Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Entre :

Graham Forward et Evan Forward

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Citoyenneté et Immigration Canada

l'intimée

Décision

Membre : J. Grant Sinclair

Date : Le 5 février 2008

Référence : 2008 TCDP 5

Table des matières

I. Les plaignants

A. La Loi sur la citoyenneté canadienne de 1947

B. La Loi sur la citoyenneté de 1977

C. L’octroi de la citoyenneté canadienne à Patricia Brushett

D. Graham Forward et Evan Forward – La demande de citoyenneté canadienne

E. Graham Forward et Evan Forward – Les plaintes à la Commission canadienne des droits de la personne

F. La preuve prima facie de discrimination

G. La citoyenneté en tant que service – Singh, Druken, McKenna

H. La portée du terme services – L’article 5 de la LCDP

I. La discrimination par association – Qui sont les victimes? – L’application rétroactive ou rétrospective de la LCDP

(i) L’arrêt Benner

J. La discrimination par association – Qui est la victime de l’acte discriminatoire?

K. Application rétroactive ou rétrospective de la LCDP

II. Conclusion

I. Les plaignants

[1] Graham Forward et Evan Forward sont les plaignants en l’espèce. Ils sont frères. Ni l’un ni l’autre ne sont nés au Canada; ils sont nés aux États‑Unis et sont citoyens américains. 

[2] Graham Forward est né en 1982 et a toujours vécu aux États‑Unis, sauf de 2000 à 2004, quand il a fréquenté l’Université Mount Allison au Nouveau‑Brunswick.  

[3] Evan Forward est né en 1984. Il a étudié à l’Université McGill à Montréal de septembre 2002 à décembre 2003. Sauf pour cette période, il a toujours vécu aux États‑Unis.

[4] À la fin de 2001 ou au début de 2002, Graham et Evan ont demandé un certificat de citoyenneté. Ils ont prétendu avoir droit à la citoyenneté par leur mère, Patricia Brushett.

[5] Patricia Brushett est née aux États‑Unis le 10 mai 1955. Elle a toujours résidé aux États‑Unis. Ses parents sont Ethel et Donald Brushett. Ils sont les grands‑parents de Graham et d’Evan.  

[6] À la naissance de Patricia, Ethel était alors, et est encore, citoyenne canadienne. Son père, Donald, qui a déjà été citoyen canadien, a obtenu la citoyenneté américaine le 23 février 1955, environ trois mois avant la naissance de Patricia. À ce moment, il n’était plus citoyen canadien. 

[7] Jeff Forward est le père de Graham et d’Evan. Il est citoyen américain. 

A. La Loi sur la citoyenneté canadienne de 1947

[8] En 1955, à la naissance de Patricia, la citoyenneté était régie par la Loi sur la citoyenneté canadienne de 1947 (la Loi de 1947). Selon l’alinéa 5b) de cette Loi, une personne née hors du Canada est citoyenne canadienne si son père (ou sa mère dans le cas d’un enfant né hors du mariage), à la naissance de ladite personne, est citoyen canadien. Les pères canadiens pouvaient transmettre leur citoyenneté à leurs enfants nés à l’étranger, mais les mères canadiennes ne le pouvaient pas (sauf si elles n’étaient pas mariées).

B. La Loi sur la citoyenneté de 1977

[9] La Loi de 1947 a été abrogée et remplacée en 1977 par la Loi sur la citoyenneté, S.R.C., ch. C‑29 (la Loi de 1977). Cette dernière créait trois catégories de citoyens canadiens en fonction de la filiation pour les personnes nées hors du Canada :

  1. les personnes nées hors du Canada après le 14 février 1977 sont citoyennes canadiennes si, au moment de leur naissance, leur père ou leur mère, mais non un parent adoptif, était canadien (alinéa 3(1)b));

  2. les personnes nées hors du Canada avant le 15 février 1977 d’un père canadien ou d’une mère canadienne, si elle n’était pas mariée, sont citoyennes de naissance si leur naissance est inscrite avant une date précise (alinéa 3(1)e), lequel incorpore l’alinéa 5b) de la Loi de 1947);
  3. les personnes nées hors du Canada avant le 15 février 1977 d’une mère canadienne doivent demander la citoyenneté, puis faire l’objet d’un contrôle de sécurité et d’une vérification de leurs antécédents judiciaires ainsi que prêter le serment de citoyenneté. La citoyenneté n’est pas en vigueur dès la naissance, mais à partir de la date où elle est octroyée (alinéas 5(2)b) et 3(1)c) ainsi qu’articles 12 et 22).

