Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

JOHN ENNIS

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

PREMIÈRE NATION DE TOBIQUE

l'intimée

DÉCISION SUR REQUÊTE

2006 TCDP 21
2006/04/27

MEMBRE INSTRUCTEUR : J. Grant Sinclair

[TRADUCTION]

(i) La décision Ennis

[1] Le plaignant, John Ennis, a déposé une plainte datée du 11 juillet 2002 auprès de la Commission canadienne des droits de la personne. Il prétend que l'intimée, la Première nation de Tobique, a fait preuve de discrimination à son endroit, en contravention de l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) car elle a augmenté de 5 p. 100 les taux d'aide social de base, et ce, sans augmenter les taux d'assurance invalidité de base des membres de la Première nation de Tobique.

[2] L'intimée demande au Tribunal d'ordonner que l'article 67 de la LCDP s'applique, et que, par conséquent, il n'a pas compétence pour entendre la plainte.

[3] Les taux d'aide sociale de base ont été augmentés à la suite d'une résolution du conseil de bande datée du 23 mai 2000. L'intimée prétend que le versement de prestations d'aide sociale aux membres de la bande est autorisé par les articles 66 et 69 de la Loi sur les Indiens. De plus, la bande doit verser des prestations d'aide sociale en conformité avec le First Nations Social Development Manual for Malisset at Tobique.

[4] En vertu du paragraphe 66(1) de la Loi sur les Indiens, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, avec le consentement du conseil d'une bande, peut autoriser et ordonner la dépense de sommes d'argent du compte de revenu à toute fin qui, d'après lui, favorisera le progrès général et le bien-être de la bande ou d'un de ses membres.

[5] Le paragraphe 66(2) autorise le ministre à dépenser l'argent du compte de revenu de la bande en vue d'aider les Indiens malades, invalides, âgés ou indigents de la bande.

[6] Le paragraphe 69(1) prévoit que le gouverneur en conseil peut, par décret, permettre à une bande de contrôler, administrer et dépenser la totalité ou une partie de l'argent de son compte de revenu.

[7] Dans sa requête, l'intimée affirme tout simplement que les articles 66 et 69 de la Loi sur les Indiens constituent le fondement juridique qui permet au conseil de bande de verser des prestations d'aide sociale.

[8] L'intimée n'a présenté aucun élément de preuve que le conseil de bande a consenti à ces versements, ni que le ministre les a autorisés ou ordonnés comme l'exige l'article 66.

[9] Le paragraphe 66(2) autorise le ministre, et non pas la bande, à dépenser l'argent du compte de revenu de la bande.

[10] L'intimée n'a présenté aucun élément de preuve que, comme l'autorise l'article 69, le gouverneur en conseil a permis par décret à la bande d'administrer l'argent de son compte de revenu.

[11] L'article 67 de la LCDP a été analysé dans un certain nombre de causes. La première cause est Desjarlais c. Piapot Band No. 75, [1989] 3 F.C. 605, 12 C.H.R.R. D/466 (C.A.). Dans cette cause, une bande a congédié son administratrice après que le conseil de bande eut adopté une motion à cet effet. La motion, décrite comme un vote de non-confiance en la plaignante, était fondée sur des plaintes relatives à l'âge de la plaignante. La plaignante a déposé une plainte auprès de la Commission alléguant qu'elle avait fait l'objet d'une distinction illicite fondée sur l'âge.

[12] En bout de ligne, la cause a été entendue par la Cour d'appel fédérale, laquelle a rejeté la prétention de l'intimée que l'article 67 de la LCDP s'appliquait.

[13] Lorsqu'elle a interprété l'article 67, la Cour a jugé que les mots [. . .] or any provisions made under or pursuant to that Act (et sur les dispositions prises en vertu de cette loi) s'étendent à toutes les décisions prises par un conseil de bande en vertu d'un article précis de la Loi sur les Indiens. La Cour a cependant conclu qu'un vote de non-confiance contre un employé de la bande n'était pas expressément autorisé par la Loi sur les Indiens. L'article 67 ne s'appliquait donc pas.

