Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

TRANSLATION FROM ENGLISH

D. T. 7/ 87 Décision rendue le 21 juillet 1987

Décision du tribunal des droits de la personne en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne

ENTRE : Carla Druken, Hilda Isbitsky, Marna McMillan, et Jeanne Bérubé plaignantes, et la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada mise en cause

DÉCISION DU TRIBUNAL

Audience tenue à Ottawa (Ontario) les 3, 4, 5, 6, 20 et 21 novembre 1986

Devant : Hugh L. Fraser

Ont comparu : James Mendry, procureur des plaignantes Carla Druken, Hilda Isbitsky, Marna McMillan, Jeanne Bérubé et de la Commission canadienne des droits de la personne Grant Sinclair, procureur de la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada.

LES FAITS

Toutes les plaignantes ont déposé une plainte en vertu de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, alléguant que la mise en cause, la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada, avait commis, dans la fourniture de ses services, un acte discriminatoire fondé sur l’état matrimonial et la situation de famille. La Commission canadienne des droits de la personne a jugé que ces plaintes concernaient essentiellement les mêmes questions de fait et de droit. C’est pourquoi elles ont toutes été instruites ensemble, conformément au paragraphe 32( 4) de la Loi.

La plaignante Marna McMillan a terminé sa 10e année scolaire en 1965 ou en 1964. Elle a travaillé à des titres divers, puis a passé plusieurs années à la maison pour s’occuper de son enfant en bas âge. En 1977, elle a pris un emploi chez Sims Custom Cartage. Au départ, il s’agissait d’un poste à temps partiel. Elle s’occupait des comptes à recevoir, en fin de mois. Au cours

de cette période, elle a appris, notamment grâce à l’aide du comptable de la société, a faire la liste de paye et a acquis d’autres connaissances connexes en tenue de livres. Son emploi à plein temps chez Sims Custom Cartage a débuté en mars 1978. Le mari de la plaignante avait fondé, avec deux autres personnes une société appelée Icarus Enterprises Limited. Il possédait des intérêts équivalant à 50 p. 100 d’Icarus, ses associés en possédant chacun 25 p. 100. En avril 1977, Icarus Enterprises Limited a acheté Sims Custom Cartage. La plaignante a d’abord travaillé pour son mari, qui avait besoin d’aide au bureau. Celui- ci a fixé son salaire et l’a dirigée dans ses fonctions pendant un certain temps. Comme la compagnie prenait de l’ampleur, un directeur général a plein temps a été embauché, lequel a alors assumé la majeure partie de la direction du travail de la plaignante. Marna McMillan a affirmé n’avoir recu aucun traitement inhabituel ou favorable du fait qu’elle était l’épouse de l’actionnaire majoritaire de la société. Toutes les déductions normales ont été retirées à la source sur son salaire, y compris le Régime de pensions du Canada, les impôts sur le revenu et l’assurance- chômage.

En 1983, la Sims Custom Cartage comptait environ 163 salariés. Par suite d’un revers économique, un certain nombre d’entre eux ont été mis à pied. En janvier 1984, les associés ont décidé de fermer l’entreprise. En février 1984, la société a déclaré faillite, ce qui entraînait une perte d’emploi pour 160 personnes. La plaignante a préparé les feuillets T- 4 et les avis de cessation d’emploi pour les salariés en question. Elle a annoncé au bureau de

> - 2 l’assurance- chômage qu’elle ne serait pas disponible pour travailler avant deux semaines, car il lui fallait s’occuper des formalités entourant les cessations d’emploi. Mme McMillan a recu un avis d’inadmissibilité pour la période pendant laquelle elle terminait les formules T- 4 et les documents financiers de la société. Emploi et Immigration Canada a plus tard mis fin à cette période d’inadmissibilité, à partir du 10 février 1984. Mme McMillan a alors recu des prestations d’assurance- chômage rétroactives au 10 février 1984.

