Tribunal canadien des droits de la personne

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JEAN BIGNELL-MALCOLM

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

la bande indienne ebb AND flow

l'intimée

DÉCISION

MEMBRE INSTRUCTEUR : Julie C. Lloyd 2008 TCDP 3
2008/01/25

I. INTRODUCTION

II. LES QUESTIONS EN LITIGE

III. PREUVE ET ANALYSE

IV. RÉPARATIONS

I. INTRODUCTION

[1] La plaignante, Jean Bignell-Malcolm, est une femme autochtone d'origine crie. Elle allègue que l'intimée, la bande indienne Ebb and Flow, a refusé de l'embaucher au poste de directrice de l'enseignement de l'école Ebb and Flow en raison de sa race et de son origine nationale ou ethnique, ce qui contrevient à l'alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP).

[2] L'intimée, la bande indienne Ebb and Flow, est une bande autochtone constituée en vertu de la Loi sur les Indiens du Canada. La collectivité Ebb and Flow est située à environ deux cents kilomètres au nord de Winnipeg, au Manitoba, et est constituée de personnes de différentes races, origines ethniques et origines nationales, quoique la majorité de la population soit ojibway.

[3] L'audience a duré 5 jours et a eu lieu en octobre 2007. La plaignante, l'intimée et la Commission canadienne des droits de la personne étaient représentées par des avocats.

II. LES QUESTIONS EN LITIGE

[4] Les questions à trancher dans la présente plainte sont les suivantes :

  1. La plaignante a-t-elle prouvé prima facie que l'intimée a commis un acte discriminatoire en refusant de l'embaucher en raison de sa race ou de son origine nationale ou ethnique?
  2. Si la plaignante a établi prima facie qu'il y a eu acte discriminatoire, l'intimée a-t-elle fourni une explication raisonnable justifiant l'acte apparemment discriminatoire?
  3. S'il est conclu que la plainte est fondée, quelles réparations convient-il d'accorder?

III. PREUVE ET ANALYSE

[5] Lorsqu'un plaignant allègue, comme l'a fait Mme Bignell-Malcolm, qu'on a refusé de l'embaucher pour des motifs discriminatoires, au départ, le fardeau de la preuve lui incombe. Le plaignant doit d'abord établir prima facie qu'il y a eu acte discriminatoire. Si la preuve prima facie est établie, il incombe alors à la partie intimée de fournir une explication raisonnable.

a) La plaignante, Mme Bignell-Malcolm, a-t-elle prouvé prima facie qu'il y a eu acte discriminatoire?

[6] Il n'y a pas de critère rigide à appliquer lorsqu'on examine si l'acte discriminatoire a été prouvé prima facie dans une plainte où un refus d'embaucher est allégué. Le juge des faits doit se montrer souple et attentif aux faits propres à chaque affaire. En dernière analyse, la question sera de savoir si la partie plaignante a satisfait au critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, à la page 558 (O'Malley) : si on y ajoute foi, la preuve produite par le plaignant est-elle complète et suffisante pour justifier un verdict en sa faveur en l'absence de réplique de la partie intimée?

[7] Cela dit, dans les circonstances comme celles de l'espèce, le plaignant n'aura souvent qu'à prouver les faits suivants. D'abord, il doit prouver qu'il a postulé à un poste pour lequel il était qualifié, mais que sa candidature n'a pas été retenue. Ensuite, il doit montrer qu'une personne qui n'était pas plus qualifiée, mais qui ne possédait pas une des caractéristiques personnelles considérées comme un motif de distinction illicite selon la LCDP, a obtenu l'emploi ou que l'employeur a continué à chercher des candidats pour le poste (voir Shakes c. Rex Pak Ltd. (1982), 3 C.H.R.R. D/1001; Israeli c. Commission canadienne des droits de la personne et Commission de la fonction publique (1983), 4 C.H.R.R.D., et Premakumar c. Air Canada, [2002] D.C.D.P. no 3, (au paragraphe 77).

[8] La preuve pertinente produite par la plaignante en l'espèce est la suivante.

Preuve de la plaignante

[9] Mme Bignell-Malcolm a affirmé dans son témoignage qu'elle résidait dans la collectivité Ebb and Flow depuis plus de 20 ans au moment où les faits en cause se sont produits. Elle a déménagé dans cette collectivité après avoir épousé un membre de la bande indienne Ebb and Flow vers 1982 et elle est devenue membre de la bande en 1984.

[10] Mme Bignell-Malcolm a témoigné avoir commencé à travailler à l'école d'Ebb and Flow en 1983, d'abord comme secrétaire. En 1992, elle a commencé à étudier pour obtenir un baccalauréat en éducation, avec une spécialisation en éducation autochtone. Pendant qu'elle étudiait pour obtenir son diplôme, Mme Bignell-Malcolm a travaillé à l'école d'Ebb and Flow en tant que conseillère. Elle a terminé son baccalauréat en éducation en 1998 environ et elle a ensuite poursuivi ses études pour obtenir un certificat de 5e année en éducation et administration, encore une fois avec une spécialisation en éducation autochtone. Mme Bignell-Malcolm a enseigné à l'école d'Ebb and Flow de 1995 à 1999 et elle ensuite commencé à travailler pour le conseil de bande de la région de l'Ouest, à Dauphin, au Manitoba, en tant que directrice de l'enseignement. Mme Bignell-Malcolm a continué d'habiter à Ebb and Flow et faisait la navette jusqu'à Dauphin.

[11] Vers mai 2003, Mme Bignell-Malcolm a appris que la bande indienne Ebb and Flow cherchait un directeur de l'enseignement pour son école. Une avis d'emploi vacant avait été diffusé dans la collectivité. Mme Bignell-Malcolm a affirmé avoir examiné les exigences du poste énumérées dans l'avis et avoir su qu'elle répondait à chacune d'elles. Entre autres, il était exigé dans l'avis un diplôme universitaire en éducation avec une 5e année en éducation et administration et quatre ans d'expérience préalable en administration de l'enseignement. Mme Bignell-Malcolm a posé sa candidature.

[12] Le 23 juin 2003, Mme Bignell-Malcolm a eu droit à une entrevue pour le poste. Étaient présents à cette entrevue le chef de bande, les quatre membres du conseil de bande, les quatre membres du comité de l'éducation de la bande, ainsi qu'au moins un des aînés de la collectivité. Mme Bignell-Malcolm a décrit l'entrevue comme une expérience très positive. Pendant près d'une heure, elle a fait part de ses réflexions et de sa vision pour l'école d'Ebb and Flow et le système d'éducation. Elle a affirmé que l'entrevue s'était déroulée sur un ton très amical.

[13] Le 10 juillet 2003, Mme Bignell-Malcolm a appris qu'on lui offrait le poste. Ralph Beaulieu, le chef de la bande indienne Ebb and Flow, lui avait écrit pour l'informer qu'on lui offrait le poste de directrice de l'enseignement. Le chef a également informé Mme Bignell-Malcolm qu'elle entrerait en fonction le 1er août 2003 et qu'une réunion aurait lieu plus tard au mois de juillet pour discuter des conditions de son emploi, notamment son salaire. Il n'avait pas été question d'échelle salariale dans l'avis ou l'offre d'emploi. Mme Bignell-Malcolm a écrit au conseil de bande de la région de l'Ouest pour remettre sa démission, laquelle prendrait effet le 1er août 2003.

[14] À la mi-juillet 2003, Mme Bignell-Malcolm a reçu un appel téléphonique d'une amie et ancienne collègue de l'école d'Ebb and Flow. Son amie lui a communiqué des rumeurs qu'elle avait entendues selon lesquelles le chef et le conseil de bande auraient décidé d'offrir à Mme Bignell-Malcolm un salaire beaucoup moins élevé que celui auquel elle pourrait s'attendre à recevoir compte tenu du poste, de sa scolarité et de son expérience. Elle a de plus informé Mme Bignell-Malcolm qu'on lui ferait une offre salariale dans le but de la dissuader d'accepter le poste. Mme Bignell-Malcolm a affirmé dans son témoignage n'avoir pas vraiment pris au sérieux ces renseignements. Elle a affirmé que, après avoir eu un entretien qui s'était si bien déroulé et s'être vu offrir le poste et s'être fait accueillir par le chef dans le système scolaire d'Ebb and Flow, elle était certaine qu'on lui offrirait des conditions d'emploi équitables, y compris pour ce qui est du salaire.

