Tribunal canadien des droits de la personne

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T.D. 3/90 Décision rendue le 28 février 1990

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE, L.R.C. (1985), ch. H-6, et ses modifications

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

JAMES EDE

Plaignant

- et -

LES FORCES ARMÉES CANADIENNES L'intimée

- et -

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

Commission

DÉCISION

DEVANT: Daniel Soberman Gary Cheeseman Anthony Gazzard

ONT COMPARU: René Duval pour le plaignant et la Commission canadienne des droits de la personne

Peter C. Engelmann et le major Gouin pour les Forces armées canadiennes

DATES ET LIEUX DES AUDIENCES: Toronto (Ontario) du 26 au 28 avril 1989 Ottawa (Ontario) les 17 et 18 juillet 1989.

TABLE DES MATIERES

LA PLAINTE

LES FAITS

LA COMPÉTENCE DU TRIBUNAL

LA DÉFENSE DE L'EXIGENCE PROFESSIONNELLE JUSTIFIÉE

Équipement de base

Véhicules terrestres

L'ARGUMENTATION DU PLAIGNANT

L'exigence quant à la taille est inutile et, par conséquent, abusive

Les risques courus par une personne de très petite taille n'ont pas été prouvés

L'impossibilité de modifier l'équipement et les véhicules n'a pas été prouvée

L'EXIGENCE D'UNE TAILLE MINIMALE EST-ELLE DÉRAISONNABLE?

EXISTE-T-IL DES DANGERS ET DES CAUSES D'INEFFICACITÉ?

Équipement de base

Véhicules terrestres

EST-IL POSSIBLE DE MODIFIER L'ÉQUIPEMENT ET LES VÉHICULES OU D'EN ACHETER DE NOUVEAUX?

DÉCISION

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LA PLAINTE

Le plaignant M. James Ede n'a pu s'enrôler dans les Forces armées canadiennes parce qu'il n'avait pas la taille minimale requise pour y être admis. Il soutient que le rejet de sa candidature violait la Loi canadienne sur les droits de la personne parce qu'il s'agissait d'un acte discriminatoire. L'alinéa 7a) de la Loi prévoit:

Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait [...] de refuser d'employer [...] un individu.

L'article 3 porte que "[...] les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur [...] la déficience" [et d'autres motifs].

Le tribunal doit tout d'abord déterminer si la petite taille de M. Ede constitue une déficience en vertu de l'article 3 habilitant ainsi le tribunal à examiner la plainte et, le cas échéant, si les Forces armées peuvent prouver que l'exigence d'une taille minimale constitue une exigence professionnelle justifiée en vertu de l'alinéa 15a) de la Loi.

LES FAITS

Enfant, M. James Ede a souffert d'une maladie appelée le syndrome de

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Morquio-Brailsford entraînant une dysplasie spondylo-épiphysaire. Cette maladie affecte la formation des os ainsi que les articulations et c'est pourquoi M. Ede a une taille très inférieure à la moyenne: devenu adulte, il mesure à peine 143 cm (4 pi, 7,75 po). Il semble que ce syndrome touche la famille de M. Ede; son frère aîné et sa soeur cadette sont tous les deux plus petits que lui. Il ressort de la preuve médicale et du témoignage de M. Ede que celui-ci est actif et en très bonne santé.

Au début du mois de mai 1983, M. Ede qui était alors âgé de 23 ans a décidé de faire carrière dans les Forces armées canadiennes. Il espérait y apprendre un métier qui lui serait utile pour obtenir un emploi civil lorsqu'il quitterait les Forces armées. A l'époque, la taille minimale requise pour s'enrôler était 158 cm (5 pi, 2,2 po). M. Ede avait donc 15 cm de moins que la taille requise. (1)

Malheureusement, six années se sont écoulées entre le moment où le plaignant a présenté sa demande d'enrôlement dans les Forces armées en 1983 et l'audition de la présente affaire en 1989. Les documents écrits ne sont pas suffisamment détaillés et les témoins ne se souvenaient pas avec exactitude des dates des événements. Malgré ce manque de précision, nous avons néanmoins réussi à reconstituer les faits principaux à l'aide des éléments de preuve soumis.

(1) Les Forces armées ont par la suite réduit la taille minimale requise à 152 cm, soit 9 cm de plus que la taille de M. Ede.

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Le 6 mai 1983, M. Ede s'est présenté au centre de recrutement des Forces armées canadiennes à St. Catharines (Ontario) pour s'enrôler dans les Forces armées. On lui a alors remis des dépliants qu'il devait lire avant de se présenter à un examen écrit le 9 mai 1983. La preuve soumise au tribunal n'indique pas clairement si M. Ede a été informé à ce moment-là que sa taille constituait un problème. Tout compte fait, il semble qu'il n'a pas été question de celle-ci lorsqu'il s'est rendu au centre. Son résultat à l'examen a été suffisant pour qu'on lui demande de se présenter à un examen médical le 11 mai 1983.

M. Ede était intéressé à devenir photographe ou mécanicien. La carrière de photographe était probablement son premier choix, mais il avait déjà travaillé sur des automobiles dans un parc à ferrailles. Les résultats des tests d'aptitudes qu'il avait passés au centre de recrutement ont indiqué que le métier de "technicien de véhicules" (mécanicien) était l'emploi qui lui convenait; il était heureux à l'idée d'apprendre ce métier.

Le 11 mai 1983, M. Ede a rempli et signé un "Rapport d'examen médical en vue de l'enrôlement", rapport qu'a apparemment achevé de remplir le

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Dr J.R. Brook de St. Catharines. Il est question dans la formule de rapport d'une série de maladies et de déficiences physiques, et on y demande à la personne qui la remplit si elle [TRADUCTION] "a souffert d'une des maladies ou a subi l'une des blessures énumérées ci-dessus?" Toutes les réponses à ces questions sauf une (n'ayant aucun rapport avec la plainte) ont été négatives. Il semble que c'est le requérant qui a rempli cette partie de la formule alors que celle-ci précise qu'elle doit être remplie par le médecin effectuant l'examen.