La plaignante, Marna McMillan, a recu la somme hebdomadaire brute de 236 $ pendant 14 semaines en prestations de l’assurance- chômage. Elle a indiqué dans son témoignage que le vérificateur fiscal de Revenu Canada qui s’était rendu à ses bureaux pour examiner les registres et terminer la vérification de la paye, lui avait dit qu’elle n’était pas admissible aux prestations de l’assurance- chômage, étant donné que son mari était propriétaire de la société, puisqu’il possédait 50 p. 100 des actions d’Icarus Corporation, société qui elle- même possédait toutes les actions de Sims Custom Cartage. Mme McMillan a alors commencé à écrire des lettres et à faire des démarches pour faire annuler la décision finale qui la privait de ses prestations d’assurance- chômage. Ses appels n’ont pas abouti. A la fin, on lui a remboursé les cotisations d’assurance- chômage versées par son employeur, soit la valeur d’environ quatre ans.

La deuxième plaignante, Mme Hilda Isbitsky, a fait de la tenue de livres pendant presque toute sa carrière. Après des études secondaires commerciales, elle s’est inscrite à un cours de formation de quatre ans spécialisé en administration des affaires. Elle a également suivi un cours de comptabilité à l’Université McGill. Mme Isbitsky a une longue carrière derrière elle, puisqu’elle a commencé à travailler en 1940. De 1940 à 1977, elle a occupé des postes divers, surtout comme comptable. En 1977, pendant

une période où elle se trouvait sans emploi, on lui a offert un poste de comptable dans une société appelée Avenue Advertising Art. Cette société comptait trois associés, dont l’un était le mari de Mme Isbitsky. Chacun des trois associés possédait des intérêts équivalant à un tiers de la société. La plaignante, Mme Isbitsky a témoigné qu’en janvier 1980, les sociétés qui avaient été administrées par son mari et les deux partenaires de celui- ci en affaires, avaient été fusionnées en une seule, nommée Centrave Graphiques. L’un des associés a laissé le groupe. Les deux

> - 3 autres, dont le mari de Mme Isbitsky, possédaient alors chacun 50 p. 100 de la nouvelle société. La plaignante a continué d’exercer ses fonctions de comptable pendant cette période. En 1977, son salaire était d’environ 225 $ par semaine. En janvier 1983, cette rémunération avait été portée à 380 $. La plaignante, Hilda Isbitsky, soutient qu’elle ne participait aucunement aux décisions de gestion; et qu’elle n’a reçu aucun avantage du fait qu’elle était l’épouse de l’un des copropriétaires.

La plaignante a été remerciée en Janvier 1983, sur une décision prise par les deux associes. Au cours d’un entretien subséquent avec un fonctionnaire de Revenu Canada, on l’a informée qu’elle n’aurait pas d cotiser à l’assurance- chômage, puisque la société qui l’employait était la propriété de son mari pour plus de 40 p. 100. Cet entretien s’est passé en janvier 1983. La plaignante avait reçu des prestations se montant à quelque 1 436 $ avant d’être informée qu’elle n’y avait pas droit à cause de son statut matrimonial. Elle a cherché du travail ailleurs, mais sans succès.

En juillet 1985, elle a présenté sa candidature à un poste alors vacant de comptable a la société Centrave Graphiques, son employeur antérieure Mme Isbitsky avait été malade pendant sa période de chômage et avait subi une opération en ao t 1983. Elle a indiqué que la seule période pendant laquelle elle n’avait pas été disponible était celle allant de juillet 1983 à ao t 1983. La plaignante s’est engagée dans une série de démarches et d’appels : sollicitation d’une décision concernant le caractère assurable d’un emploie appel devant la cour fiscale du Canada; et tentatives d’appel à la Cour fédérale du Canada. Elle a également comparu devant le conseil d’arbitrage pour l’assurance- chômage. Après avoir exercé tous ces recours, la plaignante a déposé plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne.

