Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 3/ 87 Décision rendue le 17 février 1987

LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE (S. C. 1976- 1977, c. 33, telle que modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

DEVANT: Robin M. Elliot

ENTRE: MAUREEN STANLEY OLWYN HOWELL HAZEL JONES LESLEY MAGERA Plaignantes ET: LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA Mise en cause

DÉCISION

COMPARUTIONS: SHEILA GRECKOL et JUNE ROSS pour les plaignantes et la Commission canadienne des droits de la personne

ARNOLD FRADKIN pour la mise en cause

Traduction - original en anglais

>I. LA PREUVE

Les éléments de preuve présentés, en l’espèce, portaient sur un vaste éventail de sujets. Afin de les circonscrire dans un exposé accessible, je me propose de les résumer sous les rubriques suivantes : 1. Les états de service des plaignantes; 2. Les centres de détention provisoire de la GRC; 3. Le prévenu nouvellement écroué; 4. La nécessité d’une sécurité rigoureuse; 5. Les obligations d’un gardien; 6. La politique de la GRC relative à la surveillance des prisonniers par des gardiens du même sexe; 7. La nature et la fréquence de l’observation des prisonniers de sexe opposé; 8. Les conséquences de l’observation des prisonniers de sexe opposé; 9. La surveillance des prisonniers par des gardiens de sexe opposé dans les établissements correctionnels canadiens; 10. Les effets bénéfiques de la présence de femmes dans les institutions réservées aux hommes; 11. Les plaintes des prisonniers; 12. Les cloisons dans les installations sanitaires; 13. L’Association canadienne de justice pénale.

1. Les états de service des plaignantes

Maureen Reville a été engagée en 1978 par le détachement de Grande Cache pour garder des prisonniers des deux sexes, et a exercé cette fonction jusqu’au 16 janvier 1981, lorsqu’une directive émanant de la direction générale de la GRC stipula que les prisonniers détenus dans les centres de détention provisoire de la GRC devaient être gardés par des personnes du même sexe. Après le 16 janvier 1981, elle fut autorisée pour une courte période à garder des hommes, aucun gardien de sexe masculin n’étant disponible. Une fois cette tâche remplie, elle a été chargée, dans des limites très restreintes, de garder des femmes. Elle a cessé de travailler pour la GRC en 1983.

> Dans la présente affaire, les plaignantes, Maureen Stanley (aujourd’hui Maureen Reville), Olwyn Howell, Leslie Magera et Hazel Jones, prétendent être victimes de discrimination sexuelle de la part de la Gendarmerie royale du Canada (ci- après, la GRC). Cette allégation repose sur le fait que, le 16 janvier 1981, elles étaient régies par la politique établie de longue date à la GRC, selon laquelle les prisonniers écroués dans les centres de détention provisoire doivent être gardés par des personnes du même sexe. Avant cette date, et à l’encontre de cette politique, chacune des plaignantes travaillait dans un de ces centres comme gardienne de prisonniers, tant de sexe masculin que de sexe féminin. Maureen Reville, Olwyn Howell et Leslie Magera exerçaient cette fonction au centre de détention provisoire de Grande Cache, en Alberta, et Hazel Jones à celui de Jasper, en Alberta. Après le 16 janvier 1981, la tâche assignée à chacune d’elles dans ces centres diminua considérablement, du fait que très peu de femmes y sont détenues.

L’audition de la cause a été particulièrement longue; elle a duré, pour les témoignages seulement, dix- sept jours. D’un commun accord, et en raison de circonstances atténuantes (l’hospitalisation soudaine de M. Fradkin, avocat de la GRC, la veille du plaidoyer oral), les plaidoiries des parties ont été faites par écrit; celles- ci aussi ont été très longues, totalisant près de 550 pages. La question en litige revêtait manifestement, aux yeux des parties, une grande importance.

La présente sentence arbitrale se divise en trois sections principales. La première porte sur les éléments de preuve présentés par les parties, et la deuxième sur le cadre juridique dans lequel la preuve dans une affaire de cette nature devrait, à mon sens, être analysée. Dans la troisième partie, j’applique le cadre exposé dans la deuxième partie aux éléments de preuve exposés dans la première.

> - 2 Olwyn Howell a été embauchée par le détachement de Grande Cache en mars 1980 pour garder des prisonniers des deux sexes, et a exercé cette fonction jusqu’au 16 janvier 1981. Comme Maureen Reville, et pour le même motif, elle fut autorisée à continuer de garder des hommes pour une courte période. Elle a également continué de garder des femmes, bien que les heures de travail aient été considérablement réduites. En 1985, elle a occupé un poste à temps plein à titre d’agent des services correctionnels dans une institution provinciale à Grande Cache.

Leslie Magera a gardé des hommes et des femmes, à Grande Cache, du 4 au 16 janvier 1981. Elle aussi a temporairement continué de garder des prisonniers de sexe masculin. Elle a cessé de travailler pour la GRC en avril 1981.

Hazel Jones a travaillé au centre de détention provisoire de Jasper, de 1975 à 1983. Avant juin 1980, elle ne gardait que des femmes et le travail était rare. Du mois de juin 1980 au 16 janvier 1981, elle gardait des prisonniers des deux sexes et travaillait à temps plein. Après cette date, elle est revenue au travail à temps partiel en gardant des femmes. Elle a quitté son emploi à la GRC en 1983.

Les plaignantes ont mentionné que, au meilleur de leur connaissance, elles se sont acquittées de leurs tâches de gardiennes d’une manière entièrement satisfaisante.

2. Les centres de détention provisoire de la GRC La GRC dispose de plus de 700 détachements à travers le pays. Les personnes arrêtées sous son autorité sont conduites à l’établissement qui abrite un de ces détachements, et sont détenues dans l’aire de détention qui en fait partie. La durée normale de séjour à ce centre de détention provisoire est de plusieurs heures, bien que certaines

> - 3 personnes soient détenues quelques jours. Le rôle du centre est de garder ces personnes (qualifiées, tout au long de l’audition, de prévenus nouvellement écroués) en détention préventive, jusqu’à leur première comparution devant le tribunal ou, dans le cas de bon nombre de personnes trouvées en état d’ébriété et cantonnées dans les cellules des ivrognes (drunk tanks), jusqu’à ce qu’elles soient mises en liberté. Il arrive que des personnes, qui sont renvoyées en détention provisoire par le tribunal ou qui subissent leur procès, soient gardées dans un centre; mais ce cas très rare ne se présente que si aucun autre lieu de détention n’est disponible dans la région. On a vu, occasionnellement, des condamnés purger une peine d’une fin de semaine dans certains centres mais, là encore, il s’agit de cas très rares.

Quant à l’agencement des lieux, les centres de détention provisoire de Garde Cache et de Jasper sont assez représentatifs, aux dires des témoins, des centres situés dans les autres détachements; la seule différence réside dans le nombre de cellules, qui est de loin inférieur à celui des grands centres urbains (quatre cellules seulement à Grande Cache, et six à Jasper). Une salle de garde est réservée au gardien. Les aires cellulaires, qui en sont séparées par une porte massive, comprennent les cellules proprement dites et un passage où sont installées des douches ouvertes. Les aires de détention des hommes sont séparées de celles des femmes. Celles des hommes peuvent être observées, à partir de la salle de garde, au moyen d’une fenêtre, bien que celle- ci soit généralement couverte de stores vénitiens ou d’un autre équipement semblable.

Chaque cellule, construite en ciment, est dotée d’une façade grillagée (composée de barres d’acier fixées du plafond au plancher et d’un côté à l’autre). A l’exception de la cellule des ivrognes,

> - 4 cellule conçue spécialement pour loger les personnes en état d’ébriété avancée, chaque cellule contient une couchette double, un lavabo et une

toilette. La cellule des ivrognes ne dispose que d’un trou au plancher. Les cellules et, par le fait même, les toilettes, sont entièrement exposées à tout Venant dans l’aire de détention. En fait, dans certaines cellules, la toilette est située juste du côté intérieur de la grille.

3. Le prévenu nouvellement écroué La mise en cause et les plaignantes ont, l’une et les autres, appelé des experts à témoigner sur les sentiments qu’éprouve un prisonnier moyen de sexe masculin, qui vient d’être conduit dans un centre de détention provisoire. Les experts de la mise en cause étaient M. Paul Williams, M. Josh Zambrowsky, Dr Bruno Cormier, Dr Stephen Hucker et Dr Basil Orchard. Les experts des plaignantes étaient Dr Selwyn Smith et Dr John Brooks. Il y a lieu de faire état ici des qualifications et de l’expérience de chacun d’eux.

M. Williams est actuellement directeur général de la Société John Howard de Montréal. Avant d’occuper ce poste, il avait travaillé durant une vingtaine d’années comme psychologue dans le domaine correctionnel. M. Williams a acquis une vaste expérience auprès des détenus, surtout au cours de son travail au Service canadien des pénitenciers, dans les années soixante et soixante- dix. De 1964 à 1969, 75 % de sa tâche comportait la rencontre des prisonniers en détention provisoire.

M. Zambrowsky, qui détient un diplôme en criminologie, est un criminologue clinique. Il est actuellement directeur général de l’Association canadienne de justice pénale. Il a également été directeur général de la Société John Howard de Québec et a passé cinq années à la clinique de McGill, en psychiatrie légale. M. Zambrowsky a

> - 5 acquis une expérience en counselling et avoir exercé la thérapie auprès d’une vaste gamme de prisonniers.

Dr Cormier est psychiatre, psychanalyste et criminologue clinique légiste. Il est actuellement directeur de la clinique de McGill en psychiatrie légale, et était autrefois directeur des services psychiatriques au pénitencier de St- Vincent de Paul. A ce dernier titre, il a vu un très grand nombre de prisonniers, dont plusieurs en détention préventive.

Il y a lieu de signaler que M. Williams et M. Zambrowsky ont, tous deux, travaillé avec Dr Cormier à la clinique de McGill en psychiatrie légale, et à une prison de New York administrée par cette clinique. M. Williams a collaboré avec Dr Cormier à la rédaction de certains articles et contribué, ainsi que M. Zambrowsky, à l’ouvrage de Dr Cormier sur les prisonniers et les gardiens de prisons, intitulé The Watcher and the Watched. Dr Cormier a admis qu’ils partageaient tous trois (TRADUCTION) la même attitude générale vis- à- vis des services correctionnels.

Dr Hucker est psychiatre légiste; il est actuellement chef du groupe du service de médecine légale à l’institut psychiatrique Clarke, à Toronto. En sa qualité de psychiatre légiste, il a vu un grand nombre de détenus, bien qu’il n’en ait vu qu’une ou deux douzaines au cours des cinq ou six dernières années. Certains patients de l’institut Clarke en sont à l’étape de la pré- enquête ou au stade présentenciel.

Dr Orchard est psychiatre à la clinique médico- légale de l’institut psychiatrique Clarke. Au cours des dix- huit dernières années, il a travaillé

auprès des prisonniers dans les postes de police, les centres correctionnels provinciaux et les centres de détention régionaux.

Dr Smith est psychiatre en chef de l’Hôpital royal d’Ottawa. En > - 6 d’Ottawa- Carleton, les tribunaux et la Commission des libérations conditionnelles, lesquels lui réfèrent des personnes à des fins d’examen psychiatrique. Il est président de l’American Association of Psychiatry and the law, et membre d’un groupe consultatif auprès de la commission fédérale des services correctionnels, pour les questions de santé.

Dr Brooks est psychiatre légiste. Il a travaillé pendant trois ans au département de médecine légal de l’Alberta Hospital, où son travail consistait, notamment, à examiner les personnes renvoyées en détention provisoire par les tribunaux. Il a déclaré qu’il visite également la prison de la ville et examine les nouveaux prévenus que la police soupçonne de déséquilibre mental. Il exerce actuellement la profession à son compte, 65% de ses dossiers relevant de la médecine légale.

Les témoignages de ces experts, relativement aux sentiments qu’éprouve un prisonnier moyen, de sexe masculin, venant d’être incarcéré dans un centre de détention provisoire, sont à peu près les mêmes : peur, colère, frustration, anxiété, impuissance, vulnérabilité, humiliation, choc, perte du respect de soi, désespoir, telles ont été les descriptions généralement utilisées. Ces sentiments ont été attribués à divers facteurs : l’incertitude quant à la nature de l’accusation, le fait d’être coupé de sa famille et de ses amis, l’incarcération elle- même, le caractère public de l’arrestation et la privation de l’intimité. Le fait d’être vu en petite tenue ou à la toilette par le premier venu est, selon les experts de la mise en cause, particulièrement inquiétant; les experts des plaignantes ont reconnu que ce facteur pouvait créer des problèmes à plusieurs prisonniers, mais ils ne lui ont pas accordé autant d’importance que les experts de la mise en cause. Ainsi, Dr Brooks a considéré le caractère public de l’arrestation comme un facteur plus inquiétant pour

> - 7 le prévenu récemment écroué.

Le deuxième expert des plaignantes, Dr Smith, a souligné qu’il était difficile de généraliser les sentiments de ces nouveaux détenus; il a laissé entendre que certains d’entre eux pouvaient ne pas ressentir une très forte tension. Je n’ai pas compris que les experts de la mise en cause contestent cette proposition. Ce qu’ils ont affirmé - et qui semble avoir été reconnu tant par Dr Smith que par Dr Brooks - est que, pour un grand nombre de nouveaux prévenus, le temps passé dans un centre de détention provisoire est marqué par une forte tension.

4. La nécessité d’une sécurité rigoureuse Le fait que, pour un grand nombre de prisonniers, le temps qu’ils passent dans un centre de détention provisoire soit marqué par une forte tension signifie qu’on doit les garder sous une surveillance très étroite. Pour souligner la nécessité d’une telle surveillance, la GRC a produit des

éléments de preuve selon lesquels on a compté 264 tentatives de suicide au cours des quatre dernières années dans 56 détachements, dont 202 étaient des tentatives de pendaison. Les témoins de la GRC ont également fait remarquer qu’en règle générale, lorsque de nouveaux prévenus sont amenés aux centres de détention provisoires, on est très peu renseigné sur leurs antécédents et leur état mental. Il est donc pratiquement impossible de prédire lequel d’entre eux sera ou ne sera pas susceptible de tenter de se suicider.

La GRC a également fourni des preuves à l’effet que, bien que les tentatives de suicide constituaient la préoccupation majeure au plan de la sécurité, cette préoccupation n’était pas la seule. La

> - 8 dissimulation de produits de contrebande, la confection d’armes, l’organisation d’évasions et le tatouage ont été autant d’éléments mentionnés à cet égard.

5. Les obligations d’un gardien Les obligations d’un gardien dans un centre de détention provisoire de la GRC sont exposées dans des instructions écrites, préparées par un agent supérieur du détachement où le gardien travaille. Ces instructions sont destinées à mettre en oeuvre les lignes directrices de la politique générale établie par la direction générale de la GRC.

Les instructions écrites qui s’appliquaient aux trois plaignantes, chargées de garder les hommes détenus au centre de Grande Cache, étaient les suivantes :

(TRADUCTION)

  1. Il incombera au gardien de veiller à ce que la cellule du détachement demeure en tout temps bien fermée à clef durant son tour de service et qu’aucun prisonnier ne puisse s’enfuir. La porte de la cellule ne sera pas fermée à clef en cas d’extrême urgence ou d’incendie, SEULEMENT. La porte extérieure du bureau du détachement doit demeurer fermée à clef de 18 h à 9 h. Advenant qu’une personne se présente à la porte et désire entrer au bureau, un membre du détachement sera immédiatement contacté. Toute conversation avec un visiteur devra se faire à travers la porte du bureau fermée à clef.
  2. Tout prisonnier ne sera autorisé à recevoir de visites qu’entre 14 h et 16 h tous les jours. Aucun prisonnier ne se verra remettre par le gardien un paquet ou des vêtements. Aucun prisonnier ne sera autorisé à garder en sa possession, dans la cellule, des allumettes. Aucun prisonnier ne sera autorisé à fumer dans les cellules; les prisonniers pourront recevoir leurs cigarettes lors d’une entrevue avec leur avocat ou au cours des visites.
  3. Advenant qu’un prisonnier ou un malade mental tente de se suicider ou développe une maladie grave ou peu commune, un membre du détachement sera immédiatement contacté.

> - 9 4. Le gardien restera éveillé et vigilant en tout temps, contrôlera les

prisonniers toutes les 15 minutes et inscrira leurs comportements (sommeil, etc.).

5. Le gardien ne devra, en aucun cas, se tenir en compagnie de quiconque, homme ou femme, durant ses heures de service.

6. Toute circonstance anormale se rapportant au prisonnier ou aux locaux, et survenant durant le tour de service des gardiens de nuit, sera immédiatement signalée à un membre du détachement. Les gardiens rappelleront également aux membres du détachement en service de signer le registre gardien/ prisonnier avant de quitter le service et après avoir procédé à l’inspection des prisonniers.

7. Advenant qu’un incendie soit constaté sur les lieux durant le tour de service du gardien, celui- ci en avisera immédiatement le membre du personnel en service ou, en l’absence de ce dernier, un membre du détachement. De promptes mesures seront prises afin d’assurer la bonne garde des prisonniers. En cas d’incendie ou de tentative de suicide, la responsabilité première du gardien est la sauvegarde de la vie, et la seconde celle d’assurer la sécurité du (des) prisonnier( s). En de telles situations, le gardien devra en aviser immédiatement un membre du détachement et obtenir son aide.

- NE PAS ATTENDRE L’ARRIVÉE DU MEMBRE DU DÉTACHEMENT SI UNE VIE EST EN DANGER. - PÉNÉTRER DIRECTEMENT DANS LA CELLULE ET AIDER A ASSURER LA SÉCURITÉ

DES PRISONNIERS. - ÉTRE CONSCIENT QUE CERTAINS PRISONNIERS PEUVENT PARFOIS PROVOQUER

UN INCENDIE, ETC. OU SIMULER DES PROBLÉMES DE NATURE MÉCIALE POUR S’ENFUIR. - LE GARDIEN OU LA MATRONE NE PÉNETRERA DANS LES CELLULES EN

L’ABSENCE DU MEMBRE DU DÉTACHEMENT QUE SI LA SÉCURITÉ DES PRISONNIERS SE TROUVE MENACÉE, TEL QUE DÉCRIT CI- DESSUS.

8. Les gardiens de nuit se familiariseront avec l’ordre du poste no 6, relatif aux instructions en cas d’incendie.

9. Les gardiens ou les matrones resteront au poste de garde, c.- à- d. à la réception du bloc cellulaire, durant leur tour de service. Cette mesure assurera qu’ils demeurent à proximité des personnes dont ils ont la garde. Ils ne s’assoiront pas au bureau général du détachement durant leur tour de service.

Les instructions écrites qui s’appliquaient à Hazel Jones, la plaignante employée à Jasper, comprenaient un ou deux paragraphes de plus; les paragraphes communs étaient du reste formulés différemment,

> - 10 sans comporter pour autant de différences majeures. Il ressort clairement de ces deux séries d’instructions écrites que la responsabilité première du gardien est de maitenir la sécurité au centre.

Bien qu’aucune de ces séries d’instructions n’en fasse mention, les témoignages ont révélé que les gardiens sont appelés également à surveiller les prisonniers pendant la douche. Toutefois, lorsque les prisonniers dont elles avaient la garde étaient des hommes, les plaignantes n’étaient pas autorisées à accomplir cette tâche, laquelle était assumée par des agents de

la GRC de sexe masculin. En fait, les plaignantes n’exerçaient donc pas, à elles seules, le contrôle sur les prisonniers de sexe masculin.

L’élément important qui ressort, en l’espèce, est l’obligation des gardiens des centres de détention provisoire de la GRC d’observer les prisonniers et de s’assurer qu’ils sont en sécurité dans leurs cellules. Les gardiens sont appelés à entrer dans l’aire de détention pour procéder à de telles observations et surveiller attentivement chaque prisonnier. La preuve a révélé que la politique concernant la fréquence de ces rondes de surveillance a évolué au cours des années, ces rondes étant effectuées à présent plus souvent. Un changement (d’une ronde toutes les 30 minutes à une ronde toutes les 15 minutes) est intervenu à la fin des années soixante- dix, alors que Mme Reville et Mme Jones travaillaient respectivemet à Grande Cache et à Jasper. La preuve a révélé également que la GRC a tenté, ces dernières années, de s’assurer que les rondes de surveillance ne soient pas effectuées à

> - 11 intervalles réguliers. En février 1985, la direction générale de la GRC a prescrit que les rondes aient lieu (TRADUCTION) à intervalles espacés, de manière à ne pas laisser entrevoir un système de surveillance régulier. Plus tard, en juin 1985, par suite de l’inquiétude croissante causée par le nombre de suicides et de tentatives de suicides dans les centres, la politique a été modifiée par les termes (TRADUCTION) contrôler continuellement les prisonniers des cellules.

6. La politique de la GRC relative à la surveillance des prisonniers par des gardiens du même sexe

Le témoignage sur l’historique et la raison d’être de la politique de la GRC voulant que les prisonniers dans les centres soient gardés par des personnes du même sexe, a été fourni par le surintendant Derek Barker, l’agent chargé d’administrer les ententes en vertu desquelles la GRC exerce des fonctions de police pour les gouvernements provinciaux et municipaux. Il a expliqué que la GRC a toujours eu pour politique que les gardiens travaillant dans les centres soient du même sexe que les prisonniers dont ils ont la responsabilité. Dans sa formulation actuelle, cette politique qui figure au Manuel des opérations de la GRC, s’énonce comme suit :

Tous les prisonniers doivent être gardés en permanence par une personne du même sexe.

Le surintendant Barker a fait remarquer que la GRC a embauché depuis le milieu des années soixante- dix des agents de sexe féminin qui

> - 12 accomplissent les mêmes tâches que les agents de sexe masculin, à l’égard des prisonniers hommes, à deux exceptions près. L’une d’elles se rapporte à la fouille de ces prisonniers et l’autre à leur escorte d’un endroit à un autre. Ces deux tâches doivent être assumées par des agents de sexe masculin lorsque les prisonniers sont des hommes.

Selon le surintendant Barker, les détachements de la GRC dans la province d’Alberta ont eu de la difficulté à la fin des années soixante- dix

à trouver suffisamment d’hommes intéressés à travailler comme gardiens dans leurs centres. Il a attribué ce problème au fait que l’économie de cette région était en plein essor à cette époque, avec pour conséquence que les hommes pouvaient trouver de meilleurs emplois ailleurs. Quelle qu’en f t la raison, elle a amené la division de la GRC en Alberta à télexer à la direction générale à Ottawa et à demander la permission d’engager des femmes pour combler les postes vacants. (On remarquera que Grande Cache avait déjà emloyé Maureen Reville pour garder des hommes pendant un certain temps lorsque ce télex fut envoyé.) Sans obtenir l’autorisation du surintendant Barker, quelqu’un à la direction générale a envoyé une réponse signalant que la politique de garder les prisonniers par une personne du même sexe, laquelle était alors énoncée comme suit :

(TRADUCTION)

Lorsqu’un prisonnier est en détention ou sous escorte, un gardien du même sexe doit être de service,

pouvait être interprétée comme permettant aux femmes de garder des hommes, à condition qu’un agent de la GRC de sexe masculin f t en service au détachement. C’est vraisemblablement à partir de cette

> - 13 réponse que Olwyn Howell, Leslie Magera et Hazel Jones ont été affectées à la garde de prisonniers hommes.

Le surintendant Barker a déclaré dans son témoignage qu’il n’a été informé de la réponse adressée à la division de l’Alberta qu’après le début de ces procédures, et qu’il ignorait que des femmes avaient été embauchées pour garder des hommes jusqu’en 1981.

Sur réception de la demande de l’Alberta au milieu de l’année 1979, le surintendant Barker se mit à étudier la question de savoir si la politique de garder les prisonniers par une personne du même sexe devait être reconsidérée à la lumière du problème soulevé par la division de l’Alberta d’autoriser certaines exceptions. Toutefois, en novembre 1980, l’État- major supérieur de la direction générale de la GRC prit la décision de maintenir la politique. A partir de cette décision, des instructions visant à faire observer cette politique ont été émises à toutes les divisions du pays. Les détachements de Grande Cache et de Jasper les ont reçues en janvier 1981.

Le surintendant Barker a fait savoir que la raison d’être de la politique de faire garder les prisonniers par une personne du même sexe résidait dans la nécessité de respecter les normes sociales relatives à l’intimité personnelle. Il a déclaré que la GRC se préoccupait du fait que, si elle ne se conformait pas à ces normes, elle s’exposerait à des plaintes et à des critiques. Il a déclaré avoir toujours cru que l’intimité personnelle et la dignité humaine devaient être respectées au maximum dans les centres. Dans sa réponse à une demande de l’enquêteur de la Commission canadienne des droits de la personne, il a fourni, comme raisons additionnelles à l’appui de la politique, la

> - 14 nécessité de traiter également les hommes et les femmes prisonniers (en prenant pour acquis que les hommes ne pourraient certainement pas être autorisés à garder des prisonnières), et l’inquiétude causée par la plus

grande vulnérabilité des gardiennes à être physiquement maîtrisées par des hommes prisonniers. Néanmoins, même dans cette réponse, on insiste sur les préoccupations reliées à l’intimité et à la dignité, et c’est sur elles qu’il a mis l’accent au cours de son témoignage à l’audition.

Lors du contre- interrogatoire, le surintendant Barker a bien fait comprendre que l’étude qu’il a réalisée, après avoir reçu le télex de l’Alberta, se limitait à déterminer l’étendue du problème qui y était soulevé - autrement dit, à déterminer le nombre de détachements qui éprouvaient de la difficulté à engager des hommes pour garder des prisonniers de sexe masculin. L’étude ne s’est pas étendue à une enquête sur l’ampleur des entorses à la politique, à l’expérience réalisée dans ces détachements où la politique avait été contournée (lui- même ignorait à l’époque les dérogations commises à Grande Cache et à Jasper), ni à la possibilité d’utiliser des cloisons dans les installations sanitaires des aires de détention pour satisfaire aux exigences de l’intimité personnelle.

7. La nature et la fréquence de l’observation des prisonniers de sexe opposé

Les deux parties ont produit une preuve considérable sur le nombre de fois où les gardiens dans les centres de détention provisoires de la GRC voient les hommes prisonniers en petite tenue ou à la toilette. Du côté des plaignantes, cette preuve provenait de leurs témoignages et

> - 15 celui d’une autre femme, Mme Myrna McNutt, qui avait gardé des hommes au centre de Grande Cache. Du côté de la mise en cause, la preuve provenait d’un certain nombre de gardiens de sexe masculin, ayant l’expérience de la surveillance de prisonniers du même sexe dans les centres de la GRC.