Lorsque l'avocat de la Commission lui a demandé pourquoi il n'avait pas déclaré qu'il avait souffert du syndrome de Morquio-Brailsford, M. Ede a répondu: [TRADUCTION] "Cela ne m'est pas venu à l'esprit. Je pensais que la question visait des maladies comme l'asthme [...]". Il a plus tard déclaré: [TRADUCTION] "Je n'ai jamais pensé qu'il s'agissait d'une maladie." La formule qui a été remplie par le Dr Brook ou un associé (la signature n'est pas claire) porte:

[TRADUCTION]

Inapte, 15 cm de moins que la taille requise. Est par ailleurs musclé et en bonne santé.

En conséquence de ce rapport - aucun autre n'a été versé en preuve - M. Ede a été informé par une lettre datée du 20 mai 1983 qu'il n'avait pas la

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taille requise et que sa demande était rejetée.

Le 25 juillet 1983, M. Ede a fait parvenir une plainte écrite au ministre de la Défense nationale de l'époque au sujet de l'exigence concernant la taille. La réponse qu'il a reçue en date du 24 août 1983 indiquait que l'exigence d'une taille minimale constituait une "exigence professionnelle justifiée" imposée par les Forces armées canadiennes. M. Ede a poursuivi l'affaire et finalement, le 11 juillet 1984, il a signé une formule de plainte en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il a subi au moins deux autres examens médicaux, un par le Dr Brook et un autre par un chirurgien orthopédiste de Niagara Falls, le Dr C.M. Offierski.

Les notes de service internes échangées par des médecins des Forces armées au cours de l'automne 1984 et de l'hiver 1985 indiquent que M. Ede était par ailleurs apte physiquement et mentalement, mais que sa candidature était rejetée en raison de sa taille. En fait, certains ont indiqué qu'il était vigoureux et athlétique. En particulier, le Dr Offierski déclare au Dr Brook dans sa lettre du 14 janvier 1985:

[TRADUCTION]

[...] Les examens physiques et radiographiques ne permettent pas de conclure qu'il serait incapable de satisfaire aux exigences des Forces armées. Il est petit de taille et ses articulations présentent une certaine malformation, mais l'examen

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effectué aujourd'hui n'indique pas l'existence d'un processus dégénératif.[...] Cependant, il est vrai qu'à long terme les articulations sont anormales et plus susceptibles de subir un processus dégénératif que celles de la moyenne des individus. Néanmoins, je pense qu'aucune des activités qu'il exercera au cours des dix à vingt prochaines années ne modifiera d'une manière importante son système ostéomusculaire. Par conséquent, à part sa petite taille, je ne peux voir aucune raison pour laquelle, d'un point de vue orthopédique, cet homme serait incapable de poursuivre une carrière dans les Forces armées.

Malgré cette opinion du Dr Offierski, le Dr Brook a écrit dans une lettre qu'il a adressée aux Forces armées canadiennes en date du 30 janvier 1985:

[TRADUCTION]

Je signale qu'au dernier paragraphe de son rapport daté du 18 novembre 1982, le Dr Offierski déclare que M. Ede souffre de changements dégénératifs importants dans ses facettes postérieures et qu'il a l'impression qu'il pourrait souffrir d'une sténose spinale alors que dans son rapport daté du 14 janvier 1985, il considère que les changements dégénératifs sont bénins.

M. Ede est actuellement bien portant. J'estime qu'il serait capable à l'heure actuelle d'effectuer des tâches militaires. Les sports qu'il pratique permettent de constater qu'il serait capable de grimper à bord d'un camion et de faire une course à obstacles, mais l'historique de son état est tel que je ne crois pas qu'il serait dans le meilleur intérêt des Forces d'accepter sa candidature, ni d'ailleurs dans son propre intérêt, et je recommanderais son rejet en vertu de la PFC 154 35a)(1) "arthrite subaigüe".

Le rapport du Dr Offierski daté du 18 novembre 1984 et dont il est question dans la lettre ci-dessus ne fait pas partie de la preuve qui nous a été soumise. En outre, aucun autre élément de preuve n'a été produit

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pour expliquer les opinions divergentes du Dr Brook et du spécialiste, le Dr Offierski, et les motifs à l'origine de ces points de vue différents ne sont pas évidents pour des profanes. Nous examinerons plus loin l'importance que revêt le fait que la candidature de M. Ede ait été rejetée en raison de sa taille ainsi que pour des motifs médicaux.

LA COMPÉTENCE DU TRIBUNAL

L'avocat des Forces armées a fait valoir comme remarque préliminaire qu'une petite taille ne constituait pas une déficience au sens de la définition donnée à ce mot par l'article 25 de la Loi:

"déficience" Déficience physique ou mentale, qu'elle soit présente ou passée, y compris le défigurement ainsi que la dépendance, présente ou passée, envers l'alcool ou la drogue.

Il a allégué ce qui suit:

  1. l'exigence d'une taille minimale de 158 cm - une question de politique générale qui a fait l'objet d'un examen attentif par les Forces armées et qui est énoncée dans les règlements - ne fait pas partie des motifs de distinction illicite dont il est question à l'article 3 et, en particulier, n'est pas visée par la définition du mot déficience à l'article 25;
  2. par conséquent, cette exigence ne constitue pas un motif de distinction illicite au sens de la Loi;
  3. la candidature de M. Ede, qui était par ailleurs en bonne santé, n'a été rejetée qu'en raison seulement de l'exigence relative à la taille.

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Il allègue par conséquent qu'une petite taille, par sa définition même, ne constitue pas un motif de plainte et que le tribunal n'est pas habilité à statuer sur le cas de M. Ede.

Nous croyons qu'il existe trois motifs de rejeter les arguments soumis. Premièrement, ces arguments reposent sur le principe que la définition du mot déficience à l'article 25 limite l'application de celui-ci aux problèmes médicaux ou de santé d'une personne et non à une simple caractéristique physique comme la taille.

Même si nous devions accepter cette interprétation de la définition de l'article 25, nous considérons que les Forces armées ont perçu l'état de M. Ede au moins comme une condition médicale ou une déficience. Nous signalons que la simple tâche consistant à mesurer une personne pourrait facilement être accomplie au centre de recrutement, en particulier dans les cas évidents comme celui de M. Ede dont la taille n'était pas proche du minimum requis. Malgré cela, les Forces armées demandent aux candidats de remplir tout d'abord une formule de demande d'admission et de passer ensuite un examen écrit. Ce n'est qu'après avoir réussi l'examen écrit qu'un candidat est mesuré au cours d'un examen médical. Pour un simple observateur, cette pratique consistant à confier à un médecin le soin de vérifier la taille d'un candidat indique que les Forces armées considèrent qu'il s'agit dans une certaine mesure d'une question d'ordre médical. Ce qui est plus important, le Dr Brook déclare dans sa lettre du 30 janvier 1985 que la condition médicale de M. Ede constitue un important élément négatif parmi d'autres éléments et qu'il faut au moins en tenir compte.

