Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

EDDY MORTEN

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

AIR CANADA

l'intimée

DÉCISION

2009 TCDP 3
2009/01/26

MEMBRES INSTRUCTEURS : J. Grant Sinclair

Kerry-Lynne D. Findlay, c.r.
Wallace Gilby Craig

I. INTRODUCTION

II. DÉCISION

III. PREMIÈRE PARTIE - ACTE DISCRIMINATOIRE

A. Le diagnostic médical de M. Morten

B. La vie autonome de M. Morten

C. L'exigence d'Air Canada selon laquelle M. Morten doit voyager avec un accompagnateur

D. La preuve prima facie

E. Air Canada a-t-il fourni un motif justifiable au sens de l'alinéa 15(1)g) de la LCDP?

F. Air Canada a-t-il établi que les mesures à prendre pour répondre aux besoins de M. Morten constitueraient une contrainte excessive?

IV. DEUXIÈME PARTIE - RÉPARATION

A. La position des parties

B. Les voyages aériens de M. Morten

(i) La marche à suivre en cas d'urgence

(ii) Le signal d'urgence (X)

(iii) L'enquête sur l'écrasement de Dryden

C.Anthony Broderick

D. Craig Langston

E. Le tarif d'Air Canada

F. Le programme ACpedia

G. Devrait-il être ordonné à Air Canada de permettre à M. Morten d'emprunter un de ses vols sans accompagnateur?

H. Quelle ordonnance doit être rendue contre Air Canada?

V. ORDONNANCE

A. Préjudice moral

I. INTRODUCTION

[1] Eddie Morten est le plaignant dans la présente affaire. Il est au milieu de la quarantaine et est en excellente forme. M. Morten est atteint d'une surdité profonde, il est aveugle de l'il gauche et il voit très mal de l'il droit.

[2] En août 2004, il a acheté, par l'entremise de son agent de voyages, un billet d'avion aller-retour d'Air Canada de Vancouver à San Francisco. Le départ était le 29 septembre. Son agent de voyages a informé l'agent de réservations d'Air Canada que M. Morten était sourd et aveugle, mais qu'il désirait voyager seul. L'agent de réservations lui a répondu que cela n'était pas possible et que M. Morten devait être accompagné d'une autre personne.

[3] M. Morten a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) le 19 septembre 2005 dans laquelle il soutient qu'Air Canada a fait preuve de discrimination contre lui en raison de sa déficience. Il affirme qu'en l'obligeant à voyager avec un accompagnateur, Air Canada l'a traité défavorablement et différemment des personnes n'ayant pas de déficience. À cet égard, il affirme qu'Air Canada a enfreint l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP).

[4] Au début février 2005, M. Morten a déposé une plainte auprès de l'Office des transports du Canada (l'Office) dans laquelle il soutient que l'exigence d'Air Canada selon laquelle il devait voyager avec un accompagnateur constituait un obstacle abusif à ses possibilités de déplacement (article 172, Loi sur les transports au Canada).

[5] L'Office a conclu qu'il ne s'agissait pas d'un obstacle abusif et a rejeté la plainte en cause. Quelque temps après, Air Canada a déposé une requête auprès du Tribunal le 7 août 2007 dans laquelle il lui demande de suspendre en permanence l'audition de la plainte de M. Morten relative aux droits de la personne au motif que, en raison de la décision de l'Office, il y a chose jugée. Le Tribunal a rejeté la requête.

II. DÉCISION

[6] Le Tribunal a conclu que M. Morten avait établi une preuve prima facie de discrimination contre Air Canada; cet exploitant aérien ne s'était pas acquitté de son obligation, prévue à l'alinéa 15(1)g) de la LCDP, de prendre des mesures pour répondre aux besoins de M. Morten sans qu'il en résulte une contrainte excessive. La plainte de M. Morten est fondée.

[7] La présente décision compte deux parties : la première porte sur l'acte discriminatoire et la deuxième, sur la réparation.

III. PREMIÈRE PARTIE - ACTE DISCRIMINATOIRE

A. Le diagnostic médical de M. Morten

[8] Deux experts en médecine et ophtalmologues, le Dr Arthur Pratt et le Dr Jon Waisberg, ont témoigné sur l'état de santé de M. Morten. Ils s'entendent pour dire que M. Morten est atteint de ce que les médecins appellent syndrome de Usher.

[9] Le Dr Arthur Pratt est l'ophtalmologue traitant de M. Morten. Il a vu M. Morten pour la première fois en mai 2003 et son dernier rendez-vous avec lui remonte à janvier 2008. Il a fait remarquer que les personnes atteintes du syndrome de Usher souffrent très souvent de rétinite pigmentaire, ce qui est le cas de M. Morten. La rétinite pigmentaire est une détérioration progressive de la rétine de l'il pour laquelle il n'y a pas de traitement et elle entraîne des répercussions négatives sur l'acuité visuelle. Il s'agit d'une affection héréditaire qui se manifeste habituellement à l'adolescence et provoque la cécité totale sur une période de plusieurs décennies.

[10] D'après l'évaluation du Dr Pratt de l'état de M. Morten, ce dernier est complètement aveugle de l'il gauche, c'est-à-dire qu'il ne voit aucune lumière. Quant à son il droit, il a uniquement une très mauvaise vision centrale. Son champ de vision est extrêmement restreint et il n'a aucune adaptation à l'obscurité.

[11] L'adaptation à l'obscurité est la capacité de l'il de s'adapter à un milieu sombre après avoir été exposé à une lumière vive. Au début, il est difficile de voir quoi que ce soit, mais très rapidement, l'il s'adaptera au milieu obscur. Les yeux des personnes atteintes du syndrome de Usher n'ont pas cette capacité d'adaptation.

[12] Le Dr Pratt a souligné que M. Morten souffre aussi de nystagmus, une affection ophtalmique qui provoque chez le patient des secousses rythmiques involontaires d'un seul globe oculaire ou des deux globes oculaires ainsi que l'incapacité de fixer un objet particulier. Ces secousses involontaires peuvent se produire à des fréquences et à des amplitudes différentes. L'acuité visuelle est donc compromise davantage puisque l'objet regardé bouge sans cesse. Cette affection peut même causer chez le patient des troubles d'équilibre et de coordination.

[13] Souvent, en situation de stress, l'amplitude des secousses rythmiques augmente chez les personnes qui souffrent de nystagmus. Dans une situation normale ou non stressante, les patients sont généralement en mesure de s'adapter en plaçant leur tête dans une position permettant de réduire grandement les secousses.

[14] Le Dr Waisberg n'a pas procédé à l'examen clinique de M. Morten, mais il a examiné ses dossiers médicaux que le Dr Pratt lui avait envoyés. Selon son examen des récents dossiers médicaux, M. Morten souffre d'une rétinite pigmentaire évoluée et de nystagmus. Actuellement, son acuité visuelle est d'environ 20/700 et son champ de vision périphérique est très restreint, probablement entre 10 et 15 degrés.

[15] Aux fins de comparaison, pour être considérée aveugle au sens de la loi, la personne doit avoir une acuité visuelle de l'il le plus performant d'au plus 20/200 et son champ de vision doit être d'au plus 20 degrés. Ces mesures comparent la vision du sujet à celle d'une personne ayant une vision normale. La norme de 20/200 signifie que le sujet peut voir à 20 pieds ce que la personne ayant une vision normale peut voir à 200 pieds.

[16] Le Dr Waisberg a résumé comme suit l'état de M. Morten :

  • perte de la vision de l'il gauche, donc aucun champ de vision;
  • troubles de la vision de l'il droit;
  • champ de vision de l'il droit nettement restreint;
  • souffre de nystagmus, affection qui diminue davantage l'acuité visuelle de son il droit.

B. La vie autonome de M. Morten

[17] La vision de M. Morten a commencé à se détériorer lorsqu'il est entré dans son adolescence. Il a effectué son premier voyage par avion à l'âge de 13 ans pour se rendre à Brantford, en Ontario, afin de fréquenter l'école Ross McDonald pour enfants aveugles. Il a fréquenté cette école jusqu'à ce qu'il revienne chez lui, en Colombie-Britannique, à l'âge de 20 ans.

[18] Pendant ses études, il menait une vie très active. Il faisait partie des équipes d'athlétisme et de lutte et participait souvent à des compétitions contre des étudiants d'autres écoles secondaires de la région.

[19] Lorsqu'il est retourné chez lui, il a poursuivi ses études au collège communautaire et il effectuait indépendamment ses déplacements entre son domicile et le collège. Il a continué à faire de la lutte et a même entrepris le judo par la suite. Il s'entraînait avec les équipes de lutte et de judo de l'Université de la Colombie-Britannique et de l'Université Simon Fraser.

[20] De 1987 à 1995, il a travaillé à temps plein à Vancouver. Il prenait l'aérotrain pour se déplacer de chez lui à Burnaby. Il prenait également l'autobus et l'aérotrain pour se rendre à ses séances d'entraînement de judo.

[21] M. Morten a affirmé qu'il avait toujours eu une certaine acuité visuelle de l'il droit, mais que vers l'âge de 32 ans, il s'est rendu compte qu'il avait de plus en plus de difficulté à voir et à lire de cet il.

[22] Il a donc décidé d'apprendre le braille. Il a également présenté une demande en vue d'obtenir un chien-guide auprès de Vision Canine du Canada, un organisme qui entraîne des chiens-guides. Il a maintenant un chien-guide nommé Harmony qui l'accompagne lorsqu'il se déplace seul.

[23] Harmony accompagne M. Morten lorsqu'il doit se rendre de son domicile à différents endroits de Vancouver. M. Morten a expliqué que, lorsqu'il traverse la rue en utilisant des passages pour piétons ou des feux de circulation, le soleil cause parfois un éblouissement et il n'est pas en mesure de voir les feux. Il prête alors son attention sur le courant de circulation et attend qu'il cesse. Il regarde des deux côtés et s'assure qu'il n'y a aucun véhicule avant de traverser la rue avec Harmony. Il déclare pouvoir percevoir la forme des bâtiments.

[24] Pour ce qui est de sa famille, M. Morten a deux fils; l'un est âgé de huit ans et l'autre de onze ans. Les deux enfants peuvent entendre. M. Morten leur a enseigné le langage gestuel américain (American Sign Language) afin de pouvoir communiquer avec eux.

[25] M. Morten a affirmé qu'il est responsable de ses fils et assume entièrement son rôle de parent. Il ne dépend aucunement de ses enfants pour quoi que ce soit. Comme tout autre parent, il fait des activités avec eux (quilles, golf miniature et natation).

[26] M. Morten se sert d'un ordinateur doté de deux différents programmes : un qui permet de convertir du texte en braille et l'autre, intitulé Zoom Text, qui permet d'agrandir du texte (semblable à un dispositif à écran grossissant les caractères).

[27] Il utilise le pavé curseur d'un ordinateur pour déplacer le curseur sur l'écran et il peut lire du texte dont la taille des caractères est suffisamment grande. Par contre, il convertit la plupart des longs textes en braille afin de conserver sa vision et utilise Zoom Text pour les textes courts.