Les dépositions des gardiens de sexe masculin ont révélé que les prisonniers sont aperçus assez régulièrement à la toilette. La plupart de ces gardiens ont déclaré qu’ils voient plusieurs prisonniers à la toilette à chaque ronde de huit heures. Ils ont mentionné également qu’il était courant de voir des prisonniers dévêtus à différents degrés et parfois complètement nus. Plusieurs prisonniers dorment en caleçon et, les jours de comparution au tribunal, il était d’usage chez les prisonniers de changer de vêtements.

Les témoignages fournis sur ce point par les plaignantes et par Mme McNutt constrastaient vivement avec ceux des gardiens. Maureen Reville a déclaré n’avoir vu qu’une fois un homme prisonnier utiliser la toilette, et c’était de la salle de garde, en regardant par la fenêtre de la porte donnant sur l’aire de détention. (Elle a affirmé qu’elle n’allait, en fait, dans l’aire de détention durant sa ronde d’observation, que si elle avait des raisons de croire que quelque chose n’allait pas. Autrement, elle observait les prisonniers à partir de la salle de garde.) Interrogée sur la raison pour laquelle elle n’avait pas vu ces scènes plus souvent, elle a répondu que les prisonniers semblaient savoir quand elle arrivait (TRADUCTION) et alors, soit qu’ils y allaient avant, soit qu’ils attendaient. (Elle a déclaré cependant qu’elle effectuait ses rondes comme une horloge, c.- à- d. précisément à toutes les 30 ou 15 minutes, selon la politique

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alors en vigueur.) Elle a également signalé qu’une grande partie de son travail était effectué de nuit, lorsque les prisonniers dormaient. A un autre stade de son témoignage, elle a déclaré que les prisonniers demandaient de temps à autre de fermer la porte séparant l’aire de détention de la salle de garde. Mme Reville a déclaré n’avoir vu que deux hommes prisonniers partiellement dévêtus. Elle a vu, une fois, un prisonnier endormi avec son pantalon baissé jusqu’aux chevilles et, une autre fois, un prisonnier debout dans sa cellule, ne portant que son caleçon.

Olwyn Howell a déclaré que, bien qu’elle ait vu une ou deux prisonnières utiliser la toilette, elle ne s’est jamais trouvée en face d’un homme dans la même situation lorsqu’elle était dans l’aire de détention. L’explication qu’elle en a donnée était qu’elle pouvait entendre si un homme prisonnier utilisait la toilette, auquel cas elle attendait qu’il ait fini avant de faire sa surveillance. Elle a signalé aussi que la majeure partie de son travail avec les prisonniers de sexe masculin se faisait de nuit. Mme Howell a déclaré n’avoir aperçu qu’une fois un homme prisonnier qui n’était pas entièrement vêtu, et cela s’est produit la nuit alors que le pantalon d’un prisonnier avat glissé au niveau de ses genoux.

Leslie Magera a déclaré n’avoir jamais vu d’homme prisonnier utiliser la toilette; le seul qu’elle ait vu en petite tenue était simplement torse nu.

Hazel Jones a déclaré avoir vu occasionnellement des prisonniers utiliser la toilette. Elle a mentionné qu’elle pouvait entrevoir suffisamment une des cellules à travers la fenêtre de la salle de

> - 17 garde donnant sur l’aire de détention, pour savoir si le prisonnier qui s’y trouvait utilisait la toilette, et vérifier s’il le faisait avant d’entrera Elle a mentionné également que les hommes prisonniers demandaient, à l’occasion, de laisser la porte de la salle de garde fermée, de manière à ce qu’ils puissent utiliser la toilette dans l’intimité. Elle a déclaré n’avoir vu qu’un homme prisonnier en petite tenue, et cela s’est produit alors qu’il se levait du lit le matin, en caleçon.

Mme McNutt a été employée à Grande Cache, depuis mars 1978 jusqu’au milieu de l’année 1980, pour garder des prisonniers des deux sexes. Selon son témoignage, elle ne s’est jamais retrouvée, durant cette période, en face d’un prisonnier ou une prisonnière utilisant la toilette. Elle s’est souvenue que, comme elle faisait sa ronde de surveillance, un homme prisonnier lui avait demandé de quitter l’aire de détention pour qu’il puisse aller à la salle de bains. Interrogée sur la raison pour laquelle, à son avis, elle n’avait vu aucun prisonnier utiliser la toilette, elle a présumé que les prisonniers (TRADUCTION) étaient généralement so ls et tombaient ivres morts pour la nuit. Elle a ajouté qu’ (TRADUCTION) ils savaient que nous avions la demi- heure pour entrer et les examiner, pour la plupart d’entre eux, de sorte qu’ils avaient assez de temps pour y aller s’ils en avaient besoin. Elle a déclaré n’avoir jamais vu un prisonnier en petite tenue, bien qu’elle travaillât de nuit la plupart du temps.

En plus des témoignages sur le nombre de fois où les gardiens des centres aperçoivent des prisonniers partiellement dévêtus ou à la toilette, les parties en cause ont produit des témoignages sur ce qui

>

- 18 pourrait être appelé le degré d’indiscrétion commise lorsqu’un gardien voit un prisonnier en de telles situations. Maureen Reville a déclaré qu’elle s’était simplement retirée de la fenêtre la seule fois où elle a vu un prisonnier à la toilette. Hazel Jones a déclarée quant à elle, qu’elle avait l’habitude, lorsque cela se produisait, de s’excuser et de quitter les environs. Elle a dit, cependant, qu’elle s’assurait auparavant que le prisonnier ne se fit aucun mal.

Les déclarations des gardiens de sexe masculin, qui ont témoigné à ce sujet ont révélé que, lorsqu’ils voyaient un prisonnier à la toilette, ils s’assuraient d’abord que celui- ci était en s reté et qu’il n’avait rien de dissimule; après quoi, ils s’éloignaient. Un ou deux d’entre eux ont déclaré qu’il était important, dans de tels cas, de voir les mains du prisonnier. Un certain nombre d’entre eux ont souligné la nécessité, même si le prisonnier était à la toilette, de vérifier si la cellule même était en bonne condition.

Il y a lieu de signaler, à cet égard, la pratique de la GRC de déshabiller complètement les prisonniers qui semblent vouloir tenter de se suicider. Selon les gardiens des centres qui ont témoigné à ce sujet, on ne distribue pas de couvertures à ces prisonniers et on les garde sous surveillance étroite (bien qu’on ne semble pas, généralement, faire appel à l’aide médicale). Il est clair que si, en l’occurence, le gardien est une femme, celle- ci pouvait voir le prisonnier nu, assez souvent.

> - 19 8. Les conséquences de l’observation des prisonniers du sexe opposé De nombreux témoignages d’experts ont été fournis sur l’effet que produit sur les hommes prisonniers le fait d’être vus, en petite tenue ou à la toilette, par des gardiennes. Les experts de la mise en cause étaient tous d’avis que cet effet serait négatif. M. Williams a expliqué que cet effet négatif était d’accentuer, encore plus que si le prisonnier était vu dans une telle situation par un gardien de sexe masculin, les sentiments de peur, de frustration, de perte de contrôle et de dépression, généralement éprouvés par les prévenus récemment écroués. Il a laissé entendre que certains prisonniers pouvaient dans ce cas se replier sur eux- mêmes ou réagir avec une agressivité dirigée contre les autres ou contre eux- mêmes.

Selon M. Zambrowsky, les hommes prisonniers seraient (TRADUCTION) extrêmement mai à l’aise d’être examinés. dans les parties intimes du corps par des personnes du sexe opposé, et la gêne serait il s rement plus grande que si l’observateur était du même sexe que le prisonnier. Il a ajouté qu’à son avis le nombre de fois qu’un prisonnier était vu n’était pas pertinent. Selon ses termes, (TRADUCTION) la réduction de la probabilité [d’être vu] ne change rien à la situation de base. Ce n’est que si cette possibilité d’être vu n’existait pas, en fait que la situation serait différente, a- t- il déclaré.

L’opinion du Dr Orchard était que le fait d’être vu par une gardienne plutôt qu’un gardien (TRADUCTION) accroît énormément la vulnérabilité et l’humiliation, ainsi que le sentiment de déchéance. Il s’agit d’une sérieuse aggravation de cet effet. Le Dr Hucker a déclaré que le fait d’être vu en petite tenue ou à la toilette par des

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- 20 personnes du sexe opposé (TRADUCTION) aggraverait la gêne qui serait ressentie si le prisonnier était vu par une personne du même sexe. Le Dr Cormier a émis l’opinion qu’il y avait une grande différence entre le fait d’être vu, en petite tenue ou à la toilette, par un gardien du même sexe et par un gardien du sexe opposé, du moins pour la plupart des gens.

L’un des experts des plaignantes, le Dr Brooks, a reconnu que la plupart des hommes prisonniers seraient gênés d’être vus en petite tenue et à la toilette par une femme, et que cela leur causerait une certaine anxiété. L’autre expert, le Dr Smith, était d’avis que le sexe du gardien n’était pas pertinent; seules comptaient la personnalité et l’attitude du gardien. Toutefois, il a semblé faire, à cet égard, une distinction entre le fait d’être vu à la toilette et le fait d’être vu sous la douche. Il a semblé admettre qu’un homme prisonnier, observé alors qu’il prend sa douche, pouvait réagir différemment si le gardien était une femme plutôt qu’un homme.

Les experts ayant fait état d’une différence entre le fait d’être vu par quelqu’un du même sexe et celui d’être vu par quelqu’un du sexe opposé l’ont clairement attribuée à l’usage, qui prévaut dans notre société, de respecter le droit de ne pas être vu en petite tenue et à la toilette par des inconnus du sexe opposé. Cette coutume se reflète, ont- ils fait remarquer, dans les vestiaires et les toilettes séparés pour les hommes et les femmes dans les écoles et les autres édifices publics; chacun, dans notre société, s’y habitue dès son plus jeune âge.

> - 21 M. Fradkin et Mme Greckol ont soulevé, tous deux, dans leurs questions adressées à plusieurs experts, le fait que les hommes en prison sont vus en petite tenue, et parfois à la toilette, par des infirmières. Les questions visaient à déterminer s’il existait quelque différence entre cette exposition à la vue des infirmières et à la vue des gardiennes. Selon Dr Smith, il n’y en avait aucune, en principe; c’était simplement une question d’attitude. Il a laissé entendre que, si les femmes étaient autorisées à garder des hommes, la société finirait par les accepter dans ce rôle, tout comme elle les a acceptées dans le rôle d’infirmières. En contre- interrogatoire, il a reconnu, cependant, que l’infirmière et la gardienne assumaient des rôles différents. Selon le Dr Brooks, il existait peu de différence entre la façon dont les infirmières et celle dont les gardiennes sont perçues, du moins en milieu carcéral, où les infirmières ont été chargées de soigner des hommes prisonniers depuis plusieurs années. Il a affirmé que les infirmières travaillant dans les prisons sont enclines à remplir, outre leurs fonctions de garde- malades, certaines fonctions de discipline, et que les gardiennes ont tendance à accomplir, en plus de leurs fonctions de discipline, certaines fonctions auxiliaires, ce qui rend leurs rôles tris semblables. Lui aussi a reconnu toutefois, en contre- interrogatoire, qu’une différence subsiste néanmoins dans les rôles.

La position adoptée sur ce point par les experts de la mise en cause était qu’il existe une différence majeure entre un prisonnier vu par une gardienne et un prisonnier vu par une infirmière. Cette

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différence réside, selon eux, dans la façon dont la gardienne et l’infirmière sont perçues par le prisonnier. La gardienne, ont- ils déclaré, est perçue par lui comme un agresseur ou, du moins, comme une personne dont l’unique tâche consiste à le surveiller. L’infirmière, par contre, est perçue comme une personne présente pour l’aider. On a également mentionné que le prisonnier consent habituellement à être examiné pa une infirmière. On a souligné aussi que les infirmières voyaient très rarement un patient de sexe masculin utiliser la toilette.

La mise en cause a appelé un autre expert, le Dr Edward Van Dyke, à témoigner surtout sur l’effet que produit sur les prisonniers autochtones de sexe masculin le fait d’être vus, en petite tenue et à la toilette, par des gardiennes. Le Dr Van Dyke est anthropologue culturel, et a été présenté comme expert en culture autochtone. Selon lui, les autochtones auraient un plus grand souci d’intimité que les prisonniers non- autochtones; ce souci serait fortement intensifié si le gardien était du sexe opposé, en grande partie du fait que la société autochtone n’est pas égalitaire au plan sexuel.

Le Dr Van Dyke a soulevé aussi un second point, plus général. Il a révélé que les religions indiennes interdisent le contact des hommes avec les femmes qui ont leurs règles. A ce contact, les hommes perdent, selon cette croyance, une protection contre le mauvais sort. On prétend que ce contact comprend, non seulement la promiscuité physique, mais aussi la préparation de la nourritue et la manipulation de vêtements ou d’autres objets. En contre- interrogatoire, le

> - 23 Dr Van Dyke a reconnu ne pas disposer de statistiques sur le pourcentage d’hommes autochtones qui ne se sentaient pas liés par ces interdictions, bien qu’il ait affirmé que ce pourcentage semble à la hausse pour le moment. Il a également admis que ces interdictions seraient transgressées si un homme autochtone était au contact de femmes professeurs, médecins, ou infirmières, en somme au contact de toute femme qui se trouverait à avoir ses règles au moment où elle était en sa présence, et que, par conséquent, la seule façon dont un homme autochtone pouvait respecter ces interdictions serait de ne fréquenter que les femmes qui en étaient au courant et qui étaient prêtes à s’y conformer.

Certains témoignages ont révélé que les hommes autochtones représentaient une grande proportion des détenus dans certains centres de la GRC. Ils représentent, par exemple, près de 60 pour cent des prisonniers au centre de Grande Cache, et presque 95 pour cent dans un ou deux autres centres.

Aucun des experts ou des autres témoins cités par les plaignantes n’a directement contesté les assertions de Dr Van Dyke, au sujet des difficultés particulières que les hommes autochtones devaient affronter si des femmes étaient employées pour garder des hommes dans les centres de la GRC. Toutefois, tous les témoins ayant eu l’expérience des hommes prisonniers gardés par des femmes ont déclaré très catégoriquement n’avoir jamais remarqué que les autochtones de sexe masculin réagissaient différemment que les non- autochtones. Ce groupe de témoins était composé de plusieurs personnes ayant acquis une vaste expérience auprès d’hommes prisonniers autochtones.

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- 24 9. La surveillance des prisonniers par des gardiens de sexe opposé dans les établissements correctionnels canadiens

A l’appui de leur cause contre la GRC, les plaignantes ont produit des éléments de preuve sur les initiatives prises au cours des dernières années par le service correctionnel fédéral et plusieurs services provinciaux, en vue d’intégrer des gardiennes aux établissements réservés aux hommes. Cette preuve visait à démontrer le succès de ces initiatives, qui comprenaient celle de faire effectuer par des gardiennes des rondes de surveillance dans les aires de détention réservées aux hommes. Par voie de réponse, la GRC a appelé à témoigner des représentants de deux services correctionnels provinciaux, qui avaient décidé de ne pas autoriser aux femmes de garder des hommes, dans des circonstances analogues à celles qui avaient cours dans les centres de la GRC.

Les services correctionnels qui se sont ralliés à la thèse des plaignantes étaient le service correctionnel fédéral et ceux de l’Alberta, de l’Ontario, du Manitoba et de la Colombie- Britannique. Les services correctionnels qui se sont ralliés à la thèse de la GRC étaient ceux de la Saskatchewan et de la Nouvelle- Écosse. Chacun de ces paliers de juridiction sera traité à son tour.

La première mesure officielle prise en vue d’intégrer les gardiennes aux établissements réservés aux hommes, au niveau fédéral, a été un projet pilote mené à la fin des années soixante- dix. Ce projet pilote, qui a emboîté le pas à une étude portant sur les restrictions alors en vigueur, fondées sur le sexe et relatives à certains emplois au sein du service correctionnel fédéral, touchait des gardiennes intégrées à trois établissements où, à l’exception des

> - 25 fouilles corporelles, elles accomplissaient les mêmes tâches que les gardiens. Une fois achevé, ce projet a été considéré comme un succès et, en novembre 1980, il a été décidé d’intégrer des femmes à toutes les institutions à sécurité moyenne et à sécurité minimale à travers le pays. On exigeait des gardiennes affectées dans ces institutions d’accomplir les mêmes tâches que les gardiens, à l’exception, là aussi, des fouilles corporelles.

En novembre 1981, un rapport préparé par la Commission canadienne des droits de la personne sur les résultats de l’intégration des gardiennes à ces institutions exprimait certaines préoccupations quant aux conséquences de cette initiative sur l’intimité des détenus, et recommandait (TRADUCTION) qu’une étude soit menée sur la question de l’intimité des détenus et ses dimensions, afin d’aboutir à des conclusions expérimentales sur un compromis [sic] raisonnable face aux exigences légitimes d’intimité des détenus, au droit de la femme [sic] d’occuper dans des emplois comportant un contact direct avec les détenus et au besoin de l’organisme de maintenir la sécurité. Cette étude envisageait la possibilité d’introduire des cloisons dans les installations sanitaires, afin de procurer aux prisonniers une plus grande intimité lorsqu’ils prenaient leur douche ou utilisaient la toilette. Dans la mesure où il s’agissait de cloisons installés dans des cellules munies d’une grille, l’étude mentionnait que (TRADUCTION) En raison de la disposition physique des cellules, des cloisons à l’intérieur de la cellule pouvait contrecarrer les exigences de s reté et de sécurité, à un point inacceptable. L’étude suggérait néanmoins qu’ (TRADUCTION) une étude de

faisabilité [...] soit menée sur le > - 26 terrain, afin de définir le type de cloison qui serait le mieux indiqué pour procurer l’intimité aux prisonniers tout en assurant le maintien de la sécurité (p. 3). La preuve a révélé que deux établissements sur six, comportant des cellules munies de grilles, sont présentement engagés dans des projets pilotes qui consistent à utiliser des cloisons sous forme de rideaux. L’un de ces établissements serait celui de Collins Bay, en Ontario. Toutefois, selon M. Sylvon Labelle, chef des Affaires des détenus, au Service correctionnel du Canada, appelé à témoigner pour la GRC au sujet des plaintes formulées par les prisonniers de sexe masculin quant à l’intégration de gardiennes aux établissements correctionnels fédéraux, l’administration de Collins Bay n’a pas encore installé de cloisons.

En 1983, il fut décidé d’étendre l’initiative de l’intégration aux institutions à sécurité maximale. Les trois catégories d’établissements pour hommes ont donc tous, à présent, des femmes pour garder les prisonniers de sexe masculin. La description de tâche des gardiens dans ces établissements prévoit que les gardiennes sont appelées à accomplir les mêmes tâches que les gardiens, à l’exception des fouilles corporelles, lesquelles doivent être effectuées par des gardiens de sexe masculin, sauf en cas d’urgence.

Il est intéressant de noter que des gardiens hommes n’ont pas été intégrés au pénitencier des femmes, de Kingston. La raison qui en a été donnée est que le Canada s’est engagé au niveau international à ne pas permettre que des prisonnières soient gardées par des hommes.

> - 27 ( La nature précise de cet engagement sera étudiée à la troisième partie de la présente sentence arbitrale.)

Deux gardiens, l’un du pénitencier de Prince Albert, en Saskatchewan, et l’autre de l’institution à sécurité maximale d’Edmonton, en Alberta, ont signalé que l’intégration des gardiennes à leurs établissements respectifs était en bonne voie de réalisation, et que le programme s’est avéré, jusque là, un succès. M. Bill Camche a fait remarquer qu’à Prince Albert les gardiennes n’étaient pas assignées à un poste qui dominait la salle, car on pouvait, de là, voir les prisonniers sous la douche. Il ressortait clairement, toutefois, du témoignage de M. Ed Fisher que les gardiennes à Edmonton Max voyaient les prisonniers sous la douche. Les deux témoins ont admis que les gardiennes n’effectuaient pas de fouilles corporelles, sauf en cas d’urgence. On a dit que Prince Albert avait des cellules à grille, dotées de cloisons de fortune, en plastique, à côté des toilettes. Les cellules de l’institution d’Edmonton sont dotées de portes et de fenêtres massives. On n’y utilise pas de cloisons. M. Fisher a déclaré que c’était pour des considérations de sécurité. Les deux témoins estimaient que les hommes prisonniers avaient accepté les gardiennes.

En Alberta, les gardiennes sont affectées à tous les établissements pour hommes, de juridiction provinciale, y compris ceux qui abritent les prisonniers en détention provisoire et les nouveaux prévenus. Selon M. George Fralik, récemment à la retraite après une longue carrière dans l’administration carcérale en Alberta, les gardiennes accomplissent dans ces

institutions les mêmes tâches que > - 28 les gardiens, à l’exception des fouilles corporelles. Deux gardiennes travaillant dans des établissements pour hommes ont déclaré, au cours de leur témoignage, que les prisonniers semblaient accepter leur présence sans difficulté apparente.

Le ministère des Services correctionnels de l’Ontario a une politique écrite officielle, relativement à la surveillance des prisonniers par des gardiens du sexe opposé. Cette politique est conçue de manière à assurer à la fois l’égalité d’accès à l’emploi et l’intimité des détenus. Elle prévoit que les gardiens hommes et femmes dans les établissements de détention de la province doivent accomplir les mêmes tâches, à l’exception des fouilles corporelles des prisonniers du sexe opposé et (TRADUCTION) de la surveillance directe des douches en groupe, où l’agent correctionnel doit avoir une vue complète sur les détenus [du sexe opposé] prenant leur douche. Les fouilles corporelles et la surveillance des douches doivent être effectuées par des gardiens du même sexe que le prisonnier. La politique stipule également que les fouilles- palpations des prisonnières doivent être effectuées par des gardiennes (bien que les hommes prisonniers puissent faire l’objet de ce type de fouilles par des gardiens des deux sexes).

A part la surveillance directe des douches, la politique permet que les détenus soient exposés, dans une certaine mesure, aux regards involontaires des agents lorsqu’ils sont partiellement dévêtus ou complètement nus. Elle prévoit que (TRADUCTION) L’observation des détenus dans de telles situations (par exemple, à la toilette ou sous la douche) est tolérée si elle est à la fois peu fréquente et

> - 29 reliée aux obligations des agents correctionnels. La politique du ministère relative à la surveillance des prisonniers des gardiens du sexe opposé a été mise en oeuvre dans les établissements abritant les prisonniers en détention provisoire et les nouveaux prévenus, ainsi que dans les établissements de détention pour prisonniers déjà condamnés. Certaines de ces institutions ont des cellules munies de grilles, d’autres des cellules à portes pleines et fenêtres. Quelques- unes des premières ont des cloisons dans les cellules pour cacher les toilettes. Ces cloisons s’élèvent généralement du niveau des mollets au niveau des épaules.

Le Manitoba a intégré toutes les institutions relevant de sa juridiction, y compris celles qui abritent les prisonniers en détention provisoire et les nouveaux prévenus. Certaines de ces institutions ont des cellules à porte pleine et fenêtre, et d’autres des cellules à grille. Certaines sont dotées de cloisons, bien que celles- ci semblent limitées aux toilettes dans les dortoirs et les douches. Les gardiennes accomplissent toutes les tâches des gardiens envers les hommes prisonniers, à l’exception des fouilles corporelles et des palpations.

La Colombie- Britannique a adopté, relativement à la surveillance des prisonniers par des gardiens du sexe opposé, une politique officielle pratiquement identique à celle de l’Ontario. Les gardiennes affectées aux

institutions pour hommes sont donc appelées à accomplir les mêmes tâches que les gardiens, à l’exception des fouilles corporelles et de la surveillance directe des prisonniers en petite tenue. Cette politique a été mise en oeuvre dans toutes les

> - 30 institutions sauf une, placée sous le contrôle du ministère des Services correctionnels. Ces institutions reçoivent aussi bien les nouveaux prévenus que les prisonniers en détention provisoire et les prisonniers déjà condamnés. Certains établissements disposent de cellules semblables à celles des centres de détention provisoire de la GRC.

Le département des Services correctionnels de la Saskatchewan a été, durant un certain temps, en voie d’intégrer des gardiennes aux institutions pour hommes et des gardiens aux institutions pour femmes, mais a demandé à la Commission des droits de la personne de la Saskatchewan, et en a obtenu, une exemption l’autorisant à n’embaucher que des hommes pour combler certains emplois dans les établissements correctionnels pour hommes. Depuis l’octroi de cette exemption en 1980, on a demandé à la Commission, à deux reprises, d’en limiter la portée et, bien que cette portée f t effectivement réduit e jusqu’à un certain point, la Commission n’a pas modifié son opinion, à savoir que lorsque l’emploi dont il est question comporte (TRADUCTION) un examen délibéré du détenu en état de nudité, [...] les normes conventionnelles de la décence [...] exigent que cet emploi soit rempli par une personne du même sexe que le détenu. Par conséquent, l’exemption s’étend toujours aux fonctions des gardiens oeuvrant dans les lieux de détention préventive, à sécurité minimale et moyenne et d’admission.

Selon Richard Till, directeur du département des Services correctionnels de la Saskatchewan, la politique en vigueur dans son département consiste toujours à considérer le fait d’autoriser que les prisonniers soient vus en petite tenue ou à la toilette dans leurs

> - 31 cellules, dans ces lieux, par des gardiens du sexe opposé, comme une atteinte inutile à leur dignité. Ceci est vrai, a- t- il ajouté, même s’il est reconnu que le cas ne se présente pas très souvent.

La situation actuelle en Nouvelle- Écosse est semblable à celle qui prévaut en Saskatchewan, avec la différence qu’aucune exemption formelle n’a été demandée à la Commission des droits de la personne de cette province. Selon M. James Crane, directeur général des Services correctionnels de la Nouvelle- Écosse, l’intégration des femmes aux institutions pour hommes, et des hommes aux institutions pour femmes, reçoit l’appui du gouvernement. Des limites ont toutefois été fixées à l’étendue d’une bonne intégration de ce genre, a- t- il déclaré, et il ne convient pas que les centres de détention à sécurité maximale, dotés des douches ou des toilettes ouvertes, soient surveillés par des gardiens du sexe opposé. Cette situation ne s’est pas présentée jusqu’à présent dans les institutions correctionnelles de la Nouvelle- Écosse, pas plus qu’elle ne pouvait s’y présenter, selon lui. Il a mentionné également qu’il avait écrit récemment aux municipalités de la province, lesquelles, en vertu du partage actuel des responsabilités, ont le contrôle des centres de détention provisoire provinciaux, en les avisant qu’une politique comportant la surveillance des prisonniers par des gardiens

du même sexe serait implantée dans ces établissements. Il y a lieu de signaler que telle a été la politique qui y a traditionnellement prévalu.