Par conséquent, nous croyons que la perception des Forces armées canadiennes était que M. Ede souffrait d'une déficience au sens de

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l'article 25. Il a été établi qu'une déficience perçue suffit pour entraîner une discrimination fondée sur des motifs de distinction illicite. Tout autre résultat serait contraire à l'objet de la Loi: si un employeur refusait d'engager une personne, par exemple parce qu'elle est perçue comme mariée, ce qui constitue une discrimination fondée sur le statut matrimonial en violation de la Loi, il serait difficile d'invoquer en défense qu'elle n'était en fait pas mariée. 2

2 Ce principe est si évident qu'il n'a pas été fréquemment examiné dans des décisions récentes. Dans Foucault c. CNR, (1981) 2 C.H.R.R. D/475, à la page D/477, le tribunal a statué:

C'est la perception qu'ont les Chemins de fer nationaux du handicap physique et leur refus d'engager l'intéressé qui constituent le motif de distinction illicite.

Dans Brideau c. Air Canada (1983) 4 C.H.R.R. D/1314, à la page D/1316, le tribunal a statué:

Dans "l'arrêt Foucault" il a été décidé que ce n'est pas l'handicap physique qui compte mais bien la "perception" qu'a l'employeur de la condition physique du futur employé. Or dans le cas présent le plaignant: M. Valère Brideau était "perçu" par Air Canada comme ayant des bulles d'emphysème aux poumons. Donc, comme un handicapé physique ... bien que rien de cette condition n'existait.

Et à la page D/1317:

... c'est la "perception" qu'a l'employeur de la condition physique du futur employé qu'il faut considérer et non l'handicap physique lui-même.

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Deuxièmement, malgré sa bonne santé ultérieure, M. Ede a souffert à une époque d'une maladie connue sous le nom de syndrome de Morquio-Brailsford qui explique sa petite taille. Il est question à la définition de l'article 25 d'une "déficience [...] passée". Et cet état médical antérieur ou déficience a indirectement entraîné une discrimination à son égard. Par conséquent, compte tenu de l'histoire médicale de M. Ede, sa plainte est visée par les motifs de distinction illicite.

On pourrait alléguer que ce deuxième argument est faible; ainsi, une personne de petite taille, sans état pathologique antérieur connu, ne serait pas visée par la définition de l'article 25 et ne pourrait donc pas avoir gain de cause en invoquant la déficience dans sa réclamation; permettre à M. Ede de poursuivre sa réclamation en raison seulement de sa maladie antérieure crée une distinction injuste entre celui-ci et cette personne. Il nous semble que cet argument ne constituerait pas un motif de refuser à M. Ede l'occasion de faire valoir le bien-fondé de sa réclamation; cela nous amène plutôt à notre troisième motif: il s'agit d'un motif de ne pas refuser d'accorder une occasion semblable à une personne de petite taille chez qui aucun problème médical n'a été décelé.

Nous croyons que la définition figurant à l'article 25 justifie une interprétation plus large du mot déficience - de manière à y inclure toutes les caractéristiques physiques invoquées pour refuser une personne. Cet article prévoit que la déficience est une "déficience physique". Nous croyons qu'une petite taille constitue une déficience physique si les

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Forces armées décident qu'elle rend une personne inapte à s'enrôler; il n'est pas nécessaire que la déficience soit le résultat d'une maladie. Toute autre conclusion défierait la logique et le bon sens: les Forces armées (et tout autre employeur assujetti à la Loi) pourrait imposer n'importe quel critère, en fait, même un critère déraisonnable comme celui de rejeter la candidature de toutes les personnes ayant les cheveux roux, non visé par les motifs de distinction illicite énumérés dans la Loi et ne constituant pourtant pas une exigence professionnelle justifiée au sens de l'alinéa 15a); elles pourraient en toute impunité refuser un emploi à une personne en se fondant sur ce critère.

Une interprétation aussi étroite du mot "déficience" serait contraire à l'objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne. L'article 2 de la Loi prévoit que cet objet est de:

donn[er] effet [...] au principe suivant: le droit de tous les individus [...] à l'égalité des chances d'épanouissement [...]

Cet article énumère également les actes discriminatoires - les considérations fondées sur "la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience" - et ces expressions

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doivent être interprétées d'une manière large en tenant compte de l'objet de la Loi et de ses autres dispositions. L'article 15 justifie une interprétation large; il prévoit:

Ne constituent pas des actes discriminatoires:

a) les [...] conditions [...] de l'employeur qui démontre qu'ils découlent d'exigences professionnelles justifiées;

[...]

e) le fait qu'un individu soit l'objet d'une distinction fondée sur un motif illicite, si celle-ci est reconnue comme raisonnable par une ordonnance de la Commission canadienne des droits de la personne rendue en vertu du paragraphe 27(2) [...] [Non souligné dans le texte original.]

Il en résulte que tout acte discriminatoire, reconnu non raisonnable compte tenu des exceptions de l'article 15 et en particulier des deux alinéas reproduits ci-dessus, devrait permettre à une personne ayant fait l'objet d'une discrimination d'obtenir une réparation.

Une telle interprétation est compatible avec l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ledit article confère à chaque individu

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le droit à "la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination". Même si les événements qui ont donné lieu à la plainte se sont produits en 1983, soit avant l'entrée en vigueur de l'article 15, il faut signaler que la Loi canadienne sur les droits de la personne a été modifiée depuis le 17 avril 1985, date à laquelle l'article 15 de la Charte est entré en vigueur. Le délai de trois ans qui s'est écoulé entre le 17 avril 1982 et l'entrée en vigueur de l'article 15 le 17 avril 1985 était expressément destiné à permettre aux assemblées législatives canadiennes de revoir et de modifier les lois existantes afin qu'elles respectent l'article 15 de la Charte. Cependant, les articles de la Loi que nous avons mentionnés n'ont pas été modifiés. Il faut en conclure que si le Parlement ne les a pas modifiés, c'est parce qu'il jugeait qu'ils étaient déjà compatibles avec la Charte.