C. L’octroi de la citoyenneté canadienne à Patricia Brushett

[10] Au moment de sa naissance en 1955, Patricia n’était pas admissible à la citoyenneté canadienne, laquelle ne pouvait être transmise que par le père selon la Loi de 1947. Cependant, elle est devenue admissible en vertu de l’alinéa 5(2)b) de la Loi de 1977. En février 2001, elle a demandé la citoyenneté canadienne et celle‑ci lui a été octroyée en décembre 2001.

D. Graham Forward et Evan Forward – La demande de citoyenneté canadienne

[11] Graham et Evan ont demandé la citoyenneté canadienne à la fin de décembre 2001 ou au début de janvier 2002 en invoquant l’alinéa 3(1)b) de la Loi de 1977. Ils ont prétendu avoir droit à la citoyenneté par leur mère, Patricia. 

[12] Leur demande a été rejetée par lettre datée du 5 juin 2002 de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). Le motif de cette décision était qu’à leur naissance, ni leur père ni leur mère n’était citoyen canadien. Ils n’étaient donc pas admissibles à la citoyenneté en vertu de l’une ou l’autre des dispositions concernant la filiation de la Loi de 1977.

E. Graham Forward et Evan Forward – Les plaintes à la Commission canadienne des droits de la personne

[13] Graham a déposé une plainte auprès de la CCDP le 3 janvier 2004. La plainte d’Evan est datée du 16 janvier 2004. Dans leurs plaintes, ils soutiennent que la CIC a commis à leur endroit un acte discriminatoire fondé sur la situation de famille et le sexe, ce qui contrevient à l’alinéa 5b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP). 

F. La preuve prima facie de discrimination

[14] Il est bien établi que, dans le cadre de plaintes déposées en vertu de la LCDP, il incombe d’abord au plaignant d’établir une preuve prima facie de discrimination. L’allégation en l’espèce, laquelle invoque l’alinéa 5b) de la LCDP, est que l’intimée a défavorisé les plaignants pour un motif de distinction illicite (la situation de famille et le sexe) à l’occasion de la prestation d’un service destiné au public. 

[15] L’établissement d’une preuve prima facie relative à cette allégation soulève les questions suivantes :

  1. l’octroi de la citoyenneté canadienne en vertu de la Loi sur la citoyenneté constitue‑t‑il une prestation de services ?
  2. les demandeurs, dans leur tentative d’obtenir la citoyenneté canadienne, ont‑ils été défavorisés?
  3. le cas échéant, ce traitement défavorable était‑il fondé sur un motif de distinction illicite?

G. La citoyenneté en tant que service – Singh, Druken, McKenna

[16] Pour répondre d’abord à la question de savoir si l’octroi de la citoyenneté constitue un service, les plaignants s’appuient principalement sur trois arrêts : Re Singh, [1989] 1 C.F. 430 (C.A.); Canada (P.G.) c. Druken, [1989] 2 C.F. 24 (C.A.); et McKenna & CCDP c. Secrétaire d’État, (1993) 22 C.H.R.R. 486 (T.C.D.P.); Canada (A.G.) c. McKenna, [1994] A.C.F. no 1880 (C.F. 1re inst.); Canada (P.G.) c. McKenna, [1999] 1 C.F. 401 (C.A.). 

[17] Dans l’arrêt Singh, la CCDP a saisi la Cour d’appel fédérale de dix renvois. Les renvois faisaient suite à dix plaintes déposées par la CCDP contre le ministère des Affaires extérieures et la Commission canadienne de l’emploi et de l’immigration. Selon ces plaintes, les intimés avaient commis un acte discriminatoire au sens de la LCDP en refusant d’accorder des visas de visiteurs à des parents des plaignants et en ne les autorisant pas à  parrainer des parents proches désirant immigrer au Canada.    

