte équilibre les intérêts de toutes les parties, et est logique et indiqué dans les cas de discrimination systémique;
  4. Non seulement la Loi sur les droits de la personne permet, mais

elle prescrit l'octroi d'ordonnances rétroactives.

En réponse aux thèses susmentionnées avancées par la plaignante et la CCDP, l'intimé soutient non seulement que la Loi sur les droits de la personne n'habilite pas le présent Tribunal à accorder une réparation rétroactive, mais qu'il n'existe aucune preuve sur laquelle il puisse se fonder pour le faire dans la présente espèce.

En ce qui concerne, premièrement, la question de savoir si le présent Tribunal a compétence pour accorder une réparation rétroactive, l'examen de la Loi canadienne sur les droits de la personne et de la jurisprudence n'est pas d'un grand secours.

Le texte de la Loi n'habilite pas expressément le Tribunal à accorder une réparation rétroactive. L'objet de la Loi canadienne sur les droits de

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la personne, par lequel nous devons nous laisser guider, est énoncé à l'article 2. En voici le libellé :

«[l]a présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouis- sement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.»

La seule disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui prévoit expressément un délai de prescription est l'alinéa 41e), aux termes duquel la Commission des droits de la personne peut refuser de statuer sur une plainte lorsque :

«la plainte a été déposée plus d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée.»

Cette disposition n'est d'aucune utilité pour trancher la question en litige dans le cas qui nous occupe parce qu'elle régit un pouvoir accordé non pas au Tribunal, mais à la Commission, et exige simplement que la plainte soit déposée dans l'année qui suit la perpétration de l'acte discriminatoire, à moins que des circonstances atténuantes n'y fassent obstacle.

Le paragraphe 11(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est ainsi libellé :

«Constitue un acte discriminatoire le fait pour l'employeur d'instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes.»

L'article 53 de la Loi autorise le Tribunal à accorder diverses réparations parmi lesquelles figure le droit d'ordonner à l'intimé :

«d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte;»

Le Tribunal doit être au courant de certaines présomptions qui s'appliquent à la cause dont il est saisi, en l'occurrence la présomption de non-rétroactivité des lois et la présomption de respect des droits acquis. On nous a demandé d'examiner la lettre et l'esprit de la Loi

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canadienne sur les droits de la personne afin de déterminer si le législateur a voulu, en l'absence de termes clairs, accorder implicitement la rétroactivité. Cette question a été traitée, bien que nébuleusement, dans plusieurs articles et décisions.

Dans l'arrêt Acme Village School District c. Steele-Smith, (1933) R.C.S. 47, les deux présomptions contraires ont été reconnues en ces termes : [TRADUCTION] «les lois ne doivent pas s'interpréter comme ayant un effet rétroactif, à moins qu'une telle interprétation ne ressorte clairement du texte de la Loi ou ne s'impose comme inéluctable» et [TRADUCTION] «[les lois] ne devraient pas faire l'objet d'une interprétation qui porte atteinte à des droits existants, à moins qu'on ne puisse éviter cette conséquence sans faire violence au texte de la loi».

Ces deux présomptions n'ont pas du tout été plaidées par les parties, mais elles ont incontestablement une grande importance dans la présente espèce. La Cour suprême du Canada a examiné la question de la rétroactivité des lois dans l'affaire Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. M.R.N., [1977] 1 R.C.S. 271. La règle générale énoncée dans cet arrêt figure à la page 279 : «les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la Loi ne le décrète expressément ou n'exige implicitement une telle interprétation.» La logique de cette règle générale semble, à juste titre, procéder d'un besoin de fixer des limites et de donner un caractère prévisible aux réparations qui peuvent être accordées dans notre système de droit. Néanmoins, la présomption de non-rétroactivité des lois n'est pas une règle de droit, mais bien une règle d'interprétation, et doit être envisagée dans l'optique du principe de «respect des droits acquis».

Le présent Tribunal ne connaît pas l'origine du principe de respect des droits acquis, qui trouve cependant son expression au paragraphe 42(1) et à l'alinéa 43c) de la Loi d'interprétation :

42.(1) Il est entendu que le Parlement peut toujours abroger ou modifier toute loi et annuler ou modifier tous pouvoirs, droits ou avantages attribués par cette loi.