Le tribunal a également entendu le cas de Carla Druken, la troisième plaignante. Après avoir terminé sa dixième année scolaire en Nouvelle- Écosse, Carla Druken a suivi un cours commercial de deux ans qui comportait une formation en travail de secrétariat et en comptabilité. Ayant terminé en 1974, elle a occupé une série de postes divers, notamment à l’Université Acadia, ainsi que comme caissière a l’Atlantic Trust Company, où elle s’occupait de comptabilité. La plaignante s’est alors retirée du marché du travail pour avoir un enfant. En mars 1982, elle a aidé son mari à fonder

> - 4 une entreprise à propriétaire unique appelée Mike’s Plumbing and Heating. Mme Druken a collaboré à la mise en place du système comptable et s’est occupée d’inscrire l’entreprise auprès des organismes appropriés. Elle a également témoigné qu’elle avait téléphoné au bureau de l’assurance- chômage

à Digby (Nouvelle- Écosse), pour expliquer que son mari venait de s’installer en affaires, que l’entreprise était la seule propriété de celui- ci, et qu’elle, son épouse, comptait travailler pour lui. On l’a informée qu’elle devrait verser des cotisations d’assurance- chômage.

Le siège de l’entreprise a été installé au domicile de la plaignante; une moitié du sous- sol de la maison a été aménagée en bureau. Le mari de la plaignante effectuait les travaux de plomberie proprement dits, tandis qu’elle s’occupait du travail de bureau. En décembre 1982, elle a été mise à pied, par suite d’un ralentissement dans les affaires. Elle a reçu des prestations d’assurance- chômage entières, de décembre 1982 à avril 1983. Au cours de cette période, elle a travaillé comme démarcheuse pour la société Avon, et les gains que ce travail lui a procurés ont été déduits de ses prestations d’assurance- chômage. La plaignante a également reçu des prestations partielles d’assurance- chômage jusqu’au 10 mai 1984. Elle soutient qu’elle se cherchait toujours du travail, mais que, dans la petite localité où elle habitait, les débouchés étaient rares.

Le 17 mai 1984, la plaignante a reçu un avis de décision concernant son assurabilité, l’informant que ses gains n’étaient pas assurables, aux termes de l’alinéa 3( 2)( c) de la Loi sur l’assurance- chômage de 1971. Elle n’a pas tout de suite compris le sens de cette décision. Comme elle l’a appris plus tard, celle- ci reposait sur le lien conjugal qui la liait à son employeur. Elle a alors décidé de solliciter une décision sur la question des gains assurables. Elle a également interjeté appel auprès du conseil d’arbitrages Son appel n’a pas abouti. Un certain nombre de lettres et de demandes de reconsidération ont été envoyées à Revenu Canada, par elle et par un avocat dont elle avait retenu les services. Voyant que ces tentatives restaient sans suite, la plaignante a déposé plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne.

Avec le consentement des procureurs, ces trois plaintes ont été instruites ensemble, le raisonnement tenu à l’égard de l’une pouvant s’appliquer aux autres. La quatrième plaignante, Jeanne Bérubé, ne s’est pas présentée à

> - 5 l’audience, et aucune preuve n’a été soumise à propos de sa plainte. Les plaignantes qui ont comparu devant le tribunal, ont toutes trois soutenu que la mise en cause, la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada, avait perpétré des actes discriminatoires fondés sur l’état matrimonial et la situation de famille, dans la fourniture de services. Chacune des plaignantes a allégué, devant ce tribunal, un acte discriminatoire et une violation de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui se lit comme suit :

Constitue un acte discriminatoire le fait pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public

a) d’en priver, ou b) de défavoriser, à l’occasion de leur fourniture, un individu, pour un motif de distinction illicite.

Le paragraphe 3( 1)( g) de la Loi stipule ce qui suit : Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction

illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

Les plaignantes ont soutenu qu’elles avaient fait l’objet de discriminations fondées sur leur état matrimonial et leur situation de famille, parce qu’elles avaient d rembourser des prestations d’assurance- chômage, en raison de leur relation avec leurs époux respectifs.