[18] La CCDP a tenté de faire enquête sur ces plaintes, mais le gouvernement était d’avis que les plaintes outrepassaient la compétence de la CCDP et n’a pas autorisé celle‑ci à poursuivre son enquête. 

[19] Un des motifs de l’interdiction était que les ministères responsables de ces questions n’étaient pas fournisseurs[s] de […] services […] destinés au public […] .  

[20] Pour la Cour d’appel, la question qu’il fallait trancher dans les renvois était de savoir s’il était impossible que les plaintes se rapportent à des actes discriminatoires commis à l’occasion de la fourniture de services destinés au public.

[21] À cette question, la Cour d’appel a répondu ceci :

On peut à vrai dire soutenir que les termes qualificatifs de l’article 5 … le fournisseur de… services… destinés au public ne peuvent jouer qu’un rôle limitatif dans le contexte de services qui sont rendus par des personnes physiques ou par des personnes morales et que, par définition, les services que rendent les fonctionnaires publics aux frais de l’État sont des services destinés au public et qu’ils tombent donc sous le coup de l’article 5. Il n’est cependant pas nécessaire de trancher cette question de façon définitive à cette étape‑ci et il suffit de dire qu’il est loin d’être clair pour moi que les services rendus, tant au Canada qu’à l’étranger, par les fonctionnaires chargés de l’application de la Loi sur l’immigration […] ne sont pas des services destinés au public. (à la page 440)

[22] Dans l’arrêt Druken, les plaignantes étaient employées d’entreprises dont leur mari était propriétaire et se sont vu refuser des prestations d’assurance‑chômage. Selon la Loi sur l’assurance‑chômage de 1971, les personnes employées par leur conjoint ou par des entreprises contrôlées par leur conjoint n’étaient pas admissibles à des prestations d’assurance‑chômage.

[23] Les plaignantes ont déposé des plaintes auprès de la CCDP en alléguant qu’il y avait eu acte discriminatoire fondé sur l’état matrimonial ou la situation de famille de manière contrevenant à l’article 5 de la LCDP. Lorsque la plainte a été renvoyée devant le Tribunal des droits de la personne, celui‑ci a dû établir si la fourniture de prestations d’assurance‑chômage était un service[…] destin[é] au public . Le Tribunal a conclu qu’il s’agissait d’un service et a conclu que les dispositions contestées de la Loi sur l’assurance‑chômage de 1971 étaient discriminatoires. 

[24] Lorsque le procureur général a demandé à la Cour d’appel fédérale d’annuler la décision du Tribunal, les parties n’ont pas débattu la question des services devant la Cour d’appel. Cette dernière a seulement mentionné que le procureur général semblait trouver convaincante l’opinion incidente formulée dans l’arrêt Singh

[25] L’affaire McKenna comprend trois décisions, celle du Tribunal, celle de la Section de première instance de la Cour fédérale dans le cadre d’un contrôle judiciaire ainsi que celle de la Cour d’appel fédérale à la suite de l’appel visant la décision de la Section de première instance.

[26] Shirley McKenna était la plaignante devant le Tribunal. Elle était une citoyenne canadienne habitant avec sa famille en Irlande. Elle avait deux fils, tous deux nés au Canada, et deux filles adoptées, toutes deux nées hors du Canada. Ses deux filles adoptées sont nées avant le 15 février 1997.

[27] Elle a demandé des passeports canadiens pour ses deux filles, mais elle a été informée par les autorités de l’ambassade canadienne en Irlande que, selon la Loi de 1977, ses filles ne pouvaient prétendre à la citoyenneté canadienne par la filiation. 

[28] Mme McKenna a déposé une plainte auprès de la CCDP dans laquelle elle alléguait qu’il y avait eu acte discriminatoire fondé sur la situation de famille, ce qui enfreint l’article 5 de la LCDP. Sa plainte a été renvoyée devant le Tribunal canadien des droits de la personne pour être entendue.

[29] En réponse à la question de savoir si l’octroi de la citoyenneté était un service au sens de l’article 5 de la LCDP, le Tribunal a estimé que la Loi de 1977 avait une portée générale et que, lorsque des fonctionnaires appliquaient les dispositions de cette Loi, ils fournissaient un service destiné au public. 