43. L'abrogation, en tout ou en partie, n'a pas pour conséquence:

[...]

c) de porter atteinte aux droits ou avantages acquis, aux obligations contractées ou aux responsabilités encourues sous le régime du texte abrogé;

La question de l'application rétroactive de la Loi canadienne sur les droits de la personne a été examinée dans l'affaire Latif c. Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687 (C.A.F.). La Cour

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a fait remarquer que la Loi ne contient aucune disposition concernant l'application rétroactive des mesures de réparation qu'elle prévoit. A la page 701 des motifs, la question qui est débattue est celle de savoir si la Loi canadienne sur les droits de la personne s'appliquait à des actes discriminatoires consommés avant l'entrée en vigueur de la Loi.

«Dans ce cas, la loi s'appliquerait non pas à un état acquis en tout ou en partie avant l'entrée en vigueur de la Loi, mais à un événement, savoir la perpétration d'actes défendus que la Loi qualifie d'actes discriminatoires [...] Qui plus est, une telle application rétroactive aurait des effets adverses, du fait de ses répercussions sur les droits et les rapports contractuels, sur les obligations de faire et de ne pas faire, sur la responsabilité, autant de matières qui relèvent légitimement d'une ordonnance d'un tribunal des droits de la personne. Aussi y a-t- il lieu d'appliquer la règle d'interprétation s'opposant à l'effet rétroactif des lois.»

Dans l'affaire Latif, les arguments du requérant n'ont pas permis de convaincre la Cour qu'il fallait voir dans l'esprit de la Loi de même que dans certaines de ses dispositions une volonté claire du législateur de faire en sorte que la Loi s'applique rétroactivement à des actes discriminatoires consommés avant son entrée en vigueur.

«[L'avocat du requérant] n'a pas développé cet argument fondé sur l'esprit et la portée générale de la loi, le considérant sans doute comme se passant d'explications. Le fait que la loi vise un but dans l'ensemble louable ou souhaitable ne suffit pas à anéantir la règle de non- rétroactivité.»

Bien que la Cour ait statué dans l'affaire Latif que la Loi sur les droits de la personne ne laisse pas voir une intention claire de faire en sorte que la Loi s'applique rétroactivement aux actes discriminatoires consommés avant son entrée en vigueur, elle n'a pas écarté la possibilité que la Loi puisse avoir un effet rétroactif limité dans des circonstances où l'acte discriminatoire a été commis avant son entrée en vigueur, mais s'est poursuivi jusqu'à cette date ou au-delà.

Il ne fait aucun doute que le présent Tribunal est doté uniquement des pouvoirs que lui confèrent les dispositions législatives habilitantes. Le paragraphe 53(2) de la Loi sur les droits de la personne ne contient pas de termes de nature rétroactive et paraît assurément n'envisager que des ordonnances pour l'avenir. Toutefois, dans l'esprit d'une loi qui vise à accorder aux tribunaux le pouvoir d'indemniser complètement la victime d'un acte discriminatoire, il est indéniable que les plaignants qui n'obtiennent pas, à tout le moins de façon minimale, une réparation rétroactive à la date du dépôt de leur plainte devant la Commission des droits de la

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personne seraient lésés. Ils seraient à la merci des caprices du processus d'enquête et du système de droit qui, pour diverses raisons, pourraient leur causer un préjudice en occasionnant des retards que l'existence d'un employeur peu coopératif ou d'un processus d'enquête ne disposant pas de ressources humaines ou financières suffisantes permet facilement d'imaginer. Cet état de fait pourrait entraver indûment le règlement rapide d'une plainte déposée en vertu de la Loi. Par conséquent, dans la mesure où un tribunal est saisi d'éléments de preuve suffisants pour conclure à l'existence d'une discrimination salariale au moment voulu, ce tribunal n'écarterait pas la possibilité d'accorder une réparation qui s'applique rétroactivement à la période comprise entre la date du dépôt de la plainte et la date à laquelle l'enquête révèle l'existence d'un écart salarial. Nous doutons cependant que la réparation doive être antérieure à la date du dépôt de la plainte comme on l'a fait valoir au nom de la plaignante. La politique de l'AFPC, du gouvernement fédéral et de la CCDP qui consiste à inclure l'année ayant précédé le dépôt de la plainte dans les cas de règlement à l'amiable ne saurait valablement être considérée comme une source autorisant le présent Tribunal à faire de même. De plus, l'argument voulant que cette règle de rétroactivité équilibre les intérêts de toutes les parties et soit logique dans les cas de discrimination systémique n'est absolument pas fondé.