La mise en cause soutient que les emplois occupés par les trois plaignantes comparaissant devant le tribunal étaient des emplois non assurables, aux termes des dispositions de la Loi sur l’assurance- chômage de 1971.

La Loi sur l’assurance- chômage, dans son alinéa 3( 1)( a) dit ceci : Un emploi assurable est un emploi non compris dans les emplois exclus et qui est

a) Un emploi exercé au Canada pour un ou plusieurs employeurs, en vertu d’un contrat de louage de services

> - 6 ou d’apprentissage exprès ou tacite, écrit ou verbal, que l’employé recoive sa rémunération de l’employeur ou d’une autre personne et que la rémunération soit calculée soit au temps ou aux pièces soit en partie au temps et en partie aux pièces, soit de quelque autre manière.

La mise en cause a en outre soutenu que l’emploi des trois plaignantes tombait sous le coup de l’alinéa 3( 2)( c) de la Loi sur l’assurance- chômage qui dit ce qui suit :

Les emplois exclus sont les suivants : (...) c) tout emploi d’une personne au service de son conjoint; Quant à l’autre disposition de la Loi sur l’assurance- chômage à laquelle la mise en cause s’est reportée pour classer comme exclus les emplois des plaignantes, elle se trouve à l’alinéa 4( 3)( d). Il y est prévu que la Commission peut, avec l’aval du gouverneur en conseil, prendre des règlements pour exclure des emplois assurables

d) tout emploi d’une personne au service d’une corporation si cette personne ou son conjoint contrôle, ou s’ils contrôlent ai eux deux, plus de quarante pour cent des actions donnant droit de vote de cette corporation.

Le dernier texte dont la mise en cause se réclame découle de l’alinéa 4( 3)( d) de la Loi sur - l’assurance- chômage. Il s’agit de l’article 14( a) du Règlement sur l’assurance- chômage qui se lit comme suit :

Sont exclus des emplois assurables les emplois suivants : a) l’emploi exercé par une personne au service d’une corporation, si cette personne, le conjoint de cette personne ou cette personne et son conjoint contrôlent plus de 40 pour cent des actions votantes de cette corporation.

Je me guide sur l’affaire Christine Morrell c. la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada (1985) C. C. H. R. 3021, où le tribunal a jugé qu’il y avait eu discrimination contre Christine Morrell lorsqu’on avait refusé de poursuivre ses prestations normales d’assurance- chômage, parce qu’elle était enceinte. Je souscris à la conclusion du tribunal dans cette affaire, à savoir que l’assurance- chômage n’est pas seulement un service

> - 7 fourni par la mise en cause et mis à la disposition du public en général, mais qu’elle constitue en plus un service auquel la plupart des membres du public qui travaillent doivent participer en vertu de la loi. C’est pourquoi, dans la présente affaire, je conclus aussi que les plaignantes ont été privées d’un service généralement assuré au public, pour un motif illicite de discrimination.

Le procureur des plaignantes a souligné que les termes état matrimonial et situation de famille ne sont pas définis dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, et que la jurisprudence existante n’en donne pas d’interprétation précise ou cohérente. J’ai toute raison de croire que le terme état matrimonial au sens où il est employé dans cette Loi désigne non seulement le fait qu’une personne soit mariée, mais aussi l’identité du conjoint, de même que les attributs et intérêts de ce dernier. Pour ce qui touche à la question de la situation de famille, à la lumière de la jurisprudence, je serais porté à souscrire avec l’interprétation la plus large, c’est- à- dire une relation avec un autre membre de la famille, y compris le conjoint.

CONFLIT AVEC LA LOI SUR L’ASSURANCE- CHOMAGE

La présent tribunal, comme celui qui a instruit l’affaire Morrell, se trouve confronté à une pratique qui est incontestablement discriminatoire, mais qui s’appuie sur la Loi sur l’assurance- chômage, et notamment sur les alinéas 3( 2)( c) et 4( 3)( d), ainsi que sur le règlement 14( a).