[14] La cause suivante dans la jurisprudence pertinente est Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (MAINC), (1995), 25 C.H.R.R. D/386) (Prince). L'article 115 de la Loi sur les Indiens autorise le ministre des Affaires indiennes à élaborer des politiques quant au financement permettant aux enfants autochtones de fréquenter un pensionnat. Le ministre a adopté une politique exigeant que les enfants autochtones fréquentent l'école la plus proche de leur résidence. La fille de la plaignante fréquentait une école confessionnelle éloignée de la maison et s'est vu refuser l'aide gouvernementale.

[15] Le Tribunal s'est déclaré incompétent car il a jugé que la décision de financement du ministre était une décision prise en vertu de l'article 115 de la Loi sur les Indiens, et que, donc, l'article 67 de la LCDP s'appliquait. La Cour fédérale, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, a souscrit à l'opinion du Tribunal.

[16] Dans la décision Bande indienne de Shubenacadie c. Canada (Commission des droits de la personne), [1998] 2 C.F. 198; conf. par (2000), 37 C.H.R.R. D/466 (C.A.F.), un conjoint non indien, qui vivait sur une réserve avec l'autorisation du conseil de bande, s'est vu refuser des prestations d'aide sociale. Le gouvernement fédéral avait conclu un contrat avec la bande quant à l'administration du programme d'aide sociale destiné aux membres de la bande. Les lignes directrices quant à l'administration de l'entente prévoyaient expressément qu'un conjoint non indien qui réside légalement sur la réserve était admissible aux prestations.

[17] La Cour fédérale a été saisie de l'affaire et elle a décidé que la décision du conseil de bande de refuser de verser des prestations n'était pas protégée par l'article 67 de la LCDP. La Cour a souligné que la décision du conseil de bande n'était fondée sur aucune disposition de la Loi sur les Indiens.

[18] De plus, l'article 67 de la LCDP ne doit pas être interprété comme exonérant toutes les décisions du conseil de bande, mais plutôt comme n'exonérant que les décisions autorisées par la Loi sur les Indiens.

[19] L'intimée a interjeté appel à la Cour d'appel fédérale, laquelle a rejeté l'appel. Dans ses motifs confirmant la décision du tribunal d'instance inférieure, la Cour d'appel a examiné l'historique des ententes en matière d'aide sociale conclues entre le gouvernement fédéral et les Premières nations.

[20] La Cour a souligné que, en 1996, le législateur a adopté le Régime d'assistance publique au Canada (RAPC), lequel prévoyait l'instauration de programmes du maintien du revenu et de partage des coûts entre le gouvernement fédéral et les provinces. En vertu de la partie II du RAPC, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien peut conclure des ententes de partage des coûts pour étendre les prestations d'aide sociale provinciale aux Indiens résidant dans une réserve. Jusqu'à maintenant, aucune province n'a signé l'entente prévue à la partie II.

[21] Hormis le RAPC, le législateur n'a adopté aucune loi qui traite expressément de la prestation de l'aide sociale aux Indiens résidant dans les réserves. Toutefois, en 1964, le Conseil du Trésor a instauré une politique qui autorise le MAINC à fournir de l'aide social aux Premières nations. Il s'agit du fondement juridique des programmes d'aide sociale et il figure dans la Délibération no 627879 du Conseil du Trésor, laquelle a été adoptée le 16 juillet 1964.

[22] Dans ses motifs, la Cour a notamment renvoyé à un document intitulé Background of the Development of the Social Assistance Program (Ce document figure également à l'annexe 1 du First Nations Manual de l'intimée).

[23] Selon le document Background, la Délibération no 627879 du Conseil du Trésor autorisait le MAINC à adopter les taux d'aide sociale provinciale et municipale ainsi que leurs modalités dans le cadre de l'administration des programmes d'aide sociale des Premières nations. Le document Background confirme qu'il n'existe aucune loi précise qui traite des programmes d'aide sociale des Premières nations.

