Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 2/ 87

DANS L’AFFAIRE DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE, S. C. 1976- 1977, C. 33, version modifiée

ET DANS L’AFFAIRE d’un appel interjeté en vertu du paragraphe 42.1( 2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne par la Société Radio- Canada le 31 décembre 1985, de la décision du tribunal des droits de la personne prononcée le 4 décembre 1985

ENTRE:

ROSEANN CASHIN Plaignante (mise en cause)

- et

LA SOCIÉTÉ RADIO- CANADA Mise en cause (appelante)

TRIBUNAL D’APPEL: Sidney N. Lederman, c. r., président, J. Gordon Petrie, c. r., membre, Muriel K. Roy, membre

DÉCISION DU TRIBUNAL D’APPEL

ONT COMPARU: David L. Russell, c. r., Gerald Flaherty Pour la Société Radio- Canada

Ronald A. Pink, Kimberley H. W. Turner Pour Roseann Cashin

James Hendry Pour la Commission canadienne des droits de la personne

DATES DE L’AUDIENCE: les 28 et 29 octobre 1986 (Halifax, Nouvelle- Écosse)

Décision rendue le 29 janvier 1987

>INTRODUCTION

Roseann Cashin a été empêchée de continuer d’occuper son poste de rédactrice présentatrice à la CBC (Société Radio- Canada) de Terre- Neuve, non pas en raison d’une remise en question de ses capacités, mais parce que son mari était un homme public en vue. Un tribunal des droits de la personne (Susan Ashley), dans une décision du 25 novembre 1985, a arrêté que cette mesure de la Société Radio- Canada (SRC) constituait un acte discriminatoire fondé sur l’état matrimonial, en contravention des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP), ne relevant d’aucune exception prévue à l’article 14, et a ordonné à la SRC de :

  1. Offrir à Mme Cashin de la réintégrer, dès que possible, dans son ancien poste ou dans un poste équivalent;
  2. Verser à Mme Cashin, en compensation de ses rémunérations perdues, une somme à déterminer par les parties ou, si cela n’était pas possible, par le tribunal; et
  3. Verser à Mme Cashin la somme de 2 500 $, conformément à l’alinéa 41( 3)( b) de la LCDP, eu égard au préjudice moral subi par suite de la pratique discriminatoire.

La présente affaire constitue un appel de cette décision. Le pourvoi concerne deux points principaux. Premièrement, la portée de l’expression état matrimonial contenu dans le paragraphe 3( 1) de la LCDP, en tant que motif illicite de discrimination et, deuxièmement, à supposer que le terme recouvre effectivement les circonstances de la présente affaire, la question de savoir si l’apparence d’objectivité constitue une exigence professionnelle justifiée qui puisse excuser la discrimination fondée sur elle pratiquée par la SRC.

LES FAITS

Roseann Cashin a épousé Richard Cashin en 1960. En 1968, elle a commencé à travailler dans les médias. Elle a été à l’emploi de Radio- Canada pendant quelque temps, puis a travaillé une courte période à la radio privée avant de retourner à la SRC en 1976. Son poste, comme c’est l’habitude pour les rédacteurs animateurs, faisait l’objet d’un contrat de treize semaines renouvelé automatiquement. Elle a occupé divers postes à la SRC : reporter, rédactrice présentatrice, réalisatrice et chargée de certaines fonctions administratives. Au début de 1980, la SRC a créé un module des ressources dont Roseann Cashin a fait partie dès le début. L’idée fondamentale consistait à regrouper toutes les personnes responsables de couvrir le domaine en question (mines, hydro- électricité, pêches, agriculture et pétrole). Cette équipe devait partager ses connaissances et promouvoir la compréhension mutuelle de diverses questions pour l’émission Fish broadcast.

Le mari de Mme Cashin, Richard Cashin, est devenu président de la Newfoundland’s Fisherman’s Food and Allied Workers Union en 1971. Précédemment, de 1963 à 1968, il avait été député fédéral. Il a aussi occupé de nombreux postes au sein de conseils d’administration publics et privés ainsi que d’autres organismes. Il est également connu à Terre- Neuve depuis des années en tant que porte- parole en matière de travail, de politique et de pêche. La déclaration suivante du tribunal inférieur résume bien sa situation : (traduction) Il est probablement juste de dire que le nom de Richard Cashin est bien connu de la plupart des habitants de Terre- Neuve. En 1981, la question du pétrole a pris une importance capitale à Terre- Neuve, surtout à cause des découvertes de Hibernia. En juillet de cette année, M. Cashin a été nommé au conseil d’administration de Pétro- Canada. Les quotidiens, de même que les informations de Radio- Canada, ont annoncé l’événement.

Pendant l’été de 1981, Mme Cashin a été nommée responsable de l’émission Regional Roundup. En mai, la NABET (National Association of Broadcast, Engineers & Technicians) s’est déclarée en grève. Mme Cashin avait été membre de ce syndicat, et elle refusa de traverser le piquet, bien qu’étant la seule, parmi les rédacteurs présentateurs, à le faire tout au long de la grève, qui dura jusqu’en septembre 1981. Ce fait a été cité en preuve devant le tribunal inférieur et il a été soumis au présent tribunal. Personne n’a toutefois soutenu que l’abstention de Mme Cashin avait joué quelque rôle dans la décision qui allait lui co ter sa situation. En septembre 1981, le contrat de 13 semaines de Mme Cashin vint à terme. Elle eut un entretien à propos de son renouvellement avec M. Don Reynolds, qui était devenu réalisateur du module des ressources. Celui- ci s’est déclaré dans l’impossibilité de renouveler le contrat de Mme Cashin à cause de la nomination de son mari au conseil d’administration de Pétro- Canada, en juillet. Le lendemain, les quatre réalisateurs de Radio- Canada se réunirent et décidèrent à l’unanimité qu’elle ne pourrait pas poursuivre son travail au module des ressources. M. Reynolds transmit cette décision à Mme Cashin.

Quelques autres événements, survenus avant la décision des réalisateurs, ont été invoqués par la Société devant la présidente Ashley pour démontrer que la décision de septembre 1981 n’avait pas été précipitée, mais qu’elle était fondée sur une préoccupation croissante quant à l’objectivité apparente - aux yeux du public - de Mme Cashin lorsqu’elle effectuait des reportages sur la pêche et le pétrole. Les éléments de preuve présentés sur ces questions lors de la première audience comportaient des contradictions. En fait, ces événements n’ont pas été évoqués de façon insistante dans les plaidoyers qui nous ont été soumis. Tous les avocats se sont entendus pour dire que la SRC s’était fondée sur des raisons réelles (même si elle a fait fausse route, dirait les avocats de Mme Cashin).

A l’époque où Mme Cashin a été avisée qu’elle ne pourrait poursuivre son travail au module des ressources, à cause de la situation de son mari, elle s’était méritée une bonne réputation comme présentatrice. Elle avait d’ailleurs remporté deux prix pour ses travaux journalistiques concernant les ressources, au début de 1981.

ÉTAT MATRIMONIAL

Avant de conclure qu’un acte discriminatoire fondé sur l’état matrimonial avait été commis, la présidente Ashley a passé en revue l’évolution du droit concernant la reconnaissance de l’existence juridique distincte de la femme mariée, ainsi que de la question de l’identité du conjoint et de la relation entre cette identité et l’état matrimonial.