En ce qui concerne l'affaire des Services hospitaliers (AFPC et CCDP c. Conseil du Trésor, 29 avril 1991) que la plaignante a présentée comme une décision ayant force obligatoire en matière de rétroactivité, les avocates de la plaignante et de la CCDP ont prétendu que la formulation de la décision rendue dans cette affaire montre que le Tribunal a mis en balance la période prolongée qui s'est écoulée entre la date du dépôt de la plainte et la date à laquelle l'indemnisation devait être accordée - tout en exprimant des doutes au sujet de la nature de l'information qui a été fournie sur les emplois - et l'importance, selon les mots des avocates, [TRADUCTION] «d'accorder une réparation complète au titre des effets antérieurs de la discrimination sur les employés» au moment de rendre son ordonnance d'indemnisation rétroactive.

Bien que le présent Tribunal ne soit pas convaincu que la décision rendue comme ordonnance sur consentement dans l'affaire des Services hospitaliers ait force obligatoire en l'espèce, il est influencé par les remarques incidentes qu'elle renferme :

«Étant donné que le seul pouvoir de réparation du Tribunal qui couvre clairement les effets antérieurs d'une contravention de la Loi canadienne sur les droits de la personne réside dans l'octroi d'une indemnité, nous sommes d'avis que la balance penche en faveur de l'octroi d'une indemnité complète aux représentants en santé communautaire [...] Nous avons constaté que ces employés ont longtemps été les victimes d'une grande discrimination fondée sur le sexe à la suite de la sous-évaluation de leur poste par l'intimé [...]

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L'avocat de l'intimé a longuement contre-interrogé M. James Sadler, que la CCDP a cité comme témoin expert, spécialisé dans les questions touchant l'équité salariale, sur l'affaire des Services hospitaliers de même que sur des cas que la plaignante a présentés et dans lesquels ont été conclus des règlements à l'amiable qui s'appliquaient rétroactivement à l'année antérieure à la date du dépôt de la plainte. Selon le témoignage de M. Sadler, la décision rendue dans l'affaire des Services hospitaliers comportait l'octroi d'une réparation ayant trait à la correction de la structure de classification au sein du groupe des services hospitaliers, laquelle était en place depuis une vingtaine d'années. La plaignante dans cette affaire a soutenu que les employés n'avaient pas été correctement classifiés conformément à un paragraphe explicite de l'ordonnance sur consentement, et que si la première évaluation des employés faite par l'intimé avait été conforme aux conclusions du Tribunal, l'indemnisation couvrant la période prolongée en question aurait, en fait, découlé de l'ordonnance sur consentement. M. Sadler a clairement reconnu que, lorsque le Tribunal a examiné la question en 1991, il a jugé bon de faire rétroagir l'ordonnance à la même date que la date rétroactive prévue dans l'ordonnance sur consentement; puisqu'il en est ainsi, le présent Tribunal ne considère pas l'affaire des Services hospitaliers comme un précédent au soutien de la thèse avancée par la plaignante et la CCDP dans la présente espèce.

Ce qui s'avère irrésistible pour le Tribunal en l'espèce, c'est que pour indemniser complètement un plaignant en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, pour reconnaître le droit acquis d'être protégé contre des actes discriminatoires, en particulier ceux de nature systémique, qui sont commis avant la date de dépôt d'une plainte et se poursuivent au-delà de cette date, et pour donner effet comme il se doit à l'esprit de la Loi, il pourrait bien être indiqué de donner un effet rétroactif à l'indemnisation accordée, bien que le présent Tribunal fasse des réserves sur l'opportunité de la faire rétroagir à une date antérieure à la date du dépôt de la plainte.