Compte tenu de la compatibilité de ces articles avec la Charte, le droit au même bénéfice de la loi renforce une interprétation de la déficience qui interdit aux Forces armées de se fonder sur un critère déraisonnable à première vue, comme l'exigence d'une taille minimale, à moins de pouvoir prouver que ledit critère constitue une exigence professionnelle justifiée au sens de l'alinéa 15a) de la Loi. C'est ce que nous décidons. Par conséquent, nous devons maintenant examiner le deuxième argument opposé à la plainte par l'intimée, c'est-à-dire que l'exigence d'une taille minimale de 152 cm pour être admis dans les Forces armées

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canadiennes est justifiable en vertu de l'alinéa 15a).

LA DÉFENSE DE L'EXIGENCE PROFESSIONNELLE JUSTIFIÉE

Les Forces armées soutiennent que l'exigence d'une taille minimale constitue une exigence professionnelle justifiée car toute personne n'y satisfaisant pas serait incapable, dans de nombreux cas, de s'acquitter des tâches incombant à un soldat et représenterait un danger pour elle-même et pour les autres. En ce qui concerne le plaignant, elles allèguent que le principe de l'exigence professionnelle justifiée s'applique de deux manières différentes.

Équipement de base

En premier lieu, il faut tenir compte de l'entraînement de base que doivent suivre toutes les recrues des Forces ainsi que les vêtements et l'équipement qu'elles doivent utiliser:

a) Les plus petits vêtements de combat disponibles au Canada (et dans tous les pays de l'OTAN) font tout juste aux plus petites recrues mesurant 152 cm. A 143 cm, soit la taille du plaignant, les vêtements créeraient des risques inacceptables. En particulier, les vêtements conçus pour protéger les soldats contre les produits utilisés en cas de guerre chimique et les radiations limiteraient considérablement les mouvements. Portés par des personnes aussi petites, les vêtements

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présenteraient des risques de fuite plus élevés, exposant la personne ainsi vêtue à des substances mortelles.

b) Le havresac que les soldats doivent utiliser n'existe qu'en un seul format et il peut contenir de 40 à 50 kilos de vivres et d'équipement. Le cadre du havresac est conçu de manière à prendre appui sur les hanches qui deviennent ainsi le principal support pour les poids lourds. Dans le cas d'une personne aussi petite que M. Ede, le cadre glisserait sous les hanches et le poids serait principalement supporté par les épaules. Par conséquent, le havresac serait instable et il serait trop fatiguant de le porter pendant une longue marche: il serait impossible pour une aussi petite personne de parcourir à pied, avec un havresac sur le dos, les distances que doivent parcourir toutes les recrues pendant leur entraînement.

c) Le fusil "FD-CN1 A 1" actuellement utilisé dans l'armée peut être muni de quatre crosses de longueurs différentes -- courte, ordinaire, longue et très longue. Chaque recrue est équipée d'un fusil et d'une crosse suivant sa taille et la longueur de ses bras, et elle est tenue d'apprendre le maniement correct de son arme. Même lorsqu'une crosse courte est fixée au FD-CN1 A 1, une recrue ayant la taille du plaignant ne peut pas utiliser son arme efficacement et en toute sécurité.

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L'intimée a produit de nombreux autres éléments de preuve détaillés au sujet des autres vêtements ne servant pas au combat, mais le résumé qui précède constitue l'essentiel des arguments soulevés en ce qui concerne la préparation au combat, l'efficacité et la sécurité.

Véhicules terrestres

En second lieu, en plus d'être intéressé par le métier de technicien de véhicules (mécanicien de moteurs), M. Ede avait des aptitudes pour le devenir. En fait, il semblait établi que ce métier était celui qui lui convenait le mieux et qu'il constituerait la condition de son admission dans les Forces armées. Les Forces exigent que tous les techniciens de véhicules soient entraînés à conduire les véhicules qu'ils réparent et entretiennent. Elles sont préoccupées par la question suivante:

d) A peu près tous les véhicules terrestres actuellement utilisés par les Forces armées ne pourraient pas être conduits sans danger par une personne aussi petite que M. Ede. C'est-à-dire qu'elle ne pourrait pas s'asseoir suffisamment bas dans le véhicule pour atteindre les pédales et en même temps avoir une bonne vision en avant et sur les côtés. Dans certains véhicules, comme le transport de troupes blindé, il serait dangereux d'occuper le siège du conducteur pour une personne de petite taille: le conducteur serait trop bas pour éviter avec ses épaules les secousses résultant des mouvements abrupts du véhicule de

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sorte qu'il pourrait se blesser au visage lorsque le véhicule se déplace sur un terrain accidenté.

Les quatre arguments qui précèdent constituent l'essentiel de la preuve présentée par les Forces armées canadiennes pour affirmer que l'exigence quant à la taille constitue une exigence professionnelle justifiée.

L'ARGUMENTATION DU PLAIGNANT

Les parties sont d'accord pour dire que la restriction quant à la taille minimale requise était, suivant les termes du juge McIntyre:

[...] imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique [...] (3)

Le plaignant soutient cependant que cette restriction ne respecte pas la deuxième partie du critère énoncé dans l'arrêt Etobicoke, c'est-à-dire que:

(3) La Commission ontarienne des droits de la personne, Bruce Dunlop, Harold E. Hall et Vincent Gray c. La municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, à la page 208.

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Elle doit [...] se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général. 4 [Non souligné dans le texte original.]

Le critère en deux volets énoncé dans l'arrêt Etobicoke relativement à la validité d'une exigence professionnelle justifiée reposait sur le Ontario Human Rights Code. La Cour suprême du Canada a statué qu'il s'applique également à la Loi canadienne sur les droits de la personne. 5 Pour ce qui est du second volet du critère, l'avocat du plaignant avance trois arguments à l'encontre des prétentions de l'intimée.

4 Ibid. 5 K.S. Bhinder et la Commission canadienne des droits de la personne c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561.

L'exigence quant à la taille est inutile et, par conséquent, abusive

Premièrement, l'avocat allègue que même s'il était vrai, comme le prétendent les Forces armées, qu'une personne de très petite taille serait inefficace et en danger, cela ne permettrait pas d'affirmer qu'il s'agit d'une exigence professionnelle justifiée pour la raison suivante: l'intimée n'a pas soutenu que la petite taille de M. Ede l'empêcherait d'effectuer son travail sur les véhicules; par conséquent, si les Forces armées l'exemptaient des fonctions qui exigent l'utilisation de l'équipement et des véhicules décrits plus haut, il pourrait travailler comme technicien de véhicules et ce, sans que cela entraîne de véritables problèmes pour les Forces armées. En d'autres mots, une redistribution des tâches entre les membres des Forces solutionnerait le problème. M. Ede pourrait travailler comme mécanicien compétent sans jamais avoir à porter des vêtements de combat et un havresac ni à se servir d'une arme, ni à conduire des véhicules.