On connaît toute une série d’affaires (tribunaux et commissions des droits de la personne) où l’état matrimonial a été interprété de façon étroite. Il s’agissait cependant de situations légèrement différentes de celle qui nous occupe. (Voir Blatt c. Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto (1980) 1 C. H. R. R. D/ 72 confirmé par la cour divisionnaire de l’Ontario (inédit juillet 1981); Bosi c. Township of Michipicoten et K. B. Zurby (1983) 4 C. H. R. R. D/ 1252; Caldwell c. Stuart et al (1982) 3 C. H. R. R. D/ 165 (B. C. C. A), confirmé pour d’autres raisons par la C. S. C., [1984] 2 RCS 603; St. Paul’s Roman Catholic Separate School District No. 20 c. Section locale 2268 du syndicat des employés de la Fonction publique du Canada et Huber (1982) 3 C. H. R. R. D/ 915. Leur font contrepoids un certain nombre d’affaires où il semble que l’identité du conjoint entre en compte dans l’état matrimonial. (Mark c. Porcupine General Hospital et Moyle (1985) 6 C. H. R. R. D/ 2538; Monk c. Hillman (1983) 4 C. H. R. R. D/ 1381; certaines affaires américaines y compris Kraft c. State of Minnesota (1979) 284 N. W. (2d) 386; Thompson c. Board of Trustees School District (1981) 627 P. (2d) 1229).

Avant d’examiner les conclusions de ces affaires et d’autres, nous devons d’abord évoquer les principes généraux de l’interprétation de la législation concernant les droits de la personne. A cette fin, nous puiserons dans les abondants avis émis à ce sujet par la Cour suprême du Canada.

Dans l’affaire Craton c. Winnipeg School Division No. 1 [1985] 6 C. H. R. R. D/ 3014, le tribunal se trouvait devant un conflit entre deux lois manitobaines, l’une concernant les écoles publiques et l’autre les droits de la personne. Le juge McIntyre décida que cette dernière constituait (traduction) une loi publique et fondamentale d’application générale et dit à ce sujet (p. D/ 3016) :

(Traduction)

La législation relative aux droits de la personne est d’une nature particulière. Elle constitue une déclaration de la politique de l’État sur des questions d’intérêt général.

Depuis que la présidente Ashley a arrêté sa décision, la Cour suprême du Canada a rendu deux jugements importants qui touchent cet aspect du droit. Dans l’affaire de la Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpson Sears [1985] 2 [R. C. S.] 536, le juge McIntyre, parlant au nom de la Cour, a arrêté que le Code des droits de l’homme de l’Ontario interdisait les actes discriminatoires illicites, en s’appuyant sur les objectifs de la loi stipulés dans son préambule. En ce qui concerne les principes d’interprétation, il déclara ce qui suit (p. 546- 547) :

(Traduction)

"Nous y trouvons [dans le préambule] le principe de base du Code, et c’est celui- ci qui doit prévaloir. A mon sens, il ne serait pas juste d’affirmer que les règles établies de l’interprétation des textes, nous imposent de donner un sens étroit aux termes qu’il contient. Les règles courantes sont assez souples pour permettre à la Cour de reconnaître la nature particulière et l’objectif qui sous- tendent l’adoption de la loi ... et d’en donner une interprétation qui serve ces buts généraux. Les lois de ce genre sont particulières. Sans être de nature constitutionnelle, elles sortent de l’ordinaire - et il revient aux tribunaux de cerner leurs objectifs et de leur donner effet."

Le juge McIntyre, exprimant là aussi l’opinion de la majorité, laisse entendre, dans la décision touchant l’affaire Bhinder et la Commission canadienne des droits de la personne c. les chemins de fer du Canadien national [1985] 2 R. C. S. 559, que le tribunal fédéral des droits de la personne avait eu raison d’adopter une interprétation libérale des dispositions qui interdisent la discrimination et une interprétation étroite des exceptions.

C’est dans cette optique de l’interprétation que nous aborderons maintenant les affaires. Le dossier Blatt, ci- dessus, où il avait été arrêté que le renvoi, par la Catholic Children’s Aid Society, d’une personne préposée à la garde des enfants, parce qu’elle vivait en union libre, ne constituait pas une discrimination fondée sur la situation matrimoniale, mais plutôt une position fondée sur la morale sexuelle et l’affaire St. Paul’s Roman Catholic Separate School District No. 20 c. la section locale du SCFP et Huber, ci- dessus, ou le Banc de la Reine de la Saskatchewan avait arrêté que la situation matrimoniale ne couvrait pas les relations de droit commun, ne nous paraissent pas très éclairants pour l’affaire qui nous occupe. Dans un sens, ces causes plaident en faveur d’une interprétation étroite de l’état matrimonial, mais elles n’aident pas à résoudre la question de l’identité puisque, même si l’on admet que la situation matrimoniale ne peut couvrir les relations de droit commun, cela ne signifie pas que, lorsque les intéressés sont mariés, l’identité du conjoint n’est pas en cause. La simple exclusion de l’union libre ne signifie pas nécessairement qu’une personne légalement mariée et victime d’un acte discriminatoire fondé sur les activités ou l’occupation de son conjoint ne puisse être protégée. Ni l’une ni l’autre de ces décisions ne résout le problème de l’identité.

De la même façon, deux autres décisions mentionnées par les avocats de la SRC (Bailey c. le ministre du Revenu national (1980), C. H. R. R. D/ 193 et CCDP c. Les lignes aériennes du Canadien pacifique (1983) 4 C. H. R. R. D/ 1392) portaient sur des notions autres que l’identité du conjoint, et les argumentations qu’elles contiennent ne sont pas très utiles à la présente analyse.

En revanche, deux autres causes citées en audience méritent considération. La première est Caldwell c. Stuart, ci- dessus, affaire dans laquelle une enseignante d’une école catholique avait été renvoyée de son poste lorsque la commission scolaire avait découvert qu’elle était mariée à un non- catholique divorcé. La présidente Ashley avait alors fait fond sur une Canada voulant déclaration du juge McIntyre de la Cour suprême du que, abstraction faite des aspects religieux de l’affaire, si Mme Caldwell avait été employée dans une école publique et renvoyée pour la même raison, elle aurait eu le droit de se réclamer du British Columbia Human Rights Code. La Cour suprême du Canada arrêta que, de par son caractère particulier, cette école pouvait exiger de ses employés qu’ils agissent conformément à la doctrine de l’Église. La disposition de la loi provinciale est unique, en ce sens qu’elle stipule que : (traduction) toute personne a le droit à une égalité des chances fondée sur des qualités professionnelles normales. Elle interdit en outre la discrimination à moins de cause raisonnable (par. 8( 1)). Au paragraphe 8( 2), la religion et la situation matrimoniale sont exclues des causes raisonnables.

A la cour d’appel de la Colombie- Britannique, le juge Seaton, au nom de la Cour, arrêta que les facteurs énumérés au paragraphe 8( 2) ne pouvaient jamais être invoques comme cause raisonnable, mais que l’expression situation matrimoniale désignait proprement celle- ci et non pas un outil fondé sur la situation matrimoniale. En ce qui concerne la cause raisonnable, il renvoya la question à la commission scolaire. Le juge McIntyre ne décida pas si, oui ou non, l’analyse de la situation matrimoniale était correcte. Il affirma que la question n’était pas de savoir si Mme Caldwell avait été mise à pied pour une cause raisonnable, puisque aux termes du paragraphe 8( 2) la situation matrimoniale ne pouvait pas constituer cette cause raisonnable, mais plutôt si (traduction) comme elle avait perdu une qualité professionnelle raisonnable à l’égard de son poste, elle avait perdu les droits que lui conférait le paragraphe (1) (p. 93 et 94).