Aucune disposition expresse de la Loi sur l’assurance- chômage ou de la Loi canadienne sur les droits de la personne n’indique que l’une doit prévaloir sur l’autre. Le procureur des plaignantes a fait valoir que le paragraphe 63( 1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne liait la Couronne. En voici la teneur :

La présente loi lie Sa Majesté du chef du Canada sauf en ce qui concerne le gouvernement du Territoire du Yukon et des Territoires du Nord- Ouest.

Le paragraphe 63( 2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne stipule ce qui suit :

La présente loi est sans effet sur la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en vertu de cette loi.

Quant au paragraphe 48( 1) de la même loi, il exclut les régimes ou caisses de retraite constitués par une loi du Parlement.

> - 8 Son paragraphe 48( 2) se lit comme suit

La Commission doit examiner les lois du Parlement antérieures à l’entrée en vigueur du présent article, établissant des régimes ou caisses de retraite et, dans les cas où elle le juge approprié, mentionner et commenter dans le rapport visé à l’article 47 toute disposition desdites lois qu’elle estime incompatibles avec les principes énoncés à l’article 2.

Dans l’affaire Bailey c. Carson (1981), 1 C. H. R. R. D/ 193, le tribunal a soutenu que ces dispositions d’exclusion laissent entendre que la Loi canadienne sur les droits de la personne s’applique aux dispositions des autres lois fédérales. Le professeur Cumming a toutefois ajouté que, puisque la Loi canadienne sur les droits de la personne ne contient pas de clause de primauté comme celles que l’on retrouve dans plusieurs lois provinciales sur le même sujet (traduction) ce qui constituerait l’attestation la plus claire pour régler le problème que pose une contradiction entre deux lois peut- être... le gouvernement n’a- t- il pas voulu que la Loi ait simplement la préséance sur toutes les autres lois (existantes du moins) qui n’en excluent pas expressément l’application.

Bien que, dans l’affaire Bailey, le tribunal ait conclu que la Loi canadienne sur les droits de la personne peut s’appliquer à l’égard des dispositions des lois fédérales, il en est arrivé à la conclusion que les passages de la Loi de l’impôt sur le revenu qui entraînaient une discrimination à l’égard de Bailey et d’autres plaignants constituaient des violations déraisonnables de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Néanmoins, le tribunal a maintenu que les dispositions particulières de la Loi de l’impôt sur le revenu, bien qu’elles soient en conflit avec la Loi canadienne sur les droits de la personne, restaient valides tant que ces dispositions par ailleurs incompatibles étaient (traduction) fondées sur des considérations que le Parlement a jugé utiles à l’objectif fondamental de la législation sur les impôts, à savoir la perception des recettes de l’État.

Le présent tribunal a également étudié l’affaire Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink (1982) 2 R. C. S. 145. La Cour suprême du Canada avait alors été priée de décider si la venue à terme d’une police d’assurance, sans raison explicitement annoncée, équivalait au refus d’un service généralement mis à la disposition du public, en contravention du Human Rights Code of British Columbia. Dans ses délibérations, le Juge Ritchie, s’est demandé s’il n’y avait pas conflit entre les deux lois susmentionnées. Il a déclaré à ce propos

> - 9 "Je suis d’accord avec le juge Hinkson que, dans la présente affaire, les deux dispositions législatives en cause peuvent coexister puisqu’il n’y a pas d’incompatibilité directe entre elles. En réalité, les dispositions de l’art. 3 du Human Rights Code ne portent pas atteinte aux droits de l’assureur de mettre fin à son contrat chaque fois qu’une cause raisonnable justifie cette résiliation. On peut dire qu’il s’agit d’une modification apportée ai la clause légale, mais il ne s’agit certainement pas, à mon avis, d’une incompatibilité de nature à modifier le fait que la cause raisonnable est le critère absolu d’interprétation des deux dispositions visées en espèce"