> - 32 10. Les effets bénéfiques de la présence de femmes dans les institutions pour hommes

Plusieurs témoins dans cette affaire ont fait savoir que leur avis, la présence de femmes dans les institutions pour hommes a des effets bénéfiques importants, outre celui de favoriser la création d’emplois pour les femmes. Ces avantages, attribués à la fois à l’effet normalisateur du contact des femmes avec les prisonniers et à l’influence adoucissante qu’elles peuvent exercer sur certains prisonniers du sexe masculin, comprennent l’amélioration de l’apparence (c. à- d. le langage, la tenue vestimentaire, etc.), la réduction de la tension et de l’agressivité et, en général, une réadaptation plus facile.

La plupart de ces témoignages ont été produits par des plaignantes. Trois experts convoqués par la GRC, M. Zambrowsky, le Dr Cormier et le Dr Orchard, ont reconnu, toutefois, qu’il était bon de permettre aux hommes prisonniers d’entrer en contact avec des femmes en milieu carcéral, à cause de l’effet normalisateur d’un tel contact. Ils ont été toutefois catégoriques sur le fait que ce contact ne devait pas aller jusqu’à permettre la vue, par les gardiennes, d’hommes prisonniers en petite tenue ou à la toilette. Le Dr Orchard a insisté sur l’effet positif que peut avoir la présence féminine en milieu carcéral, en matière d’adaptation, mais il a souligné en même temps qu’il s’agissait d’un effet à long terme. M. Williams, autre expert de la mise en cause, ne semblait pas croire que les gardiennes pouvaient avoir une influence positive sur les hommes prisonniers car, selon lui, les gardiens étaient en forte position d’autorité aux yeux d’un

> - 33 prisonnier, et que les hommes réagissaient moins bien aux femmes qu’aux hommes en autorité.

Parmi les témoins, deux détenus de sexe masculin, du pénitencier de Kingston, ont reconnu que la présence de femmes dans une prison pour hommes avait un effet bénéfique. Toutefois, ils étaient, à leur tour, opposés à ce que des femmes aient la possibilité de voir des hommes prisonniers en petite tenue ou à la toilette.

La preuve concernant les effets bénéfiques de l’emploi de femmes dans des institutions pour hommes visait plutôt le milieu carcéral, bien que certains témoignages aient porté sur les centres de détention provisoire. Le Dr Brooks, un des experts des plaignantes, semble avoir été le seul à avoir axé ses observations sur ce dernier type de centres.

11. Les plaintes des prisonniers Les deux parties ont produit une quantité considérable d’éléments de preuve sur le nombre d’hommes prisonniers, ayant été gardés par des femmes, qui ont porté plainte à ce sujet. Les plaignantes, elles- mêmes, ont déclaré que, à leur connaissance, aucune plainte n’a été formulée par des hommes

détenus aux centres de détention provisoire de Grande Cache et de Jasper, alors qu’elles étaient en service. Le surintendant Barker de la GRC a admis ne pas avoir reçu de plaintes au cours de cette période. Les administrateurs de prison, gardiens et experts cités par les plaignantes, qui avaient eu l’expérience de la

> - 34 surveillance des prisonniers par des gardiens du sexe opposé, ont fait savoir que, du moins en ce qui concerne les institutions qu’ils connaissent, très peu de plaintes ont été déposées, sinon aucune.

La GRC a appelé à témoigner des agents de trois organismes gouvernementaux au niveau fédéral, au sujet des plaintes que ces organismes avaient reçues d’hommes prisonniers gardés, ou ayant été gardés, par des femmes. M. David Hosking de la Commission canadienne des droits de la personne a déclaré que cet organisme avait reçu, depuis les années 1980, un certain nombre de plaintes relatives à l’emploi des gardiennes dans les institutions pour hommes, et que le fait d’être vu en petite tenue et à la toilette, par des gardiennes, était expressément mentionné dans une bonne partie de ces plaintes. Jusqu’à présent, a- t- il déclaré, une seule de ces plaintes avait franchi le stade de la plainte formelle (c.- à.- d. la plainte présentée sur une formule préparée par le personnel de la Commission et signée par le plaignant); il a admis, néanmoins, que ce fait était imputable à des retards au sein de son propre bureau.

M. Edward McIsaac, du bureau de l’Enquêteur correctionnel, chargé d’examiner les plaintes émanant des détenus des établissements correctionnels fédéraux, a déclaré au cours de son témoignage que les comités de détenus dans plusieurs institutions qu’il avait visitées avaient exprimé certaines inquiétudes au sujet de l’emploi des gardiennes.

> - 35 M. Sylvon Labelle, chef des Affaires des détenus, au Service correctionnel du Canada, a déclaré, pour sa part, avoir envoyé à la demande de la GRC, des lettres aux 27 institutions fédérales où des gardiennes sont actuellement affectées à la surveillance des hommes, en demandant à chaque institution d’indiquer le nombre de plaintes reçues, relativement à cette pratique. A l’époque de son témoignage, 19 réponses avaient été reçues, dont neuf faisaient état de plaintes déposées. 41 plaintes, en tout, avaient été formulées dans ces neuf institutions. Un examen attentif de ces plaintes semble indiquer que 10 d’entre elles pourraient se rapporter, de façon précise, au fait d’être vu en petite tenue ou à la toilette dans les cellules des prisonniers. Il y a lieu de signaler que la plupart de ces plaintes avaient été portées dans les vingt mois précédents. En plus des plaintes ainsi produites, M. Labelle a fait savoir que son bureau avait reçu, par la voie normale, 24 plaintes relatives aux gardiennes, dont un tiers environ avait trait spécifiquement à des questions reliées à la pudeur.

La GRC a également appelé à témoigner M. John Hill, directeur du projet de loi en matière correctionnelle, à l’Université Queen, au sujet des plaintes des hommes prisonniers, relativement aux gardiennes dans les institutions correctionnelles. Il a déclaré avoir reçu un certain nombre de plaintes d’hommes détenus dans deux institutions de la région de Kingston. Bien que ces plaintes n’étaient nullement limitées au fait d’être vu par des

gardiennes dans les cellules, une bonne partie en traitaient. M. Hill a déclaré que, compte tenu de ces plaintes et d’autres qu’il avait reçues des détenus dans ces

> - 36 institutions, il apparaissait que la présence des gardiennes constituait une inquiétude sérieuse pour les prisonniers.

La seule preuve de plaintes concernant à la présence de femmes dans les centres de détention provisoire provenait d’un gardien appelé par la GRC à témoigner. Il a déclaré qu’un nouveau prévenu du centre de détention provisoire de Burnaby, en Colombie- Britannique, s’était plaint qu’une femme agent de la GRC lui avait signifié des documents à son sujet, dans sa cellule, alors qu’il était en caleçon.

La GRC a également produit la déclaration d’un homme prisonnier dans une institution fédérale, dans laquelle il allègue que l’emploi de gardiennes porte atteinte à ses droits garantis par la Charte. Une de ses allégations se rapporte, de façon précise, au fait d’être vu, en petite tenue et à la toilette, par des gardiennes.

12. Les cloisons dans les installations sanitaires La possibilité d’utiliser des cloisons dans les cellules pour cacher les toilettes a été explorée avec un certain nombre de témoins. Les questions qui leur ont été posées étaient axées sur deux points 1) dans quelle mesure l’existence d’une cloison pouvait protéger l’intimité des détenus et 2) dans quelle mesure l’existence d’une cloison pouvait accroître les risques reliés à la sécurité. Ces questions étaient fondées sur la présomption que les cloisons utilisées permettaient à un gardien de voir à la fois les pieds, et la tête et les épaules d’une personne assise à la toilette.

> - 37 De l’avis unanime des témoins de la mise en cause, les cloisons du type proposé auraient très peu d’effet, pour ne pas dire aucun, sur la perte de dignité subie par un prisonnier de sexe masculin si une gardienne le voyait à la toilette. Dr Orchard a déclaré que ce qui cause la perte de dignité est le fait que (TRADUCTION) l’observateur pouvait observer ce qui se passait et savoir ce qui se passait, et que les personnes observées savaient que l’observateur les observait. Dr Cormier a déclaré de façon catégorique que les cloisons (TRADUCTION) ne changeraient rien. Dr Hucker a souligné que, même lorsque les gens prennent leur douche derrière des écrans, ils ressentent malgré tout (TRADUCTION) une certaine gêne. M. Zambrowsky, tout en reconnaissant que ces cloisons semblaient protéger quelque peu l’intimité des détenus, a insisté sur le fait qu’elles ne réussissent pas à (TRADUCTION) changer le fait que l’intimité est envahie. Les deux détenus du pénitencier de Kingston qui ont témoigné ont déclaré que c’est le fait de savoir qu’on est vu à la toilette qui compte. Certains de ces témoins ont fait remarquer que, lorsqu’un homme est assis à la toilette, ses parties génitales ne sont généralement pas visibles de toute façon. Par conséquent, à leur avis, même s’il y a un avantage à ce que les parties génitales ne soient pas exposées lorsqu’on est à la toilette, cet avantage n’est pas procuré par les cloisons.

Les experts des plaignantes ont été plus positifs dans l’appréciation de l’effet des cloisons sur l’intimité des prisonniers, telle qu’ils la conçoivent, bien qu’ils aient, eux aussi, jugé cet effet marginal. Dr Smith a déclaré qu’une cloison (TRADUCTION)

> - 38 rehausse à peine, si l’on veut, la confiance en soi et la dignité de l’individu incarcéré. Or Brooks a affirmé que (TRADUCTION) on accepterait mieux l’observation de la part des femmes avec l’existence des cloisons.

Quant à la question de sécurité, les témoins de la mise en cause ont tous soutenu que les cloisons en accroîtraient les risques, à l’intérieur des centres de détention provisoire. Ces témoins, qui comprenaient des administrateurs de prison, ont mis l’accent sur la nécessité, dans les centres de détention à sécurité maximale, d’une vue non entravée de chaque cellule. On a exprimé l’inquiétude que certains prisonniers pouvaient cacher de la drogue ou des armes, voire tenter de se suicider derrière ces cloisons. Plusieurs hommes gardiens de centres de détention provisoire ont déclaré qu’il était très important de pouvoir voir en tout temps les mains du prisonnier et qu’une cloison pouvait faire échec à cette possibilité. L’un d’entre eux a signalé que, si des cloisons étaient installées dans les cellules dont les toilettes sont situées juste à l’intérieur de la grille, il se verrait obligé de regarder par- dessus la cloison ou dans ses alentours, afin de s’assurer que le prisonnier est en sécurité. L’un des détenus du pénitencier de Kingston a mentionné qu’un prisonnier serait en mesure de confectionner une arme derrière une cloison en prétendant utiliser la toilette.

Les témoins des plaignantes ont émis l’opinion que les cloisons n’accroîtraient pas les risques reliés à la sécurité, ou que, si tel était le cas, ce serait dans une faible mesure. On a exprimé l’opinion

> - 39 qu’un prisonnier qui cherchait à faire quelque chose en cachette, comme confectionner une arme, serait plus porté à le faire sur son lit, puisqu’il lui serait plus facile de l’y cacher, que derrière une cloison. En outre, les gardiens qui ont témoigné sur ce point semblaient être d’avis que, si un prisonnier devait tenter de se suicider derrière une cloison, ils le sauraient assez vite. Parmi ceux qui ont témoigné sur ce point, certains ont admis, cependant, que les prisonniers risquaient de se faire du mal derrière une cloison sans que le gardien s’en aperçoive immédiatement.

Aucune des parties n’avait connaissance de statistiques pouvant démontrer le rapport entre l’utilisation des cloisons et les tentatives de suicide.

13. L’Association canadienne de justice pénale L’Association canadienne de justice pénale (ACJP) est une association nationale dont l’objet est de promouvoir les programmes de justice pénale en vigueur, par la recherche, et par l’analyse et le développement de politiques.

En 1981, l’ACJP s’est engagée dans un projet visant à élaborer des

normes pour les établissements correctionnels canadiens. Particulièrement pertinente à la présente cause est la norme 5.08.21 qui se lit comme suit :

(TRADUCTION)

Lorsque les prisonniers doivent être surveillés dans les salles de bain ou les toilettes, cette surveillance doit être exercée par un employé du même sexe que les prisonniers.

> - 40 Cette norme a été citée par M. Zambrowsky qui, à l’époque de son témoignage, était directeur général de l’ACJP. Il a déclaré que, bien que l’ACJP ait préconisé l’adoption de politiques d’action positive de la part de chaque palier de juridiction au pays, cette norme excluait les femmes, de façon précise, des postes où elles pouvaient voir des hommes prendre un bain ou utiliser la toilette.

M. Glenn Angus, qui est devenu, en avril 1981, directeur du projet de normes à l’ACJP, a donné une interprétation différente de cette norme. Il a d’abord déclaré que les normes n’ont jamais été censées s’appliquer aux postes de police, le mandat relatif au projet ne portant que sur les services correctionnels et, ensuite, que la norme 5.08.21 n’était censée s’appliquer qu’aux salles de bain ou aux toilettes communes.

M. Angus a déclaré que cette interprétation était partagée par les membres du comité qui a élaboré les normes. Il a déclaré avoir participé aux discussions à partir desquelles les normes ont évolué, et être certain qu’il n’y avait aucune intention d’interdire la surveillance des prisonniers par des gardiens du sexe opposé lorsque les toilettes se trouvaient dans les cellules individuelles.

> - 41 II. LE DROIT

Les plaignantes, en l’espèce, se sont appuyées à la fois sur les articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui se lisent comme suit :

7. Constitue un acte discriminatoire le fait a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu,

ou b) de défavoriser un employé, dans le cadre de son emploi,

directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite.

10. Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur, l’association d’employeurs ou l’association d’employés

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite, ou b) de conclure des ententes, touchant le recrutement, les mises

en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel pour un motif de distinction illicite, d’une manière susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus.

Le motif de distinction illicite, en l’espèce, est évidemment le sexe. L’article 4 de la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit que toute personne reconnue coupable de ces actes peut faire l’objet des ordonnances prévues aux articles 41 et 42. En l’espèce, les plaignantes visent à obtenir des ordonnances en vertu des alinéas 41( 2) a), b) et c) et du paragraphe 41( 3).

> - 42 La mise en cause soutient qu’elle n’est coupable d’aucun des actes définis aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Elle s’appuie, subsidiairement, sur l’alinéa 14a) de ladite loi, qui se lit comme suit :

14a) Ne constituent pas des actes discriminatoires a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;...

La mise en cause demande que ces plaintes soient rejetées en vertu du paragraphe 41( 1).

Le fardeau de présentation dans une affaire comme celle- ci incombe aux plaignantes. Elles doivent démontrer, par prépondérance des probabilités, que la mise en cause a été coupable d’avoir commis les actes définis aux alinéas 7a) et b) et 10a).

Si les plaignantes réussissent à s’acquitter du fardeau de présentation, la question devient de savoir si les actes contestés peuvent âtre justifiés, en vertu de l’alinéa 14a), comme découlant d’exigences professionnelles justifiées. A ce stade, le fardeau de la preuve incombe à la mise en cause, avec le même critère de la prépondérance des probabilités. Pour conclure que les plaintes, en l’espèce, sont fondées au sens du paragraphe 42( 2) de la Loi canadienne des droits de la personne, je dois être convaincu, non seulement que les plaignantes se sont acquittées du fardeau de présentation, mais également que la mise en cause ne s’est pas acquittée du second fardeau.

Aux fins du premier stade de l’analyse, les deux parties ont admis que les plaignantes pouvaient s’acquitter de leur fardeau en

> - 43 démontrant soit une discrimination directe, soit une discrimination par suite d’un effet préjudiciable (discrimination indirecte). (Voir Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1985), 7 C. H. R. R. D/ 3093 (C. S. C.)). Pour les besoins de la cause, ces termes revêtiront les significations que le juge McIntyre leur a données dans l’arrêt O’Malley c. Simpson- Sears Ltd. (1985), 7 C. H. R. R. D/ 3102 (C. S. C.). Il y a défini la discrimination directe comme l’adoption par un employeur d’ une pratique ou une règle qui, à première vue, établit une discrimination pour un motif prohibé (p. D/ 3106), et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable comme l’adoption par un employeur d’ une règle ou une norme qui est neutre à première vue et qui s’applique également à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibé sur un seul employé ou un groupe d’employés en ce qu’elle leur impose, en raison

d’une caractéristique spéciale de cet employé ou de ce groupe d’employés, des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres employés (p. D/ 3106).

Les deux parties ont également convenu que l’approche adoptée, en l’espèce, pour aborder la question des exigences professionnelles justifiées devrait être compatible avec celle que le juge McIntyre a adoptée dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. La municipalité d’Etobicoke (1982) 3 C. H. H. R. D/ 781, sous l’empire du Code ontarien des droits de la personne :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question d’une manière

> - 44 raisonnablement diligente, s re et économique et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général. (p. D/ 783).

Cette entente était à peine surprenante, puisque la Cour suprême a considéré que ce critère précis pouvait s’appliquer aux exigences professionnelles justifiées dans l’arrêt Bhinder (précité), où l’on invoquait précisément les mêmes dispositions que celles qui sont invoquées en l’espèce (voir le jugement rendu par juge McIntyre à la p. D/ 3095 et les motifs rendus par le juge en chef Dickson à la p. D/ 3095).

Le critère formulé par le juge McIntyre dans l’arrêt Etobicoke comporte trois aspects importants. Le premier est la division de l’analyse des exigences professionnelles justifiées en deux éléments distincts, l’un subjectif et l’autre objectif. Le deuxième aspect est la nature précise de l’élément subjectif. Enfin, le troisième est la nature précise de l’élément objectif.

Le premier aspect important se passe d’explications. J’aimerais toutefois faire un bref commentaire sur l’opportunité d’ajouter un élément subjectif au critère des exigences professionnelles justifiées. A mon humble avis, l’addition de cet élément s’accompagne d’une grave difficulté, du moins lorsque l’employeur tente de justifier la discrimination, en totalité ou en partie, à partir d’intérêts de personnes qui ne sont pas parties au litige. Le cas peut se présenter

> - 45 dans des affaires comme Etobicoke, où l’employeur invoque la sécurité des compagnons de travail et du public en général. Il peut englober aussi une situation comme celle dont je suis saisi, où l’employeur invoque l’intimité des hommes prisonniers. Le problème réside, bien s r, dans le fait qu’en soutenant que, même dans des situations semblables - où l’employeur doit

établir une justification subjective - il se peut que les intérêts de ces tiers - intérêts qui peuvent être déterminants et qui, sous l’angle de l’élément objectif du critère, méritent d’être défendus - doivent être sacrifiés s’il s’agit d’un employeur intolérant. Il va sans dire que ces intérêts doivent être défendus, même dans cette dernière hypothèse.

D’autres arguments peuvent être invoqués, je pense, à l’encontre de l’ajout d’un élément subjectif distinct au critère des exigences professionnelles justifiées le fait que l’expression exigences professionnelles justifiées semble indiquer que la justification se rapporte à l’emploi, et non à l’employeur; le fait que les tribunaux américains n’aient pas jugé bon d’ajouter au critère un élément subjectif; et le fait que, comme le juge McIntyre l’a affirmé dans l’arrêt O’Malley (précitée) en parlant du Code ontarien des droits de la personne, sa façon principale de procéder consiste non pas à punir l’auteur de la discrimination, mais plutôt à offrir une voie de recours aux victimes de la discrimination (p. D/ 3105) (c’est moi qui souligne). Mais ces arguments ont moins de poids que celui qui est fondé sur le désir d’éviter l’anomalie déjà exposée.

Sous réserve de ces réflexions, il va de soi que je suis tenu d’inclure l’élément subjectif dans l’examen que j’entreprends, en l’espèce, des exigences professionnelles justifiées. Toutefois, comme

> - 46 je juge la nature précise de cet élément de l’analyse quelque peu ambiguë, pour des raisons que j’expliquerai sous peu, je me propose de dissiper cette ambiguïté en favorisant une interprétation plutôt restrictive. Ce que cette interprétation entraîne sera également expliqué plus loin.

Il est évident, du moins pour quiconque est au fait du cas Etobicoke, que l’énoncé des éléments subjectif et objectif du critère des exigences professionnelles justifiées reflète éloquemment la nature de l’emploi qui était en cause, à savoir la lutte contre l’incendie. L’efficacité et les considérations économiques seront probablement des soucis pertinents à tout contexte d’emploi. La sécurité des employés se retrouvera dans de nombreux contextes d’emploi, mais pas tous. Quant à la sécurité du public, elle sera rarement une préoccupation pertinente. Dans le contexte de la lutte contre l’incendie, il est clair que la sécurité des employés et celle du public constituent une préoccupation majeure. On peut donc s’attendre à ce que le juge McIntyre ait accordé à la sécurité la prédominance qu’il a accordée en énonçant son critère dans cette affaire. Certes, qu’il l’ait fait dans ce cas ne signifie pas pour autant qu’il le ferait - ou qu’il serait approprié de le faire - dans tous les cas. Ce n’est que dans les causes où la sécurité constitue une considération pertinente - comme c’était clairement le cas dans l’affaire Bhinder - qu’il y a lieu de le faire.

Cet aspect contextuel du critère des exigences professionnelles justifiées énoncé dans l’arrêt Etobicoke a déjà été reconnu, en fait, par la Cour suprême elle- même. Dans Caldwell c. Stuart et The Catholic Public Schools of Vancouver Archidiocese (1984), 6 C. H. R. R. D/ 2643, la question était de savoir si le congédiement d’une enseignante

> - 47 catholique d’une école catholique, parce qu’elle avait épousé un homme

divorcé au cours d’une cérémonie civile, allait à l’encontre de la disposition relative à la discrimination d’emploi du Human Rights Code de la Colombie- Britannique (remplacé depuis par le Human Rights Act, S. B. C. 1984, c. 22). Les mis en cause invoquèrent, à l’encontre de l’action intentée par l’enseignante, la défense fondée sur les exigences professionnelles justifiées, et la cour a statué sur cette défense en se basant sur le critère Etobicoke. Il ressort clairement toutefois du passage suivant que la cour a reconnu que ce critère devait être reformulé afin de refléter la nature différente de l’emploi qui était en cause dans l’arrêt Caldwell :

Le critère utilisé dans l’arrêt Etobicoke a deux volets. Le premier est subjectif : l’exigence contestée est- elle imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère qu’elle est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de deux du Code? Il est tout à fait manifeste que cette condition est remplie, car on n’a jamais soutenu dans les présentes procédures que les motifs des autorités scolaires n’étaient pas honnêtes ou de bonne foi ou que l’exigence d’observance religieuse n’a pas été imposée uniquement pour promouvoir les objectifs de l’école. On n’a pas démontré ni même évoqué l’existence d’un motif inavoué. Toutefois, quant au second volet du critère, on a soutenu que, objectivement parlant, l’exigence d’observance religieuse n’était pas raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace du travail d’enseignant. Il n’est pas question de facteurs économiques ou de considérations de sécurité. Cependant, le critère demeure essentiellement applicable et peut se formuler ainsi : Considérée objectivement, l’exigence que les professeurs catholiques se conforment à la religion est- elle raisonnablement nécessaire pour assurer la réalisation des objectifs que poursuit l’Église en maintenant une école catholique de caractère distinct dans le but de fournir une éducation catholique à ses élèves? (p. D/ 2649, c’est moi qui souligne).

La Cour suprême en a conclu qu’on avait également répondu à l’élément objectif du critère, et elle a rejeté la plainte de l’enseignante.

> - 48 L’ essence du critère Etobicoke, pour s’inspirer des termes employés par le juge McIntyre, me semble être la suivante : afin d’établir des exigences professionnelles justifiées, l’employeur doit à la fois démontrer

a) que l’exigence contestée est imposée honnêtement de bonne foi et avec la conviction sincère qu’elle est imposée en vue d’assurer la protection ou la promotion des intérêts que l’employeur peut logiquement chercher à protéger ou à promouvoir, étant donné la nature de l’emploi en question, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux de la législation, et

b) que l’exigence constestée, considérée objectivement, est raisonnablement nécessaire pour protéger ou promouvoir les intérêts que le mis en cause peut logiquement chercher à protéger ou à promouvoir, étant donné la nature de l’emploi en question.

Le mot intérêts est un terme général destiné à englober bon nombre de considérations - comprenant l’efficacité, l’économie, la sécurité et l’inculcation des principes religieux aux enfants - à partir desquelles un

employeur peut tenter de justifier l’exigence contestée. L’énoncé selon lequel ces considérations doivent être des intérêts que l’employeur peut logiquement chercher à protéger et à promouvoir vise à s’assurer que les intérêts qu’il invoque à l’appui de sa défense d’exigence professionnelle justifiée sont des intérêts dont il peut

> - 49 effectivement se prévaloir. Dans ce contexte, un intérêt illogique serait un intérêt qu’on ne pourrait logiquement pas considérer en rapport avec l’exigence contestée. Le fait d’invoquer la sécurité publique dans une affaire de discrimination sexuelle dans un contexte de commerce de détail serait, dans ce sens, un exemple d’intérêt il logique.

Un des arguments soulevés par Mme Greckol, relativement à l’application du critère des exigences professionnelles justifiées, était que l’employeur ne pouvait pas s’appuyer sur ce qu’elle a appelé (TRADUCTION) la préférence du client, pour justifier l’exigence contestée. A l’appui de cette thèse, elle a cité les causes Diaz v. Pan American World Airways Inc. 442 F. 2d 385 (U. S. C. A., 5th Cir., 1971) et Imberto c. Vic and Tony Coiffure (1981), 2 C. H. R. R. D/ 392 (Ont. Trib.). J’accepte cet argument, à condition que la préférence soit fondée, simplement et uniquement, sur un préjugé ou un stéréotype. Permettre à l’employeur d’invoquer une préférence à l’endroit de ses clients, fondée sur un préjugé ou un stéréotype, reviendrait, comme le soulignent ces deux décisions, à contrecarrer l’objectif de la législation relative aux droits de la personne.