[28] M. Morten a fait part d'autres méthodes qu'il utilise pour communiquer avec autrui lors de ses déplacements. S'il a besoin de communiquer rapidement avec une personne, M. Morten lui montre qu'il veut qu'elle trace des lettres majuscules dans sa paume, comme si elle écrivait le message. Les gens semblent comprendre très rapidement comment communiquer avec lui.

[29] Lorsque M. Morten se déplace, il a toujours son sac à dos sur lequel il y a un gros macaron précisant qu'il est sourd et aveugle. Par exemple, lorsqu'il prenait l'aérotrain et se préparait à y débarquer, certains agents de sécurité croyaient qu'il ne savait pas où il était. Ils lui tapotaient alors l'épaule et prenaient sa main pour la mettre sur l'insigne qu'ils portaient à l'épaule. De cette façon, M. Morten savait qu'ils s'agissaient d'agents de sécurité. Il les informait qu'il n'était pas perdu en traçant le mot OK dans leur paume.

[30] M. Morten a même sa propre façon de faire s'il veut se déplacer seul en taxi. Pour communiquer avec une entreprise, il se sert d'un téléscripteur lui permettant de taper son message. Le standardiste qui reçoit son message le transmet à l'entreprise de taxis et lui répond par la suite.

[31] Lorsqu'il téléphone à l'entreprise de taxis, il précise qu'il est sourd et aveugle et qu'il a un chien-guide de sorte que le chauffeur est au courant. Il prépare ensuite une fiche sur laquelle il inscrit l'adresse de sa destination qu'il pourra montrer au chauffeur.

[32] Arrivé à destination, M. Morten indique au chauffeur de tracer le montant dû dans sa paume et il lui remet ensuite l'argent.

C. L'exigence d'Air Canada selon laquelle M. Morten doit voyager avec un accompagnateur

[33] Les faits ayant suscité la décision d'Air Canada d'obliger M. Morten à voyager avec un accompagnateur sont consignés dans le dossier passager (le DP). Le DP contient tous les renseignements pertinents sur l'itinéraire de voyage d'un passager, qui est créé au moment de réserver une place sur un vol d'Air Canada.

[34] M. Morten a fait une réservation le 12 août 2004 par l'entremise de son agent de voyages. Le 17 août 2004, ce dernier a informé l'agent de réservations que M. Morten était sourd et aveugle, mais qu'il désirait voyager seul. Le DP révèle que l'agent des réservations a fait savoir que cela n'était pas possible, que M. Morten devait voyager avec un accompagnateur et qu'Air Canada pouvait lui offrir un prix réduit.

[35] Le DP révèle aussi que la décision d'interdire à M. Morten de voyager sans accompagnateur a été prise conjointement par l'agent de réservations et le Meda Desk d'Air Canada, lequel a vérifié et confirmé la décision.

[36] Le Meda Desk fait partie du service de réservations d'Air Canada. Il reçoit les renseignements fournis par le passager, et son médecin, sur ses besoins particuliers ou toute déficience qu'il présente et qui pourraient avoir des répercussions sur sa capacité de voyager par avion.

[37] Le personnel du Meda Desk n'a aucune formation médicale. C'est le personnel des services de santé au travail (SST) d'Air Canada qui examine les renseignements médicaux et décide si le passager peut emprunter un vol d'Air Canada, avec ou sans conditions. Ces employés sont des médecins autorisés, des infirmières en santé du travail et des assistants de médecin.

[38] Le Dr Edward Bekeris est le directeur principal intérimaire des services de santé au travail et le médecin chef d'Air Canada. Il a décrit la procédure adoptée par les SST pour évaluer l'aptitude d'une personne ayant une déficience à voyager par avion.

[39] La principale source de renseignements médicaux constitue le formulaire portant sur l'état de santé des personnes désirant voyager par avion, qui est envoyé par le Meda Desk au médecin traitant du passager. Ce formulaire contient des questions concernant l'état de santé général du passager, le diagnostic et le pronostic pour le voyage. Des renseignements médicaux pertinents dans le cadre de voyages aériens sont également demandés. Si les renseignements fournis initialement ne sont pas satisfaisants, il se peut que le conseiller médical du passager et les SST s'échangent beaucoup d'information.

[40] Trois conclusions possibles peuvent découler d'une évaluation de tous les renseignements recueillis : le passager est apte à voyager par avion; le passager n'est pas apte à voyager par avion; le passager est apte à voyager par avion, mais il doit respecter certaines conditions (p. ex. voyager avec un accompagnateur). Il se peut que l'évaluation de l'état de santé du passager effectuée par les SST d'Air Canada diffère de celle du médecin traitant. Dans ce cas, les SST tenteront de concilier les différences. Si cela est impossible, les SST décideront si le passager est apte à voyager, inapte à voyager ou apte à voyager avec conditions.

[41] Le Dr Bekeris a affirmé que le personnel des SST, lorsqu'il évalue l'aptitude d'une personne à voyager par avion, adopte le critère d'autonomie qui s'applique aux voyages aériens. Cela comprend la prise en compte de la fonction cognitive, de la capacité de communiquer et de la mobilité.

[42] Pour être considérée autonome sur le plan de la mobilité, la personne doit être capable de suivre les consignes dans le cas d'une évacuation d'urgence ou d'une dépressurisation rapide et soudaine de la cabine.

[43] Les troubles de santé qui donnent lieu à des préoccupations à l'égard de la mobilité seraient liés à une déficience empêchant la personne de marcher. Il peut s'agir de troubles neurologiques chroniques ou de toute lésion aiguë qui nuit à la marche.

[44] Si l'évaluation conclut que le passager n'est pas autonome sur le plan de la mobilité, il est probable que, à tout le moins, la condition de voyager avec un accompagnateur s'applique à lui.

[45] Si le passager est une personne âgée et qu'il marche à l'aide d'un appareil, il serait considéré comme autonome. Dans le cas d'une évacuation d'urgence, le Dr Bekeris a affirmé qu'il serait possible de remettre au passager son appareil de marche ou encore de l'aider à se lever et à marcher. Tout dépend de la situation. Il serait aussi possible de demander à un passager n'ayant aucune déficience d'aider cette personne au moment de l'évacuation.

[46] Le Dr Bekeris fait aussi savoir que cette personne pourrait, à la rigueur, marcher sans aide en s'appuyant sur des objets (p. ex. les sièges).

[47] La question de l'autonomie se rapporte aussi à la fonction cognitive, y compris la capacité de communiquer. Le critère que le Dr Bekeris applique concerne la capacité d'une personne de saisir des consignes de sécurité dans le cas d'une évacuation d'urgence ou d'une dépressurisation soudaine et rapide de la cabine.

[48] Le Dr Bekeris a déclaré qu'une personne n'est pas considérée comme autonome si elle n'a pas la capacité de saisir les consignes de sécurité. Si l'évaluation révèle que la personne a été incapable de comprendre l'exposé sur les mesures de sécurité en cas d'urgence - soit en regardant, soit en entendant le personnel de cabine - cette personne sera considérée comme non autonome lorsqu'elle voyage par avion.

[49] Le DP de M. Morten révèle que, le 19 août 2004, le Meda Desk a avisé son agent de voyages que la politique d'Air Canada exigeant qu'une personne se trouvant dans la situation de M. Morten voyage avec un accompagnateur est énoncée dans CIC 57/8 - Meda Desk - Impaired - Vision - Hearing (CIC 57/8 - Meda Desk - Personnes ayant une déficience - Vision - Audition). La politique CIC 57/8 fait partie du système de réservations et sert d'outil de référence aux agents de réservations.

[50] La politique CIC 57/8 traite de deux types de passagers : ceux ayant une déficience auditive et ceux ayant une déficience visuelle. Ces personnes sont considérées comme autonomes. La politique CIC 57/8 ne traite pas de questions relatives à la sécurité et ne présente aucun critère sur lequel se fonder pour déterminer si un passager à la fois sourd et aveugle doit voyager ou non avec un accompagnateur.

[51] Air Canada admet que la procédure appropriée n'a pas été suivie dans le cas de M. Morten. Il n'appartenait ni au service de réservations ni au Meda Desk de décider si M. Morten nécessitait ou non un accompagnateur pour emprunter un vol d'Air Canada. La procédure à suivre était la suivante : transmettre la réservation au Meda Desk, envoyer au médecin traitant le formulaire portant sur l'état de santé des personnes désirant voyager par avion et, une fois ce formulaire dûment rempli, l'acheminer au personnel des SST afin qu'il procède à une évaluation.

[52] D'après le DP de M. Morten, le 10 septembre 2004, un ami de M. Morten a téléphoné au personnel du Meda Desk pour lui fournir les coordonnées du médecin de famille de M. Morten, le Dr Marvin Lemke.

[53] Le 14 septembre 2004, les SST ont envoyé par télécopieur le formulaire portant sur l'état de santé des personnes désirant voyager par avion au Dr Lemke. Ce dernier a rempli le formulaire le 16 septembre, mais l'a seulement fait parvenir par télécopieur à Air Canada le 29 septembre 2004.

[54] Le Dr Lemke a indiqué dans le formulaire que M. Morten est [traduction] entièrement autonome; il utilise des appareils d'aide à la communication et a un chien-guide. Il a également déclaré que M. Morten [traduction] est atteint du syndrome de Usher, c'est-à-dire qu'il est sourd et muet et qu'il a une acuité visuelle réduite depuis la naissance.

[55] Le Dr Bekeris n'a pas reçu le formulaire dûment rempli par le Dr Lemke. Toutefois, il a affirmé que, dans ce cas, il aurait demandé au Dr Lemke de fournir des renseignements supplémentaires afin de procéder à l'évaluation des capacités de M. Morten lors de voyages aériens.

D. La preuve prima facie

[56] M. Morten a-t-il établi une preuve prima facie de discrimination au sens de l'article 5 de la LCDP? La réponse est oui et Air Canada admet ce fait.

[57] La preuve démontre clairement qu'Air Canada a exigé, comme condition de prestation de ses services, que M. Morten voyage avec un accompagnateur. Cette exigence ne s'appliquait pas aux autres personnes n'ayant aucune déficience ou à celles atteintes d'une autre déficience. Cette exigence était directement liée à la déficience que présentait M. Morten. Il s'agissait d'une situation préjudiciable à M. Morten, car cela a nui à sa liberté de voyager et a fait augmenter ses frais de voyage.

E. Air Canada a-t-il fourni un motif justifiable au sens de l'alinéa 15(1)g) de la LCDP?

[58] Afin d'établir si un acte discriminatoire à première vue (traitement défavorable) est fondé sur un motif justifiable, il est nécessaire de déterminer la norme qu'Air Canada a appliquée à M. Morten lorsqu'il a tenté de réserver une place, norme qui a été jugée comme discriminatoire à première vue.