Indépendamment de la question de la compétence qu'a le présent Tribunal d'accorder une réparation rétroactive, il y a la question de savoir si celui-ci dispose d'une preuve suffisante pour rendre une ordonnance de nature rétroactive.

Pendant toute la durée de l'audience, les membres du Tribunal ont été frappés par la subjectivité de l'étude de l'équité salariale. Bien que des spécialistes de ce domaine aient élaboré des plans et des marches à suivre en vue de la réalisation d'études pour évaluer la valeur relative des emplois et aient mis au point des méthodes de comparaison des emplois, il s'agit indéniablement d'un domaine qui en est encore à ses débuts et qui ne cesse d'évoluer. Non seulement l'évaluation et la comparaison des emplois représentent des tâches très subjectives et complexes, mais il s'agit d'un domaine qui fluctue encore beaucoup.

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Ce domaine d'étude assez nouveau est de toute évidence né d'un besoin impérieux de lutter contre la discrimination systémique à l'égard des femmes sur le marché du travail, mais les organes judiciaires ou quasi judiciaires doivent se montrer prudents dans leur façon de l'aborder. En effet, ce domaine convient mal à un litige précisément à cause de la nature subjective des études effectuées pour établir l'existence et l'importance des disparités salariales («écarts salariaux»).

Comme l'a affirmé la CCDP, le concept de discrimination systémique a fait l'objet d'une reconnaissance judiciaire. Le juge en chef Dickson de la Cour suprême du Canada l'a décrit en ces termes dans l'arrêt Action Travail des Femmes c. CN, à la page 1139 :

«En d'autres termes, la discrimination systémique en matière d'emploi, c'est la discrimination qui résulte simplement de l'application des méthodes établies de recrutement, d'embauche et de promotion, dont ni l'une ni l'autre n'a été nécessairement conçue pour promouvoir la discrimination.»

Nous serions d'accord avec le Tribunal qui a rendu la décision AFPC et CCDP c. Conseil du Trésor (l'affaire des Services hospitaliers) pour dire que les formes de discrimination contre les femmes sur le marché du travail ont été «perpétuée[s] par des présomptions selon lesquelles certains types de tâches habituellement confiées dans le passé aux femmes ont naturellement moins de valeur que certains types de tâches traditionnellement accomplies par les hommes».

Il est cependant peu réaliste et malavisé de s'attendre à ce que des mesures viennent réparer la discrimination systémique au point de remonter dans le temps pour essayer de changer l'histoire. Bien que la discrimination systémique sur le marché du travail soit manifestement répréhensible, il reste que les tribunaux ont besoin de certitude pour exercer leur pouvoir de réparation. S'il existe effectivement une preuve sur laquelle le Tribunal peut se fonder pour le faire, nous ne considérons pas que nous sommes tenus par la loi ou la jurisprudence de faire rétroagir la réparation à une date quelconque antérieure au dépôt de la plainte. En outre, pour que la réparation puisse être rétroactive à la date du dépôt de la plainte, le présent Tribunal doit être convaincu que la plaignante possède des éléments de preuve au soutien de la réparation demandée. Or nous n'en sommes pas convaincus.

Dans le cas qui nous occupe, ce n'est certainement pas la subjectivité des décisions en matière d'équité salariale qui préoccupe le Tribunal. L'avocat de l'intimé nous a informés qu'une étude portant sur l'équité salariale repose sur trois éléments principaux :

  1. Des renseignements exacts et exhaustifs sur les fonctions des postes;
  2. L'utilisation d'un plan d'évaluation non sexiste pour évaluer les valeurs relatives des fonctions des postes;
  3. L'utilisation d'une méthode appropriée de comparaison de la valeur des fonctions et des salaires des employés qui occupent les postes en question.

Les évaluations des emplois sont si qualitatives et dépendent tellement des perceptions et des préjugés de ceux qui procèdent à cet examen qu'elles devraient, selon le témoignage de M. Sadler, être confiées à des comités paritaires composés de représentants des deux sexes afin que les évaluateurs puissent tirer profit des perceptions et des expériences parfois diversifiées de ceux qui sont sur le lieu du travail pour ce qui est d'évaluer les fonctions.