[15] Le 23 juillet 2003, Mme Bignell-Malcolm s'est rendue à une autre réunion où il devait être discuté de ses conditions d'emploi. Dans son témoignage, elle a affirmé être arrivée à la réunion à midi, heure à laquelle la réunion devait débuter selon ce qu'on lui avait dit, et avoir dû attendre pendant près de deux heures avant d'être invitée à entrer dans la salle où se tenait la réunion. Encore une fois, le chef, les conseillers de bande et les membres du comité d'éducation étaient présents. Mme Houle, la directrice de l'enseignement par intérim était également présente, ainsi qu'au moins un des aînés. Mme Bignell-Malcolm a témoigné que l'atmosphère de cette réunion, contrairement à l'entretien du 23 juin 2003, était très tendue. La réunion n'a pas commencé par une prière, alors que c'est la coutume dans la collectivité. Elle a affirmé que le chef Beaulieu l'a informée que la bande lui offrait un salaire de 52 000 $ par année. Mme Bignell-Malcolm a témoigné avoir été estomaquée par cette offre. Elle gagnait 60 000 $ par année en tant que directrice de l'enseignement pour le conseil de bande de la région de l'Ouest. Elle savait également que l'ancien directeur de l'enseignement de l'école d'Ebb and Flow recevait un salaire annuel supérieur à 60 000 $ et elle savait qu'au moins un des conseillers scolaires de l'école, un employé beaucoup moins bien placé dans la hiérarchie, gagnait 58 000 $ par année. Mme Bignell-Malcolm a fait part de ses réserves au sujet du niveau de rémunération et a proposé d'être payée 72 000 $. On lui a demandé de quitter la salle pour permettre aux autres personnes présentes de discuter de la question de son salaire.

[16] Selon le témoignage de Mme Bignell-Malcolm, lorsqu'elle est revenue dans la salle de réunion, le chef Beaulieu lui a dit abruptement : [traduction] L'offre est de 55 000 $. C'est à prendre ou à laisser. Elle a affirmé avoir accepté l'emploi sur-le-champ. Elle avait démissionné de son poste de directrice de l'enseignement pour le conseil de bande de la région de l'Ouest et elle sentait qu'elle n'avait pas le choix d'accepter le poste, bien qu'elle pensât que le salaire était indûment bas. Le chef lui a dit qu'il lui donnait jusqu'au vendredi 25 juillet 2003 pour accepter l'offre par écrit. Elle a affirmé que, le lendemain, le 24 juillet 2003, elle a donné sa lettre d'acceptation à son mari, Robert Malcolm, qui travaillait au bureau du conseil de bande, et lui a demandé de l'apporter au bureau du chef. Une copie de la lettre a été produite en preuve à l'audience. La lettre comporte un sceau qui indique que le bureau du conseil de bande l'a reçue le 24 juillet 2003.

[17] Le 24 juillet 2003, à 23 h, selon le témoignage de Mme Bignell-Malcolm, le chef Beaulieu lui a téléphoné chez elle, ce qui l'a réveillée. Le chef l'a informée que l'offre d'emploi était annulée. Il ne lui a pas expliqué pourquoi. Par contre, il a mentionné avoir reçu une pétition de certains résidents de la collectivité en laissant entendre, selon ce qu'elle a compris, que cette pétition était, du moins en partie, la raison pour laquelle il avait été décidé d'annuler l'offre d'emploi. Le chef ne lui a pas lu la pétition et ne lui en a pas résumé le contenu.

[18] Le poste de directeur de l'enseignement a continué d'être occupé par Mme Houle, qui était alors directrice de l'enseignement par intérim. Mme Houle détenait un diplôme de quatre ans en éducation et avait été conseillère scolaire à l'école d'Ebb and Flow pendant plusieurs années. Mme Houle n'avait ni formation ni expérience en administration de l'éducation. Elle était ojibway. La bande a continué d'annoncer le poste de directeur de l'enseignement et a finalement embauché Arlene Mousseau à ce poste. Mme Mousseau avait un baccalauréat en éducation. Cependant, elle n'avait pas le certificat de 5e année en éducation et administration qu'avait Mme Bignell-Malcolm, une exigence annoncée pour le poste, et elle n'avait pas autant d'expérience que Mme Bignell-Malcolm que ce soit en enseignement ou en administration. Mme Mousseau n'était pas crie. Elle était ojibway.

[19] J'estime que l'acte discriminatoire a été prouvé prima facie de ces seuls faits. La plaignante, Mme Bignell-Malcolm, a produit une preuve à l'appui des faits allégués. D'abord, elle était qualifiée pour le poste de directrice de l'enseignement de l'école d'Ebb and Flow. Ensuite, elle a postulé au poste et sa candidature n'a pas été retenue. Mme Houle, qui a continué d'occuper le poste en tant que directrice de l'enseignement par intérim, n'était pas plus qualifiée et n'était pas d'origine crie. Mme Houle ne partageait pas la race ou l'origine nationale ou ethnique de Mme Bignell-Malcolm. L'intimée a continué d'annoncer le poste vacant, auquel a plus tard été nommée Mme Mousseau. Cette dernière n'était pas plus qualifiée pour le poste et, encore une fois, parce qu'elle était ojibway, elle ne partageait pas la race ou l'origine nationale ou ethnique de Mme Bignell-Malcolm.

Preuve supplémentaire

[20] Bien que Mme Bignell-Malcolm n'en eût pas besoin pour prouver prima facie l'acte discriminatoire, la plaignante a produit d'autres éléments de preuve à l'audience qui seront pertinents dans le cadre de mon analyse visant à établir si l'explication de l'intimée au sujet de son acte à première vue discriminatoire était raisonnable. Je présente ici ces éléments de preuve à des fins de clarté de l'exposé.

[21] Mme Bignell-Malcolm, avant de déposer la plainte en l'espèce, a retenu les services d'un avocat et a entamé une poursuite civile pour congédiement injustifié après l'annulation de l'offre d'emploi. Dans le cadre de cette procédure, Mme Bignell-Malcolm a reçu une copie de la pétition mentionnée précédemment. En outre, l'avocat de Mme Bignell-Malcolm a interrogé Mme Houle dans le cadre de la divulgation préalable de la poursuite civile et la transcription de cet interrogatoire de même que la pétition ont été produites en preuve en l'espèce. Dans son témoignage, Mme Bignell-Malcolm a affirmé que, après avoir entendu le témoignage de Mme Houle et après avoir examiné la pétition, elle a été convaincue qu'elle avait été victime de discrimination et elle a déposé la plainte. Je n'ai pas entendu de témoignage précisant où en était rendue la poursuite pour congédiement injustifié au moment de l'audition de la présente plainte.

[22] L'avocat de l'intimée a soutenu que ni la pétition ni la transcription n'étaient des preuves admissibles devant le Tribunal. J'estime cependant, pour les motifs suivants, que tant la pétition que la transcription de l'interrogatoire préalable de Mme Houle sont admissibles.

[23] Il existe un principe d'application générale au contentieux civil selon lequel la preuve obtenue dans le cadre d'une procédure est confidentielle et ne peut être divulguée à des fins autres que celles de la procédure dans le cadre de laquelle la preuve a été obtenue (Lac d'Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc., [2001] 2 R.C.S. 743 (Lac d' Amiante ), et J-Sons Inc. c. N.M. Paterson & Sons Ltd., [2003] M.J. no 461 (C.A.) (J-Sons ). Dans la province du Manitoba, où Mme Bignell-Malcolm a intenté sa poursuite pour congédiement injustifié, ce principe a été codifié au paragraphe 30.1(3) des Règles de la Cour du Banc de la Reine, Règlement du Manitoba 553/88, modifié. Selon cette disposition, toutes les parties et leurs avocats sont réputés s'être engagés à ne pas utiliser à d'autres fins les éléments de preuve obtenus.