Les risques courus par une personne de très petite taille n'ont pas été prouvés

Deuxièmement, l'avocat soutient que, même s'il est raisonnable d'exiger que tous les membres des Forces revêtent l'équipement normal pour terminer avec succès leur entraînement de base et que les techniciens de véhicules soient capables de conduire tous les véhicules sur lesquels ils

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travaillent, la preuve n'a pas suffisamment démontré qu'une personne mesurant 143 cm ne pourrait pas faire toutes ces choses.

L'impossibilité de modifier l'équipement et les véhicules n'a pas été prouvée

Troisièmement, si une personne de petite taille ne peut pas exécuter efficacement ces tâches avec l'équipement et les véhicules actuellement disponibles, il n'a pas été prouvé qu'il serait impossible d'effectuer, à un coût raisonnable, les changements nécessaires pour tenir compte de la situation de M. Ede.

L'EXIGENCE D'UNE TAILLE MINIMALE EST-ELLE DÉRAISONNABLE?

Le premier argument du plaignant concerne la question de savoir dans quelle mesure un tribunal comme le nôtre peut, relativement à des questions de défense nationale, substituer son propre jugement aux pratiques établies par les Forces armées pour déterminer ce qu'elles doivent faire pour s'acquitter de leurs responsabilités. Les Forces n'échappent pas à l'application de la Loi canadienne sur les droits de la personne, sinon elles pourraient y passer outre en toute impunité même dans les cas de discrimination flagrante. Nous croyons qu'elles sont tenues de prouver, à la satisfaction du présent tribunal, que l'exigence d'une taille minimale a un fondement raisonnable qui en fait une exigence professionnelle justifiée. Si, pour reprendre les termes du juge McIntyre, l'exigence d'une taille minimale requise "se rapport[e] objectivement à l'exercice de l'emploi en question", c'est-à-dire si elle semble raisonnablement

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justifiée en vertu des objectifs poursuivis, elle constitue alors une exigence professionnelle justifiée.

Les Forces armées canadiennes affirment que la politique qu'elles appliquent en matière de recrutement, de formation et d'emploi constitue un élément essentiel de leur mandat qui consiste à assurer la défense nationale et à soutenir le pouvoir civil. Le lieutenant-colonel John Tattersall du Quartier général de la Défense nationale à Ottawa a expliqué en détail dans son témoignage l'organisation des Forces armées au Canada et dans le monde. Il a fait une distinction entre les membres des Forces et le personnel civil, les civils étant des employés du ministère de la Défense nationale mais non des Forces armées. Le colonel Tattersall a décrit les nombreuses fonctions que remplissent les civils lorsque la formation et les qualifications militaires ne sont pas nécessaires. Ces employés travaillent généralement dans les bases des Forces armées canadiennes et aux quartiers généraux, mais non dans les endroits où des combats peuvent se produire comme sur les navires ou dans les avions. Les Forces comprennent environ 85 000 membres et 33 000 civils travaillent pour le ministère de la Défense nationale. Un tel arrangement est possible parce qu'il est entendu que des civils sont engagés lorsque l'entraînement et la discipline militaires ne sont pas essentiels.

Pour établir une distinction nette avec le rôle des civils, les Forces

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armées nous ont soumis des éléments de preuve indiquant que la politique qu'elles appliquent exige que chaque recrue reçoive un entraînement militaire de base dans le maniement des armes, un entraînement en campagne et un entraînement concernant la défense des bases. Le capitaine Metro Macknie de la Direction des structures professionnelles a déclaré ce qui suit:

[TRADUCTION]

Tout le personnel des Forces canadiennes doit être capable de servir dans l'Armée dans diverses conditions, sans possibilité de choix [...] Il y a de nombreux domaines où les individus doivent être des soldats d'abord et ensuite des spécialistes. Par conséquent, les Forces doivent entraîner ces individus à être avant tout des soldats.

Cette politique permet de conclure que l'entraînement de base vient avant la formation professionnelle. L'entraînement de base, notamment l'entraînement au combat, les longues marches et le maniement correct des armes - en particulier, du fusil "FD-CN1 A 1" utilisé dans l'armée - est obligatoire pour toutes les nouvelles recrues. Les Forces conservent ainsi la possibilité, essentielle selon elles, d'affecter les soldats aux endroits où les priorités de la défense nationale l'exigent, tout en sachant que ceux-ci ont reçu et réussi l'entraînement minimal requis. Les Forces armées soutiennent que, sans cette souplesse, elles ne pourraient pas, en raison du nombre limité de leurs membres, remplir leur mandat.

Nous estimons que la politique des Forces armées canadiennes, telle qu'elle a été expliquée au tribunal, a un fondement logique et semble

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raisonnablement nécessaire pour assurer la défense nationale. Le plaignant n'a pas fourni d'autres éléments permettant d'arriver à une conclusion différente. Par conséquent, étant donné qu'il est raisonnable d'exiger que toutes les recrues suivent avec succès l'entraînement de base, nous concluons que M. Ede devrait également être tenu de le suivre.

Si nous présumons que le plaignant pourrait suivre avec succès l'entraînement de base et qu'il pourrait ensuite commencer sa formation professionnelle comme technicien de véhicules, devrait-il être exempté de l'exigence normale voulant que tous les techniciens doivent être capables de conduire des véhicules? L'avocat du plaignant a allégué qu'étant donné qu'il est admis que les techniciens travaillent normalement en équipe de deux, le deuxième technicien pourrait faire les essais de conduite d'un véhicule qui nécessite une révision ou des réparations, avant ou après que celles-ci ont été faites. Par conséquent, le fait d'exempter M. Ede d'apprendre à conduire les véhicules des Forces armées n'affecterait son rendement que d'une manière minime, sinon négligeable.