Dans sa réponse à la thèse de la plaignante et de la CCDP selon laquelle le présent Tribunal devrait se laisser guider par la politique de la CCDP lorsque sont demandés des rajustements salariaux avec effet rétroactif à l'année antérieure à la date du dépôt de la plainte, l'intimé fait valoir qu'il doit quand même y avoir des faits convaincants à partir desquels on puisse évaluer l'écart salarial afin de calculer les rajustement salariaux rétroactifs appropriés.

Bon nombre des éléments de preuve qui ont été soumis au Tribunal ont été obtenus dans le cadre des enquêtes effectuées par MM. Pierre Marleau et James Sadler, qui ont tous deux préparé les évaluations qui ont permis d'établir l'existence d'un écart salarial entre le groupe plaignant et le groupe de comparaison. Les parties ont essayé d'éclairer le Tribunal sur la méthode d'évaluation des emplois et lui ont décrit le système de points utilisé par MM. Marleau et Sadler et Mme Nan Weiner dans le cadre des efforts faits par la plaignante pour lui montrer comment un écart salarial est déterminé.

La plainte qui a été déposée au nom de la plaignante était fondée sur l'opinion de M. Marleau qui a effectué une enquête pour le compte de l'AFPC. Les seuls renseignements qu'il a pu obtenir à cette fin sont ceux que renfermaient les descriptions de poste fournies par l'intimé. Il a évalué les fonctions contenues dans ces descriptions de poste à partir du plan d'évaluation Aiken qui applique une méthode de comparaison fondée sur les lignes de salaire des travailleurs et des travailleuses. Il convient de faire remarquer que les descriptions de poste évaluées par M. Marleau ont toutes été rédigées en 1986 ou avant cette date.

M. Sadler, qui travaille à titre de conseiller principal à la Direction de la parité salariale de la CCDP et est spécialisé dans les enquêtes en matière d'équité salariale et l'évaluation des emplois, a déclaré dans son témoignage que les descriptions de poste comme telles ne fournissent pas tous les renseignements voulus pour faire des évaluations et des comparaisons des emplois, et les membres du Tribunal ont constaté qu'il faut disposer de renseignements beaucoup plus nombreux pour rendre

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justice à une évaluation. Les descriptions de poste peuvent ne pas avoir été mises à jour et ne pas refléter les changements dont les fonctions ont pu faire l'objet, et elles peuvent avoir changé simplement avec le passage du temps en raison de progrès technologiques, de changements dans l'organigramme ou de la modification des politiques ou des objectifs de l'employeur. De plus, il ressort du témoignage de M. Sadler évoqué ci- dessus qu'il est préférable de confier la collecte et l'analyse des renseignements à un comité plutôt qu'à une seule personne, afin de se prémunir contre tout point de vue tendancieux. M. Sadler a aussi déclaré dans son témoignage qu'il est essentiel de procéder à des révisions périodiques de l'équité salariale - ce qu'il propose de faire tous les trois à cinq ans - en raison des nombreux changements qui se produisent dans un milieu de travail.

En dépit du témoignage de M. Sadler voulant que le plan d'évaluation des emplois Aiken ne soit peut-être pas exempt de préjugés sexistes et que les techniques d'enquête utilisées par M. Marleau n'aient pas permis de respecter les normes appropriées d'évaluation en matière d'équité salariale, la plaignante et la CCDP nous ont demandé de comparer les cotations numériques établies par M. Marleau avec celles établies par M. Sadler et Mme Weiner. Les renseignements sur lesquels M. Sadler et Mme Weiner se sont fondés ont été recueillis entre le mois de janvier et le mois de mai 1988. De toute évidence, l'ordonnance sur consentement acceptée par les parties confirme que l'intimé était satisfait de la méthode employée et de l'enquête faite par M. Sadler pour tenter de déterminer s'il existait un écart salarial à l'époque où l'enquête a été faite. Les salaires des employés du groupe plaignant et du groupe de comparaison au cours de la période allant de janvier à mai 1988 ont été versés suivant les taux de rémunération établis dans la convention collective en date du 1er juin 1987.