[24] Au contentieux civil, le processus de communication entrepris avant le procès sur le fond permet aux parties adverses d'obliger l'autre à divulguer des documents et à répondre à des questions, qu'elle le veuille ou non. Cette atteinte au respect de la vie privée est réputée nécessaire avant le procès pour rendre justice. Cependant, les fruits de la communication préalable ne peuvent servir que dans le cadre de cette procédure et doivent par ailleurs demeurer confidentiels. Il est inacceptable de les utiliser à toute autre fin ou dans le cadre de toute autre procédure (voir la décision J-Sons, précitée, et l'arrêt Lac d'Amiante, précité). Ce principe de confidentialité protège les intérêts privés des individus et préserve l'intégrité du processus du contentieux civil, car sans cette protection de la vie privée, les parties à une procédure pourraient ne pas divulguer tous les faits pertinents dans le cadre de la poursuite. Les personnes ayant contrevenu à ce principe de confidentialité peuvent être déclarées coupables d'outrage au tribunal (N.M. Paterson & Sons Ltd. c. Corporation de gestion de la voie maritime du Saint-Laurent, [2002] A.C.F. no 1713, conf. par [2004]A.C.F. no 946 (C.A.F.)).

[25] Bien que la LCDP dispense le Tribunal des règles habituelles du droit de la preuve (alinéa 50(3)c)), le paragraphe 50(4) prévoit que le Tribunal ne peut admettre en preuve les éléments qui sont confidentiels devant les tribunaux judiciaires. D'après ce que je comprends de l'arrêt Lac d'Amiante, particulièrement du paragraphe 42, le principe de confidentialité constitue un privilège de confidentialité. Le juge LeBel, quand il analyse l'origine en common law du principe de confidentialité, écrit que, lorsque la preuve est pertinente et qu'elle n'est pas protégée par quelque autre forme de privilège de confidentialité, elle peut être produite et le principe de confidentialité est engagé. Aux fins de l'analyse suivante, je vais présumer, sans en décider, que le principe de confidentialité est une forme de privilège de confidentialité.

[26] Cependant, le principe de la confidentialité n'est pas sans limite. Dans l'arrêt Lac d'Amiante, précité, la Cour suprême du Canada a précisé que, bien que le principe de confidentialité soit essentiel pour protéger la vie privée et préserver l'intégrité du système du contentieux civil, il convient de faire des exceptions en certaines circonstances.

[27] Une exception au principe de confidentialité relevée dans l'arrêt Lac d'Amiante se présente dans le contexte d'une mise en cause. Il peut être conclu que la règle de la confidentialité ne s'applique pas lorsqu'il s'agit de démontrer dans un autre procès qu'un témoin a donné des versions contradictoires d'un même fait (Lac d'Amiante, précité, au paragraphe 77). Cette exception a été codifiée dans les Règles du Manitoba. Le paragraphe 30.1(6) des Règles dispose que la présomption de confidentialité n'a pas pour effet d'interdire l'utilisation d'éléments de preuve obtenus au cours d'une instance afin que soit attaquée la crédibilité d'une personne qui témoigne dans une autre instance.

[28] La transcription de l'interrogatoire de Mme Houle a été produite dans le but de mettre en cause son témoignage et, en conséquence, cet élément de preuve est admissible en tant qu'exception au principe de confidentialité.

[29] Voici un extrait pertinent de la transcription de l'interrogatoire préalable de Mme Houle :

[traduction]

Q : Parlez-vous le saulteux?

R : Oui, je le parle couramment.

Q : Quelle langue utilisent les enseignants quand ils sont en classe? L'anglais ou le saulteux?

R : L'anglais et nous avons un programme d'études autochtones, de langue autochtone. Et c'est une des raisons pour lesquelles les aînés n'ont pas vraiment accepté Jean, parce qu'elle est crie et personne d'entre nous n'est cri. Nous sommes tous ojibway.

Q : Donc, les aînés n'aimaient pas l'idée d'avoir une personne crie de culture crie en tant que directrice de l'enseignement?

R : Oui, ils se demandaient aussi comment nous allions communiquer avec elle si elle ne parle même pas notre langue.

Q : Les aînés, je présume, parlent au moins un peu l'anglais?

R : Un peu.

[30] Une deuxième exception à ce principe veut qu'un élément de preuve puisse être jugé admissible dans une autre procédure lorsqu'il en va de l'intérêt de la justice (Lac d'Amiante, précité, au paragraphe 76). Cette exception a également été codifiée dans les Règles du Manitoba. Le paragraphe 30.1(8) des Règles prévoit que le tribunal peut ordonner que la présomption de confidentialité ne s'applique pas s'il est convaincu que l'intérêt de la justice l'emporterait sur tout préjudice que pourrait subir une partie.

[31] J'estime que la pétition est admissible, car elle sert l'intérêt de la justice. D'abord, la pétition est un élément de preuve de nature à tendre à établir qu'une question de discrimination est entrée en jeu dans la décision de l'intimée d'annuler l'offre d'emploi faite à Mme Bignell-Malcolm. L'objet de la disposition pertinente de la LCDP est d'éliminer toute discrimination dans le domaine de l'emploi. Il est reconnu depuis longtemps que l'objet de la législation en matière de droits de la personne est la protection des droits fondamentaux de la personne, un objet d'une importance capitale pour la société canadienne (Zurich Insurance Corp. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321, au paragraphe 57). Admettre un élément de preuve qui tendrait à montrer qu'il y a eu acte discriminatoire sert un but d'importance capitale et sert l'intérêt de la justice.

[32] Après avoir pondéré l'intérêt de la justice par rapport à tout préjudice que pourrait subir l'intimée si ce document devait être divulgué, j'estime que la divulgation l'emporte. Pour tirer cette conclusion, je prends note que la pétition a été largement diffusée auprès des aînés de la collectivité d'Ebb and Flow et qu'elle a été donnée à un enfant pour être remise au chef en public. Je remarque également que la pétition a été jointe en annexe au compte rendu de la réunion du chef et du conseil de bande qui a eu lieu le 25 juillet 2003, réunion au cours de laquelle il a été décidé d'annuler l'offre d'emploi. Il ne semble pas que ce document ait été traité d'une manière donnant à penser qu'il devait demeurer confidentiel.

[33] En outre, une pétition est un document de nature plutôt publique. Les pétitions, comme celles en l'espèce, sont une demande ou une prière adressée par ses signataires à une instance dirigeante, à une collectivité publique, dans l'espoir que cette instance dirigeante, en l'espèce le chef et le conseil de bande, interviendra d'une certaine manière. Ce document n'est pas du type que l'on peut considérer comme étant confidentiel dans la plupart des circonstances. J'estime que l'intimée subirait un faible préjudice de la divulgation de la pétition et que l'intérêt de la justice l'emporte sur tout préjudice que l'intimée pourrait subir. J'estime pour ces motifs que le document est admissible dans le cadre de la présente procédure.

[34] Une partie pertinente de la pétition est rédigée ainsi : [traduction] Il a fallu de nombreuses années au chef et au conseil précédents pour prendre en main notre système scolaire et on nous a promis qu'il reviendrait toujours à notre peuple d'administrer notre programme d'éducation. Jean ne parle même pas notre langue. En tant qu'aînés, nous protégeons notre programme d'éducation. Est-ce que l'interprète sera fourni quand nous aurons à parler à Jean?

[35] Les Règles du Manitoba concernant le principe de confidentialité prévoient que la partie souhaitant produire la preuve devra demander à l'avance l'autorisation du Tribunal pour déposer un élément de preuve ayant été produit dans une autre instance. La plaignante ne l'a pas fait. Il est possible que l'intimée puisse disposer d'un recours devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba. Cependant, je ne crois pas que le fait que la plaignante n'ait pas demandé une telle autorisation au préalable signifie que le Tribunal ne peut pas admettre l'élément de preuve s'il est convaincu que sont admission convient dans les circonstances, comme je l'ai fait compte tenu des faits dont je suis saisi.

b) L'intimée a-t-elle fourni une explication raisonnable pour son acte à première vue discriminatoire?