Dans ce dossier, l’interprétation de la situation matrimoniale proprement dite reste plutôt nébuleuse. D’après la présidente Ashley, le juge McIntyre, aurait logiquement sous- entendu que l’identité de l’époux de Mme Caldwell devait être comprise dans la définition, du fait qu’il était un non- catholique divorcé. Nous doutons toutefois que telle ait été l’intention du juge McIntyre. A notre avis, son commentaire concerne le fait que, si Mme Caldwell avait été à l’emploi d’une école publique, elle aurait eu droit à la protection du Human Rights Code, pas nécessairement parce que la situation matrimoniale comprend l’identité de l’époux, mais plutôt parce qu’elle n’aurait pas eu à sur- monter les complications de l’observation religieuse comme préalable à l’application des dispositions du Code à sa situation. Il a intentionnellement évité d’aborder l’analyse de la cour d’appel parce que le problème de la situation matrimoniale n’entrait pas en ligne de compte dans sa décision.

De même, nous avons certaines réserves sur la façon dont la présidente Ashley applique la décision Bain. Il s’agit de l’affaire où la plaignante s’était vu refuser le tarif familial réduit d’Air Canada parce qu’elle n’était ni mariée ni partie à une relation de droit commun avec l’ami qui l’accompagnait en voyage. La décision du tribunal, selon laquelle il y avait eu discrimination fondée sur l’état matrimonial, avait été renversée par la Cour d’appel fédérale pour la raison suivante :

(Traduction)

... le refus d’un avantage à une personne célibataire ne peut constituer une discrimination fondée sur la situation matrimoniale si ce même avantage est également refusé, dans les circonstances identiques, a des personnes mariées. (p. D/ 684)

D’après la présdiente Ashley, si l’on se fonde sur ce modèle, c’est l’inverse qui est vrai dans le cas Cashin :

( traduction)

Une personne mariée est traitée de façon autre qu’une personne non mariée le serait dans les mêmes circonstances. (p. 24)

A notre avis, le seul élément à tirer de l’affaire Bain est qu’il n’y a eu aucune discrimination. Dans cette dernière cause, il n’y avait pas de différence dans le traitement et donc aucune discrimination pour quelque motif. La Cour avait toutefois laissé entendre qu’il n’y avait pas de discrimination fondée sur la situation matrimoniale en particulier, mais son raisonnement ne précise aucunement la définition de la situation matrimoniale, sauf pour dire qu’elle vise les personnes célibataires et les personnes mariées. Le critère en lui- même ne détermine pas si la cause était fondée sur la situation matrimoniale. Or, c’est là- dessus que porte notre affaire : Mme Cashin a- t- elle été traitée d’une façon différente parce quelle était mariée à une personne en particulier ? Manifestement, Mme Cashin n’a pas été traitée comme les autres personnes célibataires, mais elle n’a pas, non plus, été traitée comme les autres personnes mariées dont les conjoints ne sont pas connus du public.

Cette interprétation de l’affaire Bain remet également en question le fait que la SRC s’appuie sur cette décision pour faire valoir que la situation matrimoniale ne couvre pas l’identité du conjoint. A notre avis, cet aspect n’a même pas été soulevé. La Cour a en effet jugé qu’il n’y avait eu aucune différence de traitement entre les passagers qui sollicitaient un tarif réduit, lorsqu’ils se présentaient avec un ami comme compagnon de voyage.

Il ne nous reste donc que deux décisions canadiennes traitant expressément de la question de l’identité du conjoint comme partie intégrante de la situation matrimoniale. Ces deux décisions se contredisent. Il s’agit de Bosi, ci- dessus, et de Mark, ci- dessus. Toutes deux ont été prises par des commissions constituées aux termes du Code des droits de l’homme de l’Ontario.

A l’époque de l’affaire Bosi, le Code ne contenait aucune définition légale de la situation matrimoniale, et la situation familiale ne constituait pas encore un motif illicite. Cette affaire concernait une épouse à qui une municipalité avait refusé un emploi de commis- comptable parce que son mari était déjà employé par la même municipalité en tant qu’agent de police. Le président Martin Freidland avait arrêté que la situation matrimoniale n’englobait pas l’identité de l’un des conjoints, tout en se montrant conscient qu’une opinion contraire avait prévalu dans certaines affaires aux États- Unis. A son avis, en suivant l’opinion américaine en question, il aurait dépassé la signification claire et normale de l’expression situation matrimoniale.

Il est possible que deux facteurs aient influé sur son analyse. Premièrement, comme l’a souligné la présidente Ashley, la Commission peut avoir été influencée par la future disposition du nouveau Code - pas encore en vigueur à l’épqoque - concernant l’embauchage de personnes apparentées.

Toutefois, cette affaire n’aurait pas été régie par la disposition en question si les faits s’étaient produits à une époque ultérieure. Ce qui est maintenant devenu le paragraphe 23( d) du Code des droits de l’homme de l’Ontario traduit l’intention du législateur d’éviter toute ingérence dans les cas où le népotisme est soit permis soit refusé par l’employeur. L’autre facteur est que le président Freidland poursuivit son raisonnement en disant que s’il y avait bien eu discrimination à cause de la situation matrimoniale, l’employeur avait là la possibilité d’invoquer la qualité professionnelle normale comme défense, puisqu’il existait de réelles chances de conflit d’intérêt entre la nature des fonctions de la plaignante et le rôle de son mari dans la négociation salariale de la police et parce qu’elle aurait eu à traiter les comptes de dépenses de son propre mari.

La présidente Ashley s’est démarquée par rapport à l’affaire Bosi, parce que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne contient aucune disposition analogue à la disposition ontarienne concernant le népotisme et que, dans le cas Cashin, il n’est pas question d’embauchage d’une personne apparentée. Tout en souscrivant à cette opinion, nous croyons également que la décision Bosi ne nous aide pas en l’occurrence, parce qu’elle ne contient aucune analyse touchant la question de l’identité.

Le président Freidland n’explique pas pourquoi l’interprétation restrictive correspond à la signification claire et naturelle du terme; il ne dit pas non plus pourquoi l’optique américaine doit être rejetée.

Voici un passage tiré de Discrimination and the Law, 1985, DeBoo), par Tarnopolsky et Pentney (p. 9- 11 et 9- 12) qui cerne bien les problèmes posés par le raisonnement suivi dans l’affaire Bosi :

(Traduction)

... la définition étroite de l’expression situation matrimoniale adoptée par la Commission est regrettable, car elle n’était pas nécessaire pour en venir à la conclusion de la Commission en ce qui concerne les exigences justifiées, et parce qu’elle restreint inutilement la portée de la loi. L’ individualisation de la discrimination ne la rend pas moins nocive, pas plus qu’elle ne rend la protection assurée par les codes inappropriée. Dans l’affaire Bosi, la situation matrimoniale de la plaignante était le motif premier de la décision touchant son embauchage; il n’est bien s r pas nécessaire d’exercer une discrimination contre tous les gens mariés (ou tous les Noirs, ou toutes les femmes) pour contrevenir au Code. De plus, pour que de telles pratiques soient justifiées, il faudrait que la chose soit expressément prévue dans la loi ou dans une exception de la loi, et non pas que la justification découle d’une interprétation étroite du terme lui- même."