[30] En contrôle judiciaire, la Cour fédérale a annulé la décision du Tribunal, entre autres au motif qu’il y avait eu manquement à la justice naturelle dans la procédure devant le Tribunal. La Section de première instance ne s’est pas prononcée sur la question de l’article 5 de la LCDP. 

[31] Mme McKenna a interjeté appel devant la Cour d’appel fédérale. Celle‑ci a convenu avec la Section de première instance qu’il y avait eu manquement à la justice naturelle et a confirmé la décision de la Section de première instance, laquelle annulait la décision du Tribunal. Cependant, la Cour d’appel a renvoyé l’affaire au Tribunal pour qu’il rende une nouvelle décision à la lumière des conclusions de la Cour quant au manquement à la justice naturelle. Rien dans la preuve n’indique que l’affaire a été réexaminée par le Tribunal.

[32] Il n’a pas été question devant la Cour d’appel de la portée de l’article 5 de la LCDP lorsqu’il est appliqué à la citoyenneté. Cependant, les deux juges formant la majorité ont exprimé leur point de vue sur la portée de l’article 5 de la LCDP. Voici ce que le juge Robertson avait à dire :

Bien que j'insiste sur ce point particulier, je ne veux pas donner l'impression que je souscris à la conclusion du Tribunal, à savoir que l'attribution de la citoyenneté constitue un service destiné au public au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et que le Tribunal a donc compétence pour négocier avec le ministre responsable la façon dont les dispositions de la Loi sur la citoyenneté doivent s'appliquer dans l'avenir. Étant donné que ce point particulier n'a pas été repris devant le juge des requêtes ou devant la Cour, je ne me propose pas de l'examiner si ce n'est pour écarter l'idée erronée selon laquelle la décision que la Cour a rendue dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Druken, [1989] 2 C.F. 24 (C.A.) étaye de quelque façon la thèse voulant que le refus d'attribuer la citoyenneté ait pour effet de priver une personne d'un service. 

[…]

À mon avis, l'arrêt Druken n'étaye pas la thèse selon laquelle le refus d'accorder des prestations d'assurance-chômage a pour effet de priver une personne d'un service au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne; [il] montre uniquement que le procureur général a concédé la chose. 

[33] Le juge Strayer nourrissait les mêmes doutes que le juge Robertson quant à savoir si l’octroi de la citoyenneté à une personne née hors du Canada pouvait être considéré comme un service destiné au public.

[34] Bien que la jurisprudence n’ait pas définitivement tranché la question, de toute évidence, les tribunaux sont principalement d’avis que le refus d’octroyer la citoyenneté ne constitue pas un refus de fournir un service au sens de la LCDP.

H. La portée du terme services – L’article 5 de la LCDP

[35] Les plaignants et la Commission sont d’avis que le rejet des demandes de citoyenneté de Graham et d’Evan constituent un traitement défavorable à l’occasion de la fourniture de services.

[36] Dans leurs observations, ils précisent que la question en litige en l’espèce n’est pas la citoyenneté en tant que telle, mais plutôt le droit qu’a une personne demandant la citoyenneté de voir sa demande examinée et traitée d’une façon non discriminatoire. Le service en cause était l’examen des demandes de citoyenneté.

[37] Je ne souscris pas à cette façon de définir la plainte. La preuve et les observations en l’espèce ne portaient pas sur la conduite de représentants du ministère, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ou la mise en œuvre de politiques et de lignes de conduite ministérielles. 

[38] L’acte discriminatoire allégué en l’espèce a comme seule origine le libellé de la Loi de 1977. En examinant une demande de citoyenneté, les fonctionnaires appliquent des critères légaux explicites à des faits incontestés, ni plus, ni moins. Toute contestation du processus d’examen d’une demande constitue en fait une contestation de la Loi.   

[39] L’intimée est d’avis que la citoyenneté ne peut être à juste titre considérée comme un service. Il s’appuie sur les précédents concluant que la citoyenneté constitue un privilège – et non un droit – que les États peuvent octroyer ou refuser selon les conditions qui leur semblent indiqués.  