[36] Puisqu'il a été prouvé prima facie qu'il y a eu acte discriminatoire, il incombe maintenant à l'intimée de fournir une explication raisonnable justifiant son acte apparemment discriminatoire. Il incombe à l'intimée de réfuter la preuve prima facie de la plaignante en fournissant une explication raisonnable justifiant sa décision d'annuler l'offre d'emploi présentée à Mme Bignell-Malcolm. (Morris c. Canada (forces armées canadiennes), [2005] A.C.F. no 731, au paragraphe 36 (C.A.), Lincoln c. Bay Ferries Ltd., [2004] A.C.F. no 941, au paragraphe 23 (C.A.))

[37] La preuve pertinente que l'intimée a produite au sujet de son explication était la suivante.

Preuve de l'intimée

[38] Charles Cochrane a témoigné à l'audience. M. Cochrane a été le premier directeur de l'enseignement de l'école d'Ebb and Flow, il a été titulaire du poste de 1997 à 2003. D'après le témoignage de M. Cochrane, la bande a décidé d'administrer directement son système scolaire. Le ministère des Affaires indiennes et du Nord était auparavant chargé de l'administration de l'école locale. M. Cochrane a affirmé que, entre 1995 et 2003, de vastes consultations ont eu lieu dans la collectivité pendant que la politique en matière d'éducation de la collectivité était mise au point. Le guide de la politique d'éducation a finalement été publié en janvier 2003.

[39] M. Cochrane a déclaré que, durant cette période de vastes consultations, la collectivité a clairement laissé savoir qu'elle voulait absolument que le directeur de l'enseignement de l'école d'Ebb and Flow parle couramment le saulteux.

[40] Le chef Beaulieu a témoigné à l'audience. Le chef a affirmé que l'avis du poste de directeur de l'enseignement était censé inclure l'exigence de la maîtrise de la langue ojibway, mais que cette exigence avait été omise. Le chef a déclaré que cette exigence linguistique était une attente largement répandue dans la collectivité : la collectivité s'attend à ce que le directeur de l'enseignement de l'école d'Ebb and Flow parle le saulteux. Le chef Beaulieu a témoigné que c'était l'administrateur de bande, Robert Malcolm, qui avait préparé l'avis et que le chef ne l'avait pas révisé avant sa diffusion. Robert Malcolm est le mari de Mme Bignell-Malcolm et le chef a affirmé dans son témoignage que, bien que cette omission ait pu être une erreur, il soupçonnait M. Malcolm d'avoir délibérément omis l'exigence linguistique pour que son épouse puisse avoir une chance d'obtenir le poste même si elle ne parlait pas saulteux et n'était donc pas qualifiée.

[41] Le chef Beaulieu a affirmé dans son témoignage que, lors de l'entretien avec les candidats, aucune question n'avait été posée quant à leur maîtrise du saulteux. Le chef a affirmé que chacun des intervieweurs avait reçu une liste des questions à poser à chacun des candidats. Cette liste ne comprenait aucune question où il était demandé au candidat s'il parlait couramment le saulteux. La liste de questions avait été dressée par M. Malcolm, l'administrateur de bande, et, encore une fois, l'omission serait le fruit d'une erreur involontaire ou volontaire de M. Malcolm. Selon le chef, l'emploi a été offert à Mme Bignell-Malcolm en raison de ses qualifications et de son rendement à l'entrevue supérieurs à ceux des autres candidats. Puisque la question de la langue n'avait pas été soulevée, il a été décidé que Mme Bignell-Malcolm était la personne la plus qualifiée. Si une des personnes participant au processus d'entrevue et de sélection des candidats s'était rappelé que la maîtrise du saulteux était une exigence du poste de directeur de l'enseignement, Mme Bignell-Malcolm ne se serait pas vu offrir le poste.

[42] Le chef a déclaré dans son témoignage que la réunion du 23 juillet 2003 s'était déroulée sur un ton acrimonieux. Le chef ne se rappelait pas si Mme Bignell-Malcolm avait dû attendre pendant deux heures avant d'être invitée à entrer. Il a affirmé que Mme Bignell-Malcolm s'était montrée impolie dès son arrivée. Il a déclaré que Mme Bignell-Malcolm a annoncé dès son entrée dans la pièce qu'elle ne collaborerait pas avec le comité d'éducation. Selon le témoignage du chef, elle l'a pointé du doigt agressivement en déclarant : [traduction] Je ne parlerai qu'à vous. Il a témoigné avoir été choqué par la conduite de Mme Bignell-Malcolm à la réunion. Il a déclaré que Mme Bignell-Malcolm s'était d'abord vu offrir 52 000 $ par an et que Mme Bignell-Malcolm a soutenu que le salaire était bien trop faible. Il en a discuté plus amplement avec les autres personnes présentes et a augmenté l'offre à 55 000 $ par an. Il a affirmé que Mme Bignell-Malcolm n'a pas accepté l'emploi lors de la réunion. Il lui a été donné jusqu'au vendredi 25 juillet 2003 pour examiner l'offre et donner une réponse écrite.

[43] Dans son témoignage, le chef a affirmé qu'il ne lui était pas venu à l'esprit avant le soir du 24 juillet 2003 que, puisqu'elle ne parlait pas le saulteux, Mme Bignell-Malcolm n'était pas qualifiée pour le poste de directeur de l'enseignement. Ce soir-là, selon ce qu'il a affirmé, il jouait au billard avec son frère. Une jeune fille de la collectivité est entrée dans la salle de billard et lui a remis la pétition dont il a été question précédemment dans les présents motifs. Le chef a affirmé que, en lisant la pétition, il s'est rendu compte que l'erreur avait mené à la présentation d'une offre d'emploi à Mme Bignell-Malcolm. Le chef a déclaré qu'il s'est immédiatement rendu chez son père. Celui-ci avait été le chef de la bande indienne Ebb and Flow pendant vingt ans avant que le chef Beaulieu prenne la relève. Le père du chef Beaulieu avait signé la pétition. Le chef Beaulieu a affirmé avoir demandé l'avis de son père et que ce dernier lui a conseillé d'écouter les aînés. Le chef a affirmé avoir décidé de suivre l'avis de son père : il a décidé d'écouter les aînés et d'annuler l'offre d'emploi parce que la pétition lui a rappelé que la maîtrise du saulteux était une exigence du poste de directeur de l'enseignement et que, pour cette raison, Mme Bignell-Malcolm n'était pas qualifiée pour le poste. Le chef nie avoir tenu compte de la race ou de l'origine nationale ou ethnique en prenant cette décision. La langue était la seule considération.

[44] Le chef Beaulieu a affirmé dans son témoignage avoir téléphoné aux membres du conseil de bande. Il a été en mesure de joindre deux des quatre conseillers et les deux auxquels il a parlé étaient d'accord pour que l'offre présentée à Mme Bignell-Malcolm soit annulée parce que celle-ci ne maîtrisait pas l'ojibway. Le chef a déclaré que, après avoir obtenu l'approbation de la majorité du chef et du conseil de bande, il a immédiatement téléphoné à Mme Bignell-Malcolm pour l'informer que l'offre était annulée. Le lendemain, le chef et les conseillers se sont réunis au bureau de la bande et ont entériné formellement la décision. Le chef a affirmé ne pas avoir reçu la lettre dans laquelle Mme Bignell-Malcolm acceptait le poste avant le lundi 28 juillet 2003. Il a témoigné ne pas savoir pourquoi la lettre portait un sceau indiquant que le bureau de la bande l'avait reçue le 24 juillet 2003. Il a affirmé que M. Malcolm, l'administrateur de bande et le mari de Mme Bignell-Malcolm, a peut-être apposé sur la lettre un sceau comportant une date inexacte.

L'explication de l'intimée est-elle raisonnable?

[45] J'estime que, si l'explication de l'intimée avait été crédible, elle aurait pu être raisonnable. Cependant, pour les motifs qui suivent, je conclus que l'explication présentée par l'intimée n'est pas crédible et que, par conséquent, l'intimée ne s'est pas acquittée du fardeau de réfuter la preuve prima facie de la plaignante établissant qu'il y a eu acte discriminatoire.