Le Juge Lamer, qui exposait les opinions des Juges Estey et McIntyre, en même temps que la sienne, ajoute à la page 157 de la décision :

Lorsque l’objet d’une loi est décrit comme l’énoncé complet des droits des gens qui vivent sur un territoire donné, il n’y a pas de doute, selon moi, que ces gens ont, par l’entremise de leur législateur, clairement indiqué qu’ils considèrent que cette loi et les valeurs qu’elle tend à promouvoir et à protéger, sont, hormis les dispositions constitutionnelles, plus importantes que toutes les autres. En conséquence à moins que le législateur ne se soit exprimé autrement en termes clairs et exprès dans le Code ou dans toute autre loi, il a voulu que le Code ait préséance sur toutes les autres lois lorsqu’il y a conflit.

En conséquence, la maxime juridique generalia specialibus non derogant ne peut s’appliquer à un tel code. En réalité, si le Human Rights Code entre en conlit avec des lois particulières et spécifiques, il ne faut pas le considérer comme n’importe quelle autre loi d’application générale, il faut le reconnaître pour ce qu’il est, c’est- à- dire une loi fondamentale.

Le procureur des plaignantes s’est aussi réclamé de l’affaire Winnipeg School Division no. 1 c. Craton (1985) 2. R. C. S. 150, dans laquelle la répondante, une enseignante, était tenue par sa convention collective de prendre sa retraite à une date donnée après son 65e anniversaire. La loi manitobaine sur les droits de la personne interdisait la discrimination dans l’emploi fondée sur l’âge, tandis que la Loi des écoles publiques du Manitoba autorisait l’établissement d’un âge de retraite obligatoire pour les enseignants. L’objet de l’appel devant la Cour suprême était le conflit entre les dispositions de la Loi sur les écoles publiques.

> - 10 Dans sa décision, à la page 156, le Juge McIntyre dit : Quoi qu’il en soit, je partage l’avis du juge en chef Monnin lorsqu’il dit :

(Traduction)

Une loi sur les droits de la personne est une loi d’application générale d’intérêt public et fondamentale. S’il y a conflit entre cette loi fondamentale et une autre loi particulière, à moins qu’une exception ne soit créée, la loi sur les droits de la personne doit prévaloir."

Le présent tribunal ne conçoit pas comment le gouvernement n’a par prévu un éventuel conflit entre la Loi canadienne sur les droits de la personne et les autres lois fédérales. Le fait que la Loi canadienne sur les droits de la personne fasse allusion à plusieurs exceptions dans son application laisse entendre le contraire. Le présent tribunal souscrit à l’opinion exprimée par les Juges Ritchie et Lamer, à savoir qu’en l’absence, dans la Loi elle- même, de passages qui en limiteraient expressément l’application, un texte de droit aussi public et fondamental doit avoir préséance sur les autres lois.

Néanmoins, le présent tribunal estime que la Loi canadienne sur les droits de la personne contient effectivement des dispositions conçues en prévision de conflits éventuels entre cette loi elle- même et la Loi sur l’assurance- chômage ou d’autres textes fédéraux.

Dans l’affaire Heerspink, la Cour suprême du Canada a jugé que les dispositions de l’article 3 du Human Rights Code of British Columbia créait la possibilité que deux lois apparemment en conflit puissent être valides en

même temps. Voici cet article :

(traduction)

(3( 1) Nul ne doit a) refuser à une personne, ou a une catégorie de personnes, un

logement, un service ou une installation normalement offerts au public, ni

b) établir une différence à l’égard d’une personne ou d’une catégorie de personnes relativement a un logement, un service ou une installation normalement offerts au public,

à moins que ce refus ou cette différence ne se fonde sur un motif raisonnable.

> - 11 L’alinéa (g) de l’article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit que :

Le fait qu’un fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public, ou de locaux commerciaux ou de logements en prive un individu ou le défavorise lors de leur fourniture pour un motif de distinction illicite, s’il a un motif justifiable de le faire,

ne constitue pas un acte discriminatoire. En d’autres termes, la mise en cause ne perpètre pas un acte discriminatoire en refusant les prestations d’assurance- chômage aux plaignantes, s’il existe un motif justifiable de le faire.