[59] Il est évident que la norme appliquée était qu'une personne à la fois sourde et aveugle ne peut pas emprunter un vol d'Air Canada sans accompagnateur. Dans le DP de M. Morten, il est inscrit que [traduction] la politique d'Air Canada est d'interdire à M. Morten de voyager seul [...].

[60] Il faut maintenant trancher les questions suivantes pour établir si l'alinéa 15(1)g) s'applique :

  1. si la norme a été adoptée dans un but rationnellement lié à l'activité en cause - transport aérien;
  2. si la norme a été adoptée de bonne foi parce qu'on l'estimait nécessaire à l'atteinte de l'objectif prévu - sécurité du passager; voir C.-B. (Superintendent of Motor Vehicle) c. C.-B. (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868, aux paragraphes 20, 25 et 26 (Grismer); C.-B. (Public Service Employee Relations Commission) c. B.C. Government & Services Employee Union, [1999] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 54 (Meiorin).

Il est clair que la réponse aux deux questions est oui.

F. Air Canada a-t-il établi que les mesures à prendre pour répondre aux besoins de M. Morten constitueraient une contrainte excessive?

[61] Le paragraphe 15(2) de la LCDP prévoit que, pour qu'un acte discriminatoire soit fondé sur un motif justifiable, Air Canada doit établir que les mesures à prendre pour répondre à la demande de M. Morten de voyager seul constitueraient une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

[62] Pour établir ce fait, il incombe à Air Canada de démontrer que sa norme prévoit toutes les mesures d'accommodement possibles sans qu'il en résulte une contrainte excessive. La norme à laquelle M. Morten a été assujetti, soit l'exigence absolue selon laquelle un passager à la fois sourd et aveugle doit voyager avec un accompagnateur, crée une catégorie arbitraire de passagers à la fois sourds et aveugles éliminant ainsi la possibilité qu'il y ait différents degrés de déficiences visuelles et auditives.

[63] Cette norme n'exige aucune évaluation individuelle. Dans son témoignage, Air Canada reconnaît qu'il n'est pas impossible de procéder à une évaluation individuelle, laquelle ne pouvait pas se faire selon la norme appliquée à M. Morten et laquelle ne lui a pas été offerte. Par contre, selon le Dr Bekeris, dans le cas d'une personne ayant une déficience, le personnel médical d'Air Canada procède ordinairement à une évaluation individuelle pour déterminer son aptitude à voyager par avion.

[64] La preuve montre clairement que, eu égard à la norme à laquelle M. Morten a été assujetti lorsqu'il a acheté son billet d'avion et au fait qu'il n'a fait l'objet d'aucune évaluation individuelle à ce moment-là, Air Canada n'a pas pris toutes les mesures d'accommodement possibles sans qu'il en résulte une contrainte excessive.

[65] Par conséquent, le traitement discriminatoire à première vue de la part d'Air Canada au sens de l'article 5 de la LCDP ne peut pas être considéré comme étant fondé sur un motif justifiable. Vu que la réponse à la preuve prima facie n'était pas satisfaisante, la plainte de M. Morten est jugée fondée.

IV. DEUXIÈME PARTIE - RÉPARATION

A. La position des parties

[66] La plainte étant jugée fondée, aux termes de l'alinéa 53(2)a) de la LCDP, le Tribunal peut ordonner à l'intimé de mettre fin à l'acte discriminatoire et de prendre, en collaboration avec la Commission, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables.

[67] La Commission sollicite une ordonnance portant qu'Air Canada mette fin à sa politique exigeant que les personnes à la fois sourdes et aveugles voyagent avec un accompagnateur et autorise M. Morten à emprunter un vol d'Air Canada sans accompagnateur.

[68] La Commission sollicite aussi une indemnité pécuniaire pour le préjudice moral qu'a subi M. Morten, ainsi qu'une indemnité spéciale, et demande à ce que des employés désignés d'Air Canada assistent à des séances de sensibilisation.

[69] M. Morten voudrait être autorisé à emprunter un vol d'Air Canada sans accompagnateur et recevoir une indemnisation pour le préjudice moral qu'il a subi en raison de l'acte discriminatoire. Il demande aussi à ce que le personnel d'Air Canada apprenne à communiquer avec des personnes à la fois sourdes et aveugles.

[70] De son côté, Air Canada fait valoir que des mesures ont été prises pour éviter que l'acte discriminatoire se reproduise. Une nouvelle politique sur les accompagnateurs de voyages a été établie, qui prévoit une norme d'autonomie. Dans le cadre de ce processus, les SST ont le mandat de procéder à des évaluations individuelles en collaboration avec le médecin du passager.

[71] Air Canada est également d'avis que, malheureusement, M. Morten ne pouvait tout de même pas prendre l'avion sans accompagnateur parce qu'il ne respectait pas la nouvelle norme d'autonomie. Air Canada a fondé sa conclusion sur la preuve fournie par le Dr Pratt et le Dr Waisberg concernant la surdité de M. Morten et sa déficience visuelle.

[72] Si le Tribunal n'accepte pas cet argument, Air Canada affirme que, pour ce qui est de la réparation, le Tribunal ne devrait ordonner qu'une indemnité pécuniaire. Cette proposition est fondée sur un arrêt récent de la Cour suprême. Air Canada soutient que, dans cet arrêt, l'Office est le premier responsable des questions de droits de la personne soulevées dans le contexte du transport aérien des personnes ayant une déficience; voir Conseil des Canadiens avec déficiences c. Via Rail Canada Inc., [2007] 1 R.C.S. 650, 2007 CSC 15 (Via Rail).

[73] Pour appuyer cette proposition, Air Canada soutient également que, ensemble, la Loi sur les transports au Canada (la LTC) et la Loi sur l'aéronautique constituent le texte législatif intégré qui régit les transporteurs aériens. La responsabilité de faire respecter cette législation, ce qui comprend l'imposition de toute réparation concernant les droits de la personne, appartient à l'Office. Par conséquent, le Tribunal devrait faire preuve de retenue envers l'Office et refuser d'exercer sa compétence pour accorder une réparation autre qu'une réparation pécuniaire.

B. Les voyages aériens de M. Morten

[74] M. Morten a effectué de nombreux vols internationaux de 1980 à 2006, pour des raisons liées à la fois aux sports qu'il pratiquait et à sa famille. Il s'est rendu à Amsterdam en 1980, où il a participé à une compétition de lutte et à un 5000 m (courses et marche). En 1987, il s'est rendu à Paris pour participer au championnat européen de judo pour personnes aveugles. En 1990, il est retourné à Amsterdam pour participer à une compétition de judo. En 1991, il a pris l'avion seul pour rendre visite à des parents à Milan. Il s'est rendu à Rome en 1993 en compagnie de ses parents pour visiter des membres de la famille. Enfin, en 2002, il s'est rendu de nouveau à Rome avec son équipe de judo.

[75] En juin 2004, M. Morten a effectué un vol aller-retour d'Air Canada entre Vancouver et San Francisco. Le 16 juin 2006, il a pris l'avion avec Alaskan Airlines pour se rendre de Vancouver à Baltimore et en revenir.

[76] De plus, M. Morten a préparé des fiches sur lesquelles il a écrit divers messages, d'un côté en anglais et de l'autre, en braille. Par exemple, le message suivant figure sur l'une de ses fiches : [traduction] Je suis sourd et aveugle. Si vous voulez me parler, tracez votre message en lettres majuscules dans ma paume. Sur une autre fiche, on peut lire le message [traduction] Puis-je avoir du café, s.v.p.?. Il utilise ses fiches pour communiquer avec les agents de bord durant un vol. Il les a plastifiées parce qu'il s'en sert souvent. La première fois qu'il les a utilisées remonte à juin 2004, lors de son vol à destination de San Francisco.

[77] Lorsqu'il monte à bord d'un avion, il compte le nombre de rangées devant son siège pour savoir où il est assis. L'agent de bord lui donne une carte de mesures de sécurité en braille qui précise le type d'aéronef, la marche à suivre en cas d'urgence et l'emplacement des sorties de secours.

[78] Une fois arrivé à son siège, M. Morten écrit un message à l'agent de bord lui demandant combien de rangées il y a dans l'avion et où se situent les sorties de secours. L'agent peut tracer la réponse dans sa paume ou en le prenant par la main pour le guider jusqu'aux sorties.

[79] M. Morten affirme connaître les consignes de sécurité préalables au décollage (p. ex. le siège doit être en position verticale; les bagages doivent être bien rangés dans les compartiments de rangement supérieurs; les étapes à suivre pour les masques à oxygène).

[80] Il affirme aussi être très sensible aux mouvements de l'avion. Il sait quand l'avion est sur le point de décoller. Au moment du décollage, il peut sentir la montée. Il sait également quand l'avion fait un virage et il se fie sur ses oreilles (lorsqu'elles se bouchent ou se débouchent) pour savoir si l'avion gagne ou perd de l'altitude.

(i) La marche à suivre en cas d'urgence

[81] M. Morten a déclaré que, dès l'âge de 13 ans, lorsqu'il pouvait encore voir, il observait attentivement les agents de bord lorsqu'ils expliquaient les procédures, les détails relatifs au masque à oxygène dans le cas d'une dépressurisation rapide de la cabine et la façon de mettre le gilet de sauvetage et de le gonfler, au besoin. Il s'est également familiarisé avec la marche à suivre en cas d'urgence sur les cartes de mesures de sécurité ainsi que l'emplacement des sorties de secours. Plus il prenait l'avion, plus il était au courant des procédures à suivre.

[82] Il a affirmé savoir comment utiliser les parachutes de sauvetage s'ils étaient déployés. Il ressent tout problème quelconque durant le vol, comme de la turbulence, et il sait quand les gens autour de lui deviennent plus tendus ou nerveux.

[83] Il a déclaré être capable de voir le masque à oxygène s'il tombe devant lui. En cas d'urgence, il connaît la position de sécurité à adopter. Il sait à quel moment mettre le masque à oxygène s'il y a une dépressurisation rapide de la cabine et à quel moment l'activer. Il sait comment se servir du gilet de sauvetage, s'il y a lieu.

(ii) Le signal d'urgence (X)

[84] M. Morten estime que bien des agents de bord connaissent le signal d'urgence utilisé pour informer une personne à la fois sourde et aveugle d'une situation d'urgence : tracer un X sur son épaule ou dans son dos. Cela veut dire qu'il faut évacuer immédiatement. Le passager qui trace le X dans le dos de cette personne doit l'aider à évacuer ou encore cette personne pourrait suivre la foule. M. Morten a expliqué qu'il peut sentir toute chaleur ou tout danger lié à un incendie. Dans une situation d'urgence, il pourrait voir la personne à côté de lui.

(iii) L'enquête sur l'écrasement de Dryden

[85] Il a été recommandé à M. Morten de consulter un extrait du rapport de 1992 de la Commission d'enquête sur l'écrasement d'un avion d'Air Ontario à Dryden (Ontario). Ce rapport décrit l'état de la cabine d'avion après l'écrasement. L'avion s'était rompu en trois parties et il y avait des bagages à main éparpillés dans les allées. De la neige, de la boue et des débris d'arbres avaient pénétré dans la cabine et couvraient certains passagers. Peu de temps après l'écrasement, de la fumée noire s'était répandue dans la cabine, ce qui réduisait grandement la visibilité des passagers dans les parties avant et centrale de la cabine.