[40] La jurisprudence révèle également que la citoyenneté confère un statut politique particulier à une personne, lequel comporte non seulement des droits et des devoirs, mais tient également une fonction hautement symbolique. La distinction entre les citoyens et les non‑citoyens est reconnue dans la Charte canadienne des droits et libertés. Voir Law Society of British Columbia c. Andrews, [1989] 1 R.C.S. 143; Canada c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711.

[41] À mon avis, l’octroi de la citoyenneté ne constitue pas un service au sens de la LCDP. Contrairement aux autres lois, comme la Loi sur l’assurance‑chômage, la Loi sur la citoyenneté a des répercussions définitives et transformatrices sur les individus qu’elle reconnaît comme Canadiens. Comme l’indiquent les précédents, la citoyenneté est un statut distinct octroyé par l’État, un statut comportant une dimension constitutionnelle. La qualifier de simple service fait fi du rôle fondamental qu’elle joue dans la définition de la relation entre les individus et l’État.

[42] Bien que cela ne soit pas nécessaire pour tirer la conclusion que j’ai énoncée ci‑dessus, j’ajouterais que le législateur pourrait raisonnablement avoir eu l’intention de donner des indications quant à la portée du terme services de l’article 5 en le plaçant avec les termes biens , installations et moyens d’hébergement (noscitur a sociis, la règle des mots associés ). De ce point de vue, il est très difficile de conclure que l’octroi de la citoyenneté est un service ayant des caractéristiques semblables aux biens, aux installations ou aux moyens d’hébergement.

[43] Pour ces motifs, je conclus que les plaignants et la Commission n’ont pas établi à première vue qu’il y avait eu discrimination. Je n’ai pas besoin de me pencher sur les autres questions relatives à la preuve prima facie.

I. La discrimination par association – Qui sont les victimes? – L’application rétroactive ou rétrospective de la LCDP

[44] Les plaignants et la Commission ont soutenu que la discrimination en l’espèce découlait de celle dont a été victime la grand‑mère des plaignants, Ethel. Celle‑ci a fait l’objet d’une différence de traitement discriminatoire, fondée sur le sexe, sous le régime de la Loi de 1947. En outre, les effets de la discrimination qu’a vécue Ethel se sont fait sentir sur sa fille Patricia (née en 1955), laquelle n’a pas pu faire valoir son droit à la citoyenneté canadienne.  

[45] Selon les plaignants et la Commission, la Loi de 1977 a continué de traiter Patricia de manière inéquitable. Ils soutiennent que la différence de traitement affectant Patricia – différence fondée sur le sexe de sa mère – a ensuite visé ses fils, les plaignants Graham et Evan. 

[46] Présentés sous ce jour, des aspects clés de la preuve des plaignants portent clairement sur des faits et des situations juridiques qui ont eu lieu ou qui existaient avant l’entrée en vigueur de la LCDP en 1978.

(i) L’arrêt Benner

[47] L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Benner c. Canada (Secrétaire d’État) [1997] 1 R.C.S. 358 est essentiel à la résolution des questions soulevées dans les plaintes. 

[48] M. Benner est né aux États‑Unis en 1962 d’une mère canadienne et d’un père américain. Il a demandé la citoyenneté canadienne le 27 octobre 1988 sous le régime de la Loi de 1977. À titre de personne née hors du Canada avant le 15 février 1977 d’une mère canadienne, M. Benner était admissible à la citoyenneté en vertu de l’alinéa 5(2)b) de la Loi de 1977. Ainsi, il devait faire l’objet d’un contrôle judiciaire et d’une vérification de ses antécédents judiciaires.  

[49] La vérification des antécédents judiciaires de M. Benner a révélé qu’il avait été accusé de plusieurs infractions criminelles. Le registraire de la citoyenneté l’a informé que la citoyenneté canadienne lui était interdite et sa demande a été rejetée le 17 octobre 1989.  

[50] Il a contesté cette décision en soutenant que la Loi de 1977 imposait des exigences plus rigoureuses aux personnes demandant la citoyenneté canadienne sur la base de la filiation maternelle que sur celles réclamant la citoyenneté sur la base de la filiation paternelle. Il a soutenu que cette différence de traitement appliquée aux personnes nées hors du Canada de mères canadiennes avant le 15 février 1977 contrevenait au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés

[51] L’affaire a été portée devant la Cour suprême du Canada. La question préliminaire que devait trancher la Cour suprême était de savoir si l’application du paragraphe 15(1) de la Charte entraînait une application rétroactive ou rétrospective illégitime de la Charte aux faits en cause.