M. Sadler a procédé à un examen nettement plus approfondi que M. Marleau. Il a obtenu des descriptions de poste, a demandé à des employés de remplir des questionnaires sur les fonctions qu'ils exécutaient, et a interrogé ces employés et leurs superviseurs afin d'obtenir un complément d'information. Même si les descriptions de poste utilisées par M. Sadler étaient identiques à celles obtenues par M. Marleau, il n'y a pourtant pas de comparaison possible quant à la qualité des deux enquêtes qui ont été effectuées. Après avoir recueilli des renseignements plus exhaustifs, M. Sadler a fait le nécessaire pour que ces renseignements soient évalués par un comité de fonctionnaires de la CCDP avec le plan d'évaluation des emplois Aiken. La Commission a préparé une analyse de l'écart salarial pour les périodes allant du 12 février 1986 au 31 août 1986 et du 1er septembre 1986 au 31 mai 1987, conçue pour coïncider avec les dates des conventions collectives pour les deux périodes.

Selon le témoignage de M. Sadler, aucun renseignement n'a été obtenu des employés sur les fonctions qu'ils ont exécutées avant 1988, et, à

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l'évidence, aucun des témoins entendus par le Tribunal n'avait une connaissance personnelle des fonctions des postes pertinents avant 1988.

La CCDP a retenu les services de Mme Nan Weiner qui, comme le Tribunal l'a appris, est une spécialiste de réputation internationale dans les questions d'équité salariale, pour préparer une analyse de l'écart salarial à partir des évaluations préparées par M. Sadler et la CCDP. Mme Weiner a préparé un rapport en date du 30 septembre 1993 dans lequel elle a proposé d'utiliser une méthode différente de la méthode de la ligne de salaire utilisée par la Commission pour analyser les emplois, et toutes les parties ont convenu que la méthode proposée par Mme Weiner pour calculer l'écart salarial était apte à être utilisée conjointement avec les évaluations préparées par M. Sadler et la CCDP.

Puisque, selon le témoignage de M. Sadler, l'enquête et l'analyse effectuées par M. Marleau présenteraient des lacunes, non seulement en ce qui a trait aux renseignements obtenus, mais aussi en raison de l'absence d'un plan neutre pour l'évaluation et la classification, il n'est guère utile que le Tribunal décrive les différences entre les valeurs attribuées par M. Marleau et celles attribuées par M. Sadler ou Mme Weiner.

Selon la plaignante, M. Sadler a, dans le cadre de sa propre évaluation, obtenu de l'intimé la même documentation que celle qui a été fournie à M. Marleau concernant les descriptions de poste. M. Sadler a demandé des renseignements supplémentaires à l'employeur afin de déterminer si les fonctions exécutées par les employés du groupe plaignant et du groupe de comparaison avaient changé, et l'intimé l'a informé que le seul poste du groupe de comparaison dont les fonctions avaient changé était celui d'aide au responsable de la distribution et de l'expédition - adjoint à l'imprimerie. Dans le groupe plaignant, il y avait trois postes dont les fonctions avaient changé, à savoir le poste de commis des systèmes informatiques de gestion, le poste de commis d'administration adjoint D- Écon. II et le poste d'adjoint administratif D-Écon. IV. Si les fonctions et les descriptions de poste étaient le seul critère à partir duquel une analyse de l'écart de salaire était faite, cette information serait plus pertinente. Toutefois, la plaignante et la CCDP demandent en substance au présent Tribunal de comparer des pommes avec des oranges. Dans son analyse des quatre emplois dont les fonctions ont été modifiées, la plaignante demande au Tribunal d'accepter comme «meilleure preuve» le témoignage de M. Marleau quant aux valeurs attribuées aux emplois en question et, dans le cas où ces valeurs ne sont pas compatibles avec celles de M. Sadler, elle propose d'accorder le «bénéfice du doute» à l'intimé. A l'évidence, aucun bénéfice n'est accordé à l'intimé quand on propose au présent Tribunal d'utiliser, comme meilleure preuve d'un écart de salaire, une analyse fondée sur des renseignements complètement inadéquats au dire du conseiller principal de la CCDP, M. Sadler.