Le présent tribunal estime donc que la Loi canadienne sur les droits de la personne et la Loi sur l’assurance- chômage peuvent être valides en même temps.

MOTIF JUSTIFIABLE

Le procureur des plaignantes a argué que le procureur de la mise en cause devrait faire la preuve du motif justifiable pour chacune des trois plaignantes. Le tribunal souscrit à cette opinion.

Les témoins de la mise en cause n’ont fourni aucune preuve que les bénéficiaires qui travaillent pour leur conjoint ou pour une société partiellement possédée par leur conjoint recourent abusivement aux prestations d’assurance- chômage. D’après les éléments de preuve fournis, il semble n’y avoir qu’un très petit nombre de personnes dans ce cas. Le tribunal a noté le fait que la formule de demande de prestations d’assurance- chômage ne contient aucune mention concernant l’emploi par un conjoint ou par une société sous le contrôle du conjoint.

Les témoins de la mise en cause ont déclaré que, même si souvent les relations comportant un lien de dépendance n’entraient pas dans la catégorie de l’emploi exclu, la relation mari- femme avait peut- être été exclue parce qu’elle constituait celle où le lien de dépendance était le plus marqué. La mise en cause a de plus laissé entendre que l’un des autres principes

militant en faveur de cette catégorie d’emploi exclu était celui de l’anti- sélection, selon lequel nul ne doit avoir un pouvoir trop grand sur sa propre admissibilité aux prestations. D’autres éléments de preuve

> - 12 présentés au tribunal ont démontré qu’il existait d’autres catégories de prestataires qui exerçaient un certain pouvoir sur leur admissibilité aux prestations. La mise en cause a fait admettre à l’une des plaignantes que sa mère avait reçu des prestations après avoir travaillé pour l’entreprise de son gendre.

Le procureur de la mise en cause a soutenu que la question du motif raisonnable visée dans le paragraphe 14( g) n’avait fait l’objet d’aucun jugement, et que le critère ne pourrait être trouvé ni dans Bhinder c. C. N. (1985) 2 R. C. S. - 561 ni dans la Commission ontarienne des droits de l’homme c. Etobicoke (1982) 1 R. C. S. 202 qui concernaient respectivement les exigences professionnelles justifiées et des qualités professionnelles justifiées. On a avancé que le critère devrait être puisé dans la Déclaration des droits de l’homme ou dans la Charte canadienne des droits et libertés.

Le tribunal n’est pas convaincu que l’objectif fédéral valide dont le procureur de la mise en cause a soutenu qu’il constituait l’objectif de l’alinéa 3 (2)( c) de la Loi sur l’assurance- chômage, ne justifie une pratique qui soit par ailleurs discriminatoire.

Le tribunal reconnaît la possibilité qu’un conjoint se trouvant dans une situation d’emploi comportant un lien de dépendance puisse procéder à des manipulations ou profiter du système, mais la mise en cause n’a pas fourni de preuve démontrant que ces abus soient très répandus ni que la relation particulière dont il est question ici ne constitue un problème de longue date. Le tribunal n’a pas non plus été convaincu que la mise en cause avait cherché à instaurer des méthodes administratives susceptibles de réduire le nombre d’abus éventuels.

Pour qu’un service normalement à la disposition du grand public soit refusé, il faut que ce refus soit justifié et fondé sur la plus solide des preuves. La décision doit s’appuyer sur des faits dans chaque situation, et non pas s’appliquer d’une façon généralisée à un groupe particulier de personnes.

Le tribunal estime donc que la mise en cause n’a pas fait la preuve d’un motif justifiable pour avoir refusé les prestations aux plaignantes.