A mon sens, la meilleure façon d’incorporer ce principe dans la recherche des exigences professionnelles justifiées consiste à stipuler que, outre le fait que chaque intérêt sur lequel l’employeur entend s’appuyer doit être lié logiquement à l’exigence contestée,

> - 50 chacun de ces intérêts doit être légitime. Un intérêt illégitime, dans ce contexte, serait un intérêt lui- même contraire à l’objectif qui sous- tend l’interdiction de la discrimination en matière d’emploi. Cet élément engloberait la préférence du client fondée sur un préjugé ou un stéréotype, ainsi que la préférence de l’employé fondée sur un préjugé ou un stéréotype (voir l’affaire Imberto c. Vic and Tony Coiffure, précitée, à la p. D/ 396).

En insérant ce principe au critère des exigences professionnelles justifiées, on obtient le critère suivant : un employeur qui cherche à justifier un règlement ou une politique discriminatoire doit démontrer :

  1. que l’exigence con- testée est imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère qu’elle est imposée en vue d’assurer la protection ou la promotion des intérêts que l’employeur peut légitimement et logiquement chercher à protéger ou à promouvoir, étant donné la nature de l’emploi en question, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux de la législation, et
  2. que l’exigence contestée, considérée objectivement, est raisonnablement nécessaire pour protéger ou promouvoir les intérêts que le mis en cause peut légitimement et logiquement chercher à

protéger ou à promouvoir, étant donné la nature de l’emploi en question.

> - 51 L’application d’un critère de cette sorte n’est évidemment pas une opération mécanique. Il est assez clair que, dans une première étape, il faut identifier ces intérêts que l’employeur peut légitimement et logiquement chercher à protéger ou à promouvoir, étant donné la nature de l’emploi. Ce sera évidemment à l’employeur d’indiquer ce que ces intérêts pourraient être. Il appartiendra ensuite au tribunal d’apprécier chacun des intérêts proposés, en fonction des normes de légitimité et de rationalité déjà exposés. Pour répondre au critère de légitimité, un intérêt ne doit pas être lui- même contraire à l’objectif qui sous- tend l’interdiction de discrimination en matière d’emploi. Pour répondre au critère de rationalité, l’intérêt doit en être un qu’on peut logiquement considérer lié à l’exigence contestée.

Néanmoins, passé ce stade, la question devient quelque peu confuse. Qu’est- ce que l’employeur doit précisément démontrer pour satisfaire aux deux éléments du critère? Commençons par l’élément subjectif. Tel que formulé, il semblerait comporter deux volets distincts; le premier est positif : l’exigence contestée est- elle imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère qu’elle est imposée en vue d’assurer la protection ou la promotion des intérêts que l’employeur peut légitimement et logiquement chercher à protéger ou promouvoir, étant donné la nature de l’emploi; le second volet est négatif : et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux de la législation. Doit- on considérer que ces deux volets imposent deux obligations à l’employeur? Ou faut- il comprendre que, si l’employeur

> - 52 satisfait au premier volet, il sera présumé avoir satisfait également au second?

La question peut paraître futile, mais je ne le crois pas. Un employeur peut imposer un règlement discriminatoire pour de multiples raisons. Il peut, par exemple, établir une discrimination à l’égard des femmes, d’une part parce qu’il a une conception stéréotypée du rôle approprié des femmes et, d’autre part, parce que l’expérience a démontré que très peu de femmes seraient aptes à effectuer le travail en question. S’il doit satisfaire aux deux volets du critère, il me semble qu’il ne répondrait pas à l’élément subjectif, car son stéréotype serait perçu comme étant destiné à cantonner les femmes dans leur rôle approprié, et allant donc à l’encontre des objectifs de la législation. Si, en revanche, il ne doit satisfaire qu’au premier volet, il répondra probablement à l’élément subjectif parce qu’il pourrait croire sincèrement que le rendement de son entreprise diminuerait s’il embauchait des femmes. (De toute évidence, cela ne signifie pas pour autant qu’il répondrait également à l’élément objectif; en fait, à partir des faits présumés, il est presque certain qu’il n’y répondrait pas).

La Cour suprême du Canada n’a pas été appelée à se prononcer sur l’objet précis de la preuve que l’employeur doit produire pour répondre à l’élément subjectif du critère des exigences professionnelles justifiées qu’elle a formulé. Pas plus dans l’arrêt Etobicoke lui- même, que dans l’un des arrêts ultérieurs où elle a eu l’occasion de traiter de la question des exigences

professionnelles justifiées (Caldwell, O’Malley et Bhinder), la cour n’a été obligée d’analyser cet

> - 53 élément en détail. Dans chacune de ces causes, le plaignant ne semblait pas avoir contesté la bonne foi subjective de l’employeur.

A mon avis, on devrait dissiper l’ambiguïté qui semble résider dans l’élément subjectif en préconisant que, si l’employeur satisfait au premier volet, il sera présumé avoir satisfait également au second. Mes motifs pour favoriser cette approche ont déjà été exposées. Essentiellement, je pense qu’on doit faire tout son possible pour réduire le risque que les intérêts d’une tierce partie soient sacrifiés simplement parce que l’employeur est intolérant.

Si je suis dans l’erreur sur ce point, et que l’approche qui convient est que l’employeur doit satisfaire aux deux volets du critère, je devrais souligner que je ne crois pas qu’on puisse considérer que le second volet englobe tous les stéréotypes. Si tel était le cas, il me semble que l’employeur dans l’affaire Etobicoke n’aurait pas répondu, comme il l’a fait, à l’élément subjectif du critère. En effet, la preuve produite dans cette affaire semble indiquer clairement que la règle de la retraite obligatoire était fondée en grande partie, si ce n’est entièrement, sur une vision stéréotypée des personnes plus âgées et de leur aptitude à supporter les rigueurs de la lutte contre l’incendie. Il semble donc, qu’à condition que le stéréotype porte sur l’aptitude de la personne concernée à effectuer le travail, l’employeur ne se heurtera pas au second élément. A la lumière de cette analyse, les seules attitudes qu’il reste à inclure dans le second volet sont le type de stéréotype déjà défini - c’est- à- dire une conception stéréotypée du rôle

> - 54 approprié d’un groupe particulier - et le préjugé, au sens strict du terme - c’est- à- dire, l’opinion selon laquelle les membres du groupe en question sont moins dignes de respect que d’autres.

Passons maintenant à l’élément objectif du critère des exigences professionnelles justifiées que j’ai formulé. On se souviendra que cet élément pose le problème de savoir si l’exigence contestée est raisonnablement nécessaire pour protéger ou promouvoir les intérêts que l’employeur peut légitimement et logiquement chercher à protéger ou à promouvoir, étant donné la nature de l’emploi. Sur ce point, la difficulté est de savoir comment il se fait qu’on doive répondre à cette question. Là aussi, les décisions de la Cour suprême du Canada dans les les affaires Etobicoke, Caldwell, O’Malley et Bhinder ne sont pas d’un grand secours. Dans la première cause, la défense fondée sur l’exigence professionnelle justifiée a été rejetée pour le motif que la preuve à l’appui a été jugée inappropriée. Dans Caldwell, la défense a été accueillie, mais le cheminement suivi pour aboutir à cette conclusion ne ressort pas complètement des motifs du jugement. Les deux derniers arrêts ne traitent pas de façon suffisamment détaillée des exigences professionnelles pour fournir une orientation quelconque.

Il importe, à mon avis, d’être aussi explicite que possible dans la

description du processus qui a mené de la question à la réponse dans un cas semblable. Cette remarque s’impose d’autant plus dans une cause

> - 55 aussi complexe et délicate que la présente. C’est pourquoi je me propose d’exposer quelque peu en détail pourquoi j’envisage d’appliquer, en l’espèce, l’élément objectif du critère des exigences professionnelles justifiées. Ce faisant, j’aborderai différentes thèses présentées par les parties, relativement à cet aspect de l’affaire.

La première étape de ce processus consiste à identifier les intérêts sur lesquels l’employeur est en droit de se fonder, ce qui aura problablement déjà été fait au cours de l’application de l’élément subjectif du critère des exigences professionnelles justifiées. Une fois ces intérêts identifiés, il me semble important de déterminer ensuite à la fois leur portée et la mesure dans laquelle on peut dire que l’exigence contestée les protège ou les favorise. Certains intérêts seront sans doute plus importants que d’autres. C’est ainsi que la sécurité des employés ou celle du public seraient ’perçues comme des intérêts plus importants que le désir d’économiser sans instaurer un mécanisme qui permette de vérifier les demandes d’emploi de manière à éliminer toute forme de discrimination illicite. Il est également clair qu’un intérêt peut être protégé ou favorisé à différents degrés, d’un cas à l’autre. Le risque pour la sécurité des employés ou celle du public qui découlerait de la suppression d’un règlement ou d’une politique discriminatoire, dans un contexte donné, peut donc être plus grand que celui qui découlerait de la suppression d’un tel règlement ou d’une telle politique dans un autre contexte.

> - 56 Il paraît aussi évident que plus les intérêts sont importants et plus l’exigence contestée les protège ou les favorise, meilleures devraient être les chances de l’employeur de voir cette exigence confirmée. Entre ces deux variables, il est probable que la première sera plus importante que la seconde, bien que, dans certains cas, la seconde pourrait déterminer l’issue. Ainsi, un tribunal pourrait admettre qu’un employeur subisse une certaine charge financière, sans pour autant qu’elle soit accablante, afin de favoriser l’accès à un groupe victime de discrimination.

A ce stade, il y a lieu de passer des motifs du maintien de l’exigence contestée à ceux qui en justifient la suppression. Ces motifs sont exprimés en termes généraux à l’article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui définit ainsi l’objectif de ladite Loi :

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe selon lequel tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considération fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience. (C’est moi qui souligne).

Cet objectif d’assurer à tous l’égalité des chances d’ épanouissement constitue évidemment une constante dans la jurisprudence régie par cette loi.

> - 57 Il revêt, en outre, une importance capitale, comme il ressort de l’article 15 de la Charte, et comme les tribunaux, à la fois ici et aux États- Unis, l’ont reconnu en élaborant leurs approches respectives fondées sur la défense d’exigence professionnelle justifiée. Dans l’arrêt Bhinder (précitée), le juge McIntyre estime correcte la proposition que le tribunal y avait énoncée, lorsqu’il affirmait qu’ il fallait donner une interprétation libérale aux dispositions interdisant la discrimination et une interprétation étroite aux exceptions D/ 3096). De même, dans l’affaire Dothard v. Rawlinson 433 U. S. 32 (1977), le juge Stewart a déclaré, en rendant l’opinion de la Cour suprême des États- Unis, (TRADUCTION) Nous sommes convaincus [...] que l’exception des exigences professionnelles justifiées a été conçue, en réalité, comme une exception extrêmement restreinte à l’interdiction générale de discrimination fondée sur le sexe (p. 334). (Voir également Weeks v. Southern Bell Telephone and Telegraph Co. 408 F. 2d 228 (U. S. C. A., 5th Circuit, 1969)).

Bien que l’intérêt accordé à l’égalité d’accès à l’emploi revêtira toujours une importance majeure dans des cas semblables, j’estime qu’on peut et qu’on doit faire une distinction, quant à l’atteinte portée à cet objectif, entre ces exigences d’emploi discriminatoires fondées sur des conceptions stéréotypées, sur l’aptitude de certains groupes à exécuter certaines tâches, et celles qui ne le sont pas. Une exigence d’emploi fondée sur de telles conceptions, non seulement dénie aux membres de ce groupe l’égalité d’accès à l’emploi, prévue à l’article 2

> - 58 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, mais offense très directement leur dignité en tant qu’êtres humains. Il s’agit, en effet, d’un énoncé selon lequel ils sont moins capables, donc moins dignes de considération, que d’autres âtres humains. Les exigences d’emploi fondées sur des stéréotypes doivent donc être particulièrement difficiles, sinon impossibles, à défendre par les employeurs.

Dans certains cas, le plaignant peut tenter d’invoquer, à l’appui de sa contestation de l’exigence, d’autres intérêts que l’égalité d’accès à l’emploi. Cette situation se présentera s’il y a lieu de croire que la suppression de cette exigence aura un effet bénéfique supérieur et transcendant à l’ouverture de possibilités d’emploi pour le groupe victime de discrimination. Bien que ces cas puissent être peu nombreux et rares, je ne vois pas pourquoi le plaignant ne serait pas en droit de se fonder sur les intérêts servis par l’abolition de l’exigence contestée. On devra, bien s r, donner à chacun de ces intérêts le poids qui lui revient selon les circonstances, et ce poids peut varier fondamentalement selon la portée de l’intérêt et le degré de son avancement par la suppression de l’exigence. Néanmoins, à condition qu’il existe un lien logique entre cet intérêt et l’abolition de l’exigence, on ne devrait pas l’ignorer.

Après avoir identifié et évalué les divers intérêts concurrents pouvant être invoqués soit par l’employeur soit par le plaignant >

- 59 -

on doit décider quelle série d’intérêts prévaudra. Ce stade du processus peut être décrit comme l’évaluation des intérêts. C’est l’approche adoptée par Mme Greckol dans ses plaidoiries, et le juge d’appel LeDain dans son jugement dans Bhinder (1983), 48 N. R. 81 (C. A. F.), p. 98- 9 (voir aussi Carson v. Air Canada (1983), 5 C. H. R. R. D/ 1857 (Can. Trib.) p. D/ 1867, citant successivement Foreman c. VIA Canada Inc. (1980), 1 C. H. R. R. D/ 111 (Can. Trib.) p. D/ 112, et Lamont c. Air Canada (1982), 34 O. R. (2e) 195 (H. C.)). En décrivant ainsi ce processus, on ne le qualifie pas pour autant d’opération mécanique, pas plus qu’on n’entende que les intérêts concurrents peuvent être mesurés en fonction d’un dénominateur commun. Il s’agit simplement d’un euphémisme pour décrire le fait de choisir la série d’intérêts qui prévaut.

Étant donné l’avertissement du juge McIntyre, dans Bhinder, d’accorder une portée restreinte à des dispositions telles que l’alinéa 14a), de la Loi canadienne sur les droits de la personne, on doit s’attendre à ce que, dans la plupart des cas où la question des exigences professionnelles justifiées sera soulevée, la prépondérance des intérêts sera établie en faveur du plaignant. Dans la conclusion de son analyse de cette question, dans Caldwell, le juge McIntyre déclare que Ce n’est que dans de rares circonstances qu’un facteur comme l’observance religieuse peut satisfaire au critère d’exigence réelle. En l’espèce, la nature spéciale de l’école et le rôle unique joué par les enseignants dans la réalisation des objectifs légitimes de l’école sont essentiels à la conclusion que l’observance religieuse est une exigence réelle (p. D/ 2649). Il ressort de ce passage que le juge

> - 60 McIntyre a considéré l’intérêt invoqué par l’employeur - l’inculcation de principes religieux aux enfants dans une école confessionnelle - comme étant d’une importance excessive (au début de son jugement, il le définit comme droits légalement reconnus ... d’un groupe religieux de poursuivre ses activités de gestion d’une école confessionnelle selon ses croyances et pratiques religieuses (p. D/ 2643); il en ressort également que l’exigence contestée a sensiblement servi à promouvoir cet intérêt (ce qui n’aurait pas été le cas si la plaignante avait été secrétaire plutôt qu’enseignante (voir pp. D/ 2647- 8)). Il serait erroné, je crois, de conclure de ce passage que, à moins que l’employeur ne puisse désigner un intérêt d’une excessive importance et démontrer que l’exigence contestée l’a sensiblement fait progresser, la balance des intérêts doive pencher en faveur du plaignant. Chaque cas sera un cas d’espèce et devra être étudié en conséquence. Il me semble correct cependant de déduire de ce passage que ce n’est que dans de rares circonstances qu’il convient à un tribunal de se prononcer en faveur de l’employeur.

Je me suis abstenu, jusque là, de débattre de l’obligation d’un employeur d’adopter, le cas échéant, des solutions raisonnables et non discriminatoires, autres que l’exigence contestée. J’aimerais à présent, examiner cette obligation et en expliquer le rôle selon moi, en appliquant l’élément objectif du critère des exigences professionnelles justifiées.

> - 61 Étant donné la nature d’un des arguments de M. Fradkin au sujet de cette

obligation, il est utile de commencer cette recherche en traitant de ce qu’il est convenu d’appeler, à présent, l’obligation d’accommodement. La nature de cette obligation, imposée à l’employeur, est expliquée dans le passage suivant du jugement rendu par le juge McIntyre dans O’Mally, où le plaignant avait allégué une discrimination indirecte fondée sur la religion :

Le Code confère le droit de ne pas être victime de discrimination dans son emploi. Même si aucun droit ne saurait être considéré comme absolu, une conséquence naturelle de la reconnaissance d’un droit doit être l’acceptation sociale de l’obligation générale de le respecter et de prendre des mesures raisonnables afin de le protéger. Dans toute société, les droits d’une personne entreront inévitablement en conflit avec les droits d’autrui. Il est alors évident que tous les droits doivent être limités afin de préserver la structure sociale dans laquelle- chaque droit peut être protégé sans porter atteinte ind ment aux autres. Cela est particulièrement important lorsque des rapports spéciaux existent, en l’espèce les rapports entre employeur et employé. Dans le présent cas, conformément aux dispositions et à l’objet du Code ontarien des droits de la personne, le droit de l’employé exige que l’employeur prenne des mesures d’accommodement raisonnables.

Si on accepte la thèse selon laquelle une obligation d’accommodement incombe à l’employeur, il devient nécessaire de la délimiter de façon réaliste. L’obligation dans le cas de la discrimination par suite d’une effet préjudiciable, fondée sur la religion ou la croyance, consiste à prendre des mesures raisonnables pour s’entendre avec le plaigant, à moins que cela ne cause une contrainte excessive : en d’autres mots, il s’agit de prendre les mesures qui peuvent être raisonnables pour s’entendre sans que cela n’entrave ind ment l’exploitation de l’entreprise de l’employeur et ne lui impose des frais excessifs. (C’est moi qui souligne)

Il ressort nettement de cet extrait de l’arrêt O’Malley que le juge McIntyre traitait de l’obligation d’accommodement de l’employeur, dans un contexte de discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

> - 62 Mais il ressort également d’un certain nombre de décisions, rendues au Canada et aux États- Unis, qu’une obligation très semblable à celle décrite par le juge McIntyre peut être et a été imposée aux employeurs dans des cas de discrimination directe, comme élément de l’analyse des exigences professionnelles justifiées. Un bon exemple en jurisprudence canadienne nous en est offert dans Carson c. Air Canada (précitée), une affaire régie par la Loi canadienne sur les droits de la personne et comportant une discrimination fondée sur l’âge. Le tribunal d’appel y a conclu qu’il convenait, en appliquant l’élément objectif du critère Etobicoke, d’étudier l’éventualité d’une solution de rechange raisonnable à une exigence contestée non discriminatoire. Comme le tribunal d’appel l’a énoncé (p. D/ 1833), (TRADUCTION) S’il existe une solution raisonnable et non discriminatoire, autre que l’acte discriminatoire de l’employeur, on ne saurait prétendre que le volet objectif du double critère [...] a été respecté. La raison en est, selon ce que le tribunal d’appel a laissé entendre, que si cette solution de rechange existe, on ne pourrait pas dire que l’exigence contestée soit raisonnablement nécessaire à l’avancement des intérêts que l’employeur cherchait à promouvoir. La déduction évidente de ce raisonnement est, bien s r, que si cette solution de rechange existait, l’employeur serait obligé de l’adopter. (A titre d’exemples de la jurisprudence américaine dans le même

sens, voir Hardin v. Stynchcomb 691 F. 2d 1364 (U. S. C. A., 11th Circuit, 1982) et Gunther v. Iowa State Men’s Refomatory 612 F. 2d 1079 (U. S. C. A., 8th Circuit, 1980).)

> - 63 Dans l’arrêt Bhinder, la Cour suprême du Canada a décidé qu’aucune obligation d’accommodement du type imposé à l’employeur dans O’Malley ne pouvait être imposée à un employeur soumis à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Une distinction a été établie entre la structure et le langage du Code ontarien des droits de la personne et ceux de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et la cour a conclu qu’en vertu de cette dernière, l’employeur n’avait simplement qu’à démontrer que l’exigence contestée était logiquement liée à la nature de l’emploi concerné. Si elle l’était, elle satisfaisait au critère des exigences professionnelles justifiées et, même si elle engendrait une discrimination indirecte (par suite d’un effet préjudiciable), aucune obligation de s’adapter aux individus du groupe affecté indirectement ne pouvait être imposée à l’employeur.

M. Fradkin soutient que l’arrêt Bhinder a pour effet d’écarter, non seulement la possibilité - sous l’empire de la Loi canadienne sur les droits de la personne - d’imposer une obligation d’accommodement dans des cas de discrimination indirecte, mais aussi une obligation d’adopter une solution de rechange raisonnable et non discriminatoire dans les cas de discrimination directe et indirecte. Cet argument avait en fait été soumis au Tribunal d’appel dans Carson, non pas sur la base de la décision rendue dans Bhinder par la Cour suprême du Canada, mais par la Cour d’appel fédérale, et il a été rapidement rejeté. Le Tribunal d’appel a établi une nette distinction entre une obligation d’accommodement, qu’il décrit comme une obligation (TRADUCTION) d’exempter un employé d’une exigence générale imposée à

> - 64 tous les employés (p. D/ 1883), et une obligation de chercher des solutions de rechange à un traitement différent fondé sur un motif de distinction illicite (ibid.). Le Tribunal d’appel a poursuivi en ces termes (TRADUCTION) En examinant les autres solutions possibles, ce tribunal n’impose aucune obligation à l’employeur de s’adapter. Il assume plutôt sa propre obligation d’évaluer si une exigence professionnelle justifiée est raisonnablement nécessaire, conformément à l’élément objectif du critère approuvé par la Cour suprême dans l’arrêt Etobicoke (ibid.)

J’approuve ce raisonnement et, à mon avis, rien dans la décision de la Cour suprême du Canada dans Bhinder ne vient le mettre en doute. Les remarques du juge McIntyre portait sur une obligation d’accommodement dans les cas de discrimination indirecte, où l’exigence contestée avait été considérée conforme au critère des exigences professionnelles justifiées. Rien dans son jugement ne permet de croire, non plus, qu’il ne convient pas d’imposer à un employeur l’obligation de chercher des solutions de rechange raisonnables à l’exigence contestée. A l’inverse, le fait qu’il ait appliqué le critère Etobicoke à l’exigence contestée dans Bhinder permet de conclure le contraire. En effet, comme le Tribunal d’appel l’a souligné dans Carson, on ne peut conclure logiquement que l’exigence contestée est raisonnablement nécessaire sans commencer par étudier (et rejeter) la possibilité qu’une solution de rechange raisonnable et non discriminatoire était offerte à l’employeur.

> - 65 La faille que renferme l’argument de M. Fradkin consiste à assimiler l’obligation d’accommodement à l’obligation d’adopter une autre solution, raisonnable et non discriminatoire. Comme l’indique clairement l’arrêt Carson, ces deux obligations sont fort différentes. La première n’est pertinente que dans les cas de discrimination indirecte et se présente, le cas échéant, après que l’exigence contestée a été jugée conforme au critère des exigences professionnelles justifiées. La seconde est pertinente à la fois dans les cas de discrimination directe et de discrimination indirecte, et se présente avant que l’exigence contestée ne soit jugée conforme au critère.

J’en conclus que, comme élément de son examen de l’élément objectif du critère des exigences professionnelles justifiées dans une action intentée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, un tribunal est tenu d’explorer la possibilité qu’il existe une solution de rechange raisonnable et non discriminatoire. Pratiquement, on attend du plaignant qu’il en propose une ou deux. Il est clair, toutefois, que quelle que soit l’origine de la proposition, il appartient à l’employeur de démontrer, par prépondérance des probabilités, que chacune des solutions de rechange proposées ne constitue pas une solution raisonnable et non discriminatoire. Essentiellement, cela signifie que l’employeur doit prouver que, même si les solutions proposées étaient adoptées, l’évaluation des intérêts continuerait de pencher en faveur de l’employeur.

> - 66 Il y a lieu de signaler que les intérêts sur lesquels l’employeur s’appuie peuvent bien être différents, avec les solutions de rechange non discriminatoires, de ce qu’ils sont avec l’exigence contestée. Les solutions peuvent, par exemple, occasionner à l’employeur des frais ou diminuer le rendement. Si tel est le cas, l’employeur est s rement justifié d’invoquer son intérêt à minimiser les co ts ou à maximiser le rendement lorsque la nouvelle évaluation des intérêts est établie.

Cette analyse suggère implicitement que la recherche de solutions de rechange raisonnables et non discriminatoires à l’exigence contestée constitue une partie séparée de l’élément objectif du critère des exigences professionnelles justifiées. C’est une chose de se demander si, avec l’exigence contestée, l’évaluation des intérêts jouerait en faveur de l’employeur; c’en est toute une autre de se demander si, l’exigence constestée étant remplacée par une ou plusieurs solutions, l’évaluation jouerait en faveur de l’employeur. Il me semble que l’ordre des questions importe peu. En revanche, il est de première importance que les deux soient posées séparément, en raison de leurs natures nettement différentes.

Il me reste à examiner un argument présenté par Mme Greckol, selon lequel, lorsque le travail comporte des tâches différentes, dont certaines ne posent aucune difficulté au groupe faisant l’objet de la discrimination, l’employeur doit démontrer que les tâches que, selon lui, ce groupe ne peut pas ou ne devrait pas effectuer (en raison de l’atteinte qui serait portée aux intérêts qu’il invoque à l’appui de sa

>

- 67 défense d’exigence professionnelle justifiée si le groupe était autorisé à les effectuer) sont des tâches centrales ou essentielles au travail. Elle cite, à l’appui de cet argument, les décisions Diaz v. Pan American Airways Inc. (précitée), Segrave v. Zellers Ltd. (1975) non publié (Ont. Trib.), Imberto c. Vic and Tony Coiffure (précitée) et Caldwell c. Stuart et The Catholic Public School of Vancouver Archidiocese (précitée). L’arrêt Diaz a été invoqué car il est considéré comme l’un des arrêts- clés américains sur la question des exigences professionnelles justifiées, et il contient une proposition semblable à celle que Mme Greckol a présentée. Les deux décisions canadiennes Segrave et Imberto ont été invoquées, du fait que l’arrêt Diaz y était cité avec approbation. De plus, l’arrêt Caldwell est censé refléter l’acceptation, s’il ne l’énonce pas lui- même explicitement, de la proposition que j’ai formulée ci- devant.