Une décision contraire à celle de l’affaire Bosi a été rendue par le président Peter Cumming dans le cas Mark c. Porcupine General Hospital et Moyle, ci- dessus. La situation était légèrement différente, puisque ce dossier a été jugé aux termes du nouveau Code des droits de l’homme de l’Ontario, dans lequel se trouvait une définition de la situation matrimoniale à savoir : (traduction) ... la situation d’une personne mariée, célibataire, veuve, divorcée ou séparée et y compris la situation d’une personne vivant avec une personne du sexe opposé dans une relation conjugale en dehors du mariage.

De surcroît, à cette époque, la disposition concernant le népotisme avait été incorporée dans le Code. Dans ce dossier, le président Cumming arrêta que l’identité du conjoint était partie constituante de la situation matrimoniale. L’affaire concernait une femme qui avait été mise à pied après que l’administrateur de l’hôpital eut découvert qu’elle était mariée à une autre personne qui travaillait, comme elle, au service de l’entretien et du ménage. Pour conclure que l’identité du conjoint faisait partie de la situation matrimoniale, il avait invoqué les arguments suivants :

  1. Selon lui, l’interprétation étroite retenue dans l’affaire Blatt, ne s’appliquait plus.
  2. Le raisonnement suivi dans le dossier Bosi était à rejeter pour les raisons suivantes : le fait que la discrimination soit fondée sur la situation matrimoniale de la plaignante ou sur sa situation d’épouse d’un conjoint en particulier n’importait pas : il y avait discrimination dans les deux cas, tout comme il y en aurait eu chez un employeur qui, tout en embauchant des Noirs, refuserait du travail à une personne en particulier pour des raisons raciales;
  3. La situation matrimoniale de la plaignante, c’est- à- dire son état de personne mariée, constituait un élément essentiel, ou au moins une cause directe du refus de l’employeur. Même si la Commission pensait que la plaignante avait été rejetée pour une raison de conflit, il restait néanmoins que ce présumé conflit n’existait qu’à cause de sa situation matrimoniale;
  4. Dans l’affaire Monk c. Hillman, ci- dessus, la Commission du Manitoba avait arrêté que l’expression situation familiale visait aussi la discrimination fondée sur l’identité du conjoint. De même, les décisions américaines allaient dans le sens d’une inclusion de l’identité du conjoint dans la notion de situation matrimoniale;
  5. La législation concernant les droits de la personne doit être interprétée de façon libérale, et, même en appliquant les règles normales de l’interprétation légale, on aboutirait à la conclusion qu’une discrimination fondée sur les activités d’un conjoint en particulier est comprise dans le motif illicite.

La SRC a fait valoir que les décisions Mark et Monk ne pouvaient servir de caution à une définition large de la situation matrimoniale, en raison des modifications survenues dans le Code des droits de l’homme de l’Ontario. C’est là une réponse insuffisante, pour deux raisons : premièrement, la définition ajoutée de la situation matrimoniale ne change rien, si ce n’est qu’elle englobe expressément les relations de droit commun et que, par sa simple existence, elle élimine la nécessité d’une conclusion comme celle de l’affaire Mark; deuxièmement, comme la présidente Ashley, nous estimons que le simple fait que la situation de famille ait été ajoutée parmi les motifs illicites ne signifie pas nécessairement que l’identité du membre particulier de la famille fasse partie du motif illicite.

Devant le choix qui s’impose entre ces optiques contradictoires relatives à la portée de la situation matrimoniale, nous nous reportons à l’avis de la Cour suprême du Canada concernant la manière dont la législation relative aux droits de la personne devrait être interprétée. Il s’agit d’être suffisamment large pour que le but visé par l’interdiction soit atteint. En conséquence, le principe qui sous- tend l’interdiction. de la discrimination fondée sur la situation matrimoniale doit être envisagé à la lumière des objectifs de la Loi canadienne sur les droits de la personne : que les employeurs ne traitent pas les gens différemment pour les raisons précisées dans la Loi et qu’ils les jugent en fonction de leurs mérites propres. Ce principe est sans contredit violé lorsque des chances égales sont refusées à une personne parce qu’elle est mariée. Il y est aussi révoltant qu’un employeur exerce une discrimination contre les gens mariés en tant que catégorie que contre une personne en particulier en raison de l’identité de son conjoint. Si la situation matrimoniale est la cause directe, il est donc normal que ce soit à l’employeur de justifier ses actes.

Le contrat de Mme Cashin n’a pas été renouvelé à cause de la personne avec qui elle était mariée. Nous sommes d’avis que l’interprétation logique de l’expression situation matrimoniale doit englober la discrimination fondée sur l’identité du conjoint et nous faisons nôtre l’analyse avancée dans l’affaire Mark. La décision prise dans l’affaire Monk concernant la situation de famille est également utile, par analogie. Cette interprétation est la seule qui donne effet, de façon significative, au principe sous- jacent rejetant ce motif de discrimination. Nous concluons donc que le tribunal inférieur a eu raison en jugeant qu’une interprétation large était appropriée et que la situation matrimoniale de Mme Cashin constituait la cause directe, si non la cause première, du refus de la SRC de renouveler son contrat. En conséquence, nous ne constatons aucune erreur dans la conclusion de la présidente Ashley voulant que cette mesure soit en contravention de l’article 7 et de l’article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

SEXE

La présidente Ashley a également examiné l’allégation voulant que la conduite de la SRC ait constitué, en plus, une discrimination fondée sur le sexe. Elle a conclu qu’aucun élément de preuve ne soutenait cette allégation et a débouté la plaignante à cet égard. Cette dernière n’en a pas appelé de cette conclusion, qui n’a donc pas été soulevée devant nous.

EXIGENCES PROFESSIONNELLES NORMALES

A) Le critère

Devant la conclusion selon laquelle il y a eu discrimination pour raison de situation matrimoniale, il revient à l’employeur de prouver que celle- ci était justifiée à cause d’une exigence professionnelle normale. La position de la SRC est la suivante : il était légitime pour elle de se demander si le public auditeur pouvait percevoir Mme Cashin comme manquant d’objectivité lorsqu’elle abordait les questions touchant les ressources, à cause des importantes situations occupées par son mari dans les domaines mêmes dont elle était responsable. La SRC soutient donc que l’apparence d’objectivité constitue une exigence professionnelle normale pour un membre du personnel journalistique.

Le critère à utiliser pour l’application, à titre de défense, de l’article 14( a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne a été exposé par le juge McIntyre dans l’affaire la Commission ontarienne des droits de la personne, Bruce Dunlop et al c. la municipalité d’Etobicoke (1982) 3 C. H. R. R. D/ 781. Ce critère a depuis été appliqué régulièrement. Le passage suivant de la décision du juge McIntyre est souvent cité (p. D/ 783):

"Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un age déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question d’une manière raisonnablement diligente, s re et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général."

Ce critère comporte deux volets : l’un est subjectif et l’autre objectif.

B) L’application du critère à la notion d’apparence d’objectivité

En ce qui concerne le premier volet du critère, la présidente Ashley a conclu:

(traduction)

"sans difficulté que, dans le sens subjectif, la SRC avait imposé son exigence concernant l’apparence d’objectivité, pour reprendre les termes utilisés dans l’affaire Etobicoke, honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question. Les témoins appelés [par la SRC] étaient crédibles et sincères et apparemment guidés par leur désir de produire la meilleure programmation d’affaires publiques possible à la station.