Les Forces ont rétorqué que l'argument qui précède simplifie à l'extrême le rôle des techniciens de véhicules. Il est fréquent qu'un technicien qui a terminé le travail sur un véhicule doive livrer celui-ci à une autre unité éloignée, laissant seul l'autre membre de son équipe. Dans les petites stations, où il se peut qu'il n'y ait que deux techniciens, si un de ceux-ci effectue une livraison dans une unité éloignée - ou est blessé ou malade - il ne restera qu'un seul technicien à la station. En situation de combat, un technicien essayant de récupérer un véhicule peut se faire blesser. Il serait inacceptable qu'une station se retrouve avec un seul technicien qui a été exempté d'apprendre à conduire et qui était

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incapable de le faire. En outre, les Forces s'opposent aux restrictions générales qui seraient apportées à la souplesse d'affectation des techniciens si un certain nombre d'entre eux était exempté de savoir conduire.

Nous estimons convaincante la réplique des Forces armées voulant qu'il soit raisonnable d'exiger que les techniciens de véhicules soient capables de conduire les divers véhicules qu'ils doivent réviser et réparer. Par conséquent, les Forces ont le droit d'exiger que M. Ede sache conduire ces véhicules afin de pouvoir devenir technicien de véhicules.

En résumé, en ce qui concerne l'argument voulant que la redistribution des tâches entre les membres des Forces armées ne pose pas de problèmes véritables, les Forces ont convaincu le tribunal que toutes les recrues, y compris le plaignant, devraient recevoir et réussir l'entraînement de base et que tous les apprentis techniciens de véhicules devraient apprendre à conduire pour satisfaire aux exigences de leur formation professionnelle. C'est pourquoi nous rejetons l'argument du plaignant voulant que l'exigence d'une taille minimale ne constitue pas une exigence professionnelle justifiée parce qu'il serait raisonnablement possible d'exempter M. Ede de suivre l'entraînement de base et d'apprendre à conduire les véhicules terrestres des Forces armées canadiennes.

EXISTE-T-IL DES DANGERS ET DES CAUSES D'INEFFICACITÉ?

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Le deuxième argument avancé pour le plaignant est que l'intimée n'a pas prouvé qu'une personne de 143 cm ne peut pas s'acquitter efficacement et sans danger des tâches liées à l'entraînement de base et à la formation professionnelle. En l'absence d'une telle preuve, il aurait fallu donner à M. Ede, comme à toute autre recrue, l'occasion de faire ses preuves au cours de l'entraînement de base et de la formation préparant au métier qu'il a choisi.

Équipement de base

Les Forces armées ont présenté des preuves détaillées et complexes relativement à la conception des vêtements, de la tenue de cérémonie et des vêtements de travail aux vêtements protégeant les soldats contre les radiations et les produits chimiques mortels, les casques, les havresacs et les bottes. Le tribunal s'est également rendu à un installation des Forces armées canadiennes appelée Centre d'essais techniques (Terre) et il a assisté à la démonstration faite par une personne - à peine plus grande que le plaignant - avec le fusil utilisé dans l'armée en position de tir couchée, un genou à terre et debout. La démonstration a été reprise par un soldat d'environ 158 cm (5'2"), c'est-à-dire environ 15 cm (6") plus grand que le plaignant et 6 cm (2,4") plus grand que la taille minimale requise.

Des éléments de preuve ont été fournis pour expliquer les facteurs sur lesquels reposaient au cours des dernières années les différents types de modèles utilisés pour les adapter au corps humain. L'étude du corps humain

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à ces fins est appelée "anthropométrie". La création des modèles eux-mêmes, qu'il s'agisse de vêtements, de chaises, d'échelles et d'escaliers, de machines ou de véhicules, est appelée "ergonomie" (human engineering ou, en Europe, ergonomics). Une publication importante utilisée par le ministère de la Défense nationale est "Humanscale 1/2/3". 6

Ce manuel fournit plus de 20 000 bits d'information sur les mensurations de certains groupes échantillons de la population américaine. Voici un extrait de la page 4 de ce manuel:

[TRADUCTION]

Pour qu'un modèle soit retenu, il faut qu'il s'adapte aux personnes qui l'utilisent en ce qui concerne l'espace, le confort assis, la facilité d'utilisation, l'efficacité du fonctionnement et la sécurité. Un modèle conçu pour la femme ou l'homme moyen ne fera pas nécessairement l'affaire pour les grandes et les petites personnes. Il se peut qu'il soit trop petit pour une personne de grande taille et que les contrôles soient hors de portée d'une petite personne. Par contre, il est également impossible de prévoir les cas extrêmes - les personnes très grandes ou très petites - car il est pratiquement impossible de prévoir tous ces cas dans un seul modèle sans compromettre le confort, l'efficacité ou la sécurité de la majorité. Il est donc nécessaire de décider de quel pourcentage du groupe on devra tenir compte.

6 N. Diffrient, A.R. Tilley et J.C. Bardagly, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1974.

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Le manuel signale que les modèles conçus pour les forces armées couvrent 90 pour cent de la population - de la plus petite à la plus grande personne, soit l'intervalle compris entre le 5e et le 95e centile.

Cet intervalle est utilisé par les forces armées américaines et par le Canada; d'autres pays de l'OTAN semblent utiliser un intervalle légèrement moins étendu. Le Danemark fixe une taille maximale plus grande, apparemment parce que les recrues dannoises sont plus grandes, et la Turquie exige une taille minimale plus petite parce que les recrues turques sont un peu plus petites. Compte tenu des restrictions signalées dans la citation qui précède et du coût initial très élevé de la plus grande partie du matériel des forces armées, il semble que le maximum que peuvent raisonnablement accomplir les diverses forces armées est d'utiliser un intervalle couvrant les mensurations de 90 pour cent de la population.

Ces limites ergonomiques servent à établir les dimensions minimales de l'équipement essentiel comme les vêtements protecteurs, le havresac et les fusils. Comme nous l'avons signalé plus haut, nous avons assisté aux tentatives d'une personne de très petite taille de tenir le fusil utilisé dans l'armée muni de la plus petite crosse. Cette démonstration a confirmé les déclarations des spécialistes des Forces armées qui avaient affirmé qu'une telle personne ne pouvait pas utiliser ce fusil efficacement et sans

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danger: en position de tir couchée, elle ne pouvait pas tenir le fusil de manière à viser correctement et elle risquait de se blesser le visage lorsque le fusil avait un mouvement de recul. Les explications fournies au sujet de l'instabilité d'un havresac non appuyé sur les hanches semblaient également indiquer une inquiétude raisonnable pour la sécurité et l'efficacité d'un utilisateur n'ayant pas la taille minimale requise.