[46] L'explication fournie par l'intimée comporte deux éléments clés. Le premier est que la maîtrise du saulteux était une exigence du poste de directeur de l'enseignement. Le second est que le chef et le conseil ont annulé l'offre le 24 juillet 2003, car c'était la date à laquelle le chef a lu la pétition des aînés et s'est rappelé que la maîtrise du saulteux était une exigence du poste. Pour les motifs qui suivent, j'estime d'abord que la preuve indique que la maîtrise du saulteux n'était pas une exigence du poste de directeur de l'enseignement quand le poste a été offert à Mme Bignell-Malcolm. Ensuite, je conclus que la preuve indique que la décision d'annuler l'offre d'emploi n'a pas été prise le 24 juillet 2003, comme l'a affirmé le chef, mais avant cette date.

La maîtrise du saulteux n'est pas une exigence du poste

[47] Pour conclure que, selon la preuve, la maîtrise du saulteux n'était pas une exigence du poste de directeur de l'enseignement au moment où l'emploi a été offert à Mme Bignell-Malcolm, j'observe d'abord que le guide de la politique d'éducation ne précise pas que le poste de directeur de l'enseignement ne peut être attribué qu'à une personne parlant couramment le saulteux. Dans son témoignage, M. Cochrane a émis l'hypothèse que l'exigence linguistique a probablement été omise parce que, au moment des consultations avec la collectivité, il était le directeur de l'enseignement et il parlait couramment le saulteux. On s'attendait à ce qu'il occupe le poste pendant encore de nombreuses années, alors l'exigence linguistique a été oubliée. Cependant, M. Cochrane, dans son témoignage, a décrit son rôle lors des consultations auprès de la collectivité comme étant en grande partie celui d'un transcripteur. Il a affirmé avoir écouté les consultations et avoir consigné les conclusions tirées et les orientations adoptées. Si la collectivité avait expressément affirmé qu'elle souhaitait que le poste de directeur de l'enseignement soit obligatoirement occupé par une personne parlant couramment le saulteux, et si le travail de M. Cochrane consistait, comme il l'a décrit, en grande partie à transcrire les directives de la collectivité, on pourrait s'attendre à ce que l'exigence se trouve dans le guide de politique.

[48] J'estime également qu'il est révélateur que la question de la maîtrise du saulteux en tant qu'exigence du poste de directeur de l'enseignement n'ait été soulevée en aucun temps entre la date à laquelle Mme Bignell-Malcolm a été interviewée pour le poste, au début de mai 2003, et le 24 juillet 2003, date à laquelle le chef, selon ce qu'il a témoigné, s'est finalement souvenu de l'exigence et a annulé l'offre d'emploi avec l'approbation de son conseil. Compte tenu des circonstances, quelqu'un devait certainement s'être souvenu de l'exigence avant le 24 juillet 2003. D'abord, le document sur la politique d'éducation a été publié en janvier 2003, à peine quelques mois avant que ne soit annoncé le poste de directeur de l'enseignement. On s'attendrait à ce que le contenu de la politique soit suffisamment récent pour que les gens de la collectivité l'aient encore en mémoire. Même si le Tribunal acceptait que l'exigence linguistique ait été malencontreusement omise de l'avis d'emploi et de la liste des questions à l'entrevue, il est difficile de croire qu'aucune des personnes participant à l'entrevue et au processus de sélection des candidats ne se soit souvenue de l'exigence avant que le poste soit offert à Mme Bignell-Malcolm le 10 juillet 2003.

[49] Je prends note que pas moins d'une douzaine des dirigeants de la collectivité d'Ebb and Flow ont participé à l'entrevue. Tous les membres du comité d'éducation y étaient, de même que le chef, les conseillers et au moins un aîné. En outre, Mme Bignell-Malcolm habitait depuis longtemps à Ebb and Flow, elle s'y impliquait activement et elle avait travaillé pour l'école pendant plusieurs années. Il était sans doute de notoriété publique dans la collectivité que Mme Bignell-Malcolm ne parlait pas le saulteux. J'estime que la preuve de l'intimée selon laquelle la question de l'exigence linguistique n'a pas été abordée parce qu'elle avait été malencontreusement omise de l'avis d'emploi et de la liste des questions à poser à l'entrevue n'est pas crédible. Dans les circonstances, il me semble que, si la maîtrise du saulteux avait été véritablement une exigence du poste, quelqu'un participant à l'entrevue et au processus de sélection des candidats s'en serait souvenu et l'emploi n'aurait pas été offert à Mme Bignell-Malcolm le 10 juillet 2003.

[50] Il est également difficile de croire que deux autres semaines s'écouleraient, du 10 juillet 2003 au 24 juillet 2003, avant que le chef ne se souvienne enfin de l'exigence. J'estime que la conclusion qui peut être tirée de l'ensemble de la preuve relative à cet élément de l'explication de l'intimée est que la question de la maîtrise du saulteux en tant qu'exigence du poste de directeur de l'enseignement n'a pas été soulevée parce que la maîtrise du saulteux n'était pas une exigence du poste au moment pertinent.

Quand l'intimée a_t-elle décidé que Mme Bignell-Malcolm ne devrait pas être nommée directrice de l'enseignement?

[51] J'estime que la preuve est plus compatible avec une conclusion selon laquelle l'intimée a décidé d'annuler l'offre d'emploi avant le 24 juillet 2003, contrairement à ce qu'elle soutient.

[52] Mme Houle a affirmé dans son témoignage que les nouvelles voyagent vite dans la petite collectivité d'Ebb and Flow. Elle a déclaré qu'elle a commencé à recevoir des appels téléphoniques peu après que le poste eût été offert à Mme Bignell-Malcolm. Les membres de la collectivité, selon son témoignage, étaient fâchés que le poste de directeur de l'enseignement ait été offert à Mme Bignell-Malcolm. Elle a aussi déclaré qu'elle a parlé au chef Beaulieu lorsqu'elle a commencé à recevoir ces appels et qu'il lui a confirmé qu'il recevait également de tels appels. Le chef a témoigné qu'il ne se rappelait pas avoir reçu d'appels téléphoniques. J'estime que le témoignage du chef à ce sujet n'est pas crédible et je lui préfère celui de Mme Houle. Je crois que le chef a appris peu après la présentation de l'offre le 10 juillet 2003 que des membres de la collectivité n'étaient pas contents que le poste de directeur de l'enseignement soit offert à Mme Bignell-Malcolm.

[53] En outre, tant l'intimée que la plaignante conviennent que la réunion du 23 juillet 2003, une réunion où devaient être finalisés les détails de l'embauche de Mme Bignell-Malcolm, s'est déroulé sur un ton acrimonieux. Le chef a affirmé que Mme Bignell-Malcolm s'est montrée impolie, exigeante et déraisonnable et qu'elle recherchait la confrontation dès le début de la réunion. Mme Bignell-Malcolm le nie. On se serait attendu que cette réunion se déroule dans la bonne entente, particulièrement au début. Mme Bignell-Malcolm venait de se voir offrir un emploi et devait entrer en fonction la semaine suivante. Pourquoi une personne, qui deviendrait bientôt la directrice de l'enseignement, lors d'une réunion à laquelle prenaient part les membres du comité d'éducation, profiterait de l'occasion pour annoncer qu'elle ne collaborerait pas avec le comité? Pourquoi se montrerait-elle impolie et irrespectueuse? De plus, si sa conduite avait été aussi inappropriée que le décrit le chef, on se serait attendu à ce que le comité ait pensé à annuler l'offre à ce moment plutôt qu'à augmenter le salaire proposé de 3 000 $ par an. J'estime que la preuve de l'intimée au sujet de la conduite de Mme Bignell-Malcolm n'est pas crédible. Une explication plus raisonnable du ton acrimonieux de cette réunion est que l'intimée avait déjà pris la décision avant la réunion afin d'inciter Mme Bignell-Malcolm à refuser le poste en lui offrant un salaire indûment bas et en la traitant plutôt cavalièrement lors de la réunion.