Lors de la première audience, la plaignante avait soumis une preuve dans l’intention, semble- t- il, de démontrer une absence de bonne foi de la part de la SRC lorsque celle- ci avait pris sa décision la concernant. Elle a tenté de montrer que la SRC n’avait fait aucun effort pour vérifier ses doutes; c’est- à- dire que la SRC avait négligé de vérifier la nature exacte et le genre des reportages présentés par Mme Cashin; que la SRC n’avait aucunement déterminé qu’en fait, le mari de Mme Cashin ne jouait pas un rôle très actif à Pétro- Canada; que la Société ne s’était pas enquise de l’opinion du public, ni par sondage, ni d’une autre façon; et qu’elle avait décidé d’ignorer la volonté manifestée par M. Cashin de démissionner en tant qu’administrateur de Pétro- Canada pour sauver l’emploi de sa femme. Bien que certaines de ces questions aient été soulevées devant nous en pourvoi, il apparait clairement qu’aucune contestation sérieuse n’a été faite par la plaignante de la conclusion de la présidente Ashley voulant que la SRC ait agi de bonne foi. Nous ne voyons donc aucune nécessité de réexaminer cette conclusion qui, de toute façon, n’est remise en cause par aucun élément de preuve suffisamment lourd.

Comme l’a souligné la présidente Ashley, c’est l’application du critère objectif qui présente le plus de difficulté.

Dans son analyse de ce problème, la présidente Ashley a commencé par examiner les exigences et les responsabilités liées au poste de présentateur à la SRC. Elle s’est fondée sur un document de fond de la SRC intitulé Politique journalistsique, ou sont établis les normes et les principes à suivre dans un grand nombre de domaines. La décision en contient quelques extraits où il est dit que (traduction) le rôle du reporter de la SRC est de porter les informations à la connaissance du public avec le plus d’équité, d’exactitude et d’intégrité possible. La présidente, se fondant non seulement sur le propre document de la Société, mais également sur les dépositions de certains témoins, a résumé ainsi la responsabilité des journalistes : être (traduction) justes et équilibrés dans leurs reportages.

La SRC a fait valoir qu’outre ces normes écrites, elle exige aussi que le journaliste paraisse objectif aux yeux du public. Cette exigence ne figure toutefois pas dans le document de la SRC.

En revanche, la politique en question mentionne effectivement que, pour maintenir leur crédibilité, les présentateurs doivent éviter de s’associer publiquement de quelque façon à des positions ou actes supposant un parti pris sur une question controversée.

La présidente Ashley a accueilli en preuve la notion que le ou la journaliste doit être jugé sur son travail plutôt que sur ses relations. A son avis, la véritable objectivité est manifeste pour le public auditeur, dont la perception est fonction de la qualité du reportage. Elle exprime cette idée comme suit, à la page 40 :

(Traduction)

... Je n’admets pas que l’objectivité et l’apparence d’objectivité soient deux choses différentes. Lorsqu’un reporter est objectif, c’est- à- dire équitable et équilibré, dans son travail, cela est manifeste pour le public. Dans ce sens, la perception d’objectivité repose donc sur l’existence même de cette objectivité. Si un journaliste commet une erreur de jugement dans un reportage, l’auditoire s’en rendra compte, et aussi bien l’apparence que l’existence même de l’objectivité en seront modifiées. Toutefois, la présente affaire concerne la question de savoir si une présentatrice objective peut être perçue comme manquant d’objectivité, non pas à cause d’un facteur lié à son travail, mais à cause de l’activité de son mari... Si la personne répond aux normes établies dans la Politique journalistique, si sa réputation en tant que journaliste fiable est établie, si par ses propres actions elle ne s’identifie pas à la situation de son conjoint et si son travail ne subit aucun préjudice d’un engagement personnel, il est peu probable que l’employeur puisse démontrer que l’apparence d’objectivité est en danger..."

Or, dans d’autres situations, les tribunaux ont fait une nette distinction entre l’impartialité réelle et l’impartialité apparente. La Cour suprême du Canada, dans l’affaire Fraser c. la Commission des relations de travail dans la Fonction publique (10 décembre 1985) a établi cette différence à propos d’un fonctionnaire qu’on avait réprimandé pour avoir formulé des critiques vigoureuses et soutenues sur les politiques du gouvernement. M. Fraser était à l’emploi de Revenu Canada comme surveillant d’un service. Il avait ouvertement critiqué les politiques fédérales concernant l’adoption du système métrique et l’intégration de la Charte des droits et libertés dans la Constitution. En dépit de plusieurs avertissements et suspensions, il avait poursuivi ses critiques et avait finalement été démis de ses fonctions. Pour sa défense, il avait fait valoir qu’aucune de ses critiques sur les politiques gouvernementales ne touchaient les orientations de son ministère et qu’elles ne concernaient donc pas son travail. Le juge en chef Dickson n’a pas reçu cet argument. Il a déclaré ce qui suit (p. 17) :

(Traduction)

"Un emploi dans la fonction publique comporte deux volets, le premier étant lié aux tâches de l’employé et à la façon dont il s’en acquitte, et l’autre à la perception que le public a du travail en question. A mon avis, l’arbitre a tenu compte de ces deux volets.

... Cette analyse et cette conclusion, à savoir que les critiques de M. Fraser étaient liées à son travail, sont, à mon avis, juridiquement correctes. Je me fonde en cela sur l’importance et la nécessité du fait qu’une fonction publique doit être impartiale et efficace.

Nous avons conscience de ce que M. Fraser, à la différence de Mme Cashin, s’est trouvé dans une situation compromettante par suite de sa propre conduite. Il reste que la Cour a bel et bien reconnu une distinction entre l’impartialité réelle et l’impartialité apparente et qu’elle a souligné que l’impartialité apparente, ou perçue, est extrêmement importante en ce qui concerne le rôle des fonctionnaires fédéraux.

Il existe un autre domaine où les apparences entrent en jeu : celui de l’impartialité des juges, des tribunaux et des conseillers municipaux. On en reconnaît maintenant la nécessité absolue, aussi bien dans les apparences que dans les faits, lorsque ces personnes occupent des fonctions judiciaires ou quasi- judiciaires. La norme de l’objectivité apparente est si élevée que les relations personnelles peuvent être considérées comme une cause d’incapacité à occuper un poste, si elles semblent vraiment pouvoir infléchir le jugement. A ce propos, dans la cause Derreck c. Corporation of the Town of Strathroy (1985) 8 O. A. C. 206, la Cour divisionnaire de l’Ontario a examiné cette question à propos d’une relation entre un père et sa fille. Un conseil municipal avait alors tenu une audience sur le projet de renvoi de son principal agent/ commis d’administration. Cette personne avait, notamment, congégié une employée de la municipalité, qui se trouvait être la fille d’un conseiller municipal, lequel participait à l’audience. Sur la question de savoir si la relation posait un problème pour le conseiller municipal, la Cour avait déclaré ce qui suit (p. 211) :

(Traduction)

"En ce qui concerne le conseiller McLeod, il existait une appréhension raisonnable de préjugé. Bien qu’il ait affirmé clairement ne pas avoir participé à l’embauchage initial ni au renvoi de sa fille, Mme Walsh, et ne pas avoir discuté de la question avec elle, une relation aussi étroite donne lieu à une appréhension raisonnable de préjugé. (soulignement ajouté)

La question, en l’espèce, est de savoir si les journalistes, reporters et présentateurs de Radio- Canada doivent se conformer à une norme analogue d’apparence d’objectivité. Un certain nombre de témoins ont abordé ce sujet. L’un d’entre eux était le professeur Jonathan Baggaley, professeur adjoint de technologie de l’éducation à l’université Concordia. La présidente Ashley a décrit ainsi ses compétences :

(Traduction)

... spécialiste du domaine des communications de masse et reconnu en tant qu’expert. Il a personnellement mené un nombre important d’études sur des questions relatives aux médias et possède une connaissance approfondie des travaux effectués par d’autres spécialistes de sa discipline."