[52] En examinant si la demande de M. Benner nécessitait une application rétroactive de la Charte, la Cour suprême a affirmé qu’il fallait d’abord établir si les faits en question témoignaient d’un événement précis et isolé ou constituaient un statut permanent. Dans le cas de M. Benner, son statut à sa naissance était celui d’une personne née hors du Canada avant le 15 février 1977 d’une mère canadienne et d’un père américain. Ce statut est demeuré inchangé après l’entrée en vigueur de la Charte et au moment où il a été décidé de rejeter sa demande de citoyenneté. 

[53] Pour la Cour suprême, aux fins de l’application de l’article 15 de la Charte, le moment important n’était pas celui où M. Benner avait acquis le statut en question, mais celui où ce statut lui avait été reproché ou l’avait privé du droit d’obtenir un avantage. La Cour suprême a conclu que ce moment avait eu lieu quand le registraire de la citoyenneté a examiné et rejeté sa demande, soit le 17 octobre 1989. Cette date est celle à laquelle l’acte discriminatoire se serait produit. 

[54] La Cour suprême a conclu qu’on n’attribue pas d’effet rétrospectif à la Charte si elle est appliquée à des personnes qui ont acquis un certain statut avant son entrée en vigueur et que ce statut est demeuré inchangé après son entrée en vigueur. En conséquence, la plainte de discrimination de M. Benner pouvait être examinée en regard de la Charte. 

[55] La Cour s’est également penchée sur l’argument voulant que M. Benner tentait d’invoquer, pour son propre profit, la violation des droits d’un tiers. En d’autres termes, la prétendue discrimination issue de la Loi de 1977 aurait été imposée à sa mère, et non à lui.

[56] La Cour suprême a rejeté cet argument en concluant que M. Benner était la principale cible de la discrimination fondée sur le sexe établie dans la Loi de 1977. L’alinéa 5(2)b) qu’a contesté M. Benner ne détermine pas le droit à la citoyenneté de sa mère. Celle‑ci n’était concernée que parce que les droits de M. Benner étaient tributaires de sa filiation maternelle. 

J. La discrimination par association – Qui est la victime de l’acte discriminatoire?

[57] L’arrêt Benner est utile en l’espèce, car il situe dans le temps le moment où s’est produit l’acte discriminatoire dont les plaignants prétendent avoir été victime. Le moment pertinent auquel doit s’appliquer l’analyse est celui où le statut de Graham et d’Evan leur a été reproché ou les a privés du droit d’obtenir un avantage. Ils ont le statut de petits‑enfants nés à l’étranger d’une grand‑mère canadienne depuis la naissance. Mais jusqu’à ce qu’ils demandent la citoyenneté, la loi régissant leur droit à la citoyenneté ne s’était jamais appliquée à eux.

[58] Si l’on suit l’arrêt Benner, l’acte discriminatoire allégué ne se serait pas produit avant 2002, lorsque la demande de citoyenneté des plaignants a été rejetée sur la base de critères qui, selon eux, contreviendraient à l’article 5 de la LCDP.

[59] Après avoir situé dans le temps l’acte discriminatoire allégué (bien après l’entrée en vigueur de la LCDP), il reste à décider si les plaignants ont subi une différence de traitement fondée sur un motif de distinction illicite, soit le sexe et la situation de famille. 

[60] Encore une fois, l’arrêt Benner est utile. Dans la mesure où il précise que la Loi de 1977 a maintenu la discrimination établie dans la Loi de 1947, cette dernière peut également être examinée en regard de l’article 15 de la Charte. De manière semblable, en l’espèce, l’argument voulant que l’origine véritable de toute différence de traitement se trouve dans la Loi de 1947, aujourd’hui abrogée, ne vient pas en aide à la cause des plaignants. On leur a refusé la citoyenneté en vertu de la Loi de 1977. C’est l’application de cette loi qui constitue le fondement de leur plainte. 