[54] J'estime également qu'il est révélateur que la pétition datée du 24 juillet 2003 et remise au chef ce soir-là comporte cette note à la fin des signatures : [traduction] J'ai parlé aux aînés de la collectivité, mais en raison de l'AWAKE, de nombreux aînés n'étaient pas à la maison. Donc, ils ont accepté verbalement de signer, mais ils n'ont pas eu le temps en raison de l'urgence de cette lettre. Je n'ai pas entendu de témoignage expliquant ce qu'était l'AWAKE, mais il semble que l'AWAKE soit un événement qui ait fait en sorte que des aînés ne se trouvaient pas chez eux lorsqu'on a fait circuler la pétition. On ne peut que se demander pourquoi la pétition a été envoyée si rapidement après la réunion acrimonieuse de négociation et pourquoi il y est question du manque de temps. Il semble raisonnable d'en conclure que cette pétition a été envoyée après la réunion dans le but de fabriquer une excuse permettant au chef et au conseil d'annuler l'offre d'emploi à Mme Bignell-Malcolm après que l'intimée n'eût pas réussi à lui faire refuser l'offre lors de la réunion du 23 juillet 2003. La mention du temps qui presse laisse entendre que la personne ou les personnes faisant circuler la pétition savaient que Mme Bignell-Malcolm avait seulement jusqu'au lendemain pour présenter une réponse écrite.

[55] En outre, j'estime qu'il est révélateur que l'intimée n'ait pas dit à Mme Bignell-Malcolm que l'offre d'emploi était annulée parce qu'elle n'était pas qualifiée. Pourquoi l'intimée ne l'aurait-elle pas informée de ce motif? Si la maîtrise du saulteux était une exigence du poste, une exigence que le comité chargé des entretiens et de la sélection des candidats a omis par erreur, on s'attendrait à ce que l'intimée soit franche, admette son erreur et dise à Mme Bignell-Malcolm qu'elle n'était pas qualifiée parce qu'elle ne parlait pas le saulteux. L'intimée ne l'a pas fait.

[56] Pour ces motifs, je conclus que l'intimée n'a pas fourni d'explication raisonnable pour son acte discriminatoire prima facie. La preuve étaye la conclusion selon laquelle la maîtrise du saulteux n'était pas, comme l'affirmait l'intimée, une exigence du poste de directeur de l'enseignement au moment pertinent. En outre, la preuve étaye la conclusion selon laquelle l'intimée a décidé que Mme Bignell-Malcolm ne serait pas directrice de l'enseignement de l'école d'Ebb and Flow, non pas le soir du 24 juillet 2003 comme l'a soutenu l'intimée, mais au plus tard lors de la réunion du 23 juillet 2003. L'explication de l'intimée n'est pas crédible et n'est donc pas raisonnable. J'estime que le bien-fondé de la plainte a été établi à la lumière de ces seuls faits.

[57] Il existe en l'espèce d'autres éléments de preuve laissant entendre plus expressément que l'acte de l'intimée résultait, au moins en partie, d'une intention discriminatoire. Ces éléments sont en l'occurrence la transcription de l'interrogatoire préalable de Mme Houle ainsi que la pétition, deux éléments dont il a été question précédemment.

[58] Lors de son interrogatoire préalable, Mme Houle a reconnu que la collectivité acceptait difficilement Mme Bignell-Malcolm parce qu'elle était crie et parce qu'elle ne parlait pas la langue locale. Dans le cadre de son témoignage devant le Tribunal, Mme Houle a déclaré qu'elle voulait dire lors de son interrogatoire préalable que les aînés s'inquiétaient du fait que Mme Bignell-Malcolm était crie uniquement parce qu'ils seraient incapables de communiquer avec elle.

[59] J'estime que la transcription met effectivement en cause le témoignage donné par Mme Houle à l'audience en l'espèce. La transcription contient le témoignage sous serment donné par Mme Houle dans le cadre d'une procédure introduite avant que Mme Bignell-Malcolm ne dépose sa plainte dans laquelle elle allègue avoir été victime de discrimination en raison de sa race et de son origine nationale ou ethnique. Lors de l'interrogatoire préalable, Mme Houle n'aurait eu aucune raison de ne pas relater véridiquement et exactement les réserves formulées par les aînés. Pour ces motifs, je préfère le témoignage donné par Mme Houle lors de l'interrogatoire préalable à son témoignage donné à l'audience. J'estime que cet élément de preuve soutient la conclusion selon laquelle la décision de l'intimée d'annuler l'offre d'emploi présentée à Mme Bignell-Malcolm était fondée, du moins en partie, sur des considérations d'ordre discriminatoire.

[60] J'estime également que la pétition étaye la conclusion d'intention discriminatoire. Dans la pétition, les aînés ne font pas part d'une, mais de deux objections à l'embauche de Mme Bignell-Malcolm au poste de directrice de l'enseignement. La pétition fait part d'une première objection concernant l'incapacité de Mme Bignell-Malcolm de parler le saulteux, mais elle présente également une seconde objection découlant du fait que Mme Bignell-Malcolm [traduction] ne fait pas partie de notre peuple . En fait, les mots utilisés étaient ceux-ci : [traduction] [...] il reviendrait toujours à notre peuple d'administrer notre programme d'éducation. Jean ne parle même pas notre langue. Ce libellé donne à penser que le souci principal des aînés était la race ou l'origine nationale ou ethnique et que la langue était une préoccupation secondaire. J'estime que cette pétition est un autre élément de preuve étayant la conclusion selon laquelle la décision de l'intimée était fondée, du moins en partie, sur des considérations d'ordre discriminatoire.

L'argument subsidiaire de l'intimée : le programme d'embauche préférentielle des Autochtones

[61] L'intimée a soutenu que, même si je concluais que sa décision était fondée, en tout ou en partie, sur des considérations de race ou d'origine nationale ou ethnique, sa décision n'était pas discriminatoire en raison du programme d'embauche préférentielle des Autochtones créé par la Commission canadienne des droits de la personne. Je conclus, pour les motifs qui suivent, que l'intimée ne peut invoquer le programme d'embauche préférentielle des Autochtones.

[62] La Commission canadienne des droits de la personne a récemment révisé et mis à jour son programme d'embauche préférentielle des Autochtones. Ce programme a été mis sur pied en vertu de l'article 16 de la LCDP, lequel autorise un employeur à créer des programmes spéciaux destinés à prévenir ou à diminuer les désavantages découlant de motifs de distinction illicites, comme la race et l'origine nationale ou ethnique. Le programme de la CCDP prévoit qu'un employeur ne fait pas preuve de discrimination lorsqu'il réserve un traitement préférentiel aux Autochtones dans l'embauche, la promotion ou tout autre aspect lié à l'emploi, de façon à répondre essentiellement aux besoins de ces derniers. Le traitement préférentiel des Autochtones est un moyen qu'un employeur peut invoquer s'il est visé par la plainte d'une personne alléguant s'être vu refuser un emploi parce qu'elle n'était pas autochtone.

[63] J'estime que ce programme ne constitue pas un moyen de défense pour l'intimée. D'abord, l'intimée a expressément nié dans sa réplique à la plainte de Mme Bignell-Malcolm que sa décision était liée de quelque façon à la race ou à l'origine nationale ou ethnique. L'explication avancée par l'intimée était que sa décision était fondée uniquement sur la langue. Il est absurde pour l'intimée d'affirmer avec insistance qu'elle n'a pas fondé sa décision sur la race ou l'origine nationale ou ethnique pour ensuite soutenir à titre subsidiaire que, si elle l'a fait, elle l'a fait en application d'un programme spécial qui avait été créé dans la collectivité. Ces arguments ne peuvent être invoqués à titre subsidiaire l'un de l'autre, car ils sont totalement incompatibles.