En particulier, il possède une expérience certaine des médias et des publics de Terre- Neuve. Par exemple, il a mené, au nom de la Société canadienne du Cancer, une recherche dans cette province sur les réactions du grand public aux informations diffusées par les médias. Il a donc acquis, dans ce contexte, une connaissance des populations rurale et urbaine de Terre- Neuve et a pu établir une comparaison entre elles et les auditoires analogues du Québec, de même qu’avec ce que l’on sait de la réaction des auditoires dans le monde. Sans avoir à effectuer de travaux expressément liés à la question de savoir si la perception de l’objectivité d’un reporter ou d’un journaliste peut souffrir du fait qu’il soit marié à une personnalité publique ou très en vue, il est l’auteur de livres et d’articles sur l’apparence de crédibilité des gens des médias en général ainsi que d’enquêtes sur la façon dont un auditoire percevrait une personne dans les médias. D’après son témoignage, 83 p. 100 des personnes qui regardent les émissions d’information et d’affaires publiques cherchent à obtenir des renseignements fiables. Les auditoires considèrent donc l’objectivité comme étant extrêmement importante.

A son avis, le problème de l’objectivité apparente est plus aigu dans les petites localités qu’au sein des populations plus nombreuses. Ce phénomène est, d’après lui, particulièrement marqué à Terre- Neuve, province où il a mené des études sur d’autres sujets.

Mme Donna Logan, actuellement directrice des programmes d’information pour la radio AM et FM et responsable de tout ce qui concerne les informations et les affaires publiques au réseau national de radio de Radio- Canada, est chargée de l’application des normes et politiques et de l’embauchage du personnel au pays. Dans sa déposition, elle a affirmé voir une différence entre le reporter et l’éditorialiste. On attend de ce dernier qu’il exprime sa propre opinion, tandis que le reporter n’est pas censé prendre position mais plutôt présenter des informations exactes. L’apparence d’objectivité est pour elle une préoccupation majeure, puisque la crédibilité de Radio- Canada dépend entièrement de la perception du public.

Quant à M. Colin Jamieson, responsable d’une station de radio à Saint- Jean de Terre- Neuve, il a affirmé dans son témoignage que le caractère crédible des informations est extrêmement important. En présence d’un problème touchant l’apparence d’objectivité, a- t- il indiqué, il tenterait d’affecter le journaliste concerné à un autre domaine. Lorsqu’il embauche un rédacteur présentateur, il tient compte de l’opinion que le public a de lui.

Le professeur Anthony Westell, qui enseigne à l’école de journalisme de l’université Carleton, a déclaré qu’il ne laisserait pas un journaliste travailler dans un domaine où son conjoint est engagé. Il préférerait confier à un journaliste dont le conjoint serait une personne en vue un travail d’éditorialiste, en mettant le public en garde contre l’éventuel conflit d’intérêt. Il s’agit là d’une toute autre affaire que de confier à une personne un travail de présentateur d’une émission d’affaires publiques. Il a souligné qu’il voyait une différence entre le reporter et le commentateur ou éditorialiste. Il est d’autant plus important que le reporter soit perçu comme étant neutre et comme, au moins, étant dans une situation qui lui permet de présenter des reportages équilibrés, a- t- il ajouté.

David Candow, réalisateur coordonnateur à Radio- Canada, a également fait une déposition, soulignant l’importance de l’objectivité apparente et le lien entre les apparences et l’objectivité elle- même. Cette idée a été confirmée par le témoignage de Donna Logan, qui a fait remarquer que Radio- Canada était la seule station qui allait jusqu’à publier ses lignes directrices concernant l’objectivité. Comme Radio- Canada est responsable devant le Parlement et, par son entremise, devant la population du pays, elle se considère généralement comme ayant un rôle unique dans la communauté des médias canadiens. Son mandat est d’informer le public. En l’exécutant, elle doit être crédible. Or, sa crédibilité et son objectivité sont très vulnérables face à la perception du public.

Nous fondant sur ces témoignages, nous ne pouvons pas souscrire à l’opinion de la présidente Ashley voulant que l’apparence d’objectivité est subordonnée, chez un commentateur, à l’objectivité qu’il démontre dans les faits. L’association n’est pas nécessairement automatique. Qu’il s’agisse de fonctionnaires, comme dans l’affaire Fraser, ou de conseillers municipaux, comme dans le cas Derreck, ou encore de présentateurs à Radio- Canada, les exigences quant à leur intégrité à l’égard du public veulent non seulement qu’ils soient objectifs, mais qu’ils le paraissent. Nous devons donc conclure que l’apparence d’objectivité est une qualité liée à l’emploi et que son imposition par la SRC est raisonnable.

C) La mesure de l’objectivité apparente

La présidente Ashley a déclaré mal concevoir comment l’objectivité apparente pouvait être mesurée. Selon elle, il n’existe aucun moyen objectif pour un employeur de connaître les opinions du public. La présidente Ashley a examiné les moyens traditionnels de mesurer la réaction des auditoires, notamment les relevés d’appels ( call sheets) où sont notés les commentaires transmis par les auditeurs. Habituellement, les personnes qui se donnent la peine d’écrire ou de téléphoner ont des commentaires plutôt négatifs à formuler. La présidente a fait remarquer qu’aucun appel, de quelque nature, concernant Roseann Cashin n’avait été relevé. Elle a également parlé des cotes d’écoute comme moyen de déterminer l’ampleur de l’auditoire de telle ou telle émission, mais aucun élément de preuve ne permettait d’éclairer la perception que le public pouvait avoir de Mme Cashin. La présidente Ashley, dans la conclusion de sa décision, déclare ce qui suit (p. 39 et 40) :

(Traduction)

"La difficulté que pose la mesure de l’objectivité apparente est importante. Si les relevés d’appels, les réactions des personnes interrogées ou les cotes d’écoute ne laissent pas entendre que le commentateur manque ou puisse manquer d’objectivité, comment l’employeur peut- il savoir si l’objectivité de la personne fait l’objet de doutes ? Dans le cas présent, la SRC a estimé que mme Cashin pouvait être perçue par le public comme manquant d’objectivité d’après, non pas des preuves, mais plutôt une conviction intime. La Cour suprême du Canada dans l’affaire Etobicoke a arrêté que la preuve fondée sur une simple preuve fondée sur une simple impression est insuffisante pour établir validement une exigence professionnelle raisonnable. Dans le cas présent, je ne suis pas certaine qu’il ait existé des éléments de preuve autres que fondés sur une impression. Les producteurs ont appris la nomination de M. Cashin à Pétro- Canada et, sans se renseigner en rien sur la nature, les conditions ou les dispositions de sa nomination, sans même lui avoir parlé, et sans non plus avoir discuté avec Mme Cashin de son rôle face à cette nomination, sans solliciter d’instructions de la haute direction de Radio- Canada sur la façon de régler une telle situation, ils ont présumé, à cause de la relation mari femme qui existait entre Richard et Roseann Cashin, non pas que son objectivité serait compromise mais que le public pourrait croire qu’elle l’était."