[86] Les points de fixation de nombreux sièges avaient cédés. Ces sièges, y compris leur occupant, avaient été projetés un peu partout, ce qui ne faisait qu'ajouter à la confusion. La plupart des corps, des sièges et des débris se retrouvaient principalement dans la partie avant gauche du fuselage. Dans la partie centrale, des débris s'étaient accumulés, atteignant deux ou trois pieds de hauteur et, à certains endroits, des débris couvraient entièrement les passagers et les immobilisaient.

[87] Certaines parties des compartiments de rangement supérieurs avaient également cédées vers la fin de la séquence de l'écrasement, projetant ainsi leur contenu sur les passagers et dans les allées. Ces fragments de compartiments de rangement supérieurs, certains déjà en flammes et desquels dégouttait du plastique fondu, étaient tombés sur un certain nombre de passagers.

[88] Le système d'éclairage interne était éteint. Quant à l'éclairage de secours de l'avion, soit il y a eu un défaut de fonctionnement, soit il n'était pas visible à cause des débris. Selon le témoignage des passagers, les survivants n'avaient que la lumière du jour, qui pénétrait dans la cabine par les hublots et les diverses ouvertures, sur laquelle se guider pour évacuer l'avion.

[89] M. Morten est d'avis qu'il est impossible de prévoir le déroulement des événements. Par contre, il ne croit pas que les passagers à la fois sourds et aveugles font face à un plus grand danger que les autres dans le cas d'un écrasement comme celui à Dryden; une personne n'ayant aucune déficience serait exposée au même risque qu'une personne à la fois sourde et aveugle ou toute autre personne présentant une déficience.

[90] Selon M. Morten, dans l'éventualité où il y aurait un incendie ou de la fumée épaisse, il ne courrait pas un plus grand risque qu'une personne n'ayant aucune déficience qui, dans de telles circonstances, serait incapable de voir ou d'entendre. En fait, il serait peut-être plus en mesure de gérer la situation parce que l'incapacité de voir et d'entendre correspond à sa réalité de tous les jours.

[91] M. Morten a admis qu'il serait peut-être plus difficile pour lui que pour les personnes qui voient d'éviter des objets qui obstruent le passage dans l'allée. Par contre, ces personnes se trouveraient dans un milieu inconnu et elles ne sauraient pas comment s'y déplacer en toute sécurité. Pour sa part, M. Morten croit qu'il réussirait à gérer cette situation parce qu'il s'est déplacé dans des milieux inconnus toute sa vie.

[92] M. Morten a déclaré que personne n'est en mesure de prévoir sa réaction en situation d'urgence. Les circonstances entourant un accident diffèrent et chaque personne devra gérer la situation dans laquelle elle se trouve.

[93] Si M. Morten voyage avec un accompagnateur, ce dernier pourrait être blessé ou encore s'affoler et ne serait pas en mesure de l'aider à évacuer l'avion. Il ne croit pas que sa vie puisse être sauvée pour la seule raison qu'il voyage avec un accompagnateur. Il a fait savoir que, en tant que personne sourde et aveugle, sa capacité d'évacuer un avion efficacement en situation d'urgence devrait être évaluée.

[94] M. Morten a admis que, dans des circonstances comme celles entourant l'accident de Dryden, il serait presque impossible pour lui de communiquer avec autrui. Les gens seraient affolés et ne penseraient qu'à leur sécurité. Ils voudraient tous évacuer immédiatement l'avion et chercheraient une sortie.

[95] M. Morten a reconnu que ses moyens habituels de communiquer durant un vol (p. ex. appareils de communication et fiches) seraient probablement inutiles dans le cas d'une évacuation d'urgence.

[96] Il a reconnu également que les facteurs relatifs à la possibilité de survie qui servent à déterminer la réussite ou l'échec d'une évacuation à la suite d'un écrasement dépendront de nombreux faits. Tout d'abord, mentionnons la capacité de repérer les sorties possibles. Ensuite, il faudra évaluer si ces sorties peuvent être utilisées en toute sécurité. De nombreuses questions seront pertinentes dans le cadre de cette évaluation : Y a-t il un incendie à cet endroit? Y a-t-il des débris dangereux à l'extérieur de l'avion? Quelle est la distance entre la sortie repérée et le sol? M. Morten a aussi admis qu'il prendrait plus de temps qu'une personne qui voit pour repérer les sorties possibles et en évaluer la sécurité.

[97] De 1973 à 1995, Sylvie Lepage a été agente de bord chez Air Canada. Elle a ensuite occupé le poste de gestionnaire d'agents de bord jusqu'en 2004. Elle a donc été responsable de l'élaboration des politiques et des procédures relatives à la sécurité de la cabine.

[98] On a demandé à Mme Lepage de présumer les faits suivants : un homme est dans la quarantaine et est en excellente forme. Il est sourd et ne voit que d'un seul il, dont la vision est très restreinte; il n'entendra donc pas l'exposé sur les mesures de sécurité en cas d'urgence et ne verra pas très bien les consignes de sécurité écrites. Par contre, si on trace un X dans son dos, il saura qu'il se trouve dans une situation d'urgence et qu'il faut évacuer l'avion immédiatement.

[99] Selon Mme Lepage, il serait impossible de communiquer à cet homme les consignes d'urgence nécessaires dans le cas d'un atterrissage d'urgence.

[100] Les messages qui doivent être transmis aux passagers en situation d'urgence sont, entre autres, de détacher rapidement leur ceinture de sécurité, de se diriger immédiatement vers une sortie, de mettre leur gilet de sauvetage et de laisser leurs bagages derrière, et ce, promptement.

[101] De plus, il se peut que l'une des sorties devienne inutilisable au cours d'une évacuation d'urgence. C'est-à-dire qu'il est possible qu'au début de l'évacuation, les passagers utilisent une sortie quelconque, mais qu'il soit nécessaire de les rediriger vers une autre sortie après un certain temps.

[102] Mme Lepage a expliqué que, dans de telles circonstances, les agents de bord redirigent la foule vers une différente sortie en communiquant de façon non verbale.

[103] Les agents utilisent leurs mains pour communiquer de façon non verbale avec les passagers. Pour indiquer qu'une sortie est bloquée, qu'il y a un incendie et qu'il faut aller dans une autre direction, ils croisent leurs deux bras devant leur poitrine.

[104] Un autre geste utilisé pour communiquer de façon non verbale est d'allonger les deux bras vers l'avant en pointant dans la direction qu'il faut prendre.

[105] Mme Lepage a admis que le fait de tracer un X dans le dos ou sur l'épaule d'un passager à la fois sourd et aveugle est une communication non verbale adéquate. Par contre, il est impossible pour un agent de bord de quitter son poste désigné dans une situation d'urgence et de marcher jusqu'à cette personne pour tracer le X.

[106] On a demandé à Mme Lepage si, dans une situation d'urgence, la personne assise à côté d'un passager à la fois sourd et aveugle peut tracer le X sur son épaule pour l'informer de la situation d'urgence, particulièrement si cette personne n'a aucune déficience et qu'elle est mise au courant de son rôle au préalable.

[107] Mme Lepage a répondu que le temps est un élément crucial lors d'une évacuation d'urgence. Il y a bien d'autres mesures de sécurité à communiquer à ce passager outre tracer le X.

[108] On a demandé à Mme Lepage d'expliquer comment un agent de bord qui tient son poste désigné réussit à faire sortir un passager qui n'exécute pas les consignes, c'est-à-dire qui est pris de panique ou immobilisé par la terreur, et qui se trouve peut-être à deux ou à trois rangées de l'agent.

[109] Mme Lepage a affirmé qu'il est difficile de répondre à cette question. Tout dépend de la situation dans la cabine. Un agent de bord ne peut pas quitter son poste désigné, mais il pourrait élever la voix pour parler au passager concerné ou demander à une autre personne de le pousser un peu; l'agent peut prendre toutes les mesures nécessaires sans toutefois gêner ou ralentir l'évacuation.

[110] Mme Lepage a affirmé qu'elle ne quitterait jamais son poste désigné. Les procédures à suivre sont élaborées dans le but de maximiser la survie. Un agent utilisera donc toutes les techniques nécessaires pour réussir à faire sortir les passagers de l'avion; il ira même jusqu'à recourir à l'aide d'autres passagers s'il le faut.

C. Anthony Broderick

[111] Anthony Broderick est l'ancien administrateur associé des règlements et de l'homologation pour la Federal Aviation Administration (la FAA) des États-Unis. À ce titre, il a été l'agent principal de sécurité aérienne auprès du gouvernement américain. Il a quitté ce poste et pris sa retraite en 1996.

[112] La FAA est l'organisation américaine qui est principalement responsable de la sécurité et de l'homologation des transporteurs aériens, des avions, des pilotes et du personnel de soutien ainsi que du fonctionnement et du maintien du système de contrôle de la circulation aérienne aux États-Unis.

[113] Dans le cadre de ses responsabilités officielles, M. Broderick devait, entre autres, étudier les accidents d'avions, y compris les circonstances observées dans la cabine des avions en cause. Il devait également étudier les effets de ces circonstances sur la capacité des occupants à évacuer un avion avec succès.

[114] Durant le mandat de M. Broderick auprès de la FAA, cette organisation s'est penchée sur la question de savoir si les personnes ayant une déficience qui empruntent des vols commerciaux doivent être assujetties à des conditions particulières pour des raisons de sécurité.

[115] M. Broderick a fait mention de nombreux rapports d'enquête qui portent sur l'évacuation d'urgence d'un avion, notamment les rapports sur l'accident de Dryden (1991), l'accident de Cincinnati (1983), l'accident de Los Angeles (1991) et l'accident d'Air France à Toronto (2005). Ces rapports d'enquête précisent l'état de l'avion et les circonstances observées dans la cabine après l'atterrissage d'urgence, le nombre de survivants, la présence de fumée ou d'un incendie dans la cabine et l'accès aux sorties.

[116] M. Broderick a déclaré que les enquêteurs des accidents n'ont pas été en mesure d'évaluer la capacité des passagers décédés à évacuer l'avion comparativement à celle des survivants. À son avis, il est impossible de juger cette capacité à moins de pouvoir questionner les parents des victimes et de découvrir que l'une d'elles avait une déficience.

[117] Ces rapports d'enquête démontraient l'importance critique d'évacuer rapidement l'avion. De plus, les circonstances entourant chaque accident sont différentes; elles sont imprévisibles et uniques. Il est impossible de prédire les circonstances exactes pouvant survenir lors d'une évacuation d'urgence; elles peuvent changer rapidement et continuellement tout au long d'une évacuation.

[118] M. Broderick a également mentionné l'étude menée en 1992 par le Bureau de la sécurité des transports du Canada intitulée Étude de Sécurité portant sur l'évacuation des gros avions de passagers. Le but de cette étude était d'examiner les évacuations de gros avions de passagers survenues au Canada. L'étude porte sur les 21 évacuations qui ont eu lieu entre 1978 et 1991.