On ne nous a pas convaincus que les grandeurs disponibles pour les vêtements ordinaires, qu'il s'agisse des tenues de cérémonie ou des vêtements de travail, posaient des problèmes d'efficacité ou d'adaptation. L'inexistence de vêtements protecteurs pour les personnes de très petites tailles soulève toutefois la possibilité d'un danger pour les personnes qui pourraient en avoir de besoin. Cependant, les éléments de preuve dont nous avons été saisis au sujet de ces risques n'étaient pas aussi convaincants que ceux qui nous ont été présentés relativement à l'utilisation du fusil et du havresac.

Compte tenu des effets cumulatifs de la preuve soumise relativement à l'équipement que doivent porter et utiliser les recrues, nous croyons que l'intimée a démontré que les recrues de petite taille comme le requérant seraient exposées et exposeraient leurs collègues à des risques inacceptables en suivant l'entraînement des Forces armées.

Véhicules terrestres

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Le deuxième point soulevé par les Forces armées était qu'une personne de très petite taille travaillant comme technicien de véhicules ne pourrait pas conduire sans danger la plupart de leurs véhicules terrestres. Lors de la visite du tribunal au Centre d'essais techniques (Terre), la personne effectuant la démonstration était légèrement plus grande que le plaignant et elle s'est assise dans le siège du conducteur d'un vaste échantillon de véhicules standard - douze en tout - de dimensions différentes allant du ILTIS à la camionnette 5/4 tonnes, au camion de dépannage de 10 tonnes, en passant par le tank Leopard et le transport de troupes blindé. Une fois le siège ajusté assez bas pour lui permettre d'atteindre les pédales, le sujet de l'expérience ne voyait pas suffisamment bien dans la plupart des véhicules pour conduire sans danger. Parfois, le volant obstruait son champ de vision avant. Des mesures ont été prises pour déterminer l'endroit le plus rapproché au niveau du sol que le sujet pouvait voir à l'avant du véhicule - d'après les explications fournies, une distance jugée très importante pour des raisons de sécurité. Dans la plupart des cas, le sujet ne pouvait pas voir suffisamment près du véhicule pour éviter les obstacles. Parfois, sa vision de côté était obstruée, en particulier dans les véhicules blindés.

Le tribunal a examiné l'intérieur des véhicules, notamment leur structure, et il a eu droit à une promenade d'une durée de quinze minutes dans un véhicule de transport de troupes blindé, à faible vitesse, sur un

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terrain raisonnablement accidenté. Il était évident pour nous, comme cela a été expliqué dans le manuel Humanscale 1/2/3, que la structure de nombreux véhicules, en particulier des véhicules blindés, ne pouvait tout simplement pas permettre d'ajuster le siège du conducteur de manière à accommoder un large échantillon de conducteurs de tailles différentes: il était impossible pour le sujet de l'expérience d'atteindre les pédales et d'avoir en même temps la tête et les épaules suffisamment hautes pour ne pas se meurtrir le visage et voir en avant et sur les côtés du véhicule.

Par conséquent, la preuve soumise par les Forces armées a démontré d'une manière satisfaisante qu'une personne de la taille de M. Ede ne pouvait pas conduire d'une manière efficace et sans danger plusieurs, sinon la plupart, des véhicules terrestres actuellement utilisés par les Forces.

EST-IL POSSIBLE DE MODIFIER L'ÉQUIPEMENT ET LES VÉHICULES OU D'EN ACHETER DE NOUVEAUX?

Nous avons conclu que les exigences des Forces armées - applicables à toutes les recrues en ce qui concerne l'entraînement de base et, en outre, à tous les techniciens de véhicules en ce qui concerne l'entraînement à conduire ces véhicules - sont raisonnables. Nous avons également jugé que les inquiétudes des Forces armées en ce qui concerne les risques de blessures et l'inefficacité possible des personnes de petite taille dans l'utilisation de l'équipement et des véhicules étaient fondées. Ces conclusions nous amènent au troisième et dernier argument du plaignant, c'est-à-dire que les Forces armées canadiennes n'ont pas réussi à prouver

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que l'équipement et les véhicules ne peuvent pas être modifiés pour composer avec des recrues de très petite taille comme M. Ede, sans leur imposer une contrainte excessive.

Nous devons signaler que la Cour suprême du Canada a statué que, lorsqu'une exigence professionnelle a été imposée de bonne foi et pour des motifs raisonnables, il n'y a pas d'obligation d'accommodement. Dans l'arrêt Bhinder, la Cour a reconnu que les croyances religieuses d'un employé sikh lui interdisaient de porter autre chose sur la tête qu'un turban. Il s'agissait de déterminer si son employeur, qui avait prouvé que le port obligatoire d'un casque de sécurité au travail constituait une exigence professionnelle justifiée, était néanmoins obligé de composer avec l'employé en l'exemptant de cette exigence. Le juge McIntyre a déclaré au nom de la majorité:

Il y a obligation d'accommodement dans des cas où, comme l'affaire O'Malley, il y a discrimination religieuse par suite d'un effet préjudiciable et où il n'y a aucun moyen de défense fondé sur une exigence professionnelle normale. L'obligation d'accommodement est l'obligation, imposée à l'employeur, de prendre des mesures raisonnables, sans que cela ne cause une contrainte excessive, pour composer avec les pratiques religieuses de l'employé qui est victime de discrimination en raison d'une règle ou condition de travail. Le moyen de défense fondé sur l'exigence professionnelle normale, énoncé à l'al. 14a) [aujourd'hui l'alinéa 15a)], ne laisse aucune place à une

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obligation de ce genre car il ressort clairement de cet alinéa que, lorsqu'il existe une exigence professionnelle normale, il n'y a pas d'acte discriminatoire. Selon sa formulation dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, le moyen de défense fondé sur l'exigence professionnelle normale, lorsqu'il est établi, exclut toute obligation d'accommodement. 7

Dans son jugement concourant, le juge Wilson a ajouté:

L'alinéa 14a) [aujourd'hui l'alinéa 15a)] me semble avoir pour objet de faire prévaloir les exigences d'un emploi sur celles de l'employé. Il supprime toute obligation d'accommodement en disant qu'il ne s'agit pas là d'un acte discriminatoire. Je suis d'accord avec le juge McIntyre pour dire que la discrimination est en soi liée à la victime, mais que l'exigence professionnelle est, quant à elle, liée à l'emploi. C'est pourquoi, à mon avis, l'al. 14a) dispose qu'une exigence professionnelle réelle ne constitue pas un acte discriminatoire, au lieu d'en faire un moyen de défense opposable à une accusation de discrimination, qui permettrait à l'employeur de démontrer qu'il a satisfait à son obligation de composer avec le plaignant en question, jusqu'au point de la contrainte excessive.