La plaignante et la CCDP semblent dire que la charge de la preuve est déplacée dans le présent litige. A leur avis, il convient que nous acceptions la preuve de M. Marleau simplement parce que l'intimé n'a

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produit aucune preuve donnant à entendre que les autres postes ont subi des changements ou que d'autres facteurs auraient eu des répercussions sur l'analyse effectuée par M. Marleau. Le Tribunal rejette cet argument, et il incombe indéniablement à la plaignante de présenter une preuve valable au soutien des mesures de réparation demandées.

En réponse à l'argument de l'avocate de la CCDP selon lequel nous devrions accepter le témoignage de M. Sadler voulant qu'une évaluation des emplois et une révision ne soient pas nécessaires, à moins que les emplois n'aient été modifiés en profondeur, et qu'une période de trois à cinq ans soit un intervalle de révision suffisant, le Tribunal voudrait une fois de plus mentionner que ce point de vue pourrait bien être acceptable, à condition qu'il soit étayé par une preuve convaincante. Il est bien possible que se produisent des changements dans les six mois suivant la date de l'analyse, mais nous ne pouvons pas savoir s'il y en a eu au cours de la période rétroactive visée parce que la preuve sur laquelle nous devons nous appuyer est celle de M. Marleau, qui repose uniquement sur des descriptions de poste et pas autre chose. Dans son témoignage, M. Sadler a déclaré qu'il avait demandé des renseignements à l'employeur sur tout changement majeur dans les emplois et les niveaux d'emploi, mais c'est aussi M. Sadler qui a fait comprendre au Tribunal qu'une analyse beaucoup plus approfondie d'un milieu de travail s'avère nécessaire pour bien évaluer les emplois et déterminer si l'équité salariale existe. Si M. Marleau avait possédé, au moment de faire son enquête, les connaissances spécialisées nécessaires pour obtenir les renseignements voulus pour faire une analyse de l'écart de salaire, nous ne serions pas aux prises en ce moment avec le problème qui consiste à comparer des pommes avec des oranges, comme on nous demande de le faire. Nous ne critiquons pas le travail accompli par M. Marleau. Nous constatons simplement que le degré de perfectionnement des analyses dans le domaine de l'équité salariale, qui est encore assez nouveau, n'est peut-être pas assez élevé pour qu'on dispose des techniques d'enquête appropriées.

Dans les causes d'équité salariale qui sont renvoyées devant un tribunal des droits de la personne, l'octroi d'une réparation devrait être subordonné à l'obligation de prouver d'une manière jugée satisfaisante par le tribunal l'existence et l'importance de l'écart salarial entre des travailleuses et des travailleurs qui exécutent des fonctions équivalentes au cours d'une période donnée. L'analyse faite à partir de l'information obtenue par M. Sadler entre les mois de janvier et de mai 1988 est un instantané qu'on ne peut maintenant superposer à une période qui a commencé en février 1986. Nous souscrivons au point de vue de l'intimé selon lequel la preuve de l'existence et de l'importance d'un écart salarial au cours d'une période n'est pas la preuve de l'existence et de l'importance de cet écart salarial à d'autres moments s'il n'existe aucune preuve satisfaisante qui permette de faire cette transposition.

Faute d'avoir obtenu des renseignements antérieurs à 1988 sur tous les facteurs pertinents qui ont des répercussions sur une analyse salariale, le présent Tribunal n'est pas disposé à donner au rajustement salarial un

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effet rétroactif sur une période plus longue que celle déjà convenue par les parties. Il convient de mentionner que l'employeur a volontairement rajusté les salaires versés aux employés du groupe plaignant conformément à l'ordonnance sur consentement rétroactive à la date d'entrée en vigueur de la convention collective applicable, soit le 1er juin 1987, date qui est antérieure d'environ un an à la date à laquelle M. Sadler a terminé son enquête. Pour les motifs qui précèdent, le présent Tribunal conclut à l'absence du fondement factuel qui permettrait d'accorder la réparation demandée. La demande de la plaignante est donc rejetée.

FAIT LE AOUT 1994.

Brenda M. Gash, présidente

Fred A. Wilkes, membre

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