[119] Cette étude révèle qu'il y a eu 21 évacuations entre 1978 et 1991 et que les avions en cause transportaient 2 305 passagers et 139 membres d'équipage; 91 occupants ont perdu la vie et 78 ont été blessés grièvement. Trente-six occupants ont perdu la vie et huit ont subi des blessures graves au cours des évacuations proprement dites.

[120] L'étude fait ressortir de nombreux éléments qui ont nui à la procédure d'évacuation, entre autres, les suivants :

  • La visibilité était fortement réduite ou nulle à cause d'un incendie, de fumée ou de gaz toxiques dans la cabine et certaines sorties n'étaient donc pas utilisables;
  • Certains passagers ont eu de la difficulté à se défaire de leur ceinture de sécurité, ce qui a gêné l'évacuation des personnes bloquées dans l'avion;
  • Les débris dans la cabine bloquaient l'accès aux allées et aux sorties de secours, ce qui a nui au déplacement des passagers et a ralenti l'évacuation. Dans certains cas, certaines portes de sortie principales étaient bloquées par des débris et des compartiments de rangement supérieurs s'étaient effondrés sur les passagers; certains ont été blessés ou immobilisés par ceux-ci;
  • Dans de nombreux cas, il a été difficile d'ouvrir les portes de secours. Les glissières ont présenté des difficultés, les deux principales étant l'angle des glissières et leur déploiement;
  • Dans bien des évacuations, le personnel de cabine et/ou les passagers n'ont pas entendu l'ordre d'évacuation initial ni les consignes qui ont été données par la suite. Dans certains cas, le système de sonorisation ne fonctionnait pas ou était inaudible. Les problèmes de communication entre l'équipage de conduite et le personnel de cabine ont nui à l'évacuation;
  • La mauvaise réaction des passagers est un élément particulièrement notable qui ressort de cette étude. Devant une situation imprévue qui met leur vie en danger, les passagers réagissent généralement de deux façons : certains sont pris de panique (cris, pleurs, hystérie, agressivité) et d'autres demeurent impassibles (inaction, figement sur place). Souvent, les passagers ont insisté pour sortir par la même porte qu'ils avaient empruntée pour monter à bord. À plusieurs reprises également, certains passagers ont semblé se concentrer sur une seule sortie sans même essayer de regarder s'il y avait une autre voie d'évacuation;
  • Plus les chances de survie diminuent, plus les passagers ont la volonté de survivre, ce qui donne lieu à des comportements compétitifs. Dans un cas particulier, certains passagers se sont poussés et plusieurs d'entre eux ont enjambé les dossiers de sièges pour arriver aux sorties avant les personnes qui se trouvaient déjà dans l'allée.

[121] Dans l'étude, il est mentionné que les passagers se laissent guider par leur instinct de survie. Dans une telle situation, les passagers ne collaborent pas. L'évacuation peut se dérouler dans le désordre et il arrive que des occupants se comportent très mal parce qu'ils veulent à tout prix sortir de l'avion.

[122] Vu les circonstances qui existent au moment d'une évacuation d'urgence, est-il possible d'affirmer que les passagers à la fois sourds et aveugles représentent un plus grand risque que les autres pour la sécurité?

[123] Selon M. Broderick, très peu de recherches ont été faites sur les passagers atteints d'une déficience et leurs capacités de se débrouiller lors d'une évacuation. La seule étude qu'il a pu trouver est celle du Civil Aeromedical Institute (le CAMI) de 1977. Le CAMI voulait fournir des données à la FAA pour qu'elle l'aide à élaborer des règlements sur le type de passagers ayant une déficience autorisés à voyager par avion sans que la sécurité de l'ensemble des passagers soit compromise.

[124] L'étude du CAMI était fondée sur une simulation dans le cadre de laquelle on a calculé le temps pris par les personnes atteintes de diverses déficiences pour évacuer un avion dans une situation d'urgence. Aux fins de l'étude, les diverses déficiences ont été regroupées en quatre catégories : troubles neurologiques, invalidités musculaires, handicapés orthopédiques et autres (obésité et personnes n'ayant aucune déficience). Les troubles neurologiques comprenaient la cécité, la surdité et toute déficience mentale.

[125] À notre avis, l'information tirée de l'étude du CAMI n'est pas vraiment utile. Premièrement, il n'y avait aucune mention des personnes à la fois sourdes et aveugles; seulement les personnes sourdes ou aveugles ont été prises en compte. Deuxièmement, il ne s'agissait que d'une simulation et ne reproduisait en aucune façon les diverses circonstances imprévisibles qui peuvent survenir au cours d'une évacuation d'urgence. La seule valeur de cette étude, c'est qu'elle révèle que, parmi les personnes atteintes d'une déficience, celles ayant une déficience sensorielle ont le moins ralenti l'évacuation.

[126] M. Broderick a également évoqué la règle sur les accompagnateurs adoptée par le département des Transports des États-Unis (le DOT). Cette règle se trouve dans 14 CFR Part 382 (Code of Federal Regulations des États-Unis), Nondiscrimination on the Basis of Disability in Air Travel (non-discrimination fondée sur une déficience lors de voyages aériens). Cette règle est devenue exécutoire en 1990 à la suite de nombreux débats et commentaires de la part de divers groupes d'intérêts aux É.-U. représentant l'ensemble des personnes handicapées.

[127] Air Canada, en présentant cette preuve, ne soutient pas que la règle du DOT doit être adoptée par le Tribunal. Il demande plutôt au Tribunal de s'en servir comme élément de comparaison pour évaluer la raisonnabilité de sa propre politique sur les accompagnateurs.

[128] L'article 382.7 interdit toute discrimination, dans la prestation de services de transport aérien, à l'égard d'une personne ayant une déficience en raison de cette déficience. L'alinéa 382.35b) traite de la question des accompagnateurs et énonce quatre critères en fonction desquels un transporteur aérien peut obliger la personne visée à voyager avec un accompagnateur s'il estime que cela est nécessaire à des fins de sécurité.

[129] C'est le sous-alinéa 382.35b)(4), soit le quatrième critère, qui s'applique en l'espèce. Il prévoit qu'un transporteur aérien peut exiger, pour des raisons de sécurité, qu'une personne ayant à la fois une importante déficience auditive et visuelle voyage avec un accompagnateur si elle n'est pas en mesure de communiquer d'une façon appropriée avec le personnel afin de comprendre l'exposé sur les mesures de sécurité (exigé en vertu du sous-alinéa 14 CFR 121.571a)(3) et de l'alinéa 14 CFR 135.117b)). Il importe de noter que, selon ces deux dernières dispositions, les mesures de sécurité et d'urgence ont seulement besoin d'être communiquées avant le vol ou à la phase de prédécollage.

[130] 14 CFR Part 382 fait suite à la décision Southwest Airlines Co. Enforcement du DOT (1987). Le transporteur Southwest Airlines appliquait une exigence absolue selon laquelle tous les passagers à la fois sourds et aveugles devaient voyager avec un accompagnateur. La plaignante, Rosaleen Peres, qui était à la fois sourde et aveugle, a déposé une plainte dans laquelle elle faisait valoir que Southwest Airlines avait refusé à deux reprises de la transporter sans accompagnateur et que ce transporteur n'avait pas tenu compte ni de son aptitude à se déplacer et à communiquer ni de son expérience antérieure de vol sans incident.

[131] Tout comme M. Morten, lorsque Mme Peres voyageait par avion, elle était toujours accompagnée d'un interprète lors du préembarquement. Elle montrait aux agents de bord comment communiquer rapidement avec elle grâce à des signaux d'urgence simples et elle répondait à leurs questions.

[132] Elle comptait le nombre de sièges entre la sortie et son siège. Elle disait aux agents de bord de tracer un X dans son dos si une situation d'urgence se produisait et leur disait qu'elle resterait assise dans son siège jusqu'à ce que quelqu'un la guide vers la sortie. Elle montrait aussi qu'il était possible de tracer un message dans la paume de sa main.

[133] Le DOT a conclu que l'exigence absolue observée par Southwest Airlines était excessive parce qu'elle constituait de la discrimination injuste à l'égard des personnes à la fois sourdes et aveugles qui sont en mesure de démontrer leur capacité de comprendre des consignes de sécurité générales. Le DOT était d'avis que les personnes à la fois sourdes et aveugles capables de saisir ces consignes en communiquant d'une façon quelconque avec le personnel du transporteur Southwest Airlines avant le vol pourraient satisfaire à un tel critère. Le DOT ne souscrivait pas à l'idée selon laquelle il était plus probable que les passagers voyants ou entendants, uniquement en raison de leurs capacités sensorielles, exécutent correctement les consignes de sécurité au moment d'une évacuation d'urgence, tandis que les passagers à la fois sourds et aveugles seraient incapables de réagir adéquatement dans ces circonstances.

[134] Le DOT était plutôt d'avis que les circonstances entourant les situations d'urgence sont variées et que les répercussions sur la cabine, les passagers et l'équipage sont imprévisibles. Par conséquent, il est impossible de conclure que les passagers sourds et aveugles représenteront un plus grand risque pour la sécurité que toute autre catégorie de passagers qui sont généralement autorisés à voyager sans accompagnateur.

[135] La commission du DOT a expliqué que, souvent, il peut être difficile d'évacuer l'avion rapidement en raison de la fumée ou des circonstances largement hors du contrôle du personnel du transporteur aérien et des passagers, notamment la détérioration de la cabine et des sorties devenues inutilisables. De plus, un membre du personnel de cabine responsable de coordonner l'évacuation d'urgence pourrait être blessé ou victime d'un accident ou encore être tué.

[136] La commission du DOT a également examiné la façon dont d'autres passagers qui se trouvaient dans une situation semblable à celle de passagers à la fois sourds et aveugles ont été traités par Southwest Airlines. Par situation semblable, la commission voulait dire des passagers qui ont besoin d'aide lors d'une évacuation d'urgence et, pour ce motif, qui représentent un risque pour la sécurité. Ces passagers comprenaient les personnes ayant des problèmes de mobilité graves et pouvant avoir de la difficulté à emprunter les sorties. Ils ralentiraient ainsi l'évacuation des autres passagers.

[137] Les personnes souffrant d'obésité sévère pourraient être physiquement incapables de sortir par un hublot issue de secours ou de grimper sur les dossiers de sièges afin d'emprunter une porte cabine pour évacuer l'avion. Elles entraveraient donc l'évacuation des autres personnes. Il se peut que les personnes âgées ayant une déficience associée à la vieillesse se déplacent lentement et requièrent des soins particuliers pour sortir de l'avion. Cependant, à cet égard, Southwest Airlines n'avait en place aucune règle obligeant cette catégorie de personnes se trouvant dans une situation semblable à celle de passagers à la fois sourds et aveugles à voyager avec un accompagnateur.