[61] Cela nous amène à examiner précisément quelles sont les dispositions de la Loi de 1977 que les demandeurs cherchent à contester. Tous deux sont nés après 1977. Par conséquent, les dispositions qui les touchent directement sont les alinéas 3(1)a) et 3(1)b), lesquels leur refusent la citoyenneté puisque ni l’un ni l’autre de leurs parents n’était citoyen au moment de leur naissance et qu’ils ne sont pas nés au Canada. Cependant, ils ne soutiennent pas que les alinéas 3(1)a) et 3(1)b) établissent une situation discriminatoire fondée sur le sexe et la situation de famille. 

[62] Bien qu’ils ne l’aient pas précisé, les demandeurs semblent (compte tenu de leur plaidoirie finale) soutenir que l’alinéa 3(1)e), qui protège le statut des enfants nés à l’étranger d’hommes (et de femmes non mariées) canadiens établi par la Loi de 1947, traite défavorablement les enfants nés à l’étranger de femmes canadiennes mariées. En outre, et par extension, ils prétendent que l’alinéa 3(1)e) traite défavorablement les enfants nés à l’étranger d’enfants nés à l’étranger de femmes canadiennes mariées.

[63] Cet argument soulève un problème quant à la qualité pour agir. Les plaignants ne se trouvent pas dans la situation de M. Benner. Ils sont plutôt dans la situation des enfants de M. Benner, des enfants nés hors du Canada. Les plaignants et la Commission affirment que cette distinction ne fait aucune différence. L’arrêt Benner s’applique tout autant aux petits‑enfants. L’intimée plaide le contraire. 

[64] Il semble indéniable que l’arrêt Benner serait plus semblable si Patricia avait été la plaignante en l’espèce. Patricia, au même titre que M. Benner, serait en mesure de résister à l’argument voulant que la discrimination imposée par l’alinéa 3(1)e) soit en fait imposée à la mère du demandeur, car Patricia, comme M. Benner, serait considérée comme la cible principale de la discrimination fondée sur le sexe établie dans la loi. À titre de victime de première génération du régime d’exclusion perpétué par l’alinéa 3(1)e), Patricia posséderait la qualité nécessaire pour soulever la question. Comme M. Benner, elle pourrait être décrite comme la cible véritable de la disposition et comme la personne ayant l’intérêt le plus direct pour réclamer son examen en regard de la législation interdisant la discrimination. 

[65] Toutefois, Patricia n’est pas présentée comme une victime en l’espèce; il n’est demandé aucune ordonnance à son intention.

[66] Les plaignants ne peuvent être considérés comme les cibles principales de l’alinéa 3(1)e) ni comme les personnes ayant l’intérêt le plus direct à réclamer son examen en regard de la Charte. Ce rôle revient à Patricia. Contrairement à leur mère, les plaignants ne peuvent être directement touchés par l’alinéa 3(1)e) parce qu’ils ne sont pas nés avant 1977 et, pour cette raison, n’ont jamais eu droit, tout juste avant 1977, de devenir citoyen en vertu de la Loi de 1947. Puisqu’ils ne sont pas touchés directement par les dispositions contestées, et puisqu’ils ne demandent pas réparation pour une personne qui l’est, les plaignants n’ont pas la qualité requise pour demander réparation en vertu de la LCDP. 

[67] Les plaignants et la Commission insistent quand même pour affirmer que les frères sont des victimes protégées par la LCDP, sans contredire l’affirmation énoncée dans Benner selon laquelle une partie ne peut invoquer la violation des droits garantis par la Charte d’un tiers. En premier lieu, le régime de la LCDP est plus généreux pour ce qui est de la qualité pour agir; des plaignants peuvent demander réparation au nom d’autres victimes (paragraphes 40(2), 50(1) et 53(2)). Fait plus important, dans l’arrêt Benner même, la Cour suprême a implicitement approuvé une forme de qualité indirecte pour agir, par laquelle le traitement dont a fait l’objet la victime découle du traitement discriminatoire imposé à ses parents. 

[68] La Cour suprême a souligné qu’il existait un lien entre les droits de M. Benner et la différenciation faite entre les hommes et les femmes par la loi. Les dispositions législatives contestées faisaient dépendre les droits de M. Benner en matière de citoyenneté  de la question de savoir si celui de ses parents qui était canadien était un homme ou une femme. Nier à M. Benner la qualité d’agir permettrait au législateur de contourner les règles antidiscrimination en établissant une discrimination indirecte au lieu de mentionner directement les cibles de la discrimination. 