L’accent est mis sur le passage suivant du jugement rendu parole juge McIntyre dans Caldwell :

L’aspect religieux ou doctrinal se situe au coeur même de l’école et a une incidence sur toutes ses activités et ses programmes. Le rôle de l’enseignant est sous ce rapport essentiel à l’effort global de l’école, aussi bien sur le plan spirituel que sur le plan scolaire. A mon avis, considérant les choses objectivement et compte tenu de la nature et des objectifs spéciaux de l’école, l’exigence d’observation religieuse, y compris l’acceptation et l’observation des règles de l’Église relatives au mariage, est raisonnablement nécessaire pour assurer la réalisation des objectifs de l’école. J’estime que l’on satisfait ainsi au critère énoncé dans l’arrêt Etobicoke, que l’exigence d’observance religieuse constitue une exigence professionnelle réelle pour une

> - 68 enseignante catholique employée dans une école catholique et que le non- respect de cette exigence a pour effet de la priver de la protection de l’art. 8 du Human Rights Code. Ce n’est que dans de rares circonstances qu’un facteur comme l’observance religieuse peut satisfaire au critère d’exigence réelle. En l’espèce, la nature spéciale de l’école et le rôle unique joué par les enseignants dans la réalisation des objectifs légitimes de l’école sont essentiels à la conclusion que l’observance religieuse est une exigence réelle. (p. D/ 2649)

Je vois mal en quoi ce passage de l’arrêt Caldwell appuie la thèse de Mme Greckol, du moins telle que je l’ai formulée. Dans cette affaire, le juge McIntyre n’a pas considéré le travail en cause comme étant divisible en plusieurs éléments, dont l’accomplissement de certains causerait des difficultés si la plaignante n’observait pas les doctrines de la foi catholique, et l’accomplissement d’autres ne causerait aucune difficulté. En réalité, il ne l’a même pas perçu comme un travail comportant plusieurs éléments différents.

Mme Greckol me semble se heurter à la même difficulté lorsqu’elle s’appuie sur les arrêts Segrave et Imberto. Ni l’un ni l’autre ne comporte de conclusion à l’effet que l’exigence contestée serait justifiable à l’égard de certaines tâches à effectuer, et pas d’autres. Dans les deux causes, le tribunal a jugé que cette exigence ne pouvait être justifiée à l’égard d’aucune des tâches à effectuer.

La proposition énoncée dans l’arrêt Diaz (et qui a été citée avec approbation dans Segrave et Imberto) était que (TRADUCTION) la distinction fondée sur le sexe n’est valide que lorsque l’objet de l’exploitation de l’entreprise serait ébranlé si l’on n’embauche pas de membres d’un sexe exclusivement (p. 388). On remarquera que cette

> - 69 proposition est axée sur l’entreprise dans son ensemble plutôt que sur le travail précis en question. Dans cette affaire, l’entreprise était une ligne aérienne de voyageurs, dont l’objet a été défini par le tribunal comme étant (TRADUCTION) le transport en sécurité [des personnes] d’un lieu à un autre (ibid.). Le travail en question était celui d’agent de bord. L’essentiel du raisonnement du tribunal en annulant un règlement interdisant aux hommes d’effectuer ce travail semblait être que, puisque la tâche de rendre le vol agréable aux passagers était tangentielle à l’objet de l’entreprise, le fait que les hommes n’y réussiraient pas autant que les femmes ne constituait pas un motif pour interdire aux hommes de devenir des agents de bord. (Je dis semblait être car le tribunal semble avoir reconnu que certains hommes pouvaient y parvenir aussi bien que les femmes, et j’aurais pensé qu’une fois cela reconnu, il n’était pas pertinent de savoir si le fait de rendre le vol agréable faisait partie de l’objet de l’entreprise. En aucun des deux cas la discrimination fondée sur le sexe ne serait pas justifiable.)

Avec égards, j’ai beaucoup de mal à endosser la proposition énoncée par le tribunal dans l’affaire Diaz. En se concentrant sur l’entreprise plutôt que sur le travail, il rend possible l’existence d’un travail qui soit tangentiel à l’objet de l’entreprise, mais qui ne peut, ou ne doit être accompli que par des personnes du même sexe. Considérons, par exemple, le ramassage des serviettes utilisées dans

> - 70 les vestiaires d’un centre sportif. Prévoir une personne pour ramasser les serviettes utilisées ne me parait pas faire partie de l’objet d’une entreprise d’exploitation d’un centre sportif. On s’attendrait pourtant à ce que ce centre (et sa clientèle) veuille pouvoir affirmer que ce travail doit être effectué par des hommes dans le vestiaire des hommes et par des femmes dans le vestiaire des femmes. Selon le critère Diaz, cette perspective et exclue.

Cette remarque me ramène à la thèse de Mme Greckol que j’ai déjà formulée. Elle affirme, en fait, que si l’employeur prétend que l’exigence contestée est nécessaire parce que certaines tâches ne pourraient ou ne devraient être accomplies par un groupe en particulier, il doit prouver que ces tâches sont centrales ou essentielles à l’exécution du travail. Cette proposition ne subit pas la faiblesse inhérente à celle de l’arrêt Diaz. Je ne suis pas prêt pour autant à l’admettre comme une règle à appliquer strictement dans chaque cas. Toute séduisante qu’elle soit pour les décideurs qui disposent ainsi de règles absolues qui, une fois appliquées, apportent des réponses rapides et simples à des questions qui, autrement, seraient souvent ardues, on ne doit pas céder à la facilité de les adopter, notamment dans un domaine juridique relativement nouveau.

Je pense, néanmoins, que la proposition est recommandable à plusieurs

égards, surtout lorsqu’il s’agit d’explorer des solutions de rechange raisonnables et non discriminatoires. Si les tâches qui,

> - 71 selon l’employeur, ne pourraient pas ou ne devraient pas être effectuées par un groupe en particulier, sont, selon les termes de l’arrêt Diaz, tangentielles à l’objet du travail, il y a lieu de croire qu’avec un léger ajustement dans leur assignation, l’employeur pourra y affecter le groupe qui, jusque là, en avait été éliminé, sans sacrifier pour autant les intérêts qui, selon lui, seraient compromis si le groupe en question devait accomplir ces tâches. Cela pourrait ne pas être possible - il se peut, par exemple, qu’il n’y ait qu’un seul employé - aussi, la proposition ne devrait- elle pas être appliquée strictement. Mais cette situation se présentera très souvent et, si tel est le cas, le tribunal devrait, à mon sens, être réticent à conclure que le critère des exigences professionnelles justifiées a été rempli.

En autant que l’autre partie de l’élément objectif du critère des exigences professionnelles justifiées est concernée - celle où l’évaluation des intérêts est établie en fonction de l’exigence contestée - cette proposition peut également être utile. En effet, si les tâches en question sont connexes à l’objet du travail, une atteinte probablement mineure sera portée aux intérêts invoqués par l’employeur, lequel aura plus de difficulté à convaincre le tribunal que la balance des intérêts doit pencher en sa faveur. Cependant, tel ne sera nullement pas le cas toujours. Supposons que l’une des innombrables tâches assignées aux gardiens d’un établissement de détention donné consiste à effectuer des fouilles corporelles sur les prisonniers, mais

> - 72 qu’en raison de la nature de l’institution, l’opération n’a lieu que très rarement. On pourrait dire alors que cette tâche est tangentielle à l’essence du travail de gardien dans cette institution. Il semble pourtant improbable qu’on puisse faire admettre que, puisqu’il en est ainsi, les femmes devraient avoir le droit d’accomplir le travail de gardien, y compris cette tâche en particulier. L’intérêt de l’intimité des détenus l’emporterait probablement. (Cela semblerait être un cas où l’assignation des tâches pourrait être ajustée entre les gardiens et les gardiennes, de manière à servir l’intérêt de l’intimité des détenus. Des femmes pourraient, par conséquent, être employées comme gardiennes (à moins de difficultés liées à l’intimité des détenus), sans effectuer cette tâche en particulier).

Ayant exposé comment je me propose d’aborder la présente cause - et, ce faisant, ayant étudié les nombreuses thèses présentées par les parties sur la manière dont je devrais le faire - j’en arrive à l’application du cadre analytique que j’ai élaboré aux éléments de preuve produits en l’espèce.

> - 73 III. APPLICATION DES REGLES DE DROIT AUX ÉLÉMENTS DE PREUVE

Avant d’entreprendre d’appliquer les règles de droit aux éléments de

preuve en l’espèce, j’aimerais traiter de deux points que M. Fradkin a soulevés à l’appui de ses arguments et qui peuvent, selon moi, être rapidement réglés.

Le premier se rapporte au traitement accordé par la Commission canadienne des droits de la personne aux plaintes provenant des hommes prisonniers dans les établissements carcéraux où des femmes ont été employées. M. Fradkin prétend que la Commission n’a pas instruit ces plaintes d’une manière prompte et équitable, et il laisse entendre que ce manquement prouve que la Commission n’a pas agi impartialement en matière de surveillance des prisonniers par des gardiens du sexe opposé.

Je ne vois pas en quoi la façon dont la Commission a instruit des plaintes de détenus a quelque rapport que ce soit avec les questions dont je suis saisi. Le fait que la Commission ait reçu de telles plaintes peut bien être pertinent. Mais le fait que ces plaintes aient été traitées de façon dilatoire (en supposant, sans en juger, que la preuve l’ait établi) ne démontre pas plus que la politique de la GRC de faire surveiller les prisonniers par des gardiens du même sexe n’est pas contraire à la Loi canadienne sur les droits de la personne que le fait que les plaintes aient été traitées promptement ne démontrerait que cette politique est contraire à la Loi.

> - 74 Le second point concerne l’emploi d’hommes gardiens pour surveiller des prisonnières. M. Fradkin semblait être d’avis que la question en litige n’était pas simplement de savoir si la GRC pouvait continuer d’empêcher les femmes de garder des hommes, mais de savoir si elle pouvait poursuivre sa politique voulant que les prisonniers soient gardés par des personnes du même sexe. Autrement dit, je devrais considérer les deux côtés de la médaille : les femmes gardant des hommes et les hommes gardant des femmes. Ce que laisse supposer implicitement ce point de vue - et probablement ce qui le justifie - c’est qu’aucune différence pertinente ne peut être établie entre les deux situations.

Je ne puis accepter la manière dont M. Fradkin a défini la question en litige. La question sur laquelle je dois me prononcer est de savoir si les plaintes formulées par ces quatre femmes ont été justifiées. Ces plaintes concernent la politique de la GRC voulant que les femmes ne peuvent pas garder des hommes dans les centres de détention provisoire de la GRC. Elles ne visent pas la politique de la GRC, selon laquelle les hommes ne peuvent pas garder des femmes dans les centres de la GRC. Les deux politiques peuvent ne pas présenter de différences pertinentes. J’ai le sentiment qu’elles n’en présentent pas. Mais ce n’est pas un point sur lequel je dois me prononcer en l’espèce (pas plus, devrais- je ajouter, qu’il n’a fait l’objet de nombreux éléments de preuve, voire d’un élément de preuve quelconque). Si jamais on y répondait, ce serait dans un autre cas.

> - 75 A. Discrimination à première vue J’aborde à présent la première des deux étapes de l’analyse en les cas de discrimination en matière d’emploi, qui traitait de l’obligation des plaignantes de prouver que la mise en cause s’est rendue coupable d’un ou

plusieurs actes définis aux articles 7 et 10. On se rappellera que les plaignantes se sont appuyées, en l’espèce, sur les alinéas 7a) et b) et 10a) que je reproduis ici à nouveau, pour des raisons de commodité :

7. Constitue un acte discriminatoire le fait a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu

ou b) de défavoriser un employé, directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite.

10. Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur, ou l’association d’employeurs ou l’association d’employés

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite pour un motif de distinction illicite, d’une manière susceptibnle d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus.

Le motif illicite, en l’espèce, est évidemment le sexe. Mme Greckol soutient qu’il s’agit d’un cas manifeste de discrimination directe fondée sur le sexe, conformément aux articles 7 et 10. Subsidiairement, elle soutient qu’il s’agit d’un cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable (discrimination indirecte) fondée sur le sexe. Cette thèse s’appuyait sur des éléments de preuve qui démontraient clairement que beaucoup moins de femmes que

> - 76 d’hommes étaient incarcérées dans les centres de la GRC, et sur la proposition (appuyée du témoignage direct des plaignantes) qu’en raison de cette disparité, la politique de garder les prisonniers par des personnes du même sexe a nécessairement un effet bien plus important sur les femmes qui désirent travailler comme gardiennes que sur les hommes qui désirent exercer la même fonction. M. Fradkin, pour sa part, soutient que la politique contestée de la GRC, en l’espèce, ne comporte aucune discrimination sexuelle. Il affirme que gardiens et gardiennes ont exactement les mêmes droits et obligations, reçoivent le même traitement salarial et ne sont pas autorisés à garder des prisonniers du sexe opposé pour exactement les mêmes motifs.

Les termes employés à l’article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, lorsqu’il est question de chances d’emploi et d’avancement, indiquent clairement que l’accent, dans des cas comme celui- ci, doit être mis sur la disponibilité pour un travail précis dans un contexte d’emploi particulier. L’employeur ne saurait échapper à une plainte fondée sur l’article 10 en démontrant qu’il ne fait pas de discrimination à l’égard de tous les travaux accomplis par ses employés. Il doit prouver qu’il n’établit pas de discrimination à l’égard du travail spécifique visé par le plaignant. C’est à l’employeur de définir la nature et les responsabilités de chaquetravail - autrement dit, de distinguer un travail d’un autre - et la GRC a décidé, en l’espèce, d’établir une distinction entre le travail de surveillance des prisonniers et le travail de surveillance des prisonnières. La question est alors la suivante : la politique de la

> - 77 GRC concernant la garde de prisonniers par des personnes du sexe opposé

prive- t- elle à première vue les femmes de la possibilité de garder des hommes prisonniers? Poser la question c’est y répondre. Les plaignantes se sont acquittées du fardeau de présentation, en ce qui a trait à l’article 10.

On doit aboutir à la même conclusion pour l’article 7. Bien que cela ne ressorte pas du libellé de cette disposition, où il est question, en termes généraux, d’emploi auprès de l’employeur, il me semble clair qu’ici également l’accent doit être mis sur l’emploi dans un travail spécifique. (Soutenir le contraire serait aller à l’encontre de l’objectif évident de la Loi canadienne sur les droits de la personne, puisque cela signifierait qu’un employeur pourrait exercer une discrimination envers des employés en place, recherchant des promotions sans enfreindre l’alinéa 7a)). La question devient alors la suivante : la GRC a- t- elle refusé de continuer d’employer les plaignantes pour garder des hommes prisonniers parce que ce sont des femmes (alinéa 7a)), ou bien, au cours de leur emploi comme gardiennes d’hommes prisonniers, a- t- elle exercé une discriminaion indirecte envers elles parce que ce sont des femmes (alinéa 7b))? Là aussi, poser la question c’est y répondre.

Je partage donc l’opinion de Mme Greckol et je dirais qu’il s’agit d’un cas manifeste de discrimination directe fondée sur le sexe conformément aux articles 7 et 10. La politique de la GRC indique clairement à première vue que le travail de surveillance des hommes prisonniers doit être effectué par des hommes et celui de garder des prisonnières doit être effectué par des femmes.

> - 78 Il est, de plus, évident que la GRC reconnaît elle- même que ces deux tâches sont distinctes; cette reconnaissance réside au coeur même de la politique.

Pour en terminer avec ce point, il y a lieu de souligner que la Cour suprême des États- Unis, lorsqu’elle a été confrontée à une politique, très semblable à celle qui nous intéresse, de garde de prisonniers par des personnes du même sexe, dans l’affaire Dothard v. Rawlinson (précitée), a conclu sans difficulté que ce genre de politique (TRADUCTION) établit de façon explicite une discrimination envers les femmes en fonction de leur sexe (p. 332).

Ayant conclu qu’il s’agit d’un cas de discrimination directe, je n’ai pas à me pencher sur la proposition subsidiaire de Mme Greckol, selon laquelle il s’agit, tout au moins, d’un cas de discrimination indirecte.

B. La question des exigences professionnelles justifiées La question à résoudre à présent est de savoir si la GRC peut justifier son exigence que les hommes prisonniers dans ses centres de détention provisoire soient gardés par des hommes, comme une exigence professionnelle justifiée conforme au critère que j’ai énoncé dans la deuxième partie. Pour y parvenir, la GRC doit, à la fois, prouver :

a) que l’exigence contestée est imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère qu’elle est imposée en vue d’assurer la protection ou la promotion des intérêts que la GRC peut légitimement et logiquement chercher à protéger ou à promouvoir, étant donné la nature de l’emploi en question, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux de la Loi canadienne sur les droits de

la personne, et > - 79 b) que l’exigence contestée, considérée objectivement, est

raisonnablement nécessaire pour protéger ou promouvoir les intérêts que la GRC peut légitimement et logiquement chercher à protéger ou à promouvoir, étant donné la nature de l’emploi en question.

La première étape dans l’application de ce critère consiste à identifier les intérêts que la GRC peut, en imposant l’exigence contestée, légitimement et logiquement chercher à protéger ou a favoriser, compte tenu de la nature de l’emploi. Celle- ci peut simplement être définie, pour les besoins de la cause, comme étant la garde des hommes prisonniers dans les centres de détention provisoire de la GRC.

Dès le début des débats, on s’aperçut que la GRC invoquerait deux types d’intérêts- pour justifier son exigence que les hommes prisonniers soient gardés par des hommes : la sécurité dans les centres et l’intimité des détenus. On a allégué que l’objectif de la sécurité était compromis par par l’emploi de gardiennes du fait qu’il pouvait leur manquer la force physique requise pour maîtriser des hommes prisonniers agressifs. On trouve ici une des justifications de la politique de surveillance des prisonniers par des gardiens du même sexe, que le surintendant Barker avait fournie à l’enquêteur de la Commission canadienne des droits de la personne lors de l’examen des plaintes auquel ce dernier avait procédé, en l’espèce. A la fin de la journée, toutefois, la GRC décida (sagement, dirais- je) de ne pas poursuivre son argumentation sur la base de l’objectif de la sécurité.

> - 80 Reste alors l’objectif de l’intimité des détenus. L’aspect important de cette intimité est, bien s r, le fait de ne pas être exposé en petite tenue ou à la toilette dans une cellule, à la vue d’étrangers du sexe opposé. (Je dois souligner que c’est à ce seul aspect que je me réfère désormais en traitant de l’objectif de l’intimité des détenus). Cet intérêt en est manifestement un que la GRC peut légitimement chercher à protéger en l’occurence, puisqu’il n’est pas contraire aux objectifs qui sous- tendent la Loi canadienne sur les droits de la personne, comme le serait la préférence du client fondée sur un préjugé. C’est aussi, et de toute évidence, un intérêt logiquement lié à la politique qui consiste à faire garder les prisonniers par des personnes du même sexe, puisqu’il est logique de croire que cette politique protègera un tel intérêt.

A ce stade, il y a lieu de reformuler le critère des exigences professionnelles justifiées de la manière suivante :

  1. l’exigence contestée est- elle imposée honnêtement, de bonne foi et avec la sincère conviction qu’elle est imposée en vue d’assurer la protection de l’intimité des détenus, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux de la Loi canadienne sur les droits de la personne; et
  2. l’exigence contestée, considérée objectivement, est- elle raisonnablement nécessaire pour protéger l’intimité des détenus?

Nous examinerons successivement chacun de ces éléments du critères > - 81 1. L’élément subjectif

Mme Greckol soutient que la GRC n’a pas satisfait à l’élément subjectif du critère des exigences professionnelles justifiées. Elle n’attribue pas explicitement de motif inavoué ou étranger à la GRC, mais prétend que l’exigence contestée n’a pas été imposée honnêtement, de bonne foi et avec la sincère conviction qu’elle l’était en vue d’assurer la protection de l’intimité des détenus.

Elle avance cette prétention en se basant sur deux motifs distincts. Elle affirme d’abord que le prétendu souci de l’intimité des détenus, de la part de la GRC est suspect étant donné la médiocrité des installations physiques et des pratiques de sécurité appliquées dans les centres à travers le pays, et le défaut de l’organisme de prendre les mesures nécessaires à leur amélioration. Elle s’est référée notamment aux témoignages relatifs au traitement des prisonniers en état d’ébriété, qui sont placés dans des cellules d’ivrognes, dépourvues même des installations sanitaires les plus élémentaires et souvent bondées; à l’absence de mesures de dépistage pour isoler les prisonniers sujets à des maladies mentales ou pour détecter ceux qui sont sujets au suicide; à la pratique de déshabiller complètement et de placer dans une cellule vide, sans même une couverture, des prisonniers qui manifestent des signes de déséquilibre mental; au défaut de recourir à l’assistance médicale pour ceux qui manifestent de tels signes; au défaut de prendre des mesures pour

> - 82 modifier la conception des cellules des centres, pour faire échec aux tentatives de pendaison des prisonniers; et au manque d’initiatives visant à favoriser l’intimité des détenus autrement qu’en excluant les gardiennes, en installant, par exemple, des cloisons.

A l’appui de cet argument, elle cite une remarque faite par le juge Marshall dans son jugement dissident dans Dothard v. Rawlinson (précitée), affaire dans laquelle la Cour suprême des États- Unis a confirmé, pour des motifs de sécurité, une politique de garde des prisonniers par des personnes du même sexe, dans une prison pour hommes à sécurité maximale en Alabama. La question de l’intimité des détenus n’avait pas été abordée par la majorité de la cour dans cette affaire, mais le juge Marshall avait signalé dans son bref examen de la questions dans une note en bas de page, qu’il était (TRADUCTION) vraiment étrange de voir des fonctionnaires de l’État, qui ont enfreint durant des années les principes les plus élémentaires de la décence humaine dans l’administration de leurs prisons, se montrer subitement préoccupés par l’intimité des détenus (p. 346, n. 5). C’était du moins en partie pour ce motif qu’il rejeta l’argument de l’exigence professionnelle justifiée, fondé sur l’intimité des détenus.

Le second motif invoqué par Mme Greckol à l’appui de cette prétention est ce qu’elle qualifie d’absence d’explication satisfaisante sur les raisons de la mise en oeuvre de la politique de la GRC, à l’origine, depuis plusieurs décennies, ou encore, les raisons

> - 83 de son application aux quatre plaignantes en janvier 1981. Pour les premières raisons, elle émet l’opinion que, cette politique ayant apparemment été instaurée dès le début de la GRC, sans aucune preuve quant aux motifs de son adoption initiale, elle pourrait bien avoir été fondée sur ce qui serait considéré aujourd’hui un stéréotype sexuel erroné. Quant aux dernières raisons, elle a fait allusion au fait que la GRC n’a pas enquêté sur les lieux où des femmes avaient effectivement été employées pour garder des hommes prisonniers; qu’elle n’a pas enquêté pour savoir si les personnes chargées de diriger les gardiennes dans de telles situations avaient exprimé des inquiétudes; ou si les effets bénéfiques de l’emploi de gardiennes pour surveiller des hommes prisonniers l’emportaient sur les co ts. L’idée semble être, une fois de plus, qu’il y a lieu de croire que la politique était fondée sur un stéréotype sexuel erroné.

A l’appui de cet argument, Mme Greckol a cité la décision rendue dans Foreman c. VIA Rail Canada Inc. (1980), 1 C. H. R. R. D/ 111 (Can. Trib.), où le tribunal a tenu compte, dans son examen de la question des exigences professionnelles justifiées, de l’absence de preuve satisfaisante quant à la façon dont les exigences contestées avaient été instaurées et à la question de savoir si elles avaient été récemment mises à jour.

La première réponse de M. Fradkin à cet argument est de soutenir que, si Mme Greckol voulait mettre en doute la déposition du surintendant Barker relative aux motifs qui sous- tendent la politique

> - 84 de la GRC de garder les prisonniers par des personnes du même sexe, elle aurait d le faire soit en le contre- interrogeant sur ce point soit en présentant d’autres éléments de preuve, qu’elle n’a fait, selon lui, ni l’un ni l’autre. Il déclare que de mettre en doute la véracité de sa preuve pour, la première fois en plaidoyer, est une injustice envers lui (et envers la GRC), car il se trouve privé de la possibilité de répondre à cette attaque. L’essentiel de cette réponse à la thèse de Mme Greckol m’a semblé être que, parce qu’elle n’a pas contre- interrogé le surintendant Barker sur ce point, elle n’a pas le droit de soumettre cet argument comme élément de son plaidoyer.

La deuxième réaction de M. Fradkin est de soutenir qu’à tout événement le témoignage du surintendant Barker n’ayant pas été contredit, il demeure valable. En outre, déclare- t- il, il n’y a pas lieu de douter de sa véracité.

Enfin, M. Fradkin adopte la position que cet argument de la part de Mme Greckol est, selon ses propres termes, une manoeuvre de diversion. Il affirme que la GRC n’a pas prétendu être au- dessus de tout reproche, sous tous les rapports, et que des améliorations peuvent bien être apportées sur certains aspects de la conception et de l’administration des centres. Mais ce fait, selon lui, n’a rien à voir avec la bonne foi subjective de la GRC dans l’exigence que les hommes prisonniers soient gardés par des hommes.

Dans la deuxième partie de la présente sentence arbitrale, j’ai fait savoir que, du moins dans les cas où les intérêts invoqués à

> - 85 l’appui de l’exigence contestée étaient ceux de personnes autres que l’employeur, les tribunaux devraient se montrer réticents à décider que l’élément subjectif du critère des exigences professionnelles justifiées n’a pas été respecté. J’ai mentionné également que l’enquête devait être axée sur la première partie positive de cet élément et non sur sa deuxième partie négative. Pourvu que le mis en cause soit en mesure de satisfaire à la première partie, le tribunal est habilité à conclure que la condition de la seconde partie est également remplie.

Le fait que Mme Greckol n’attribue pas explicitement à la GRC un motif inavoué ou étranger n’est donc pas fatal pour sa thèse, sur ce point. Il lui suffit de soutenir que la politique de la GRC n’a pas été imposé honnêtement, de bonne foi et avec la sincère conviction qu’elle sert l’intérêt de l’intimité des détenus. Je ne partage pas, toutefois, son avis sur le fond de cet argument. Je suis convaincu que la politique de la GRC a été imposée honnêtement, de bonne foi et avec la sincère conviction qu’elle sert l’intérêt de l’intimité des détenus.