[138] Southwest n'a pas tenu compte de la faible probabilité qu'un accident d'avion ait lieu alors qu'une personne sourde et aveugle y est à bord, ou encore du fait qu'il n'existe aucune données antérieures selon lesquelles des passagers à la fois sourds et aveugles auraient été la cause de blessures lors d'accidents d'avion.

[139] Tout comme l'a mentionné M. Morten, les circonstances entourant un accident pourraient rendre sourds ou aveugles des passagers n'ayant aucune déficience. Par exemple, la fumée, l'obscurité ou des vapeurs irritantes pourraient gêner leur vision. De plus, il est souvent impossible de prévoir si les consignes données par les agents de bord en situation d'urgence vont être bien exécutées. De nombreux passagers réagissent mal : certains sont pris de panique ou immobilisés, d'autres hésitent ou ouvrent les mauvaises portes de sortie.

[140] Enfin, le DOT a souligné que, même si cette norme était interprétée comme visant la capacité acquise d'une personne à exécuter les consignes au cours d'une évacuation d'urgence, les passagers à la fois sourds et aveugles avec qui il est possible de communiquer respectent la norme. Ils n'ont pas besoin d'entendre les ordres adoptez la position de sécurité ou sortez par ici pour les exécuter. Ces passagers sont en mesure de réagir correctement aux signaux environnementaux qu'ils perçoivent (p. ex. mouvements brusques, trépidation de l'avion, fumée, air qui se déplace vers le haut).

[141] En situation d'urgence, les personnes à la fois sourdes et aveugles peuvent aussi se débrouiller en se fiant sur les déplacements des autres. De plus, le passager qui a été désigné avant le décollage pourra tracer un X, soit le signal d'urgence international, dans le dos ou sur l'épaule de la personne sourde et aveugle.

[142] La commission du DOT a ordonné à Southwest Airlines d'autoriser les personnes à la fois sourdes et aveugles à voyager sans accompagnateur si elles sont capables de communiquer d'une manière quelconque avec le personnel du transporteur aérien.

[143] C'est en s'appuyant sur ce raisonnement que le DOT a adopté 14 CFR Part 382. Il s'agit de la règle à laquelle Air Canada veut que le Tribunal prête une attention sérieuse lorsqu'il examinera sa politique sur les accompagnateurs et déterminera la réparation en l'espèce.

D. Craig Langston

[144] M. Langston a été appelé à témoigner par le plaignant. Il peut être considéré comme un passager qui se trouve dans une situation semblable à celle de M. Morten quant au risque qu'il représente pour la sécurité lors d'une évacuation d'urgence.

[145] Il est âgé de 42 ans et habite à Burnaby (C.-B.). Il est atteint de paralysie cérébrale et il peut se déplacer à l'extérieur de son domicile à l'aide d'un triporteur. Toutefois, en octobre 2003, il s'est disloqué le genou et, depuis ce temps, il doit se déplacer à l'aide d'un fauteuil roulant électrique.

[146] Quant à sa mobilité, M. Langston a été incapable de marcher après s'être blessé au genou. Il peut se tenir debout, pivoter sur lui-même, s'asseoir dans son fauteuil roulant puis se remettre debout, mais il doit s'appuyer sur un objet quelconque pour y arriver. Il a affirmé ne pas vraiment être en mesure de faire un pas sans aide.

[147] Les derniers voyages aériens de M. Langston remontent à mars 2007 et à septembre 2007 (Air Canada) et à août 2007 (Westjet). Il a été autorisé à voyager seul. Il a réservé sa place par l'entremise de son agent de voyages, qui a avisé l'agent de réservations que M. Langston était atteint d'une déficience, et donc avait des besoins spéciaux, et qu'il se déplaçait à l'aide d'un fauteuil roulant électrique.

[148] Air Canada a produit certains DP de M. Langston pour les années 2005 et 2006. D'après ces DP, M. Langston lui-même ou son agent de voyages avait avisé Air Canada qu'il était un passager à besoins spéciaux, qu'il se déplaçait à l'aide d'un fauteuil roulant électrique, qu'il avait un physique imposant et qu'il ne pouvait faire que quelques pas debout. Il est également précisé dans l'un des DP que l'équipe de l'aire de trafic doit l'aider à se rendre à son siège. De plus, dans un autre DP, la cote WCHP a été attribuée à M. Langston, ce qui signifie qu'il est autonome et peut voyager seul. Air Canada n'a jamais obligé M. Langston à voyager avec un accompagnateur.

[149] M. Langston a décrit sa procédure lorsqu'il voyage par avion. En arrivant à l'aéroport, il se présente à l'enregistrement. Au moment du préembarquement, il emprunte la rampe d'accès à l'aide de son fauteuil roulant électrique et se rend jusqu'à la porte d'entrée de l'avion; il est alors accompagné de deux membres de l'équipe de l'aire de trafic d'Air Canada, qui sont habituellement des hommes assez costauds. Juste avant de franchir la porte d'entrée de l'avion, il change de fauteuil roulant et s'assoit dans un fauteuil roulant d'Air Canada qui n'a pas de bras latéraux et donc peut être déplacé dans l'allée de l'avion.

[150] Au moment de changer de fauteuil roulant, M. Langston s'appuie sur la balustrade pour se lever debout. Le personnel d'Air Canada déplace ensuite son fauteuil roulant et installe derrière lui le fauteuil roulant du transporteur aérien pour qu'il puisse s'asseoir.

[151] Un des membres de l'équipe de l'aire de trafic pousse ensuite le fauteuil roulant dans l'allée tandis qu'un autre marche devant le fauteuil. Une fois arrivé à son siège, M. Langstone s'appuie sur le dossier du siège devant le sien, puis il se lève, pivote sur lui-même et s'assoit.

[152] M. Langston a toujours une place côté allée et, lorsque cela est possible, on lui offre un siège de la classe affaires, qui est plus près de la sortie principale. Arrivé à destination, il attend que tous les autres passagers débarquent et que les deux accompagnateurs d'Air Canada viennent l'aider, puis les étapes sont inversées pour la procédure d'arrivée.

[153] M. Langston a déclaré que, dans le cas d'une évacuation d'urgence, il aurait besoin d'aide pour évacuer l'avion. Il demanderait aux personnes assises près de lui de l'aider, ou sinon, aux agents de bord.

E. Le tarif d'Air Canada

[154] Selon le paragraphe 67(1) de la LTC, un transporteur aérien titulaire d'un permis doit afficher ses tarifs, y compris ses conditions, de sorte qu'ils soient à la disposition de tous. Le terme tarif signifie le prix, le taux, les frais et les conditions de transport applicables aux services aériens.

[155] Le tarif doit comprendre le nom du transporteur, un numéro de tarif et sa date d'entrée en vigueur. Il doit clairement énoncer les conditions de transport, y compris la politique du transporteur sur le transport des personnes ayant une déficience. Le même régime s'applique aux tarifs des transports internationaux, mais en vertu de différents articles de la LTC et de son règlement d'application.

[156] Si le transporteur applique un prix ou une condition qui n'est pas énoncé dans son tarif, l'Office peut, à la suite d'une plainte, ordonner à un transporteur d'appliquer les dispositions tarifaires.

[157] Le tarif actuel d'Air Canada pour le transport des personnes ayant une déficience est le suivant : Canadian General Rules Tariff No. CGR-1 - Transport of Passengers with Disabilities (Tarif des règles générales applicables au Canada no CGR-1 - Transport des passagers ayant une déficience). Ce tarif prévoit qu'un passager est considéré comme ayant une déficience si, en raison de son état physique, pathologique ou mental, il requiert des soins individuels au moment de l'embarquement, durant le vol ou dans le cas d'une évacuation d'urgence au-delà des soins habituels qui sont offerts aux autres passagers.

[158] Le tarif prévoit aussi que les personnes atteintes des déficiences mentionnées ci-après seront autorisées à voyager sans accompagnateur : aveugles; sourds; personnes ayant une déficience mentale ou cognitive, mais qui sont autonomes; personnes ayant un problème ambulatoire, mais qui sont autonomes.

[159] Dans le tarif, le terme ambulatoire signifie une personne qui est capable de se déplacer toute seule dans l'avion et le terme non ambulatoire veut dire qu'elle a besoin d'aide. Une personne autonome est indépendante et capable de subvenir à ses besoins naturels pendant le vol ou dans le cas d'une évacuation d'urgence ou d'une dépressurisation rapide de la cabine. Elle ne requiert pas de soins spéciaux ou particuliers au-delà des services qui sont offerts au grand public. Une personne non autonome est dépendante.

[160] En ce qui concerne la question de l'autonomie, le tarif prévoit qu'Air Canada acceptera l'évaluation d'une personne ayant une déficience quant à son autonomie. Seules les personnes à la fois sourdes et aveugles font exception à cette règle; le tarif prévoit à leur égard l'exigence absolue de voyager avec un accompagnateur.

[161] Le Dr Bekeris a expliqué clairement que le tarif actuel d'Air Canada pour le transport des passagers ayant une déficience n'est ni pertinent ni mentionné par les SST dans le cadre de son évaluation visant à déterminer si un passager qui se prétend sourd et aveugle est autonome ou non.

F. Le programme ACpedia

[162] Louise Hélène Sénécal est avocate générale adjointe, contentieux, à Air Canada. Le Meda Desk a communiqué avec elle pour la première fois le 24 août 2004 et, depuis lors, elle a participé directement à tous les aspects de l'affaire de M. Morten.

[163] Mme Sénécal a fait mention de ce qu'elle déclare être la nouvelle politique d'Air Canada sur les accompagnateurs de voyages. La politique fait partie du programme Web d'Air Canada, soit le programme ACpedia. Il s'agit d'un nouveau système de réservations en cours d'élaboration par Air Canada dont se serviront les agents de réservations ainsi que le personnel du Meda Desk, du centre d'appels et des aéroports.

[164] La nouvelle politique s'intitule Attendant Travel-Policy (politique sur les accompagnateurs de voyages). La politique prévoit tout d'abord que les passagers non ambulatoires et non autonomes doivent être accompagnés d'une autre personne durant un vol.

[165] Par non ambulatoire et non autonome, on entend que la personne visée est atteinte d'une déficience visuelle et auditive grave dans la mesure où il est impossible de lui transmettre des messages de sécurité à des moments critiques durant le vol, ce qui comprend toute situation d'urgence ou de nature exceptionnelle.

[166] Le terme ambulatoire, tel qu'il est utilisé dans la politique, signifie que la personne visée peut se déplacer toute seule dans la cabine. Les personnes ayant une mobilité réduite, celles qui sont sourdes ou aveugles et celles qui ont une déficience intellectuelle sont considérées comme étant ambulatoires.

[167] Il semble ressortir de la politique que les personnes à la fois sourdes et aveugles, qui sont atteintes d'une déficience visuelle et auditive grave dans la mesure où il est impossible de leur transmettre des messages de sécurité à des moments critiques durant le vol, sont considérées comme étant non ambulatoires, c'est-à-dire qu'elles sont incapables de se déplacer toute seule dans la cabine.