[24] L'intimée n'a soumis au Tribunal aucune entente ou aucun contrat conclu entre le MAINC et la Nation Maliseet à Tobique quant au financement de son programme d'aide sociale (probablement que cette entente existe). Au lieu de cela, l'intimée a souligné que le Tobique First Nations Development Manual autorise l'adoption de la motion du conseil de bande du 23 mai 2000. Selon moi, rien dans le Manual n'autorise le conseil de bande à adopter une telle motion. Le Manual énumère plutôt les lignes directrices et les procédures que doit suivre la bande pour administrer le programme de développement social. Même si elle peut être considérée comme étant le fondement de la motion du 23 mai 2000, la motion n'est pas une disposition prise en vertu de la Loi sur les Indiens.

[25] Dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Conseil de la Bande Gordon, [2001] 1 C.F. 124 (C.A.), la plaignante, une Indienne inscrite qui vivait sur la réserve de la bande de Gordon avec son époux non indien, a demandé qu'on lui attribue une nouvelle habitation sur la réserve. Sa demande a été rejetée par le conseil de bande. Elle a déposé une plainte auprès de la Commission alléguant qu'elle avait été victime de discrimination en raison de son sexe et de son état matrimonial.

[26] L'intimé a soulevé l'article 67 de la LCDP et le Tribunal a conclu qu'il n'avait pas compétence pour entendre la cause. Le Tribunal a jugé que la décision du conseil de bande de ne pas attribuer une habitation à la plaignante était expressément autorisée par l'article 20 de la Loi sur les Indiens. L'article 20 mentionne qu'un Indien n'est légalement en possession d'une terre dans une réserve que si, avec l'approbation du ministre, possession de la terre lui a été accordée par le conseil de la bande.

[27] La Cour d'appel fédérale a souscris à l'opinion du Tribunal. Dans ses motifs, la Cour a affirmé, à l'instar du Tribunal, que l'article 67 de la LCDP doit s'interpréter restrictivement parce qu'il restreint l'étendue de la législation sur les droits de la personne. À cet égard, la Cour a invoqué l'arrêt Zurich Insurance Company c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321, page 339, dans lequel la Cour suprême du Canada a accordé au Code des droits de la personne de l'Ontario un statut quasi constitutionnel, de telle sorte que les exceptions à une telle loi doivent s'interpréter restrictivement.

[28] Essentiellement, la Cour a accepté que l'article 20 confère non seulement le pouvoir d'attribuer une habitation, mais également, d'une façon nécessairement implicite, le pouvoir de ne pas attribuer d'habitation.

[29] Les deux causes les plus récentes qui portent sur l'article 67 sont Bernard c. Conseil scolaire de Waycobah Board, (1999) 36 C.H.R.R. D/51 (T.C.D.P.) et Bressette c. Conseil de Bande de la Première nation de Kettle et Stoney Point (no 1) 2003 TCDP 41. Dans Bernard, la plaignante, une membre de la Première nation de Waycobah, travaillait comme secrétaire dans une école. L'intimé a mis fin à son emploi en raison de la manière dont elle s'était conduite à deux ou trois occasions. Selon le Conseil scolaire, cette conduite avait été causée par une déficience mentale. La plaignante a déposé auprès de la Commission une plainte de discrimination fondée sur une déficience.

[30] L'intimé a prétendu que l'article 114 de la Loi sur les Indiens, lequel autorise le ministre à établir, diriger et entretenir des écoles pour les enfants indiens, autorisait le Conseil scolaire à prendre la décision qu'il a prise.

[31] Le Tribunal a rejeté cet argument. Il a affirmé que, bien que le paragraphe 114(2) de la Loi sur les Indiens autorisait le ministre à établir, diriger et entretenir des écoles pour les enfants indiens, il était difficile d'établir un lien réel entre ce paragraphe de la Loi sur les Indiens et la décision du conseil scolaire de Waycobah de mettre fin à l'emploi de la plaignante.