> - 13 MESURE CORRECTRICE

Le procureur de la mise en cause a fait valoir que, si le cas des plaignantes s’avérait fondé, le tribunal ne pourrait pas ordonner à la mise en cause de cesser, ni lui ordonner de verser des prestations aux plaignantes, en se fondant sur l’affaire Bailey. Le tribunal estime que l’affaire Bailey vient appuyer l’idée que l’article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne va pas jusqu’à permettre l’établissement d’une ordonnance qui rendrait inopérante une disposition légale. Toutefois,

l’alinéa 41( 2) g) autorise le tribunal à émettre une ordonnance qui oblige la mise en cause à offrir à la victime une compensation pour toutes les rémunérations et les dépenses engagées par suite de la discrimination.

Les deux procureurs ont convenu que, si les plaintes s’avéraient bien fondées, les mesures correctrices appropriées seraient le versement des prestations qui auraient été reçues si l’admissibilité aux prestations n’avait pas été interrompue. Les procureurs sont convenus qu’ils pourraient déterminer le montant approximatif des prestations perdues. Le tribunal se réserve donc le droit d’intervenir au cas où les parties ne pourraient s’entendre sur le montant des prestations dues. L’une et l’autre partie peut demander, moyennant avis raisonnable à l’autre partie, de faire déterminer la somme.

En ce qui concerne les dépenses engagées par les plaignantes, le tribunal accorde les dommages- intérêts suivants :

A Marna McMillan la somme de 425 $ pour rémunérations perdues pendant la tenue des audiences, intérêts perdus et dépenses diverses.

A Carla Druken, la somme de 1 385,11 $ pour frais juridiques, revenus perdus pendant les audiences, intérêts, sommes saisies à même ses rémunérations et dépenses diverses.

A Hilda Isbitsky, la somme de 300 $ pour dépenses, y compris des photocopies.

En ce qui concerne la réclamation pour préjudice moral, aux termes du paragraphe 41( 3) de la Loi, la preuve indique que les trois plaignantes qui ont comparu devant le tribunal ont toutes subi des frustrations, des désillusions et des peines à cause du traitement qu’elles ont recu. Dans le même

> - 14 temps, je suis convaincu que la mise en cause croyait suivre les exigences de la loi et avoir raison en refusant aux plaignantes leur admissibilité aux prestations. Il n’y a aucun indice que la mise en cause ait commis des actes gratuits, délibérés ou malicieux.

Se fondant sur ce qui précède, le tribunal accorde à Marna McMillan, Carla Druken et Hilda Isbitsky, la somme de 1 000 $ chacune pour compenser le préjudice moral qu’elles ont subi, conformément au paragraphe 41( 3).

CONCLUSION

La plainte de Jeanne Bérubé, pour laquelle aucune preuve n’a été déposée devant le tribunal, est rejetée.

Les plaintes de Hilda Isbitsky, Marna McMillan et Carla Druken sont fondées. Les plaignantes ont droit aux paiements des prestations normales d’assurance- chômage que chacune aurait reçues si il n’y avait pas eu interruption. Le montant final des dommages- intérêts tiendra compte de toutes les sommes reçues antérieurement et qui n’ont pas été remboursées, ainsi que des cotisations retournées. Il est également accordé à chacune des plaignantes une somme de 1 000 $ pour préjudice moral. De plus, chacune d’elles recevra le remboursement de ses dépenses, selon les montants cités plus haut.

Il est ordonné à la mise en cause, la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada, d’interrompre la pratique discriminatoire qui consiste à appliquer les alinéas 3( 2)( c) et 4( 3)( d) de la Loi sur l’assurance- chômage, ainsi que le règlement 14A.

Le tribunal se réserve, pour une période de deux mois, le droit d’intervenir si les parties se trouvent incapables de s’entendre sur le montant des prestations auquel les plaignantes ont droit. Au cours de cette période, l’une ou l’autre partie peut demander une autre audience pour déterminer cette somme, moyennant avis aux autres parties.

Fait ce 15 e jour de juillet 1987 (signé) HUGH L. FRASER TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.