[168] Par contre, si un passager atteint d'une déficience visuelle et auditive, mais qu'il a néanmoins une vision ou une audition résiduelle (non définie) et qu'il désire voyager seul, alors il faut que le médecin de ce passager remplisse le formulaire portant sur l'état de santé des personnes désirant voyager par avion et l'envoie ensuite au personnel des SST d'Air Canada, qui prendra la décision finale.

[169] La politique précise ensuite que les passagers atteints de déficiences qui ont des effets sur la vision et l'audition, de même que les passagers ayant des déficiences cognitives, doivent voyager avec un accompagnateur, sauf s'ils sont capables de saisir les messages de sécurité transmis à des moments critiques durant un vol.

[170] Cette disposition pourrait, à la rigueur, s'appliquer aux personnes qui ont des lunettes et un appareil auditif. Cependant, il est mentionné plus loin dans la politique que, selon la définition de non ambulatoire/autonome, les passagers qui, malgré une déficience, sont autonomes (non défini) et capables de subvenir à leurs propres besoins (non défini) durant un vol ne sont pas obligés de voyager avec un accompagnateur.

[171] Ce document comporte bien d'autres lacunes pouvant être soulevées. Il suffit de dire que le Tribunal estime que la politique, telle qu'elle est rédigée, est alambiquée, contournée et incohérente.

[172] De toute façon, Mme Sénécal a souligné que la politique d'ACpedia sur les accompagnateurs ne remplace pas encore la politique CIC 57/8, qui n'a pas été modifiée et qui est encore respectée. Mme Sénécal ne savait pas laquelle des politiques les agents de réservations ou les employés du Meda Desk doivent appliquer lorsqu'une personne qui se prétend sourde et aveugle fait une réservation.

G. Devrait-il être ordonné à Air Canada de permettre à M. Morten d'emprunter un de ses vols sans accompagnateur?

[173] D'après le Tribunal, la réponse à cette question est non. L'alinéa 53(2)b) de la LCDP confère au Tribunal le pouvoir d'ordonner à la personne jugée coupable d'un acte discriminatoire d'accorder à la victime les droits, chances ou avantages dont l'acte l'a privée.

[174] La preuve révèle que, même si Air Canada soutient qu'il procède à une évaluation individuelle (par l'intermédiaire des SST), qui est maintenant prévue dans ACpedia, M. Morten n'a pas encore fait l'objet d'une évaluation dans le cadre de cette procédure.

[175] Le véritable droit dont l'acte discriminatoire a privé M. Morten n'était pas le droit de voyager sans accompagnateur en soi, mais plutôt le droit de faire l'objet d'une évaluation adéquate quant à son autonomie (et du risque connexe qu'il représente pour la sécurité).

[176] Il est impossible d'affirmer avec suffisamment de certitude que, si M. Morten faisait l'objet d'une évaluation appropriée, ses aptitudes à communiquer et à se déplacer seraient suffisantes pour établir que son profil de risque serait le même que les autres passagers d'Air Canada qui sont autorisés à voyager seuls.

[177] De plus, la norme de fond à laquelle M. Morten doit être soumis n'a pas encore été mise au point. Compte tenu de ce qui précède, la seule réparation (autre qu'une indemnité pécuniaire) qui peut être accordée à M. Morten est qu'il fasse l'objet d'une évaluation en vertu de la politique en cause une fois qu'elle aura été révisée.

H. Quelle ordonnance doit être rendue contre Air Canada?

[178] Il ressort de la preuve qu'Air Canada a au moins quatre politiques qui portent sur la question de savoir si une personne à la fois sourde et aveugle doit voyager avec un accompagnateur à bord de ses avions :

  • la politique CIC 57/8, qui est celle mentionnée dans le DP de M. Morten et qui a censément été appliquée dans son cas;
  • la politique d'ACpedia sur les accompagnateurs qui, selon Air Canada, est la politique actuelle, mais qui ne remplace pas encore la politique CIC 57/8;
  • le General Rules Tariff (tarif des règles générales) d'Air Canada concernant le transport des personnes ayant une déficience (par contre, Air Canada est d'avis depuis le début que le tarif n'est pas pertinent en l'espèce, mais il n'a pas expliqué pourquoi il pense ainsi);
  • le critère, selon le Dr Bekeris, qui a été appliqué par les SST pour évaluer l'aptitude des personnes ayant une déficience à voyager (il conteste également la pertinence de l'utilisation du tarif à cette fin sans expliquer pourquoi).

[179] Une question très importante demeure sans réponse : Si les conditions de transport entre le passager et Air Canada sont définies officiellement dans le tarif, comment Air Canada est-il en mesure d'adopter une politique sur les accompagnateurs (ACpedia) qui est incohérente ou encore qui est contraire aux dispositions de son propre tarif? Air Canada n'a pas abordé cette question et a été particulièrement vague à cet égard.

[180] Air Canada ne devrait avoir qu'une seule politique sur les accompagnateurs et elle devrait être adoptée officiellement afin d'éviter tout malentendu comme dans le cas de M. Morten. Elle devrait être établie en bonne et due forme dans un document juridique en modifiant le tarif actuel.

[181] Le tarif est prescrit par la LTC et il constitue le contrat légal de transport entre Air Canada et le passager; il doit être mis à la disposition du public. Si la politique sur les accompagnateurs se trouve dans un document quelconque, les agents de réservations et le personnel du Meda Desk et des SST doivent être en mesure de le consulter facilement.

[182] Cependant, Air Canada soutient que ses tarifs, ainsi que les modifications qui y sont apportées, concernent l'Office et non le Tribunal. Pour étayer son affirmation, il se fonde sur la gamme de pouvoirs conférés à l'Office par la LTC et le Règlement sur les transports aériens (p. ex. accorder une réparation en raison d'un prix excessif imposé dans des conditions monopolistiques; accorder une réparation en raison de l'imposition d'un prix, d'un taux ou d'une condition de transport qui ne figure pas dans le tarif; accorder une réparation en raison de l'application de conditions de transport qui sont déraisonnables ou injustement discriminatoires).

[183] Même s'il est clair que l'Office assure un contrôle réglementaire approfondi des tarifs, d'après le texte législatif, il ne semble pas nécessaire qu'il approuve au préalable les tarifs. En fait, Mme Sénécal n'a fait mention d'aucune disposition de la LTC ou du Règlement sur les transports aériens qui prouve le contraire.

[184] Elle a plutôt invoqué une décision récente de l'Office (no 155-C-A-2008) concernant Air Canada et le transport d'animaux à titre de bagages enregistrés. Selon cette décision, Air Canada a modifié ses tarifs de manière à cesser de transporter, comme bagages enregistrés, des animaux. Une personne a déposé une plainte en application de l'article 67.2 de la LTC selon laquelle la modification apportée aux tarifs était déraisonnable. L'Office a accueilli la plainte et a rejeté la modification.

[185] Rien dans cette décision ne laisse entendre que l'Office doit approuver les tarifs ou les modifications qui y sont apportées. Si aucun obstacle juridique n'empêche Air Canada de modifier unilatéralement ses tarifs, il ne devrait pas y avoir d'obstacle qui empêche le Tribunal d'ordonner à Air Canada de modifier ses tarifs.

[186] Air Canada s'appuie également sur la Loi sur l'aéronautique ainsi que sur le Règlement de l'aviation canadien et les Normes de service aérien commercial (relevant tous deux de la Loi sur l'aéronautique). Selon ce que le Tribunal saisit de son argument, il ne pourrait pas ordonner à Air Canada de permettre à M. Morten de voyager sans accompagnateur. Si une telle ordonnance était rendue contre lui, Air Canada, en la suivant, pourrait manquer à ses obligations légales issues du texte législatif en cause et compromettre son certificat d'exploitation.

[187] Il s'agit ici d'examiner l'obligation imposée à Air Canada, en application de l'article 705.43 du Règlement de l'aviation canadien et de l'article 725.43 des Normes de service aérien commercial, selon laquelle le personnel de cabine doit s'assurer qu'un exposé sur les mesures de sécurité est donné à tous les passagers à différentes phases d'un vol.

[188] Air Canada estime que, pour satisfaire à cette obligation, il doit adopter une politique qui prévoit que, dans une situation d'urgence, chaque passager doit être en mesure de saisir l'exposé sur les mesures de sécurité, soit visuellement, soit verbalement. Sinon, le passager visé doit voyager avec un accompagnateur. Cependant, cet argument n'est pas particulièrement pertinent parce que le Tribunal n'a pas ordonné à Air Canada d'autoriser M. Morten à voyager seul sans qu'il procède d'abord à une évaluation.

[189] Enfin, Air Canada soutient que, compte tenu de l'arrêt de la Cour suprême dans Via Rail, l'Office est le premier responsable des questions de droits de la personne soulevées dans le contexte du transport aérien des passagers. Bien qu'Air Canada ait admis que le Tribunal, dans la présente affaire, puisse décider si une preuve prima facie de discrimination a été établie et si l'acte discriminatoire de la part d'Air Canada est justifiée en vertu de l'alinéa 15(1)g) de la LCDP, il devrait toutefois s'en tenir à l'octroi d'une indemnité pécuniaire.

[190] Pour étayer son argument quant au premier responsable, Air Canada se fonde sur les articles 5 et 172 de la LTC et certains paragraphes de l'arrêt Via Rail. L'article 172 confère à l'Office le pouvoir de déterminer s'il existe un obstacle abusif aux possibilités de déplacement des personnes ayant une déficience. Si l'Office rend une décision favorable à cet égard, il peut ordonner la prise de mesures correctives.

[191] L'article 5 de la LTC traite de la politique nationale des transports du Canada. Le sous-alinéa 5g)(ii) de la LTC (1996, ch. 10, art. 5; 2007, ch. 19, art. 2) prévoit que les liaisons assurées par chaque transporteur ou mode de transport s'effectuent, dans la mesure du possible, à des prix et selon des modalités qui ne constituent pas un obstacle abusif à la circulation des personnes, y compris les personnes ayant une déficience.

[192] Dans l'affaire Via Rail, le Conseil des Canadiens avec déficiences a déposé une plainte auprès de l'Office selon laquelle il était impossible pour une personne en fauteuil roulant de monter à bord des voitures de chemin de fer. Pour arriver à sa conclusion, soit que cela constituait un obstacle abusif, l'Office a pris en compte la jurisprudence relative aux droits de la personne qui comporte une analyse de la contrainte excessive.

[193] L'affaire a, en fin de compte, tranchée en Cour suprême. La cour s'est penchée sur deux questions préliminaires avant de statuer sur le bien-fondé : 1) Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de l'Office? (la décision manifestement déraisonnable ou la décision correcte); 2) La décision de l'Office commandait-elle une retenue judiciaire dans la mesure où elle portait sur des questions de droits de la personne? C'est dans ce contexte que les motifs de la Cour suprême doivent être examinés.