Une lecture attentive des commentaires du juge McIntyre dans l’affaire Etobicoke ne permet pas de conclure que dans tous les cas la preuve fondée sur une impression doive être rejetée comme nulle et non avenue. Entre autres choses, la Cour a soupesé la nature et la portée de la preuve requise pour justifier la retraite obligatoire des pompiers à 60 ans. Le juge McIntyre a déclaré notamment (p. D/ 784)

(traduction) Je ne suis nullement certain de ce qui peut être décrit comme une preuve scientifique. Je suis loin d’affirmer que, dans tous les cas, une preuve scientifique quelconque soit nécessaire. Il me semble toutefois que, dans des cas comme celui- ci, les témoignages statistiques et médicaux, fondés sur l’observation et la recherche, concernant le vieillissement, s’ils ne sont pas absolument nécessaires dans tous les cas, ont plus de chances d’être persuasifs que le témoignage de personnes, quelle que soit l’ampleur de leur expérience de la lutte contre les incendies, qui affirment que le travail de pompier est l’apanage des hommes jeunes. (soulignement ajouté)

La Cour a conclu qu’il n’y avait aucune raison pour que les témoignages médicaux concernant les effets du vieillissement soient rejetés, puisqu’il existait un corpus substantiel et continu de recherches sur la question.

En l’espèce, la SRC a soumis un témoignage d’expert sur l’état actuel des recherches en matière d’objectivité apparente. Bien entendu, à cause de la nature du sujet, tout élément de preuve touchant la détérioration physique et mentale causée par le processus de vieillissement est plus scientifique que des éléments de preuve analogues sur les éventuelles perceptions du public auditeur. C’est pourquoi nous estimons que la présidente du tribunal a erré en caractérisant la preuve comme fondée sur une impression. La seule autre preuve possible exigerait une expérience où le commentateur serait en ondes pendant un certain temps et où l’on sonderait le public auditeur sur l’objectivité de cette personne. La SRC, avec raison, a souligné qu’une telle expérience supposerait un jeu avec sa propre crédibilité, du fait que la Société devrait courir le risque que la réaction du public ne devienne négative pendant la tenue du sondage.

Par ailleurs, il nous apparaît utile de relever les commentaires du juge en chef Dickson dans l’affaire Fraser à propos de la mesure des apparences. Dans cette affaire, on avait également soutenu qu’aucun élément de preuve ne démontrait une baisse du rendement de M. Fraser comme fonctionnaire à cause de ses déclarations publiques. Voici ce que le juge en chef Dickson a déclaré à ce propos (p. 21) :

(Traduction)

"L’arbitre, il est vrai, a estimé que l’efficacité de M. Fraser en tant que fonctionnaire avait été compromise. Il est aussi vrai qu’aucune preuve directe dans ce sens n’avait été déposée devant lui. Aucun client du ministère du Revenu du Canada (c’est- à- dire une personne faisant l’objet d’une vérification fiscale) n’est venu témoigner qu’à ses yeux, l’impartialité et le jugement de M. Fraser lui paraissaient douteux en raison de sa conduite. Malgré cela, l’arbitre a conclu que les activités de M. Fraser avaient une incidence sur son travail, car elles constituaient une entrave à sa capacité d’exécuter ses tâches correctement.

En fait, d’après lui, cette entrave comportait deux volets : le premier un empêchement d’exécuter le travail en question à cause de l’effet probable sur les clients; le second, d’une portée plus large, l’empêchement d’être fonctionnaire à cause des caractéristiques particulères et importantes de ce genre d’emploi.

Je ne crois pas que l’arbitre ait fait fausse route sur aucun de ces deux points. En ce qui concerne l’empêchement d’effectuer le travail en particulier, la règle générale devrait, d’après moi, être qu’une preuve d’empêchement est ici requise. Toutefois, cette règle n’est pas absolue. Lorsque, comme, c’est le cas ici, la nature du travail du fonctionnaire est à la fois importante et sensible et lorsque, comme ici, la substance, la forme et le contexte des critiques formulées par le fonctionnaire sont extrêmes, alors il est possible de supposer qu’il y a empêchement. Dans ce cas, la supposition faite par l’arbitre, à savoir que la conduite de M. Fraser entraînerait ou pourrait entraîner des préoccupations, un malaise et de la méfiance chez le public à propos de sa capacité de remplir ces fonctions, n’était pas déraisonnable.

En revanche, pour ce qui touche l’empêchement à portée plus large, je suis d’avis qu’une preuve directe n’est pas nécessairement requise. Les traditions et les normes actuelles de la Fonction publique peuvent composer une preuve directe. Mais elles sont aussi sujettes à étude et à discussion écrite ou verbale, aux connaissances générales des arbitres expérimentés du secteur public et, enfin, à la déduction raisonnable de ces arbitres. Il est loisible à un arbitre de supposer un empêchement d’après l’ensemble de la preuve, si celle- ci démontre l’existence d’une conduite constante dont l’arbitre peut raisonnablement conclure qu’elle nuit à l’utilité du fonctionnaire.

A la page 24, le juge Dickson ajoute ce qui suit : (traduction) Bien qu’aucune preuve directe de l’existence d’un empêchement ne soit nécessaire, dans le cas présent, certaines circonstances établies dans la preuve nous obligent à déduire qu’il en a existé un.

Dans la présente affaire, si l’on considère la grande célébrité et la réputation publique de Richard Cashin, à Terre- Neuve particulièrement, dans un domaine touchant deux des plus importantes ressources de cette province, et le fait que sa femme, présentatrice à Radio- Canada, travaillait dans ce même domaine; et si l’on considère le témoignage du professeur Baggaley et des membres des médias qui ont déposé, on peut supposer que le public risquait de percevoir chez elle un manque d’objectivité. Un tel raisonnement est légitime, même si aucune preuve directe n’a été réellement établie auprès des auditeurs - une telle preuve ne pourrait être faite qu’un certain temps après les événements, de toute façon. Nous sommes donc d’avis que l’apparence d’objectivité constitue une exigence professionnelle raisonnable, aussi bien dans un sens général que dans la situation particulière de la plaignante.

D) La nature de la perception

Il ne s’agit pas de dire qu’une conjecture découlant d’une quelconque opinion du public puisse équivaloir à une exigence professionnelle raisonnable. Nous sommes là- dessus du même avis que la présidente Ashley (p. 42) :

(Traduction)

"La perception de l’objectivité d’un journaliste peut provenir d’attitudes imbues de préjugés ou d’idées stéréotypées sur telle ou telle catégorie de gens. Par exemple, s’il pouvait être prouvé que certains publics, à Terre- Neuve, considéraient les journalistes femmes comme malhonnêtes ou manquant d’objectivité, je ne suis pas convaincue qu’il y aurait là une justification suffisante pour ne pas embaucher de femmes dans ces fonctions, à moins d’une preuve que les femmes reporters sont réellement malhonnêtes ou subjectives."

Une perception de ce genre serait irrationnelle et déraisonnable à l’extême, et il ne faudrait pas que la SRC s’y assujettisse. En effet, la Société n’a pas à se plier aux opinions et aux go ts de tout le monde. Il doit s’agir d’une qualité indispensable pour que la Société puisse maintenir les normes élevées qu’elle a, avec raison, établies pour ses présentateurs. Tant que la crainte de préjugé découlant des circonstances paraît raisonnable à l’esprit des gens sensés, la préoccupation de la SRC à cet égard est justifiable.