[69] De plus, la Cour suprême a fait valoir que le lien entre un enfant et son père ou sa mère a un caractère particulièrement unique et intime; l’enfant ne peut rien changer à l’identité de ses parents. Lorsque l’accès à des avantages tels que la citoyenneté est restreint pour un motif aussi intimement lié à un demandeur et aussi indépendant de sa volonté que le sexe de celui de ses parents qui est canadien, le demandeur a qualité pour invoquer la protection de l’article 15 de la Charte. 

[70] De l’autre côté, la Cour suprême a formulé ces observations à titre de remarques incidentes, puisqu’elles étaient précédées de la déclaration suivante :

Je m’empresse d’ajouter que je n’entends pas, par les présents motifs, créer un principe général de discrimination par association.  Je laisse expressément l’examen de cette question à une autre occasion, car il n’est pas nécessaire d’y répondre pour trancher le présent pourvoi. (Le juge Iaccobucci, au paragraphe 82.) 

[71] Le fait demeure que la Cour suprême ne se penchait pas sur une situation où un petit‑fils invoquait l’identité de ses grands‑parents. 

K. Application rétroactive ou rétrospective de la LCDP

[72] Il faut établir une autre distinction importante. Dans l’arrêt Benner, la Cour suprême devait se prononcer sur l’octroi de la citoyenneté au fils d’une femme qui était canadienne au moment où il est né. En l’espèce, on demande au Tribunal de reconnaître la citoyenneté canadienne de Graham et d’Evan, dont la mère n’était pas canadienne lorsqu’ils sont nés. 

[73] Par conséquent, même si en l’espèce aucun autre obstacle n’empêchait le Tribunal d’octroyer la citoyenneté aux plaignants, ce qui n’est pas le cas, il serait nécessaire de modifier la citoyenneté de leur mère Patricia de manière à ce qu’elle soit considérée comme ayant été canadienne au moment de leur naissance. Dans ce cas uniquement, leur situation serait comparable à celle de M. Benner.   

[74] Mais comme je l’ai mentionné précédemment, Patricia ne demande pas réparation devant le Tribunal et les plaignants ne l’ont pas fait pour elle. En outre, considérer les plaignants comme étant nés d’une mère théoriquement canadienne de naissance (si elle était née d’un père canadien au lieu d’une mère canadienne) requiert d’appliquer la LCDP de manière à changer le statut de Patricia à sa naissance (en 1955). Pour ce faire, il faudrait appliquer la loi rétroactivement, c’est‑à‑dire que la LCDP, qui est entrée en vigueur en 1978, serait invoquée pour modifier le statut juridique de Patricia à sa naissance, en 1955. 

[75] Il a été statué (Latif c. Canada, [1980] 1 C.F. 687 (C.A.)), et il s’agit d’une présomption en common law, que l’intention du législateur en édictant de nouvelles lois n’est pas de les faire appliquer de manière à modifier l’effet juridique passé d’une situation passée. Rien n’indique que le législateur avait l’intention que la LCDP soit appliquée d’une autre manière. La présomption contre la rétroactivité demeure valide.   

[76] Sauf modification au statut de Patricia, Graham et Evan sont des enfants nés de parents non canadiens. En conséquence, leur situation ne peut être facilement comparée à celle de M. Benner ou à qui que ce soit d’autre à qui la citoyenneté a été systématiquement refusée en raison du sexe de celui de ses parents qui était canadien. 

II. Conclusion

[77] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les plaintes de Graham Forward et d’Evan Forward doivent être rejetées.

Signée par

J. Grant Sinclair
Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)
Le 5 février 2008

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1152/3406

Intitulé de la cause : Graham Forward et Evan Forward c. Citoyenneté et Immigration Canada

Date de la décision du tribunal : Le 5 février 2008

Date et lieu de l’audience : Les 10 au 12 avril 2007
Montréal (Québec)

Comparutions :

Graham Forward et Evan Forward, pour eux-memes

Daniel Pagowski et Ruben East, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Derek Rasmussen, pour l'intimée

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