[194] La Cour suprême a souligné que, dans cette affaire, le mandat de l'Office et la question sur laquelle il devait statuer avaient trait aux mesures pouvant être prises pour faciliter l'accès des personnes aux systèmes de transport, ce qui correspond certainement à un aspect des droits de la personne. La cour a ensuite expliqué pourquoi la décision de l'Office commandait une retenue judiciaire et n'était pas soumise à la norme de la décision correcte.

[195] Il y a deux paragraphes particuliers de l'arrêt de la Cour suprême sur lesquels s'est fondé Air Canada pour étayer son argument concernant le premier responsable. Lorsque l'Office a interprété la LTC, y compris ses éléments relatifs aux droits de la personne, la Cour suprême a fait remarquer qu'il a mis à profit sa connaissance et son expérience de la politique des transports pour comprendre le mandat que lui confie cette loi (paragraphe 98).

[196] Le législateur a confié à l'Office, et non à la Commission, la responsabilité publique d'évaluer les obstacles. Seul l'Office possède l'expertise nécessaire pour soupeser les exigences des personnes ayant une déficience et les réalités concrètes - financières, structurales et logistiques - d'un système de transport fédéral (paragraphe 138).

[197] Le Tribunal rejette cet argument d'Air Canada relatif à la primauté. Premièrement, dans Via Rail, la Cour suprême n'était pas appelée à statuer sur la question de savoir si la compétence du Tribunal était écartée ou amoindrie de quelque façon que ce soit par le mandat de l'Office en vertu de l'article 5 ou 172 de la LTC. C'est ainsi qu'Air Canada, et non la Cour suprême, a formulé la question.

[198] Deuxièmement, il y a toute une série d'arrêts de la Cour suprême selon lesquels la LCDP est une loi quasi constitutionnelle et prime sur toute autre loi fédérale, sauf si une exception est expressément créée; voir Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, aux pages 157 et 158, le juge Lamer; Winnipeg School Division No. 1 c. Craton, [1985] 2 R.C.S. 150, au paragraphe 8; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, au paragraphe 81). Bien sûr, on ne saurait valablement prétendre que la Cour suprême, en établissant la norme de contrôle, avait l'intention d'écarter ce principe de longue date en matière d'interprétation législative.

[199] Enfin, quant au raisonnement de la Cour suprême, aux paragraphes 136, 137, 138 et 139 (et particulièrement au paragraphe 138, sur lequel s'est fondé Air Canada), elle explique que l'expression dans la mesure du possible tirée de l'alinéa 5g) de la LTC constitue le fondement juridique de la norme des contraintes excessives dans le contexte du transport.

[200] Via Rail a soutenu que l'obligation de prendre des mesures d'accommodement relevant de l'alinéa 5g) de la LTC constitue une norme moins stricte que la norme prescrite par la législation en matière de droits de la personne. La Cour suprême n'était pas d'accord. Elle a fait valoir que le libellé de cet alinéa n'imposait pas une norme plus stricte ou moins stricte que la norme établie par la jurisprudence relative aux droits de la personne. L'expression restrictive dans la mesure du possible tirée de l'alinéa 5g) constitue le fondement juridique de la norme des contraintes excessives dans le contexte du transport.

[201] Quant à la question de savoir ce qui est possible, il faut procéder à la même analyse nécessaire pour évaluer les contraintes excessives en application de la LCDP. Aucune différence dans l'approche adoptée n'est justifiée par un contexte différent, particulièrement depuis que le législateur a ordonné à l'Office de favoriser les politiques et les pratiques complémentaires à celles de la Commission (article 17 de la LTC).

[202] L'article 5 de la LTC a été modifié en 2007. Cet article est maintenant beaucoup plus court et, qui plus est, l'expression dans la mesure du possible n'y figure plus. Air Canada a brièvement fait part de cette modification, sans toutefois aborder les conséquences qui pouvaient en découler.

[203] Dans Via Rail, la Cour suprême a recouru à l'expression dans la mesure du possible comme étant la norme des contraintes excessives, mais dans le contexte du transport. Étant donné que cette expression a été supprimée, on pourrait maintenant soutenir que l'obligation de prendre des mesures d'accommodement sans qu'il en résulte une contrainte excessive n'est plus la norme relative aux droits de la personne dans le contexte du transport.

[204] Par conséquent, les personnes ayant une déficience bénéficieraient d'une moins grande protection dans le cadre de la LTC que dans le cadre de la législation en matière de droits de la personne. Cette conclusion va à l'encontre de l'argument selon lequel l'Office est le premier responsable des questions de droits de la personne.

V. ORDONNANCE

[205] Il faut maintenant se pencher sur le fond de l'ordonnance. Air Canada a encouragé vivement le Tribunal à utiliser la règle du DOT sur les accompagnateurs comme modèle pour évaluer sa propre politique sur les accompagnateurs. Comme on l'a mentionné précédemment, la politique du DOT a été formulée à partir de ou découle de la décision Southwest Airlines. Air Canada n'a pas établi la raison pour laquelle il ne peut pas adopter cette norme.

[206] La norme d'ACpedia selon laquelle les agents de bord doivent pouvoir communiquer avec tous les passagers lors de moments critiques durant un vol afin de leur transmettre des consignes de sécurité ne s'est pas révélée raisonnablement nécessaire puisque la règle du DOT exige uniquement que les passagers arrivent à saisir, en communiquant d'une manière quelconque avec le personnel du transporteur, l'exposé sur les mesures de sécurité donné avant le décollage.

[207] À cet égard, il est mentionné dans la décision Southwest Airlines du DOT que les personnes à la fois sourdes et aveugles n'ont pas besoin d'entendre les ordres adoptez la position de sécurité ou sortez par ici pour les exécuter. Ces passagers sont en mesure de réagir correctement aux signaux environnementaux qu'ils perçoivent (p. ex. mouvements brusques, trépidation de l'avion, fumée, air qui se déplace vers le haut). En situation d'urgence, les personnes à la fois sourdes et aveugles peuvent aussi se débrouiller en se fiant sur les déplacements des autres. Il est aussi possible de désigner un passager avant le décollage responsable de tracer un X, soit le signal d'urgence international, dans le dos ou sur l'épaule d'un passager sourd et aveugle. M. Morten a mentionné ces faits au cours de son témoignage.

[208] La règle du DOT et l'affaire Southwest Airlines semblent fortement indiquer que d'autres mesures d'accommodement peuvent être prises en l'espèce. Air Canada n'a pas démontré pourquoi il ne peut pas adopter la norme appliquée aux États-Unis.

[209] De plus, tel qu'il a été mentionné dans Grismer, en respectant son obligation de prendre des mesures d'accommodement, le fournisseur de services prouve que sa norme est nécessaire à la réalisation de son but ou de son objectif. Dans cette affaire, comme en l'espèce, le but n'était pas d'atteindre la perfection ni la sécurité absolue, mais plutôt un degré de sécurité raisonnable.

[210] La norme actuelle d'Air Canada, telle qu'elle est énoncée dans ACpedia, ne tolère pas le risque pour la sécurité que représentent les personnes visées (M. Morten et celles qui se trouvent dans la même situation que lui). Par contre, la norme tolère dans une certaine mesure le risque équivalent ou supérieur que représentent d'autres passagers se trouvant dans une situation semblable à celle de M. Morten, comme M. Langston. D'autres exemples de cette catégorie de personnes sont fournis dans la décision Southwest Airlines : personnes obèses; aînés qui se déplacent plus lentement ou qui ont besoin d'aide pour se déplacer en raison de la vieillesse; femmes enceintes; passagers qui doivent recevoir un supplément d'oxygène durant le vol.

[211] La décision de ne pas prendre de mesures pour répondre aux besoins d'une personne ayant une déficience doit être fondée sur les capacités réelles de cette personne et le risque véritable qu'elle représente de ce fait plutôt que sur des hypothèses discriminatoires basées sur des stéréotypes liés à des déficiences (Grismer).

[212] Air Canada doit travailler de pair avec la Commission et M. Morten afin d'élaborer une politique sur les accompagnateurs qui prend en compte les moyens de communication utilisés par les personnes qui se trouvent dans la même situation que M. Morten, le risque inhérent que représente les passagers ayant une mobilité réduite et qui sont actuellement autorisés à voyager par avion sans accompagnateur, et le fait que, dans une situation d'urgence, de nombreux passagers n'ayant aucune déficience sont incapables de saisir les consignes de sécurité qui sont transmises et de les exécuter.

[213] Ce n'est qu'après avoir accompli ce travail qu'Air Canada pourra véritablement mettre fin à son acte discriminatoire à l'égard de M. Morten en prenant des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir tout acte semblable, comme le prévoit l'alinéa 53(2)a) de la LCDP.

[214] Étant donné que les parties connaissent bien les questions à régler dans la présente affaire, et vu les récentes tentatives d'Air Canada de mettre au point une politique sur les accompagnateurs dans le programme ACpedia, un délai de quatre mois suivant la date de la présente décision devrait être suffisant à cet égard.

[215] Si les parties ne sont pas en mesure de parvenir à une entente au cours du délai accordé, le Tribunal conserve le pouvoir, si d'autres preuves et observations sont présentées par les parties, de décider d'une politique sur les accompagnateurs qui est appropriée.

A. Préjudice moral

[216] M. Morten a témoigné que la décision d'Air Canada selon laquelle il devait voyager avec un accompagnateur était très paralysante. Il était très émotif lorsqu'il a expliqué à quel point cette décision a eu un effet nuisible sur son indépendance et tous ses accomplissements; cette décision l'a troublé profondément et l'a atteint sur le plan émotif.

[217] M. Morten estime être capable de mener une vie autonome et il est très fier de cet accomplissement. La décision d'Air Canada de l'obliger à voyager avec un accompagnateur était une atteinte à son estime de soi et à sa fierté.

[218] Il a déclaré avoir ressenti les conséquences de cette décision pendant quatre ans : maux de tête, tensions musculaires, maux d'estomac, insomnie. Il était simplement incapable d'oublier cet incident, de ne plus y penser. Étant donné les conséquences de cet acte discriminatoire sur M. Morten (sa fierté de ses accomplissements, ses efforts déployés pour accroître son indépendance au cours des années et les effets de la décision d'Air Canada sur son bien-être physique), le Tribunal juge que le montant de 10 000 $ est juste pour compenser le dommage qu'il a subi. Les intérêts doivent être payés sur ce montant conformément à l'article 9 des Règles de procédure du Tribunal.

J. Grant Sinclair, président

Kerry-Lynne D. Findlay, c.r., membre

Wallace Gilby Craig, membre

Ottawa (Ontario)
Le 26 janvier 2009

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T1207/1907

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Eddy Morten c. Air Canada

DATE ET LIEU DE L'AUDIENCE :

Les 10 au 13 mars 2008
Les 25 au 28 mars 2008
Les 14 au 16 avril 2008

Vancouver (Colombie-Britanique)

DATE DE LA DÉCISION
DU TRIBUNAL :

Le 26 janvier 2009

ONT COMPARU :

Tarren McKay

Pour le plaignant

Giacomo Vigna

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Gerard Chouest

Pour l'intimée

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