Je fonde cette conclusion sur le témoignage du surintendant Barker. Il a été un témoin franc et honnête, et rien dans ce qu’il a déclaré en interrogatoire direct ou en contre- interrogatoire ne laisse supposer que l’exigence contestée n’était pas basée, du moins en partie, sur la conviction honnête et sincère qu’elle était nécessaire à la protection de l’intimité des détenus. Son témoignage était clair sur le fait que la politique a été instaurée avec la conviction que

> - 86 d’autoriser des gardiennes à voir des hommes prisonniers en petite tenue et à la toilette était contraire aux normes de la décence publique en vigueur et équivalait, comme tel, à une incursion dans l’intimité des détenus.

La thèse de Mme Greckol selon laquelle, puisque la GRC a fait peu, ou n’a rien fait, pour améliorer les conditions dans les centres, on devrait se méfier de son allégation voulant que sa politique concernant la garde des prisonniers par une personne du même sexe ait été fondée sur le souci de l’intimité des détenus, est sujette à caution et n’atteint pas son but, pour le motif invoqué par M. Fradkin. Si la preuve démontrait que la GRC avait régulièrement ignoré l’intérêt des hommes prisonniers à ne pas être vus en petite tenue et à la toilette par des femmes, il y aurait lieu de se méfier, car il y aurait une contradiction manifeste entre les paroles et les actes. Mais je ne vois aucune inconséquence de ce genre entre le fait de ne pas avoir amélioré les installations matérielles et les mesures de sécurité dans les centres et le fait d’affirmer que les femmes ne devraient pas pouvoir voir des hommes prisonniers en petite tenue et à la toilette pour le motif que cette vue porte atteinte à un aspect important de l’intimité des prisonniers.

Il est vrai que le juge Marshall, en rejetant la justification fondée sur l’intimité des détenus dans l’affaire Dothard v. Rawlinson, a été influencé par le fait que les agents correctionnels qui la soulevaient avaient fait preuve de peu de considération pour les

>-

- 87 autres intérêts des prisonniers. Il faut cependant souligner qu’il a été encore plus influencé par le fait que (TRADUCTION) ces mêmes agents autorisent les gardiennes à occuper des postes de contact dans un certain nombre d’institutions à sécurité non maximale [tout en cherchant à] protéger l’intimité des détenus dans certaines prisons où la liberté personnelle est soumise aux plus sévères restrictions (p. 346, n. 5). Je ne suis pas s r de suivre la logique de ce raisonnement, mais là n’est pas la question. Le fait est qu’il croyait qu’il existait une contradiction entre les actes et les paroles des agents de correction, du type de celle que j’ai jugée inexistante ici, et qu’il a été influencé par cette contradiction. Cette cause me semble donc différente de la présente sur un point important.

Plus important, cependant, est le fait que j’ai beaucoup de mal à souscrire à la proposition que l’intérêt très légitime d’une tierce partie au litige qui oppose un employeur et ses (futurs) employés doit être ignoré par le tribunal adjugeant sur les cas parce que l’employeur n’a pas tenu compte de cet intérêt ou d’autres intérêts de cette partie dans le passé. Certes, les intérêts d’une tierce partie s’imposent d’eux- même, et méritent la même considération, quelle que soit celle que l’employeur leur a accordée. Permettre à l’employeur de dicter l’importance qui leur revient fait courir le risque que le tribunal ajoute au préjudice le mépris à l’égard de ces tiers qui ont eu la malchance d’être à la merci d’un employeur à l’esprit borné. Même s’il existe une contradiction entre ce que l’employeur fait et ce

> - 88 qu’il dit, un tribunal devrait donc se montrer réticent à conclure que l’élément subjectif du critère des exigences professionnelles justifiées n’a pas été respecté.

En ce qui a trait à l’autre thèse de Mme Greckol, celle qui est basée sur ce qu’elle qualifie d’absence d’explication satisfaisante sur les raisons initiales de la mise en oeuvre de la politique de la GRC et les raisons de son application à ces quatre plaignantes, elle me semble manquer son but également. L’allégation selon laquelle l’adoption initiale de cette politique découle d’un stéréotype sexuel peut être bien fondée, du moins si le stéréotype auquel Mme Greckol se réfère se rapporte à la place appropriée des femmes et leur aptitude à effectuer ce genre de travail. Mais même si cette allégation est bien fondée, elle me parait hors de propos. La question doit nécessairement se poser ici de la manière suivante : l’employeur peut- il aujourd’hui répondre à l’élément subjectif du critère des exigences professionnelles justifiées? Le témoignage du surintendant Barker révèle que la politique contestée a été revue récemment et a été maintenue, et il a fourni les motifs de ce maintien. Comme je l’ai déjà mentionné, j’admets que ces motifs émanent, en partie du moins, d’une conviction honnête et sincère de la nécessité de protéger l’intimité des détenus.

En ce qui a trait à l’application de la politique aux plaignantes, il faut se rappeler que l’élément subjectif du critère des exigences professionnelles justifiées n’oblige pas l’employeur à prouver que sa conviction que l’exigence contestée sert l’intérêt en question est une conviction raisonnable; il l’oblige simplement à démontrer que cette

>

- 89 conviction est honnête et sincère. Sous ce rapport, il faut souligner que, dans l’affaire Foreman, le tribunal examinait la partie objective du critère des exigences professionnelles justifiées, et non la partie subjective, lorsqu’il parlait de l’absence de preuve satisfaisante sur l’origine des exigences contestées dans cette affaire et qu’il se demandait si elles avaient fait récemment l’objet d’une révision. Le fait que la GRC n’ait pas mené d’enquêtes comme celles que Mme Greckol a suggérées tend à mettre en doute le caractère raisonnable de sa conviction de la nécessité de sa politique de faire garder les prisonniers par des personnes du même sexe. Mais cela me semble être à côté de la question de savoir si la conviction est honnête et sincère.

Ayant rejeté les deux arguments de Mme Greckol sur le fond, je ne suis pas tenu de me pencher sur la question procédurale soulevée par M. Fradkin.

Pour ces motifs, je conclus que la GRC a répondu à l’élément subjectif du critère des exigences professionnelles justifiées.

2. L’élément objectif L’élément objectif du critère des exigences professionnelles justifiées que j’ai formulé aux fins de la présente affaire, rappelons- le, est le suivant : la politique de la GRC est- elle raisonnablement nécessaire pour protéger l’intérêt de l’intimité des détenus?

> - 90 J’ai indiqué dans la deuxième partie de la présente sentence arbitrale l’approche que je me propose d’adopter pour appliquer cet élément critère. Ayant identifié l’intérêt sur lequel la GRC entend se fonder pour tenter de justifier sa politique, et n’étant convaincu que cet intérêt est à la fois légitime et logiquement lié à cette politique, je dois examiner les questions suivantes : 1) quelle importance revêt l’intérêt de l’intimité des détenus? 2) dans quelle mesure est- elle favorisée par la politique contestée? 3) comment la politique porte- t- elle atteinte à l’intérêt de l’égalité d’accès à l’emploi? 4) existe- t- il d’autres intérêts que les plaignantes peuvent faire valoir et, dans l’affirmative, quelle importance doit- on leur accorder? 5) quelle série d’intérêts a- t- elle la préséance : celle invoquée par la GRC ou celle invoquée par les plaignantes? 6) existe- t- il des solutions de rechange raisonnables à la politique offertes à la GRC? Chacune de ces questions sera successivement abordée.

(1) L’importance de l’intimité des détenus L’importance du droit à l’intimité des détenus invoqué ici dépend en partie de l’importance que nous attachons généralement au droit à l’intimité, en partie à celle que nous attachons au droit précis de ne pas être vu en petite tenue et à la toilette par des inconnus du sexe opposé, et en partie à celle que nous attachons à ce droit précis dans les locaux des centres de détention provisoire.

> - 91 En ce qui concerne l’importance que nous attachons généralement au droit

à l’intimité, la Cour suprême du Canada a décidé, en effet, qu’il s’agit là d’un droit de dimension constitutionnelle. Dans l’affaire Hunter v. Southan (1984), 11 D. L. R. (4th) 641, où l’on invoquait l’article 8 de la Charte, le juge en chef Dickson a adopté, et appliqué à cette disposition, le principe énoncé par le juge Stewart dans l’arrêt Katz v. United States 389 U. S. 347 (1967), à la p. 351, selon lequel la protection prévue au Quatrième amendement contre les perquisitions et les saisies abusives protège les personnes et non les lieux; il a cité avec approbation la définition que le juge Stewart a donnée dans cette affaire au droit à la vie privée (p. 350), à savoir le droit de ne pas être importuné par autrui.

La grande importance que nous attachons généralement au droit à la protection de la vie privée se reflète également dans de nombreuses législations. Ainsi, les provinces de la Colombie- Britannique, de la Saskatchewan et du Manitoba ont adopté une loi créant un délit civil distinct d’incursion dans la vie privée d’autrui; l’article 178.2( 1) du Code criminel (S. R. C. 1970, c. 34) tel que modifié, renferme des dispositions interdisant l’interception de communications personnelles à l’aide de dispositifs électroniques ou mécaniques à moins d’une autorisation judiciaire préalable. Le Parlement du Canada a également adopté une loi, aujourd’hui appelée la Loi sur la protection des renseignements personnels, qui vise à protéger les citoyens contre la

> - 92 communication, à des tiers, des renseignements personnels relevant des ministères et des organismes gouvernementaux. Il est intéressant et, il me semble, important dans la présente affaire de souligner que cette loi avait d’abord été promulguée comme faisant partie de la Loi canadienne sur les droits de la personne originale, de 1977. Il ne serait pas déraisonnable d’en conclure que, du moins aux yeux du Parlement qui l’a adoptée, le droit à la protection de la vie privée revêtait une importance équivalente à celle du droit à l’égalité d’accès à l’emploi. On peut, tout au moins, en déduire que le Parlement considérait le droit à l’intimité comme un droit de la personne.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont le Canada fait partie depuis 1976, confirme, lui aussi, la grande importance qu’on doit accorder à l’intimité de l’individu. Le paragraphe 17( 1) de ce document prévoit, en effet, que Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation.

Si le droit à la protection de l’intimité revêt à nos yeux une certaine importance, le droit particulier d’assurer qu’on ne soit pas vu en petite tenue à la toilette par des inconnus du sexe opposé doit être reconnu comme étant particulièrement important. Au coeur de cet aspect du droit à l’intimité se trouve le souci de la dignité inhérente de l’être humain, dont le respect, comme le déclare le juge

> - 93 en chef Dickson dans l’arrêt R. v Oakes (1986), 26 D. L. R. (4th) 200, p. 225, constitue un principe essentiel à une société libre et démocratique. La dignité et la valeur de la personne humaine est déclarée au préambule de la Déclaration canadienne des droits, S. R. C. 1970, App. III, comme étant l’une

des valeurs fondamentales au pays. En outre, le préambule du Pacte international relatif aux droits civils et politiques débute par l’affirmation que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.

La teneur de la définition de la dignité inhérente de l’être humain peut être matière à controverse et varier quelque peu d’une société ou d’une époque à l’autre, mais on ne peut nier - et je ne comprends pas que Mme Greckol le fasse - que dans notre société, à notre époque, la définition couvre le droit qui consiste a assurer qu’on ne soit pas vu en petite tenue ou à la toilette par des inconnus du sexe opposé. Comme l’énonce l’arrêt York v. Story 324 F. 2d 450 (U. S. C. A., 9th Cir.; 1963) à propos de cet intérêt, (TRADUCTION) Nous ne pourrions concevoir d’objet d’intimité plus fondamental que le corps nu. Le désir de soustraire son corps nu de la vue d’inconnus, et notamment d’inconnus du sexe opposé, est m par le respect de soi et la dignité personnelle élémentaire (p. 455). De même, dans l’arrêt

> - 94 Sterling v. Cupp 607 P. 2d 206 (Ore. C. A., 1980), la cour affirme, à propos du droit en question, que (TRADUCTION) le dernier bastion de l’intimité se trouve dans le domaine de la procréation et de l’excrétion humaines et que [ si] une personne a droit à la moindre intimité, c’est à son intimité dans ces domaines (p. 208).

Cela ne veut pas dire que nul n’est disposé à être vu dans ces situations par des inconnus du sexe opposé. De toute évidence, certaines personnes - par exemple, les stripteaseurs - sont disposés à être vus au moins en petite tenue par des inconnus du sexe opposé. Mais ce fait ne diminue pas l’importance que nous, en tant que société, attachons à ce droit; au même titre, le fait que certaines personnes soient disposées à être physiquement agressées - par exemple, les joueurs de hockey - ne diminue pas l’importance que nous, en tant que société, attachons au droit d’être à l’abri de l’agression physique.

L’importance que nous attachons à ce droit précis ne se reflète pas beaucoup dans nos lois, sans doute parce que le besoin d’en traiter dans la législation ne s’est pas souvent fait sentir; il n’en demeure pas moins que les législateurs se sont vus parfois tenus d’en assurer la protection. Certaines lois relatives aux droits de la personne énoncent une disposition en vue de protéger les bonnes moeurs (voir le Human Rights Act de la Colombie- Britannique, S. B. C. 1984, c. 22, act. 3 (et implicitement le paragraphe 5( 2)) et le Manitoba Human Rights Act, S. M. 1974, c. 65, art. 3( 2) b)). Il faut remarquer également que les codes de la construction des différents gouvernements exigent de façon significative l’installation de toilettes distinctes pour les hommes et

> - 95 pour les femmes (voir, par exemple, le Code national du bâtiment au Canada, 1977, par. 3.6.4.2( 1)).

Les tribunaux des droits de la personne ont reconnu l’importance de ce droit dans deux décisions : Tharp v. Lornex Mining Corporation Ltd. (B. C.

Trib., 1975, non rapportée) et Waplington v. Maloney Steel Ltd. (1983), 4 C. H. R. R. D/ 1262 (Alta Trib.). Dans la première cause on a jugé qu’un employeur avait contrevenu à l’interdiction d’exercer une discrimination en matière d’emploi, prévue à l’article 8 de l’ancien Human Rights Code de la Colombie- Britannique, pour avoir exigé d’une employée d’utiliser les installations sanitaires et les toilettes réservées aux employés de sexe masculin. On a jugé que cette exigence équivalait à une discrimination fondée sur le sexe. L’essentiel des motifs de cette décision se trouve au passage suivant, extrait de la page 12 de la sentence arbitrale rendue par le tribunal :

(TRADUCTION)

... Lornex a fait défaut d’offrir à la plaignante des installations et des toilettes pouvant être utilisées avec le même degré d’intimité que celles fournies aux résidents de sexe masculin des autres campements et, de fait, à tous les résidents de sexe masculin avant son arrivée. La protection de l’intimité qui manquait était le fait d’être à l’abri de toute intrusion d’une personne du sexe opposé. Nous avons conclu que Mme Tharp a été victime de discrimination de par la nature des installations qui lui ont été offertes, et que cette discrimination était fondée sur le sexe de Mme Tharp. Celle- ci a été introduite sur des lieux exclusivement réservés aux hommes et s’est vu dénier l’intimité accordée par Lornex à la plupart de ses résidents de sexe masculin sur le campement. Mme Tharp a donc été l’objet d’une discrimination fondée sur son sexe.

> - 96 Dans l’affaire Waplington, un employeur a été jugé avoir établi une discrimination sexuelle pour avoir refusé d’accorder à une femme un travail d’apprenti soudeur, pour le motif qu’il n’y avait pas de toilettes pour femmes à l’intérieur ou à proximité de l’atelier. Dans sa sentence arbitrale, le tribunal a déclaré que (TRADUCTION) le Individual Rights Protection Act doit être interprété de manière à permettre aux personnes de sexes opposés d’utiliser les toilettes dans l’intimité (p. D/ 1264). Cette opinion se fondait sur ce que le tribunal appelle (TRADUCTION) l’ensemble des valeurs morales de notre société, sur la décision Lornex et sur la disposition de l’Alberta Building Code qui exige que des toilettes distinctes soient installées pour les hommes et pour les femmes.

Les affaires Lornex et Waplington ne sont pas évidemment identiques a la présente. Dans ni l’une ni l’autre, le droit de ne pas être vu aux toilettes par des inconnus de l’autre sexe n est opposé à celui de l’égalité d’accès à l’emploi, comme c’est le cas ici. Dans les deux premières causes, les droits, en un sens, sont convergents. Elles n’en révèlent pas moins que le droit invoqué en l’espèce par la GRC revêt une grande importance à nos yeux.

En déterminant l’importance que nous attachons au droit précis de ne pas être vu en petite tenue et aux toilettes par des inconnus du sexe opposé sur les lieux de détention; on doit, à mon avis, reconnaître d’abord qu’on ne perd pas son statut d’être humain du fait qu’on est emprisonné. Les prisonniers, y compris ceux des centres

> - 97 de détention provisoire de la GRC, sont justifiés, comme tout autre membre de

la société, de faire valoir le droit de ne pas être vu en petite tenue ou aux toilettes par des inconnus du sexe opposé, et de prétendre que ce droit revêt autant d’importance pour eux, en tant qu’être humains ordinaires, que pour n’importe qui d’autre.

Le fait qu’un prisonnier soit justifié de faire valoir un droit en sa qualité d’être humain ordinaire ne signifie évidemment pas que cette revendication sera défendue. Simplement du fait de son emprisonnement, un prisonnier doit sacrifier de nombreux droits. Parmi ceux- ci, figure le droit général dans la protection de l’intimité. En principe, cependant, un prisonnier ne doit certainement sacrifier que les droits qui - pour emprunter les termes employés par la Cour suprême des États- Unis dans l’affaire Hudson v. Palmer 104 S. Ct. 3194 (1984) p. 3198 - sont (TRADUCTION) fondamentalement incompatibles avec l’emprisonnement même ou avec ses objectifs. Un prisonnier doit être justifié, autant que n’importe qui, d’exiger la défense de tous les autres. Et puisque, comme M. Fradkin le fait valoir dans ses représentations, on ne peut pas affirmer que le droit particulier de ne pas être vu en petite tenue ou aux toilettes par des inconnus de l’autre sexe soit incompatible ni avec l’emprisonnement même, ni avec ses objectifs, il doit être reconnu comme un de ces droits. Affirmer qu’un prisonnier n’est pas justifié de réclamer la défense d’un droit de cette importance lorsque sa perte n’est pas requise par les objectifs de l’emprisonnement serait doubler d’une injure ce qui

> - 98 constitue déjà en réalité un grave préjudice. L’application du principe énoncé dans Hudson v. Palmer a pour effet, me semble- t- il, de conférer au droit de ne pas être vu en petite tenue ou aux toilettes par des inconnus de l’autre sexe, plus d’importance encore sur les lieux de détention qu’il n’en a généralement. Demander qu’il soit sacrifié dans ce contexte signifie qu’il faut sacrifier, non seulement le droit lui- même, mais également ce principe extrêmement important.

Il existe d’autres raisons de croire que ce droit revêt plus d’importance sur les lieux de détention que d’habitude. Il ressort du témoignage de tous les experts en l’espèce que la plupart des personnes qui se sont trouvées dans un centre de détention provisoire sont soumises à une forte tension. Tout ce qui peut tendre à l’accentuer, y compris la gêne et une perte de dignité, doit évidemment être évité. On n’a pas besoin du témoignage d’un expert pour savoir que le fait d’être observé en petite tenue ou aux toilettes par des inconnus de l’autre sexe peut causer de la gêne et une perte de dignité à toute personne, y compris un prisonnier, ayant été élevée dans la conviction qu’il s’agit d’une situation à éviter. En l’espèce, les experts ont témoigné sur ce point, et malgré le manque d’uniformité de leur témoignage sur l’aggravation de la tension subie par un homme moyen, détenu dans un centre de détention provisoire, du fait d’être vu en petite tenue ou aux toilettes par une gardienne, tous sauf un ont reconnu qu’une telle aggravation se produirait.

> - 99 Le témoignage de Dr Van Dyke sur les problèmes particuliers auxquels font face les hommes autochtones gardés par des femmes accroit davantage l’importance de ce droit sur les lieux de détention, quoique, selon moi, de

façon marginale seulement. Le fait qu’aucun témoin ayant vécu l’expérience auprès des hommes autochtones gardés par des femmes n’ait remarqué une différence quelconque entre la réaction de ces hommes et celle des hommes non autochtones laisse supposer qu’on ne peut accorder une grande importance à cette différence. Par contre, le fait qu’aucun témoin convoqué par les plaignantes n’ait contesté directement ce témoignage m’oblige à lui accorder une certaine importance.

La considération de ce droit spécifique, comme étant particulièrement important dans les lieux de détention, se trouve encore plus renforcée par l’alinéa 10a) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’alinéa 10a) prévoit que Toute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine, et semblerait clairement protéger le droit d’un prisonnier à ne pas être vu en petite tenue ou aux toilettes par des inconnus du sexe opposé.

M. Fradkin s’est également appuyé sur l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, adopté en 1955 par le Premier congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants et approuvée par le Conseil économique et social des Nations Unies dans la résolution 663 du 31 juillet 1957. Le Canada

> - 100 était membre du Conseil économique et social au moment de l’adoption de la résolution 663, et a voté en faveur de cette adoption (comme l’ont fait toutes les autres nations présentes).

L’article premier de l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, énonce que les règles enchâssent ce qu’est généralement admis comme étant les principes et les règles d’une bonne organisation pénitentiaire et de la pratique du traitement des détenus. L’article 4 prévoit que les dispositions de la première partie est applicable à toutes les catégories de détenus, criminels ou civils, prévenus ou condamnés. L’article 53 figure dans la première partie et stipule ce qui suit :

  1. 53. Dans un établissement mixte, la section des femmes doit être placée sous la direction d’un fonctionnaire féminin responsable qui doit avoir la garde de toutes les clefs de cette section de l’établissement.
  2. Aucun fonctionnaire du sexe masculin ne doit pénétrer dans la section des femmes sans être accompagné d’un membre féminin du personnel.
  3. Seuls des fonctionnaires féminins doivent assurer la surveillance des femmes détenues Ceci n’exclut pas cependant que, pour des raisons professionnelles, des fonctionnaires du sexe masculin, notamment des médecins et des instituteurs, exercent leurs fonctions dans les établissements ou sections réservées aux femmes. (C’est moi qui souligne)

> - 101 Selon ses termes, l’article 53 ne traite que de la nécessité de faire garder les prisonnières par des femmes. Il ne fait aucune mention de la nécessité de faire garder les prisonniers de sexe masculin par des hommes.

M. Fradkin tente de contourner ce problème en faisant valoir qu’en 1955, lorsque la disposition a été rédigée, on ne pouvait pas s’attendre à ce que des femmes soient un jour en mesure de garder des hommes; on aurait considéré que ce travail ne convenait pas aux femmes. Il n’y avait donc pas lieu de pourvoir à la nécessité de faire garder les prisonniers de sexe masculin par- des hommes. E t- il été prévisible que des femmes soient en mesure de garder des hommes, que, selon lui, l’article 53 aurait également pourvu à cette éventualité. Il affirme que cet article devrait être interprété comme la traduction d’une préoccupation pour la surveillance des prisonniers par une personne du sexe oppose, en général.

Ce raisonnement sous- entend que l’article 53 vise la question de l’intimité. Mme Greckol est en désaccord avec cette supposition. Elle fait valoir que rien dans le libellé de l’article 53 ne laisse supposer qu’il touche la question de l’intimité, et elle soutient que, d’un point de vue historique, ce texte semblerait viser davantage le problème de l’exploitation sexuelle des prisonnières par des gardiens de sexe masculin.

> - 102 Malheureusement, aucune preuve n’a été fournie sur l’objectif de l’article 53. La proposition de Mme Greckol, à l’effet qu’il visait la question d’exploitation sexuelle est plausible, et se trouve étayée par le fait que l’article 53 n’a pas été amendé pour prescrire que les prisonniers de sexe masculin soient gardés par des hommes, même si des femmes sont aujourd’hui manifestement en mesure de garder des hommes et qu’elles ont, de fait, exercé cette fonction dans certains pays pendant un certain temps. Si l’article 53 visait la question de l’intimité, on serait porté à croire que cet amendement aurait d être déjà apporté.

Il se peut que l’article 53 visait la question de l’intimité. Selon le dossier dont je suis saisi, je ne me sens toutefois pas en mesure de conclure avec quelque assurance qu’il en a été ainsi. Je ne peux donc admettre la proposition de M. Fradkin, voulant que l’article 53 serve à accorder plus d’importance, dans le cadre des centres de détention provisoire, au droit particulier de ne pas être vu en petite tenue ou aux toilettes par des inconnus de l’autre sexe.

Mme Greckol tente de réduire l’importance de ce droit spécifique dans le cadre des centres de détention provisoire, en soutenant que les prisonniers de sexe masculin en sont venus à accepter la présence des infirmières dans les prisons. Cette proposition semble vouloir dire que ce fait démontre que les prisonniers de sexe masculin sont disposés à sacrifier le droit de ne pas être vu en petite tenue et aux toilettes par des inconnus du sexe opposé.

> - 103 Le même argument a été examiné et rejeté par la Cour suprême d’Oregon dans l’affaire Sterling v. Cupp 625 P. 2d 123 (1981), dans laquelle des détenus de sexe masculin du pénitencier de l’État d’Oregon ont demandé qu’il soit ordonné à la division correctionnelle du gouvernement de l’État de ne pas assigner au personnel correctionnel féminin certaines tâches à l’intérieur de la prison. Le raisonnement de la cour sur ce point était le suivant :

(TRADUCTION)

Dans le domaine des soins médicaux et hospitaliers, les

femmes ont depuis longtemps accepté l’administration des soins par des hommes médecins et les hommes ont accepté une des infirmières et, plus récemment, ceux des femmes médecins; mais là, la santé même du corps du patient constitue l’objet, et le contact vise à aider. L’hôpital ne constitue pas un cadre hostile d’autorité méfiante d’un côté et de soumission imposée de l’autre. (C’est moi qui souligne.) (p. 133)

Les experts de la mise en cause, en l’espèce, ont mis l’accent sur cette distinction entre l’infirmière, dont le rôle est d’aider, et le gardien, dont le rôle est de surveiller. Bien que Dr Smith et Dr Brooks aient tenté, lors de leur témoignage, d’en minimiser la portée, ils ont tous deux reconnu que les rôles étaient différents.