J'estime que le législateur, en rétrécissant le champ de la discrimination, a permis le maintien d'exigences réellement liées à un emploi, même si elles ont pour effet d'écarter certains individus de ces tâches.

Compte tenu de ces conclusions qui indiquent qu'il n'y a aucune obligation d'accommodement, la seule raison pour laquelle nous pourrions tenir compte du dernier argument du plaignant est qu'étant donné que l'équipement et les véhicules pourraient être modifiés à un coût relativement faible, les Forces armées canadiennes n'avaient au départ

7 Précité, voir la note en bas de page 5, à la page 590.

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aucun motif raisonnable d'imposer une exigence professionnelle justifiée.

Si le coût, quel qu'il soit, ne constituait pas un obstacle, il serait alors peut-être possible de redessiner la plupart des équipements et véhicules afin d'accommoder des recrues de très petite taille. Mais, même dans ce cas, certains doutes subsisteraient. En effet, est-il possible, pour des raisons d'ergonomie, qu'un seul modèle s'adapte aux personnes situées au-delà des deux extrêmes de l'intervalle compris entre le 5e et le 95e centile - les personnes plus petites ou aussi petites que M. Ede, et les personnes plus grandes que la taille maximale actuelle? Serait-il possible de redessiner et de fabriquer l'équipement et les véhicules en temps utile pour permettre à M. Ede de poursuivre sa carrière - il faudrait beaucoup de temps pour dessiner, fabriquer et livrer un stock complet de nouveaux véhicules aux Forces armées? Et les Forces pourraient-elles se débarrasser des véhicules qu'elles possèdent actuellement et qui ne peuvent s'adapter aux personnes de très petite taille? Nous croyons qu'il n'est même pas nécessaire que les Forces fournissent des preuves justifiant les réponses négatives à ces questions. Il leur suffit de soulever des doutes raisonnables quant à la possibilité de solutionner ces problèmes.

De toute manière, les coûts, le temps et les efforts nécessaires constituent des facteurs légitimes pour tout employeur, y compris pour les Forces armées canadiennes. A notre avis, il suffit pour les Forces d'établir l'existence de motifs raisonnables de croire que les coûts pourraient être considérables. L'arrêt Bhinder les décharge du fardeau plus général de composer avec chaque employé potentiel.

Deux exemples des coûts et des efforts nécessaires pour redessiner et fabriquer l'équipement et les véhicules seront suffisants:

Le fusil "FD-CN1 A 1" utilisé dans l'armée. Cette arme semi-automatique peut être munie de quatre crosses différentes pour s'adapter aux tailles et aux longueurs de bras différentes des personnes

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l'utilisant. L'adjudant-chef J.C. Sweet, qui était responsable de l'entretien et de la réparation de toutes les armes terrestres, a déclaré que la crosse courte était la plus petite qui pouvait être adaptée au fusil: la crosse contient une chambre à gaz à ressort qui réarme le fusil; cette chambre s'étend jusqu'à l'extrémité de la crosse courte; pour fixer une crosse plus petite au fusil, il faudrait redessiner celui-ci et fabriquer un nouveau modèle. Une telle tâche serait énorme.

Les véhicules motorisés. Presque tous les véhicules non blindés sont dessinés et fabriqués par de grands constructeurs civils de véhicules automobiles. Le nombre total de véhicules achetés par les Forces armées, tout au plus quelques milliers, est faible et proportionnellement négligeable pour les grands constructeurs. Le lieutenant-colonel Edward Galea, un ingénieur en mécanique possédant une longue expérience dans l'entretien des véhicules terrestres militaires ainsi que dans l'achat et la modification des véhicules, a déclaré dans son témoignage que les constructeurs de ces véhicules, fabriqués principalement pour des usages civils et pour les forces armées plus nombreuses d'autres pays de l'OTAN, ne veulent pas effectuer des modifications importantes pour le Canada. En fait, ils refusent même d'appliquer des peintures non conformes à la norme; les Forces doivent repeindre les véhicules et également effectuer certaines modifications comme l'installation de systèmes électriques spéciaux de combat. Par conséquent, sa direction était d'avis que les constructeurs

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n'accepteraient pas de redessiner les véhicules de manière à les adapter aux personnes qui, en raison de leur taille, ne font pas partie du 95e centile. Les Forces elles-mêmes ne possèdent pas les ressources nécessaires pour dessiner et construire les divers véhicules qu'elles utilisent.

Son témoignage a été le même en ce qui concerne les véhicules blindés et les véhicules de combat construits selon les normes de l'OTAN: les constructeurs n'envisageraient pas de les redessiner pour fournir aux Forces armées canadiennes le petit nombre de véhicules dont elles auraient besoin.

L'avocat du plaignant a fait valoir que ces opinions ne constituaient que de simples hypothèses et qu'aucune demande n'avait été faite pour obtenir que les véhicules et l'équipement soient redessinés. Par conséquent, il a prétendu que les Forces n'avaient pas prouvé qu'il était impossible de satisfaire à l'obligation d'accommodement ou que cela coûterait trop cher. Nous ne sommes pas d'accord; les données techniques fournies et les opinions reposant sur celles-ci ont semblé tout à fait raisonnables au tribunal. A notre avis, la perception qu'ont les Forces armées des difficultés financières et pratiques résultant de la nécessité de redessiner l'équipement et les véhicules pour les adapter aux personnes qui n'ont manifestement pas la taille minimale requise pour s'enrôler

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semble bien fondée.

DÉCISION

Nous rappelons, en ce qui concerne le fardeau de la preuve, que l'intimée devait démontrer l'existence de motifs raisonnables de croire qu'il était impossible de redessiner et de fabriquer les véhicules et l'équipement, ce qu'elle a réussi à prouver. Par ces motifs, nous rejetons la plainte.

Le 17 janvier 1990

Daniel A. Soberman Président du tribunal

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