[64] En outre, le programme de la Commission prévoit l'embauche préférentielle de personnes autochtones par rapport à des personnes non autochtones. Le programme autorise les employeurs à exiger des candidats à un emploi qu'ils démontrent leurs connaissances ou leur expérience en ce qui a trait à la langue, la culture, l'histoire et les coutumes d'une Première nation, d'une bande ou d'une tribu déterminée lorsque ces qualifications sont directement reliées aux exigences du poste. Il n'est pas permis, en vertu de ce programme, d'accorder la préférence aux membres d'une Première nation, d'une bande ou d'une tribu déterminée. La Commission établit un juste équilibre. Le programme reconnaît les désavantages historiques dont ont souffert les Autochtones ainsi que l'importance de redresser les torts passés et de préserver le patrimoine culturel et l'autonomie des peuples des Premières nations. Cependant, le programme n'autorise pas les membres de Premières nations à commettre des actes discriminatoires les uns envers les autres en raison de leur appartenance à une Première nation, à une bande ou à une tribu.

L'argument subsidiaire de l'intimée : l'exigence professionnelle justifiée

[65] L'intimée a également soutenu à titre subsidiaire que, si le Tribunal devait conclure que la décision de l'intimée de ne pas embaucher Mme Bignell-Malcolm avait été prise au moins en partie en raison de la race ou de l'origine nationale ou ethnique, exiger alors que le directeur de l'enseignement maîtrise le saulteux constituait une exigence professionnelle justifiée du poste de directeur de l'enseignement. J'estime que ce moyen ne s'applique pas aux faits en l'espèce.

[66] La langue se distingue de la race et de l'origine nationale ou ethnique. Une personne d'origine ojibway peut parler ou non le saulteux. Une personne d'origine crie peut parler ou non le saulteux. La maîtrise d'une langue ne peut en soi constituer une exigence professionnelle justifiant un acte discriminatoire fondé sur la race ou l'origine nationale ou ethnique.

Conclusion

[67] Pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que la plainte est fondée.

IV. RÉPARATIONS

a) Indemnisation pour perte de salaire

[68] Mme Bignell-Malcolm demande une indemnité pour le salaire qu'elle a perdu entre le 1er septembre 2003 et le 31 décembre 2006, comme le lui permet l'alinéa 53(2)c) de la LCDP. L'alinéa 53(2)c) autorise le Tribunal, s'il juge la plainte fondée, d'indemniser la victime de la totalité ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte discriminatoire.

[69] La Cour d'appel fédérale s'est récemment penchée sur l'analyse qu'il convient d'utiliser pour fixer l'indemnité pour perte de salaire. Dans l'arrêt Chopra c. Canada (Procureur général), [2007] A.C.F. no 1134, le juge Pelletier, s'exprimant au nom de la Cour, a affirmé que le principal élément dont il faut tenir compte est d'établir s'il existe un lien de cause à effet entre l'acte discriminatoire et les pertes de salaire qui en résulte. Les principes qui limitent le recouvrement par dommages-intérêts au contentieux civil, comme le caractère indirect et la prévisibilité, ne s'appliquent pas. L'alinéa 53(2)c) confère au Tribunal un pouvoir discrétionnaire lorsqu'il examine une demande d'indemnité pour perte de salaire. Cette disposition précise que le Tribunal peut indemniser une victime de la totalité, ou de la fraction de ses pertes de salaire qui résultent de l'acte discriminatoire, bien qu'il faille user de ce pouvoir discrétionnaire en conformité avec certains principes (Chopra, précité, au paragraphe 37). En outre, bien que le Tribunal puisse tenir compte du fait que la victime a pris des mesures pour limiter ses pertes, il n'est pas tenu de prendre ce facteur en considération. Le Tribunal peut en tenir compte s'il juge que les circonstances le justifient.

[70] Mme Bignell-Malcolm s'est trouvée du travail peu après que l'intimée eût refusé de l'embaucher. Elle a dû trouver un emploi à l'extérieur de la collectivité d'Ebb and Flow et a dû faire la navette. Elle a été moins bien rémunérée pour ces postes qu'elle l'aurait été pour le poste de directeur de l'enseignement à l'école d'Ebb and Flow, un poste qu'elle avait accepté au salaire de 55 000 $. De septembre 2003 à décembre 2006, Mme Bignell-Malcolm a travaillé pour cinq employeurs différents. La seule interruption importante dans son emploi a eu lieu d'avril 2004 à décembre 2004. En avril 2004, selon le témoignage de Mme Bignell-Malcolm, elle a décidé de démissionner de son emploi pour l'autorité scolaire de Sioux Valley. Elle a affirmé que, au printemps 2004, elle voulait aider sa filler à planifier son mariage. De plus, elle s'ennuyait de chez elle et se sentait déprimée. Elle a décidé de quitter son emploi, de retourner chez elle et d'ouvrir un restaurant avec sa fille. Le restaurant n'a pas obtenu de succès et a fermé ses portes à la fin de décembre 2004.

[71] De septembre 2003 à décembre 2006, Mme Bignell-Malcolm a gagné un revenu total de 134 330,86 $. Si, pendant ce temps, elle avait travaillé en tant que directrice de l'enseignement pour la bande indienne Ebb and Flow au salaire de 55 000 $ par année, elle aurait gagné 187 916,66 $ au total. J'estime équitable que Mme Bignell-Malcolm reçoive une indemnité pour perte de salaire. Pour ce qui est du montant, j'ordonne qu'elle reçoive la différence entre le revenu qu'elle a touché et celui qu'elle aurait touché du 1er août 2003, date à laquelle elle serait entrée en fonction au poste de directrice de l'enseignement pour le système scolaire d'Ebb and Flow, au 31 décembre 2006. Toutefois, je n'inclus pas d'indemnité pour les mois de mai 2004 à décembre 2004, puisque Mme Bignell-Malcolm a volontairement démissionné de son emploi pour faire ce qui l'intéressait. Bien qu'il ne soit pas requis, pour le présent type d'indemnisation, de tenir compte de l'obligation d'atténuer ses pertes, j'estime qu'il convient ici d'en tenir compte pour diminuer le montant de l'indemnité pour perte de salaire.

b) Indemnité pour préjudice moral

[72] Mme Bignell-Malcolm demande, en vertu de l'alinéa 53(2)e) de la LCDP, une indemnité pour préjudice moral. Elle a affirmé dans son témoignage que l'acte de l'intimée, qui a été jugé discriminatoire en l'espèce, lui a causé beaucoup de souffrances. Elle a affirmé s'être mise à trembler et s'être sentie en état de choc après l'appel téléphonique du chef, tard dans la soirée, qui l'a réveillée. Elle a également affirmé avoir souffert d'angoisse causée par l'acte discriminatoire. Elle a affirmé que l'angoisse découlait en partie du fait qu'elle ne savait pas pourquoi on avait retiré l'offre d'emploi si abruptement, emploi qu'elle désirait vraiment. Elle a déclaré qu'elle était déprimée, qu'elle a souffert parce qu'elle a encore une fois dû quitter sa propre collectivité pour trouver du travail. Elle s'ennuyait de chez elle et s'inquiétait pour sa famille.

[73] J'estime que l'acte de l'intimée a causé un grave préjudice moral à Mme Bignell-Malcolm. J'ordonne à l'intimée de payer à Mme Bignell-Malcolm 7 000 $ d'indemnité pour préjudice moral.

c) Indemnité spéciale

[74] La plaignante réclame une indemnité spéciale. Le paragraphe 53(3) de la LCDP confère au Tribunal le pouvoir d'accorder au plus 20 000 $ si le Tribunal vient à la conclusion que l'acte de la partie intimée était délibéré ou inconsidéré. Je juge que l'acte commis par l'intimée était délibéré et qu'il était inconsidéré. Je crois que le chef et le conseil ont annulé l'offre d'emploi présentée à Mme Bignell-Malcolm alors qu'ils savaient ou auraient dû savoir qu'ils commettaient un acte discriminatoire. J'estime que la manière trompeuse dont l'emploi a été annulé laisse croire que l'intimée savait dans une certaine mesure que ce qu'elle faisait été répréhensible. Il convient donc d'accorder une indemnité spéciale et j'en fixe le montant à 5 000 $.

d) Frais juridiques

[75] La plaignante réclame une ordonnance enjoignant à l'intimée de payer les frais juridiques qu'elles a engagées dans le cadre de la présente procédure. La plaignante demande également à l'intimée de payer les frais juridiques engagés dans le cadre de sa poursuite pour congédiement injustifié. Les alinéas 53(2)c) et 53(2)d) confèrent tous deux au Tribunal, lorsqu'il juge une plainte fondée, le pouvoir de rendre, entre autres, une ordonnance enjoignant à l'intimé d'indemniser la victime des dépenses entraînées par l'acte discriminatoire.