Cette différence des rôles, qui me paraît évidente, ne constitue pas la seule raison de douter de la solidité de la proposition de Mme Greckol. Comme un des experts de la mise en cause l’a fait valoir, le fait est que les infirmières ne sont pas normalement supposées

> - 104 observer un patient utilisant la toilette. Facteur plus important cependant, le fait que des infirmières soignent des patients de sexe masculin dans une prison reflète la pratique extérieure au milieu carcéral et n’entre pas en conflit avec cette pratique. C’est une chose d’escompter qu’un prisonnier de sexe masculin accepte à l’intérieur de la prison une pratique admise à l’extérieur; c’en est complètement une autre de lui demander d’accepter une pratique qui ne l’est pas. Je ne suis donc pas prêt à conclure que l’acceptation des infirmières par des prisonniers de sexe masculin a pour effet de diminuer l’importance du droit des détenus à l’intimité dans le cadre des centres de détention provisoire.

Je ne suis prêt davantage à admettre la représentation de Mme Greckol, selon laquelle le nombre relativement peu élevé de plaintes formelles portées par des hommes détenus dans des établissements où des gardiennes étaient employées laisse supposer qu’on ne devrait pas accorder une importance considérable à ce droit. Comme M. Fradkin le fait valoir dans ses représentations, il existe un certain nombre de raisons qui expliquent pourquoi des prisonniers qui s’opposent au fait d’être gardés par des femmes ne portent pas plainte : un manque de confiance dans le processus des plaintes, la crainte de représailles, la résignation, etc. Mais mon rejet de cette représentation ne repose pas là- dessus. A mon sens, le nombre de plaintes formulées par des prisonniers est très peu pertinent dans une affaire de ce genre. Je souscris à l’opinion du juge Friedman qui, dans l’affaire Long 127 Cal. Rptr. 737 (C. A., 1976), très comparable à la présente, a affirmé que (TRADUCTION) le sujet ne suscite pas un jeu de nombres, mais

> - 105 plutôt un point de vue constitutionnel fondé sur des attentes indéniables liées à l’intimité, qui reflètent, à leur tour, des normes sociales et des attitudes émotionnelles prédominantes (p. 737). Il ne s’agit pas, en l’espèce, d’une affaire constitutionnelle comme celle- là, mais il ne me semble pas moins important ici de voir que la question exige de prêter attention aux valeurs et principes fondamentaux.

Compte tenu de toutes les considérations que je viens de soulever, je conclus que le droit des détenus à l’intimité invoqué ici par la GRC est d’une importance indéniable, et qu’il doit bénéficier d’un poids considérable dans le processus d’évaluation qui détermine l’issue de l’affaire sous cet aspect.

(2) Dans quelle mesure la politique favorise- t- elle l’intimité des détenus?

La mesure dans laquelle on peut dire que l’exigence contestée favorise un intérêt invoqué par un employeur dépend de l’ampleur de l’atteinte qui serait portée à cet intérêt si l’exigence était supprimée. Pour des raisons évidentes, l’évaluation de cette dernière sera difficile dans la plupart des cas. Le tribunal manquera normalement de preuve solide quant à la portée effective de l’atteinte en cas de suppression de l’exigence, puisque cette dernière aura toujours été appliquée.

Il existe, en l’espèce, certains éléments de preuve tangibles sur l’atteinte qui serait portée à l’intimité des détenus si la politique de la GRC était supprimée, puisque celle- ci n’a pas toujours été

> - 106 appliquée. Cette preuve provient évidemment des quatre plaignantes et de Myrna McNutt, une autre femme qui a été autorisée à garder des hommes à Grande Cache durant la période en question. Ce que cette preuve révèle est que très peu de prisonniers de sexe masculin ont été vus en petite tenue ou aux toilettes par ces femmes durant la période en cause, beaucoup moins qu’il n’y en a à présent qui sont vus par des gardiens de sexe masculin qui accomplissent des tâches semblables. Les raisons de cette différence sont, selon moi : 1) que les prisonniers de sexe masculin se comportaient de manière à réduire la possibilité d’être vus en petite tenue ou aux toilettes par une gardienne, soit en étant plus prudents dans leur tenue vestimentaire et en se changeant et en allant aux toilettes à des moments où il était improbable, ou du moins peu probable, que des gardiennes se trouvent en leur présence; 2) que les gardiennes accédaient à la demande des prisonniers de ne pas entrer dans l’aire cellulaire ou de ne pas les observer de quelque façon parce qu’ils désiraient utiliser la toilette; 3) que les gardiennes n’entraient pas dans la partie cellule si elles avaient des raisons de croire qu’un prisonnier de sexe masculin était à la toilette; et 4) que les gardiennes avaient tendance à travailler de nuit, alors que l’utilisation des toilettes n’était pas aussi fréquente que durant les autres rondes de surveillance.

Il est clair que si la politique de la GRC était abolie, du moins en ce qui a trait à autoriser que des prisonniers de sexe masculin soient gardés par des femmes, les prisonniers n’auraient pas à se comporter de manière à réduire la possibilité d’être vus en petite tenue et aux toilettes par des gardiennes, comme les prisonniers gardés

> - 107 par les quatre plaisantes et Mme McNutt, le faisaient. Il faut souligner cependant que la politique actuelle de la GRC concernant les rondes d’observation à effectuer par les gardiens des centres exige que ces rondes soient menées à intervalles réguliers. Selon son témoignage, Mme Reville

effectuait ses rondes durant la période en question, précisément à toutes les 30 ou 15 minutes, selon le nombre de rondes qu’elle devait effectuer chaque heure. Le témoignage de Mme McNutt a laissé supposer qu’elle en faisait de même. Il ne ressort pas très clairement de leurs témoignages que cela se vérifiait avec les trois autres plaignantes, mais étant donné les termes employés dans les instructions écrites de Grande Cache en vertu desquelles elles accomplissaient leur service : (TRADUCTION) contrôler les prisonniers toutes les 15 minutes-, il est raisonnable de présumer que c’était le cas. On ne peut de toute évidence supposer que si des gardiennes accomplissaient leur service, selon la nouvelle politique, elles verraient des hommes prisonniers en petite tenue et aux toilettes aussi rarement que les plaignantes et Mue NcNutt. En fait, il y a tout lieu de croire que la fréquence à laquelle cela se produirait augmenterait de façon assez considérable.

Pas plus qu’on ne peut présumer que si la politique relative à la garde des prisonniers par des personnes du même sexe était supprimée, les gardiennes seraient autorisées à éviter de voir des prisonniers de sexe masculin en petite tenue et aux toilettes en donnant suite aux demandes de ne pas entrer dans l’aire cellulaire et en se résolvant à ne pas le faire si elles avaient des raisons de croire qu’un homme

> - 108 prisonnier était à la toilette. Cette preuve suggère fortement qu’elles ne le seraient pas et ce, pour des motifs évidents de sécurité : les gardiens ne peuvent pas se permettre d’être contrôlés de quelque façon par les prisonniers. C’est une autre raison de croire que les gardiennes verraient davantage de prisonniers de sexe masculin en petite tenue et à la toilette que les plaignantes et Mme McNutt, si la politique était supprimée.

Finalement, il semblerait improbable que les gardiennes soient limitées, comme les plaignantes (à l’exception de Mme Jones) et Mme McNutt ont paru l’être, à travailler presque exclusivement de nuit. C’est là une autre raison de croire que les gardiennes verraient davantage de prisonniers de sexe masculin à la toilette du moins que les plaignantes et Mme McNutt, si la politique était supprimée.

Mme Greckol prétend que ce n’est pas seulement la fréquence à laquelle les prisonniers de sexe masculin sont vus en petite tenue et à la toilette qui importe, mais aussi le degré d’indiscrétion de l’observation qui aurait lieu. Elle prétend qu’une gardienne jetterait un coup d’oeil très rapide à un prisonnier se trouvant en petite tenue ou à la toilette, et que le prisonnier serait donc peu gêné, même en étant vu en de telles circonstances. A l’appui de cette prétention, elle souligne la façon dont Mme Reville et Mme Jones ont déclaré avoir réagi quand elles se sont trouvées en face d’un prisonnier de sexe masculin en ces circonstances; elles sont parties très rapidement.

> - 109 J’admets que le degré d’indiscrétion de l’observation est une considération pertinente dans une affaire de cette nature. Je demeure toutefois convaincu, selon le témoignage des gardiens des centres, que peu importe comment le prisonnier est vêtu ou ce qu’il fait lorsque le gardien s’approche de lui dans sa cellule, le gardien doit s’assurer que le

prisonnier est en s reté avant de s’en aller et que, pour ce faire, il peut s’avérer nécessaire d’observer longuement le prisonnier. Même si tel n’était pas le cas, cependant, la gêne serait toujours réelle et, pour plusieurs prisonniers, importante. L’élément crucial, comme plusieurs témoins de la mise en cause l’ont déclaré, est de savoir qu’on est vu dans des situations où on préférerait ne pas l’être.

La politique de la GRC de faire garder les prisonniers par des personnes du même sexe favoriserait évidemment l’intérêt de l’intimité des détenus si les gardiens étaient toujours dans l’aire cellulaire - et donc en présence des prisonniers - plus que le règlement actuel voulant que les gardiens soient la plupart du temps postés dans une salle distincte (bien qu’avec la capacité de voir au moins certaines cellules par une fenêtre s’il( elle) le décide). Il en serait de même si les gardiens disposaient d’écrans de télévision (comme la preuve révèle qu’il en existe dans certains centres provinciaux de l’Alberta et qu’il y en aura éventuellement bientôt dans les centres provinciaux de la Nouvelle- Écosse). Néamoins, on ne peut pas affirmer que, même selon le règlement en vigueur, l’effet de la politique sur l’intimité

> - 110 des détenus soit minimal. Un nombre considérable de prisonniers de sexe masculin sont certains d’être vus en petite tenue et à la toilette par des gardiennes si la politique est abolie. Il doit reconnaître, en outre, que même ceux qui ne sont pas vus en de telles situations par des gardiennes sont astreints à éprouver une certaine anxiété et une perte de dignité personnelle. En dépit de tous leurs efforts afin d’éviter d’être vus ainsi, ils sauront que le gardien est toujours en mesure de les voir dans leurs cellules, soit en regardant par la fenêtre soit en entrant dans l’aire cellulaire.

J’en conclus que la politique de la GRC de faire garder les prisonniers par des personnes du même sexe favorise de façon appréciable l’intérêt de l’intimité des détenus.

(3) Dans quelle mesure cette politique empêche- t- elle l’égalité d’accès à l’emploi?

L’égalité d’accès à l’emploi pour les femmes est devenue au Canada un droit particulièrement important depuis l’adoption des articles 15 et 28 de la Charte, et les tribunaux des droits de la personne doivent être réticents à le sacrifier à d’autres droits. Il faut considérer toute exigence ou politique d’emploi qui a l’effet d’exclure les femmes d’un type particulier de travail comme une atteinte évidente et importante au droit à l’égalité d’accès à l’emploi.

Il y a lieu, toutefois, de remarquer que la politique ici attaquée ne résulte pas, comme ce fut le cas pour la grande majorité des politiques d’embauche discriminatoires envers les femmes, d’une vision

> - 111 stéréotypée des rôles ou relatives habiletés des hommes ou des femmes. La base sur laquelle la GRC appuie sa politique n’a rien à voir avec la capacité des femmes de garder des hommes détenus. Il n’y a donc pas ici d’atteinte à

la dignité d’une personne qui découle inévitablement d’une politique fondée sur des suppositions concernant la valeur ou l’habileté relatives des membres d’un groupe particulier.

(4) Autres considérations que les plaignantes peuvent faire valoir Mme Greckol prétend que, en plus de revendiquer le droit à l’égalité d’accès à l’emploi, les plaignantes peuvent ici faire valoir les effets bénéfiques résultant de la présence d’employées dans les institutions pénitenciaires pour hommes. L’on a dit, rappelons- le, que ces effets bénéfiques comprenaient l’amélioration de la tenue, la diminution de la tension et des comportements agressifs, et que, généralement, la réhabilitation des détenus en serait favorisée.

J’ai dit au chapitre II de cette sentence arbitrale qu’en principe il n’y a pas lieu d’empêcher les plaignantes dans des cas semblables d’invoquer à l’appui de leurs plaintes d’autres considérations que le droit à l’égalité d’accès à l’emploi. Il est évident, toutefois, qu’il doit y avoir un lien logique entre chacune de ces considérations additionnelles et l’abolition de l’exigence attaquée. S’il n’y en a pas, alors il n’y a pas lieu de croire que cette revendication sera favorisée par l’abolition de l’exigence et la plaignante ne serait pas justifiée d’y prétendre.

> - 112 Il est difficile de voir ici comment l’on peut prétendre que l’abolition de la politique de la GRC de faire garder les détenus par des personnes du même sexe est logiquement reliée à l’objectif de réhabilitation. Les personnes gardées dans ces lieux de détention, sauf de rares exceptions, ne sont pas des détenus condamnés, elles sont gardées là pour de très courtes périodes, et il n’appartient pas à la GRC de les réhabiliter. Aussi important l’objectif de réhabilitation soit- il, il n’en est pas un que les plaignantes peuvent ici faire valoir.

L’objectif d’améliorer la tenue est logiquement relié à l’abolition de la politique de la GRC mais il faut bien dire que, par lui- même, il est sans importance, du moins dans le cadre d’une détention provisoire. Bien que je sois prêt à en tenir compte, par conséquent, j’y accorderais peu de poids.

Il y a aussi un lien logique entre l’objectif de diminuer la tension et l’agressivité et l’abolition de la politique de faire garder les détenus par des personnes du même sexe. La diminution de la tension et de l’agressivité semblerait favoriser l’objectif plus général de sécurité dans les lieux de détention, du moins en ce qui a trait aux détenus eux- mêmes et aux agents de la GRC. (Quant aux gardiens eux- mêmes, la preuve est à l’effet que les plaignantes n’avaient le droit de prendre en charge aucun des hommes qu’elles gardaient. En résumant que cette pratique continuerait de s’appliquer si l’on permettait aux gardiennes de garder des hommes en détention, il est difficile de voir comment le fait que leur présence servirait à

> - 113 réduire la tension et l’agressivité pourrait être relié à l’objectif de leur propre sécurité.)

Les plaignantes sont donc justifiées d’invoquer l’objectif de diminuer

la tension et l’agressivité parce qu’il peut contribuer, du moins dans une certaine mesure, à augmenter la sécurité dans les établissements où elles travaillent. Je ne pense pas, cependant, qu’on puisse donner beaucoup de poids à cet objectif de plus de sécurité en l’espèce. Je n’arrive pas a cette conclusion parce que l’objectif de sécurité n’a pas d’importance - il en a manifestement. Je conclus ainsi parce qu’il n’y a pas de preuve manifeste que la diminution de tension et d’agressivité que l’on allègue de voir découler de la présence de gardiennes dans les établissements d’hommes aura réellement un effet appréciable sur la sécurité des détenus et des agents de la GRC dans les lieux de détention. Il y eut bien peu de preuve quant à la fréquence des voies de fait commises dans les lieux de détention par des détenus sur d’autres détenus ou des agents de la GRC après qu’ils ont été conduits dans leur cellule. En outre, il n’y a pas de preuve démontrant qu’il y eut moins de voies de fait sur d’autres détenus ou des agents de la GRC dans les établissements de Jasper et de Grance Cache quand les plaignantes et Mme McNutt y étaient employées à garder des hommes détenus qu’il y en eut à d’autres établissements, ou aux mêmes établissements avant et après qu’elles y furent employées.

Il y a lieu aussi de mentionner que, par un recrutement prudent et un entraînement approprié de gardiens mâles, la GRC peut faire en sorte que les détenus mâles dans ses établissements soient confiés à des

> - 114 personnes qui soient sensibles au besoin de diminuer les tensions et l’agressivité, et qu’elle y tendra. L’habileté à réduire les tensions et l’agressivité s rement n’appartient pas seulement aux femmes.

(5) Quelle série d’intérêts a- t- elle la préséance? La question qui se pose maintenant est la suivante : des deux séries d’intérêts invoqués respectivement par la GRC et par les plaignantes, laquelle doit- elle prévaloir? Du côté de la GRC, on invoque l’intérêt de protéger l’intimité des détenus, non seulement l’ai- je jugé d’une importance indéniable, mais il m’est apparu comme ayant été favorisé de façon appréciable par la politique de surveillance des prisonniers par des gardiens du même sexe. Du côté des plaignantes, on se trouve en face d’une conjugaison d’intérêts celui de l’égalité d’accès à l’emploi pour les femmes, que j’ai jugé, non seulement d’une importance capitale, mais aussi gravement lésé par cette politique; l’intérêt d’assurer un cadre amélioré, que j’ai jugé d’une importance dérisoire; et enfin, l’intérêt d’atténuer la tension et l’agressivité, que j’ai jugé d’une importance considérable, bien que j’aie conclu qu’on ne pouvait lui accorder une attention excessive dans la présente cause.

Selon Mme Greckol, la politique de surveillance des prisonniers par des gardiens du même sexe peut être justifiée dans des situations où les devoirs du gardien comportent une observation continue et directe des prisonniers quand ils sont en petite tenue ou lorsqu’ils utilisent la toilette (comme dans le cas des douches communes). Cette

> - 115 proposition s’appuie d’abord sur les politiques de surveillance des prisonniers par des gardiens du sexe opposé, qui sont actuellement en vigueur

dans les systèmes correctionnels de l’Ontario et de la Colombie- Britannique. Ces deux politiques établissent une distinction entre l’observation secondaire et rare, comme une partie de la ronde de surveillance des cellules de prisonniers, et la surveillance continue des prisonniers en état de nudité totale ou substantielle. Selon ces politiques, dans les établissements réservés aux hommes, les femmes doivent être autorisées à se livrer au premier type d’observation mais non au deuxième. On a également fait référence à cet égard à l’une des dispositions des récentes normes élaborées par l’Association canadienne de justice pénale, qui traite de l’observation des prisonniers, en petite tenue et utilisant la toilette, par des gardiens du sexe opposé. On se rappellera que, du moins selon l’interprétation donnée à cette disposition par l’un des témoins de la plaignante, cette disposition était supposer refléter une distinction du type proposé par Mme Greckol.

A première vue, cette proposition peut sembler comporter une concession de la part de Mme Greckol à l’effet que - du moins dans certaines circonstances, notamment lorsque les prisonniers font l’objet de la part des gardiens d’une surveillance continue et directe - l’intérêt relatif à la protection de l’intimité des détenus peut et doit avoir la préséance sur les intérêts invoqués en l’espèce par les plaignantes. Je ne suis pas s r, toutefois, que Mme Greckol ait eu l’intention de faire une telle concession. Sa proposition n’a été

> - 116 présentée que timidement. Mais surtout, il ressort qu’en Ontario et en Colombie- Britannique le fait que les gardiens soient requis de se livrer à une observation continue et directe des prisonniers ne signifie pas que les femmes soient exclues de l’emploi de gardienne. Cette exigence signifie simplement qu’elles sont exclues de certaines tâches entraînant ce type d’observation. Le fait que les prisonniers fassent l’objet d’une observation continue et directe ne signifie donc pas nécessairement que les intérêts invoqués en l’espèce par les plaignantes doivent être sacrifiés à l’intérêt de la protection de l’intimité des détenus. Tous ces intérêts, au contraire, peuvent être conciliés, et ils le sont effectivement en Ontario et en Colombie- Britannique.

Le point essentiel de la proposition de Mme Greckol, je pense, est que si les prisonniers ne font pas l’objet d’une observation continue et directe, mais seulement ’secondaire et rare, l’intérêt de la protection de l’intimité des détenus doit être sacrifié aux intérêts invoqués en l’espèce par les plaignantes. Elle déclare, en fait, que la preuve d’une observation continue et directe des prisonniers est nécessaire pour conclure que les prisonniers ont le droit d’avoir des gardiens du même sexe pour les observer. Elle ne dit pas que cette preuve est suffisante.

Il ressort de cette argumentation que Mme Greckol met l’accent sur le degré auquel on peut considérer que l’intérêt de l’intimité des détenus est favorisé par la politique de la GRC de faire surveiller les prisonniers par des gardiens du même sexe. Elle prétend que, étant

> - 117 donné la fréquence et l’intensité avec lesquelles l’observation, par des gardiennes, d’hommes prisonniers en petite tenue ou utilisant la toilette, peut se produire si cette politique est abolie, cet intérêt n’est pas

suffisamment favorisé par la politique pour justifier son maintien. Je passe maintenant à l’examen des décisions où l’intérêt de la protection de l’intimité des détenus, invoqué en l’espèce par la GRC, est entré en conflit avec celui de l’égalité d’accès à l’emploi (et, dans certains cas, avec d’autres intérêts du même type que ceux invoqués par les plaignantes). En analysant ces décisions, mes objectifs sont d’abord de déterminer comment les autres tribunaux ont établi la prépondérance entre ces intérêts concurrents et, ensuite, de déterminer si elles renferment quelque fondement à la distinction faite par Mme Greckol entre l’observation continué et directe et l’observation secondaire et rare.

La seule décision canadienne en la matière est In the Matter of Certain Exemptions Sought Pursuant to the Provisions of Section 48 of the Saskatchewan Human Rights Code and Regulations Made Thereunder Saskatchewan Social Services (Corrections Branch) (1980) 1 C. H. R. R. D/ 49. Dans cette affaire, la Commission des droits de la personne de la Saskatchewan avait consenti a accorder aux services correctionnels de cette province une exemption du Saskatchewan Human Rights Code, relativement à la politique établie par ces services d’exclure les femmes des postes d’agent de correction dans tous les lieux de détention, de récréation et de réception à l’intérieur des centres

> - 118 de détention des prisonniers de sexe masculin, qui existaient (par exemple, Prince Albert, Régina et North Battleford), ainsi que les postes aux aires de récréation, de réception, de sécurité (escorte), aux unités de sécurité et mi- sécurité, et de la détention préventive, dans les nouveaux centres correctionnels pour hommes adultes à Prince Albert, Saskatoon et Northern Saskatchewan. Les motifs de la demande présentée par les services correctionnels et de la décision de la Commission qui l’a accueillie se retrouvent dans les passages suivants :

(TRADUCTION)

L’idée principale de la proposition de la requérante est que les services correctionnels reconnaissent l’avantage de la maximilisation des chances d’emploi offertes aux femmes dans les établissements de détention des prisonniers adultes de sexe masculin et aux hommes dans des établissements de détention de Prisonniers adultes de sexe féminin. Trois nouveaux établissements sont actuellement en construction, à cette fin, à Saskatoon, à Prince Albert et à Northern Saskatchewan. Ces établissements qui doivent prendre la relève au printemps de l’an prochain comprennent un nouveau bâtiment, totalement différent des établissements existant actuellement à Prince Albert et Régina. Au lieu de disposer de rangées uniformes de cellules identiques, ayant chacune des toilettes ouvertes, les nouveaux bâtiments comportent des unités de séjour qui ressemblent plutôt à des dortoirs. Dans le cas des détenus ordinaires ne présentant pas de risque élevé pour la sécurité, ces unités sont conçues de manière à éviter les toilettes et les douches ouvertes. Les services correctionnels souhaitent donc offrir aux fermes des postes de travailleurs correctionnels dans ces unités de séjour. Les femmes pourront donc, dans un an, postuler tout emploi dans ces nouveaux centres, à l’exception des aires où la nudité ou la fouille sont inévitables. Ces aires sont celles de réception, de récréation, d’escorte, ainsi que les unités de sécurité et semi- sécurité, et de détention préventive. Le fait d’avoir ajouté les unités de détention préventive est d en partie à la grande diversité des délinquants logés

dans ces établissements. La plupart d’entre eux, sinon tous, sont appelés à passer des périodes de détention particulièrement longues en raison de crimes graves. Ils

> - 119 présentent des risques pour la sécurité, ce qui requiert la possibilité de surveiller leur comportement en tout temps, a la discrétion du personnel carcéral.

Selon la proposition de la requérante, les institutions actuelles n’offrent pas cette possibilité d’engager des femmes à des emplois carcéraux. La structure même des établissements expose en permanence le personnel carcéral à des situations de surveillance des détenus en petite tenue. Les services correctionnels réclament donc une exemption globale couvrant toutes les aires de détention, de réception et de récréation. L’aspect positif de cette perspective est que l’établissement actuel de Prince Albert doit fermer ses portes avant juillet 1981, une fois que son successeur aura pris la relève. L’aspect négatif, en ce qui concerne l’égalité d’accès à l’emploi, est que l’établissement actuel de Régina demeurera probablement encore ouvert au cours des années quatre- vingts.

. . . . . . La première question qui se pose est de savoir si, pour des considérations de décence publique, un obstacle quelconque est justifié comme qualification professionnelle raisonnable. La Commission n’hésite pas à y répondre par l’affirmative, dans la mesure où l’enjeu est la sécurité serrée. Lorsque l’intérêt indéniable d’un tel degré de sécurité exige, à tout moment, la surveillance ou la fouille d’une personne, à la discrétion du personnel carcéral, les normes conventionnelles de décence publique dans cette province, en ce moment, exigent de toute évidence que ce personnel soit du même sexe que le détenu. A votre avis, le jour dont parlait Mme Schockey, où les employés carcéraux seront aux détenus ce que les infirmières sont aux malades, n’est pas encore venu. Quand il s’agit de sécurité rigoureuse, il est certainement de l’essence même du rôle de tout établissement de détention d’être en mesure de surveiller les détenus au hasard. Il s’ensuit qu’il est nécessaire d’accorder une ordonnance d’exemption, fondée sur la qualification professionnelle raisonnable, compte tenu des considérations conventionnelles relatives à la décence publique que partagent la direction, les employés, les détenus et la Commission.

Cette question a trait effectivement à l’exemption recherchée, à l’égard des trois nouvelles institutions pour adultes de sexe masculin. Pour la première fois dans cette province, cette exemption permettra à bon nombre d’emplois carcéraux d’être ouverts à la concurrence des femmes. On peut espérer que, dans la vie quotidienne au sein des unités de détention, ces postes donneront bientôt naissance aux modifications dans le comportement des détenus, auxquelles faisait allusion Mme Schockey. Les services correctionnels méritent d’être félicités à cet égard.