[32] Dans Bressette c. Conseil de Bande de la Première nation de Kettle et Stoney Point, il était question d'un Indien inscrit membre de la Première Nation de Kettle et Stoney Point qui a posé sa candidature, et ce, sans succès, pour le poste d'intervenant auprès des familles. Celui-ci a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne car il prétendait ne pas avoir obtenu le poste en raison de sa situation familiale.

[33] L'intimé a prétendu que sa décision était expressément autorisée par les articles 69, 81 et 83 de la Loi sur les Indiens. Les articles 81 et 83 autorisent les conseils de bande à prendre des règlements pour les fins mentionnées dans ces articles.

[34] Toutefois, en dernière analyse, l'intimé a invoqué deux règlements adoptés en vertu de la Loi sur les Indiens, lesquels, en termes généraux, traitent de la gestion, du contrôle et de l'affectation des revenus des bandes.

[35] Le Tribunal a conclu que la décision de l'intimé comportait à la fois un aspect de dotation en personnel et à la fois un aspect financier. Mais l'objet principal de la décision du conseil de bande était de remplir le poste d'intervenant auprès des familles. La Loi sur les Indiens ne comprend aucune disposition précise qui traite de la dotation en personnel dans une bande. Par conséquent, l'article 67 ne s'appliquait pas.

[36] Selon moi, le même raisonnement s'applique en l'espèce. La motion du conseil de bande du 23 mai 2000 était une décision qui avait trait à l'allocation de fonds d'aide sociale aux membres de la bande qui vivent sur la réserve. La dépense de sommes d'argent du compte de revenu n'a fait que découler de cette décision.

Conclusion

[37] Voici ce qui ressort de l'analyse qui précède de la Loi sur les Indiens, des décisions du Tribunal ainsi que des décisions de la Cour :

  1. L'article 67 de la LCDP doit recevoir une interprétation étroite, car il constitue une exception aux lois en matière de droits de la personne;
  2. L'objet prédominant de la motion du conseil de bande du 23 mai 2000 était le versement de prestations d'aide sociale aux membres de la bande vivant sur la réserve;
  3. Rien dans la Loi sur les Indiens n'autorise un conseil de bande à prendre des décisions en rapport avec la prestation d'aide sociale aux membres d'une bande qui vivent sur une réserve. Le fondement juridique est la Délibération no 627879 du Conseil du Trésor;
  4. Parmi les causes portant sur l'application de l'article 67 de la LCDP, il n'y en a que deux où l'on a conclu que la décision du conseil de bande n'était pas soumise au contrôle en matière de droits de la personne. Dans ces deux causes, la décision du conseil de bande était étayée par une disposition précise de la Loi sur les Indiens; Dans les autres causes, l'intimé n'a pu mentionner aucune disposition précise de la Loi sur les Indiens étayant la décision sur laquelle portait la plainte;
  5. Dans aucune des causes citées où la décision du conseil de bande comportait la dépense de sommes d'argent appartenant à la bande, le Tribunal ou la Cour a conclu que la décision contestée était justifiée par les articles 66 ou 69 de la Loi sur les Indiens;
  6. En fait, sauf dans le cas de la décision Bressette, aucun intimé n'a prétendu que ces décisions étaient ou pouvaient être étayées par les articles 66 ou 69;
  7. Rien ne prouve que les conditions préalables à l'exercice du pouvoir accordé par les articles 66 et 69 ont été satisfaites;
  8. Les articles 66 et 69 sont d'ordre général et ils ne doivent pas l'emporter sur le contrôle en matière de droits de la personne, compte tenu de la directive judiciaire que l'article 67 de la LCDP doit être interprété d'une manière restrictive.

[38] Pour l'ensemble de ces motifs, la requête de l'intimée est rejetée.

J. Grant Sinclair

Ottawa (Ontario)

Le 27 avril 2006

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T927/4704

INTITULÉ DE LA CAUSE :

John Ennis c. la Première nation de Tobique

DATE DE LA DÉCISION
DU TRIBUNAL :

Le 27 avril 2006

ONT COMPARU :

John Ennis

Pour lui-même

Daniel Pagowski

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Harold Doherty

Pour l'intimée

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