[76] Le président Sinclair a récemment procédé à un examen minutieux de la jurisprudence de la Cour fédérale portant sur cette question (Mowat c. Société canadienne des postes, 2006 TCDP 49). Il conclut qu'il se dégage de la jurisprudence de la Cour fédérale que le Tribunal a le pouvoir d'accorder une indemnité pour frais juridiques en vertu du paragraphe 53(2).

[77] Je souscris à cette conclusion et je suis de plus convaincu que le Tribunal a le pouvoir d'accorder une indemnité pour frais juridiques pours les motifs énoncés par la présidente Mactavish (aujourd'hui juge à la Cour fédérale) dans sa décision Nkwazi c. Canada (Service correctionnel), [2001] D.C.D.P. no 29 (Nkwazi). La présidente Mactavish note qu'il faut donner à la législation en matière des droits de la personne, compte tenu de son caractère fondamental et quasi constitutionnel, une interprétation libérale conforme à son but, non seulement pour ce qui est des droits qu'elle protège, mais également pour ce qui est des pouvoirs qu'elle confère au Tribunal en matière de redressement (Nkwazi, au paragraphe 13; voir également Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 1114, à la page 1136; Robichaud c. La Reine, [1987] 2 R.C.S. 84.)

[78] L'arrêt rendu par la Cour d'appel fédérale dans Chopra n'aborde pas expressément la question des frais juridiques. Il porte sur une réclamation pour perte de salaire. Cependant, cet arrêt examine quelle est la bonne interprétation de l'alinéa 53(2)c), qui est une des dispositions de la LCDP qui confère au Tribunal le pouvoir d'octroyer une indemnité pour frais juridiques. Le juge Pelletier conclut que l'élément essentiel dont il faut tenir compte en rendant une ordonnance en vertu de cette disposition est le lien de cause à effet entre les dépenses engagées et l'acte discriminatoire. Des éléments comme le caractère indirect ou la prévisibilité ne s'appliquent pas et l'obligation d'atténuer ses pertes peut être prise en compte, mais il ne s'agit pas d'un élément obligatoire de l'analyse. Les décision rendues en vertu de cette disposition relèvent toujours d'un pouvoir discrétionnaire.

[79] Après m'être d'abord penché sur la réclamation des frais juridiques engagés dans le cadre de la présente plainte, j'estime qu'il convient d'ordonner que certaines de ces dépenses soient payées. J'estime que l'acte discriminatoire de l'intimée a entraîné Mme Bignell-Malcolm à retenir les services d'un avocat. Sans cet acte discriminatoire, Mme Bignell-Malcolm n'aurait pas déposé la présente plainte et n'aurait vraisemblablement pas retenu les services d'un avocat. Cependant, je crois que le fait que la Commission canadienne des droits de la personne ait été représentée à l'audience est un fait important. L'avocat de la Commission ne représente pas le plaignant, il représente l'intérêt public. Il était parfaitement raisonnable pour Mme Bignell-Malcolm d'engager un avocat pour défendre ses intérêts.

[80] Cependant, l'avocat de la Commission a joué un rôle actif dans l'interrogation des témoins et dans la plaidoirie finale. L'avocat de la plaignante a grandement aidé le Tribunal, mais il a partagé une bonne part du travail lors de l'audience avec l'avocat de la Commission. Dans ces circonstances, j'estime que l'intimée n'a pas à payer la totalité des frais juridiques de la plaignante. J'ordonne à l'intimée de payer les frais juridiques raisonnablement engagés par Mme Bignell-Malcolm dans le cadre de la présente plainte, dans la mesure où l'intimée ne paiera que la moitié des frais juridiques engagés par la plaignante du 22 octobre 2007 au 26 octobre 2007, soit les dates de l'audience.

[81] Pour ce qui est des frais juridiques engagés par la plaignante dans le cadre de sa poursuite pour congédiement injustifié introduite auparavant et dont il a été question plus tôt, je décide d'exercer mon pouvoir discrétionnaire pour ne pas ordonner le paiement de ces dépenses. Il semble que les dépenses engagées dans le cadre de la poursuite pour congédiement injustifié ont été dans une certaine mesure entraînées par l'acte discriminatoire : si l'intimée n'avait pas annulé son offre d'emploi, Mme Bignell-Malcolm n'aurait pas intenté de poursuite. Cependant, la raison pour laquelle la plaignante a commencé par une poursuite au civil plutôt que par une plainte relative aux droits de la personne n'était pas l'acte discriminatoire en soi, mais l'omission par l'intimée d'avouer franchement les motifs de sa décision. Bien qu'il y ait un certain lien de cause à effet entre l'acte discriminatoire et les frais juridiques, je refuse d'ordonner à l'intimée d'indemniser la plaignante pour ces frais juridiques.

e) Autres dépenses

[82] La plaignante réclame une indemnisation pour le loyer qu'elle a dû payer pendant qu'elle travaillait à l'extérieur de sa collectivité. Elle réclame 1 218,91 $ de loyer pour les trois mois et demi pendant lesquels elle a travaillé pour l'autorité scolaire de Sapotewak, 2 200 $ de loyer pour les quatre mois pendant lesquels elle a travaillé pour l'autorité scolaire de Sioux Valley, et 1 500 $ de loyer pour les six mois pendant lesquels elle a travaillé à Winnipeg. Ces montants sont réclamés pour les frais de subsistance engagés pendant la période pour laquelle j'ai ordonné à l'intimée de payer le salaire perdu. Le revenu touché par la plaignante pour ces emplois étant déduit de sa réclamation pour perte de salaire, il est raisonnable que les coûts engagés pour obtenir ce revenu soit remboursés par l'intimée et c'est ce que je lui ordonne de faire. Cependant, je n'ordonne pas à l'intimée de rembourser à la plaignante sa facture d'hôtel du 4 janvier 2004, ses frais de téléphone cellulaire, le coût de son abonnement à un centre de culture physique, ses meubles (qu'elle possède toujours) ou les frais d'installation et de service du câble.

f) Intérêts

[83] Les intérêts s'appliquent à tous les montants accordés dans la présente décision. Aux termes du paragraphe 9(12) des Règles de procédure du Tribunal, les intérêts doivent être calculés à taux simple sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d'escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle). Pour ce qui est de l'indemnité pour préjudice moral et de l'indemnité spéciale, les intérêts commencent à courir à la date où la présente plainte a été déposée. Pour ce qui est de l'indemnité pour perte de salaire, les intérêts commencent à courir le 31 décembre 2006. Pour les frais juridiques, les intérêts commencent à courir le 26 octobre 2007, soit le dernier jour d'audience. Pour ce qui est des autres dépenses, les intérêts sont payables à partir de la date où la dépense a été engagée.

f) Rétention de la compétence du Tribunal

[84] Le Tribunal demeure saisi de l'affaire pour recevoir des éléments de preuve, entendre des observations additionnelles et rendre d'autres ordonnances si les parties sont incapables d'en venir à une entente à l'égard de toute question relative aux réparations accordées dans la présente décision. Si les parties ont besoin de directives se rapportant à toute question concernant les réparations, ils peuvent en demander au plus tard 60 jours après la date de la présente décision.

Julie C. Lloyd

OTTAWA (Ontario)
Le 25 janvier 2008

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL : T1171/5306
INTITULÉ DE LA CAUSE : Jean Bignell-Malcolm c. La bande indienne Ebb and Flow
DATE ET LIEU DE L'AUDIENCE : Les 22 au 26 octobre 2007
Winnipeg (Manitoba)
DATE DE LA DÉCISION
DU TRIBUNAL :
Le 25 janvier 2008
ONT COMPARU :
Karlee Blatz Pour la plaignante
Giacomo Vigna Pour la Commission canadienne des droits de la personne
J.R. Norman Boudreau Pour l'intimée
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