> - 120 -

Quant aux établissements actuels, celui de Prince Albert devant fermer au mois de juillet l’an prochain, nous sommes disposés à accorder l’exemption générale demandée jusqu’en décembre 1981. Ceci permettra de bénéficier d’un délai de grâce pour faire face aux retards éventuels de mise en place du nouvel établissement, mais ne permettrait en aucune façon aux services correctionnels de tenter des modifications d’ordre opérationnel ou organisationnel durant les derniers mois d’existence de l’établissement de Prince Albert. En revanche, le cas des autres établissements en place n’est pas aussi simple. Le seul fondement sur lequel nous avons basé notre ordonnance d’exemption concerne la sécurité stricte et ses exigences. Toutefois, dans les installations actuelles, c’est le caractère désuet des établissements qui donne lieu au souci de décence publique, plutôt que les intérêts urgents de sécurité. Ceci apparait avec plus d’évidence encore dans le cas de l’établissement de Regina, aux rangées ouvertes et aux toilettes et aux douches décloisonnées. Nous comprenons que les services correctionnels ne disposent pas de budget qui permette même d’amorcer des modifications aux structures actuelles, afin de réduire les occasions de surveiller les détenus en petite tenue, d’où les situations où seules des considérations de sécurité ont contraint à une telle surveillance. Étant donné cette réalité, la Commission se propose de n’accorder les exemptions demandées que pour une période limitée, sujettes à révision après deux ans pour déterminer quelles étapes pourraient alors être prises, soit au plan des structures soit par voie de réassignation des tâches, de manière éviter que des agents de correction du sexe opposé se voient privés à tout jamais de l’accès à l’emploi dans ces établissements. (C’est moi qui souligne)

J’ai cité longuement cette décision pour bien illustrer qu’elle traitait de l’observation d’hommes prisonniers par des gardiennes, dans des circonstances pratiquement identiques à celles qui prévalent en l’espèce, à savoir que, lorsque les cellules sont dotées d’une grille frontale et de leurs propres toilettes, et pour des considérations de sécurité, les gardiens doivent être libres d’entrer dans la cellule à tout moment. On remarquera que rien dans la décision n’indique combien de prisonniers dans ces établissements pouvaient être vus en petite

> - 121 tenue ou utilisant la toilette, ni l’intensité de cette observation. Il semble probable que, dans les établissements actuels, le nombre de prisonniers observés pourraient être supérieur que dans les centres de détention provisoire de la GRC, pour la simple raison que, dans le premier cas, les prisonniers y passent plus de temps. Ceci ne serait pas nécessairement vrai, toutefois, dans les unités de prévenus, dans les nouveaux établissements. De plus, il n’y a pas lieu de croire que l’observation serait plus (ou moins) insistante, dans n’importe lequel de ces établissements, que dans les centres de détention provisoire. La décision de la Commission semble supposer implicitement que, dans la mesure où certains prisonniers seront vus par des gardiens, l’intérêt de l’intimité des détenus est suffisamment favorisé pour justifier que la priorité lui soit accordée par rapport à l’égalité d’accès à l’emploi.

Mme Greckol est justifiée de souligner que le champ de l’exemption accordée dans la décision de 1980 a été restreint à deux occasions par la Commission des droits de la personne de la Saskatchewan. Toutefois, comme il a déjà été mentionné en première partie de la présente sentence arbitrale, la Commission n’a pas changé d’opinion, à l’effet que de nos jours, lorsque le

travail en question comporte (TRADUCTION) un examen minutieux et délibéré d’un détenu en état de nudité, il doit être effectué par un gardien du même sexe. (In the Matter of an Application, Pursuant to Section 48( 2) of the Saskatchewan Human Rights Code and Regulations Made Thereunder, by the Saskatchewan Government Employees Union (1983) non rapportée (Commission des droits de la personne de la Saskatchewan).

> - 122 Cette même préséance accordée à l’intérêt de la protection de l’intimité des détenus dans ces circonstances se traduit dans la grande majorité des décisions américaines ayant analysé le conflit qui oppose cet intérêt à celui de l’égalité d’accès à l’emploi. (Par intérêt de la protection de l’intimité des détenus, j’entends l’intérêt précis invoqué en l’espèce par la GRC, et qui est celui des prisonniers de sexe masculin de ne pas être vus, par des étrangers du sexe opposé, dans leurs cellules, en petite tenue ou utilisant la toilette). Aucune de ces décisions ne traite précisément du règlement de ce conflit dans un contexte de centre de détention provisoire du type dont il est question en l’espèce. Elles en traitent plutôt dans le cadre des établissements de détention. Certaines décisions émanent d’actions intentées par des prisonniers se plaignant du recours à des employés du sexe opposé (souvent accompagnées d’un certain nombre d’autres plaintes relatives aux conditions qui prévalent dans l’institution en question); d’autres, par contre, émanent d’actions intentées par des personnes qui demandent à garder des prisonniers du sexe opposé. Dans la plupart de ces causes, les prisonniers étaient des hommes et les employés (ou les postulants) étaient des femmes. Dans certains cas, toutefois, les rôles étaient inversés. Néanmoins, rien ne semble s’y rapporter au sexe du prisonnier; aussi, n’y- a- t- il aucune raison de ne pas inclure dans cette série les cas où les prisonniers sont des femmes et les employés sont des hommes. Les décisions auxquelles je me réfère sont les suivantes : Avery v. Perrin 473 F. Supp. 90 (U. S. D. C., 1979); Bagley v. Watson 579 F. Supp. 1099 (U. S. D. C., 1983); Bowling v. Enomoto

> - 123 514 F. Supp. 201 (U. S. D. C., 1981); Carey v. New York State Human Rights Appeal Board 402 N. Y. 2d 207 (N. Y. S. C., App. Div., 1978), aff’d. 390 N. E. 2d 301 (N. Y. C. A., 1979); City of Philadelphia v. Pennsylvania Human Rights Commission 300 A. 2d 97 (Commonwealth Ct. of Penn., 1973); Dawson v. Kendrick 527 F. Supp. 1252 (U. S. D. C., 1981); Edwards v. Department of Corrections 615 F. Supp. 804 (U. S. D. C., 1986); Forts v. Ward 621 F. 2d 1210 (U. S. C. A., 2nd Cir., 1980); Grummett v. Rushen 779 F. 2d 421 (U. S. C. A., 9th Cir., 1985); Gunther v. Iowa State Men’s Reformatory (supra); Harden v. Dayton Human Rehabilitation Centre 520 F Supp. 769 (U. S. D. C., 1981); Hardin v. Stynchcomb (supra); Hudson v. Goodlander 494 F. Supp. 890 (U. S. D. C., 1980); Iowa Department of Social Services v. Iowa Merit Employment Department 261 N. W. 2d 161 (Iowa S. C., 1977); In re Long (supra); Long v. California State Personnel Board 116 Cal. Rptr. 562 (Calif. C. A., 104); Mieth v. Dothard 418 F. Supp. 1169 (U. S. D. C., 1976); Miles v. Bell 621 F. Supp. 51 (U. S. D. C., 1985); Reynolds v. Wise 375 F. Supp. 145 (U. S. D. C., 1974); Wolfish v. Levi 439 F. Supp. 114 (U. S. D. C., 1977).

En affirmant que dans la grande majorité de ces cas, l’intérêt de la protection de l’intimité des détenus avait prévalu sur l’intérêt de l’égalité d’accès à l’emploi, je n’entends pas que, dans toutes ces causes, il a été

décidé que des personnes du sexe opposé ne pouvaient pas être embauchées dans les institutions en question. Dans quelques- unes d’entre elles, le tribunal était d’avis qu’il existait une autre solution, raisonnable et non discriminatoire, et a ordonné, en conséquence, à l’employeur de prendre les mesures nécessaires pour

> - 124 pour que les personnes du sexe opposé puissent être engagées (voir, par exemple, Forts v. Ward, Bowling v. Enomoto, Dawson v. Kendrick, Wolfish v. Levi, toutes précitées); dans une des décisions, (Edwards v. Department of Corrections, précitée), le tribunal a été convaincu que des mesures pouvaient être prises, et seraient prises, pour s’assurer que l’intérêt de l’intimité des détenus seraient protégés, et sur cette base, il a décidé que des personnes du sexe opposé pouvaient être employées. Mais on peut déduire de toutes ces décisions pratiquement, du moins telles que je les interprète, que si la confrontation entre l’intérêt de l’intimité des détenus et l’intérêt à l’égalité d’accès à l’emploi n’avait pas pu être évitée, le tribunal aurait conclu que c’est ce dernier intérêt qui aurait d être sacrifié.

Il est révélateur que, dans ces causes où l’intérêt de l’intimité des détenus a prévalu, les tribunaux n’aient pas jugé nécessaire que l’observation de prisonniers en petite tenu ou à la toilette survienne à une certaine fréquence ou avec une certaine indiscrétion. Ils semblent avoir été convaincus que, du moment qu’il était clair que certains prisonniers pouvaient être vus en de telles situations, la nécessité d’avoir ces observateurs du même sexe que les prisonniers avait été établie.

Cette remarque m’amène à l’affaire Avery v. Perrin, précitée, une des quatre causes invoquées par Mme Greckol, dans laquelle les prisonniers étaient requis de sacrifier leur intérêt de la protection de l’intimité à celui de l’égalité d’accès à l’emploi. Cette cause comportait la plainte d’un prisonnier de sexe masculin, à l’effet que

> - 125 son droit à l’intimité avait été violé par une préposée au courrier qui livrait le courrier aux prisonniers, du fait qu’elle se trouvait dans une position lui permettant de le voir (TRADUCTION) à différents stades de déshabillement et d’utilisation de la toilette (p. 91). Le tribunal a rejeté cette plainte, en indiquant que, dans la balance des intérêts concurrents, le droit à l’intimité devait céder le pas (TRADUCTION) aux nobles objectifs de l’égalité d’accès à l’emploi (ibid.). Il ressort clairement de ce jugement, cependant, que le tribunal n’était pas convaincu que le détenu avait été vu, ou pouvait être vu, en petite tenue ou à la toilette, par la préposée au courrier. Le tribunal déclare à la fin du jugement, à la page 22 :

(TRADUCTION)

Les faits exposés par le plaignant indiquent que la prétendue indiscrétion se produit tous les jours, avec une certaine précision [quant à l’heure]. Le plaignant peut sans difficulté organiser ses activités quotidiennes, de manière à ne pas les mettre en conflit d’horaire avec la distribution du courrier.

Effectivement, le tribunal a donc conclu que l’intérêt de l’intimité des

détenus n’avait pas été lésé par la présence de cette employée précisément. Il en découle que cet intérêt ne serait pas favorisé de façon appréciable par une politique exigeant que l’employé soit du même sexe que le détenu. Ce commentaire permet de distinguer l’affaire Avery v. Perrin de celle dont je suis saisi.

La décision Bagley v. Watson, précitée, qui fait partie de cette série de quatre causes, semble avoir porté sur le fait que la seule preuve produite au tribunal, sur l’effet ressenti par les prisonniers

> - 126 lorsqu’ils se voient confiés à des gardiens du sexe opposé, est l’affidavit d’un expert qui avait beaucoup insisté sur les effets bénéfiques de la surveillance des prisonniers par des gardiens du sexe opposé, et en a minimisé les effets négatifs. Cet affidavit ayant été produit par les deux parties en cause (aucune des deux n’était un prisonnier), l’expert n’a pas été contre- interrogé sur ce document. Le tribunal aurait eu, en effet, du mal à ne pas se prononcer en faveur de l’intérêt de l’égalité d’accès à l’emploi. Il y a lieu de signaler aussi qu’aucune des nombreuses causes ayant abouti à la conclusion contraire n’est citée dans le jugement.

Les deux autres décisions citées par Mme Greckol sont Miles v. Bell, précitée et Grummett v. Rushen, précitée. Dans les deux cas, l’extrême rareté de l’observation, par les gardiennes, d’hommes prisonniers en petite tenue ou à la toilette constituait un point déterminant. Dans le dernier cas, le tribunal s’est également fondé sur le fait que, lorsqu’elle s’est produite, cette observation ne s’est pas prolongée et était souvent restreinte par la distance et l’angle de vue.

Ces causes paraissent ressembler à la présente, à un élément près, qu’elles portent sur des établissements de détention et non des centres de détention provisoire. Je le mentionne, car la Cour suprême des États- Unis a jugé que les prévenus (detainees) à la pré- enquête jouissaient des droits plus étendus que les prisonniers condamnés (voir Bell v. Wolfish 441 U. S. 620 (1978), p. 545, juge Rehnquist, et p. 568, juge Marshall). Il n’est donc pas certain que les tribunaux, dans

> - 127 Miles v. Bell et Grummett v. Rushen auraient abouti à la même conclusion si les prisonniers en question avaient été des prévenus (comme c’est le cas en l’espèce) au lieu d’être des condamnés.

Cette réflexion me semble pertinente pour décider du poids à accorder, non seulement à ces deux décisions, mais à toutes les décisions américaines. Bien qu’elle diminue le poids de ces deux décisions, elle met en valeur celles qui ont abouti à la conclusion contraire. En effet, si les tribunaux ont fait prévaloir l’intérêt de l’intimité des détenus contre celui de l’égalité d’accès à l’emploi dans le cadre des établissements de détention, elles l’auraient très certainement fait dans celui des centres de détention provisoire.

A mon avis, les décisions rendues en cette matière indiquent que, dans ce cas, la balance doit pencher en faveur de l’intérêt de l’intimité des détenus. A quelques exceptions près, elles indiquent que, dès que la preuve

est faite que, dans l’exécution de leurs tâches habituelles, les employés sont tenus d’observer certains prisonniers au moins, en petite tenue ou utilisant la toilette, ceux- ci ont le droit de voir ces tâches qui impliquent une telle observation effectuées par des personnes du même sexe. Il n’est pas nécessaire que cette observation se fasse à une fréquence particulière ou qu’elle comporte un certain degré d’indiscrétion.

Il a été démontré, en l’espèce, que dans l’exécution de leurs tâches habituelles les gardiennes des centres de détention à la GRC sont tenues d’observer au moins certains prisonniers en petite tenue ou à la toilette si la politique de la GRC devait être abolie. A partir

> - 128 de là, et conformément à la règle que j’ai dégagée de ces décisions, les prisonniers doivent avoir le droit de voir ces tâches, qui entraînent une telle observation, accomplies par des hommes.

Je suis réticent, toutefois, à ne fonder une décision en l’espèce que sur la jurisprudence exclusivement. Le fait que certaines décisions donnent un résultat différent, soit parce que l’observation survenant de la part des gardiens ne survient que rarement ou avec un degré d’indiscrétion suffisant (Miles v. Bell et Grummett v. Rushen) ou, abstraction faite de ces deux considérations, du fait que l’intérêt de l’intimité des détenus doit être sacrifié (Bagley v. Watson), m’oblige à rendre ma décision sur des motifs distincts : en fait, selon mon appréciation de la prépondérance des intérêts.

A mon sens, il s’agit, comme on l’a dit pour l’affaire Caldwell, d’une de ces rares situations où la balance des intérêts doit pencher en faveur de l’employeur. Dans les deux cas, l’exigence contestée favorise, de façon appréciable, un intérêt d’une importance indéniable. La raison pour laquelle l’intimité des détenus doit être si caractérisée a été abondamment expliquée et n’a pas besoin d’être reprise ici. Qu’il suffise de mentionner que, dans le fond, l’intérêt reflète une préoccupation se rapportant à la dignité humaine en un lieu où cette préoccupation doit avoir une importance capitale. La raison pour laquelle on peut affirmer que cet intérêt a été, en l’espèce, favorisé de façon appréciable a également été analysée en détail et n’a pas besoin d’être répétée.

> - 129 Je dois, toutefois, expliquer la raison pour laquelle je rejette la prétention de Mme Greckol, selon laquelle cet intérêt n’est pas suffisamment favorisé, en l’espèce, pour justifier sa préséance sur les intérêts invoqués par les plaignantes. On se rappellera que cet argument se rapportait à sa qualification de rare et secondaire l’observation, par les gardiennes, des hommes prisonniers en petite tenue et utilisant la toilette. En ce qui a trait à la fréquence, je pense qu’il serait erroné de conclure que nous sommes prêts, en tant que société, à sacrifier la dignité des prisonniers qui seraient vus, simplement parce qu’ils ne représentent qu’un nombre infime des prisonniers détenus dans des centres de détention provisoire. Dans des situations comme celles- ci, l’accent doit être mis, de toute évidence, sur l’individu, et non sur l’ensemble des prisonniers. Quant au degré d’indiscrétion que l’observation comporte, on ne saurait douter que la perte de la dignité est plus importante lorsqu’on est examiné quelques minutes que

quelques secondes. Mais, comme je l’ai déjà souligné, même dans la deuxième hypothèse, cette perte de la dignité demeure réelle et considérable. Il faut se rappeler qu’il est essentiel, pour les gardiens dans les centres de détention provisoire de la GRC, que tout le monde reconnaît comme des établissements présentant des risques élevés pour la sécurité, d’exercer une surveillance vigilante de chaque prisonnier, à chaque ronde, abstraction faite de ce que le prisonnier peut faire ou le vêtement qu’il peut porter à ce moment.

Le fait que les plaignantes, en l’espèce, aient le droit d’invoquer l’intérêt d’un cadre amélioré et l’intérêt d’une atténuation de la tension et de l’agressivité, le tout relié a la présence d’employés de sexe féminin dans des établissements destinés à des

> - 130 prisonniers de sexe masculin, ne modifie pas suffisamment, à mon sens, la prépondérance des intérêts dans le cas présent, pour justifier une autre conclusion. Pour les motifs que j’ai donnés, ces intérêts ne peuvent se voir attribuer, en l’occurence, un poids considérable.

En faisant pencher la balance en faveur de la GRC dans la présente cause, je ne sous- estime pas l’importance de l’intérêt de l’égalité d’accès à l’emploi, ni dans quelle mesure cet intérêt a été lésé par la politique de la GRC de surveillance des prisonniers par des gardiens du même sexe. Comme je l’ai mentionné, il s’agit d’un intérêt qui doit prévaloir dans la grande majorité des cas, surtout lorsque le groupe faisant l’objet de la discrimination en est un qui, comme les femmes, en a déjà été victime dans le passé sur les lieux de travail. Toutefois, il ressort du fait même que la Loi canadienne sur les droits de la personne renferme une disposition qui tient compte de la défense fondée sur l’exigence professionnelle justifiée, que le Parlement n’entendait pas que cet intérêt ait toujours la préséance. Il a reconnu qu’il pouvait y avoir des cas exceptionnels, où cet intérêt devrait être sacrifié en faveur d’autres intérêts concurrents. A mon avis, le présent cas est un de ces cas exceptionnels. Le facteur le lus déterminant pour le considérer comme tel est l’importance de l’intérêt concurrent, en l’espèce, à savoir celui de l’intimité des détenus. Mais il est également révélateur, comme je l’ai mentionné, qu’il n’y ait pas de proposition à l’effet que le groupe faisant l’objet de discrimination est d’une certaine manière moins capable, donc méritant moins de respect, que le groupe qui ne fait pas l’objet de discrimination.

> - 131 Je passe maintenant à l’étude des solutions de rechange, raisonnables et non discriminatoires, offertes à la politique de la GRC de faire surveiller les prisonniers par des gardiens du même sexe.

(6) L’existence d’autres solutions raisonnables Il reste à examiner la possibilité d’obliger la GRC à prendre des mesures qui rajusteraient la balance des droits de telle sorte que prévaudraient ceux que les plaignantes invoquent. Mme Greckol en suggère quatre, chacune de ces mesures- devant diminuer, si non éliminer, le préjudice causé au droit des détenus à l’intimité par suite de l’abolition de la politique de garde des détenus par des personnes du même sexe. Ces quatre

suggestions, que nous allons maintenant étudier successivement, ne s’excluent pas l’une l’autre comme autant de propositions alternatives. Leur effet est cumulatif : ensemble ces mesures ne forment qu’une seule autre solution raisonnable.

Avant d’examiner ces propositions, il importe de noter que la surveillance des détenus dans leur cellule afin d’assurer leur sécurité est le plus important devoir des gardiens dans les lieux de détention de la GRC, et que c’est précisément ce devoir qui entre en conflit avec le droit des détenus à l’intimité. En d’autres mots, c’est l’essence même de la fonction. Il n’est donc pas possible de faire remplir ce devoir par quelqu’un d’autre que la gardienne tout en lui laissant la responsabilité de tous les autres devoirs. Éliminer ce devoir, en effet, ce serait éliminer la fonction elle- même.

> - 132 La première suggestion de Mme Greckol est de continuer la politique adoptée dans les centres de détention provisoire de Jasper et Grande Cache, alors que les plaignantes et Mme McNutt y étaient employées pour garder des hommes, de ne pas affecter les gardiennes à la surveillance des douches. Mais, évidemment, cette suggestion ne répond aucunement au droit particulier des détenus à l’intimité qu’invoque la GRC, soit le droit des détenus de n’être pas exposés dans leur cellule au regard d’étrangers de l’autre sexe quand ils sont en petite tenue ou qu’ils utilisent la toilette.

En deuxième lieu, Mme Greckol suggère que les hommes détenus dans les centres de la GRC soient avertis à l’avance de l’arrivée d’une gardienne. Mais cette proposition entraîne un risque quant à la sécurité. Il fut clairement établi en preuve que les gardiens des centres de détention doivent pouvoir entrer dans la section des cellules au moment de leur choix. Instituer un système d’avertissement préalable laisserait en réalité le gardien sous le contrôle des détenus, ce qui est évidemment inacceptable, comme je l’ai déjà dit.

La troisième suggestion est d’habiller les détenus suicidaires de vêtements spéciaux (l’on suggéra des maillots en amiante) ou de les laisser dans leurs propres vêtements et d’augmenter la surveillance, plutôt que de les laisser nus dans leur cellule comme c’est la pratique courante de la GRC, selon la preuve. Cette suggestion d’utiliser des vêtements spéciaux me semble des plus raisonnables, que l’on emploie ou non des gardiennes pour surveiller les détenus mâles. Il est clair, toutefois, que cela ne règle qu’une très petite partie du problème

> - 133 quant à la protection du droit du détenu à l’intimité. Ainsi cela ne fait rien pour protéger ce droit des détenus lorsqu’ils utilisent la toilette.

La dernière suggestion de Mme Greckol, sur laquelle elle insista le plus, est d’exiger que la GRC installe des cloisons pour dissimuler aux regards les toilettes, et par conséquent ceux qui les utilisent. Mme Greckol concède que, en raison de l’intensité particulière du souci que l’on a pour la sécurité dans les centres de détention provisoir de la GRC, ces écrans devraient permettre aux gardiens de voir à la fois la tête et les pieds du détenu.

La réponse de M. Fradkin à cette suggestion est double. Il dit d’abord que l’installation de tels écrans comporterait des risques pour la sécurité, ’ principalement parce que les mains du détenu ne seraient pas visibles pour le gardien. Deuxièmement, il dit que les cloisons suggérées feraient bien peu pour protéger le droit du détenu à l’intimité. Il prétend que ces écrans n’empêcheraient pas les gardiens de voir les détenus en petite tenue (par exemple, lorsqu’ils changent de vêtements) et que, en ce qui a trait à l’usage des toilettes, la connaissance qu’aurait le détenu d’être alors surveillé - puisqu’il pourrait voir - et même la possibilité que ses yeux ne rencontrent ceux du gardien entraîneraient une perte de dignité réelle et importante. (Il prétend aussi que ces écrans seraient complètement inefficaces à l’égard des hommes qui urinent. La solution à ce problème est que ces détenus urinent en position assise plutôt que debout. Cela laisserait l’autre problème soulevé par M. Fradkin, mais éliminerait celui- ci).

> - 134 Je commencerai par la deuxième réplique de M. Fradkin. Il est clair, comme il le remarque, que ces cloisons ne feraient rien pour protéger le droit des détenus à l’intimité en ce qui a trait à la possibilité d’être vus en petite tenue. Ce qui est plus important, toutefois, c’est qu’il est établi en preuve - et, bien franchement, il e t été étonnant que la preuve f t autre - que l’atteinte à la dignité personnelle qui résulte du fait d’être vu lorsqu’on fait usage des toilettes n’est pas tellement causée par le fait que ses organes génitaux sont exposés à la vue d’une autre personne, mais par le fait que l’on se soit exposé à la vue d’autrui dans l’exécution d’un acte extrêmement privé. Même les experts des plaignantes semblaient convenir, au moins implicitement, qu’il en était ainsi. Les avantages dont pourrait bénéficier le détenu par suite de l’utilisation des cloisons proposées seraient, par conséquent, au mieux minimes.

A mon avis, ces écrans contribueraient bien peu à réduire l’atteinte au droit des détenus à l’intimité, et certainement pas assez pour rajuster la balance des droits au point de faire prévaloir l’ensemble des droits que les plaignantes revendiquent ici.

Vu ma conclusion sur ce point, il n’est pas nécessaire de trancher à l’égard de l’autre réplique de M. Fradkin, soit celle relative à l’argumentation alléguée des risques d’insécurité qui résulteraient de l’utilisation de ces écrans.

Ma conclusion à cet égard est, par conséquent, qu’il n’existe pas d’autre solution raisonnable en remplacement de la politique de la GRC d’embaucher des gardiens du même sexe que celui des détenus.

> - 135 Pour ces motifs, je conclus que la GRC a répondu à l’élément objectif du critère des exigences professionnelles justifiées.

IV. CONCLUSION

Je veux souligner que la décision à laquelle je suis parvenu dans cette affaire porte, et porte seulement, sur la politique de la GRC de faire garder

les hommes détenus dans ses centres de détention par des gardiens du même sexe. Sans doute, beaucoup de mes propos ci- dessus pourraient s’appliquer dans le cadre d’autres institutions ou des hommes sont détenus et où des gardiennes sont ou pourraient être un jour employées. Cependant, comme l’expérience de la Saskatchewan le démontre, des distinctions significatives peuvent être faites d’une institution à l’autre. Et comme en font foi beaucoup de décisions américaines, des solutions non- discriminatoires, raisonnables, peuvent être trouvées dans certaines institutions, notamment celles où les exigences de sécurité ne sont pas aussi rigoureuses qu’elles le sont dans un établissement de détention. (A cet égard, voir notamment Forts v. Ward précitée.) Une décision favorable à la politique d’embauche de gardiens du même sexe que celui des détenus dans un établissement ne signifie pas, par conséquent, qu’une telle politique sera justifié dans un autre. Chaque institution doit être considérée à la lumière de ses propres circonstances particulières.

> - 136 En résumé, donc, j’ai conclu :

  1. que les plaignantes, à première vue, ont fait la preuve de discrimination en vertu des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne; et
  2. que l’intimée a satisfait au critère des exigences professionnelles justifiées.

Par conséquent, je rejette les plaintes. Robin Elliot 9 février 1987 Vancouver, C. B.

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