E) L’exigence professionnelle justifiée appliquée au cas de la plaignante

Le droit concernant l’invocation d’exigences professionnelles justifiées comme défense parait trompeusement simple. Le critère établi dans l’affaire Etobicoke est clair et, dans certains cas, il peut être aisé de prouver qu’une pratique particulière soit le fruit d’exigences raisonnables pour telles ou telles fonctions. Les questions de sécurité matérielle en sont un bon exemple. La présente affaire soulève toutefois certaines difficultés, car l’exigence de la SRC concernant l’objectivité apparente ne peut être comparée au port obligatoire du casque sur un chantier. D’une part, il est vrai que l’exigence d’objectivité apparente s’applique à tous les employés de la SRC, mais, d’autre part, elle ne peut être définie que pour un employé à la fois. On peut imaginer toute un éventail de problèmes possibles, et, manifestement, la nature des activités du conjoint n’est qu’une cause parmi de multiples autres. Il est impossible de prévoir comment s’appliquera l’exigence professionnelle justifiée dans tel ou tel cas.

Il y a une différence importante entre une exigence générale applicable à tous les employés d’une façon concrète et uniforme et une exigence qui ne devient significative et pertinente qu’une fois située dans un contexte précis. C’est ce qui ressort de la décision récente de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bhinder c. Les Chemins de fer du Canadien national, ci- dessus, rendue après l’arrêt de la présidente Ashley.

L’avocat de Mme Cashin, on s’en rappellera, avait fait valoir que le volet objectif du critère de l’exigence professionnelle justifiée, d’après l’interprétation de l’affaire Etobicoke et le raisonnement suivi dans la cause Air Canada c. Carson et al (1985) 6 C. H. R. R. D/ 2848, comportait deux éléments :

  1. Que l’exigence puisse être liée, de façon raisonnable, au travail en question et;
  2. Que l’exigence soit raisonnable (bona fide) dans le contexte particulier du plaignant.

Il semble que la présidente Ashley ait accepté cette optique, puisqu’elle déclare dans sa décision (p. 31)

(traduction) Le mis en cause doit établir que, en toute probabilité, l’objectivité apparente constitue une exigence professionnelle raisonnable valide et que Mme Cashin était perçue comme manquant d’objectivité à cause de la situation ou de la réputation de son mari.

Étant donné le rejet par la présidente Ashley du premier argument concernant l’objectivité apparente en général comme n’étant pas une exigence professionnelle justifiée valide, il devenait inutile pour elle d’appliquer le deuxième volet du critère, lequel aurait exigé un examen de l’exigence professionnelle justifiée dans le contexte particulier de la plaignante.

La prise en considération de l’exigence justifiée dans des circonstances particulières a été rejetée par la majorité de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bhinder. Il faut donc remettre en question le critère énoncé par la présidente Ashley.

Dans le cas Bhinder, l’employeur, les chemins de fer du CN, exigeait de tous ses employés travaillant dans un endroit particulier qu’ils portent un casque. Le plaignant était un Sikh dont la religion interdit le port de tout couvre- chef autre qu’un turban. La Cour a conclu que cette exigence avait des conséquences négatives pour les Sikhs et que ce type de discrimination tombait sous le coup des interdictions figurant dans la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le CN a fait valoir qu’elle était justifiable pour des raisons de sécurité matérielle. La Cour a accueilli cet argument et a rejeté la décision du tribunal inférieur selon laquelle, aux termes du paragraphe 14( a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, il fallait que l’exigence soit justifiée pour le cas particulier d’un employé précis et que le CN avait le devoir de faire une exception pour M. Bhinder, en raison de ses croyances religieuses. La décision de la majorité de la Cour a été exprimée par le juge McIntyre (en accord avec les juges Wilson et Beetz) (juges Dickson et Lamer dissidents), qui a déclaré ce qui suit (p. D/ 3096) :

(Traduction)

"Lorqu’un employeur établit l’existence d’une exigence professionnelle justifiée, l’application du paragraphe 14( a) ne pose guère de difficulté. Ici, toutefois, nous sommes devant une conclusion - du moins pour ce qui concerne un employé en particulier - selon laquelle certaine exigence ne serait pas justifiée. Nous devons donc nous demander si une telle application particulière d’une exigence est permissible ou possible. La Loi parle d’ exigences professionnelles.

Ces termes doivent faire allusion à une exigence liée au travail, et non pas limitée à une seule personne. Celle- ci doit concerner tous les membres du groupe d’employés, parce qu’il s’agit d’une exigence d’application générale, visant la sécurité matérielle des travailleurs. L’employé doit répondre à l’exigence pour occuper le poste. De par sa nature, elle n’est pas susceptible d’une application individuelle. Le tribunal a tenté de démontrer que l’exigence doit être raisonnable, et aucune objection ne pourrait être soulevée contre cela, mais son raisonnement l’a mené à conclure qu’aucune exigence entraînant une discrimination fondée sur la religion ne pouvait être raisonnable. En fait, cela équivalait à dire que la règle relative au port du casque ne pouvait constituer une exigence justifiée parce qu’elle établissait une différence. A mon sens, cette conclusion n’est pas acceptable. Une condition d’emploi ne perd pas son caractère d’exigence professionnelle justifiée simplement parce qu’elle peut être discriminatoire. Au contraire, si une condition de travail est établie en tant qu’exigence professionnelle justifiée, la discrimination qui en découle, le cas échéant, est permise - ou, peut être plus exactement - ne tombe pas sous le coup du paragraphe 14( a) comme étant discriminatoire.

Il a été dit dans l’affaire Etobicoke que la règle du Code des droits de l’homme de l’Ontario visait la non- discrimination, tandis que l’exception visait la discrimination. Cette constatation vaut également pour la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le tribunal a estimé que les dispositions interdisant la discrimination devaient être appliquées libéralement, tandis que les exceptions devaient l’être de façon étroite.

Tenant cette règle pour correcte, il reste nécessaire, dans l’application du paragraphe 14( a), de tenir compte des termes mêmes de la Loi. Ceux- ci stipulent très clairement et très précisément que, lorsque l’exigence professionnelle justifiée est établie, elle ne constitue pas une pratique discriminatoire. En conséquence, conclure qu’une exigence justifiée établie par ailleurs puisse ne pas s’appliquer à un employé en particulier, à cause des caractéristiques spéciales de cette personne, n’équivaut pas à donner au paragraphe 14( a) une interprétation étroite, cela équivaut simplement à en ignorer la teneur. Appliquer l’exigence professionnelle à une personne à la fois détruit la nature de cette exigence et enlève toute signification aux dispositions, très nettes, du paragraphe 14( a). A mon avis, le tribunal a commis une erreur de droit lorsque, ayant jugé que l’exigence professionnelle justifiée existait bel et bien, il a exclu l’appelant de sa portée.

Cette façon de considérer l’exigence professionnelle justifiée réduit sans contredit les paramètres du critère. La seule question qui se pose au tribunal est de savoir si les circonstances donnent lieu à une exigence professionnelle valide. Le deuxième volet du critère, examiné par la présidente Ashley, à savoir si dans le cas présent Mme Cashin elle- même était considérée par le public auditeur comme manquant d’objectivité, pourrait être jugé non pertinent. Si la présidente Ashley avait conclu que l’objectivité apparente constituait une exigence valide, en se fondant sur une interprétation stricte de la décision Bhinder, alors on n’aurait pas à se demander si cette exigence doit être appliquée dans les circonstances entourant cet employé en particulier. En d’autres termes, il s’agit de savoir si l’objectivité peut être raisonnablement exigée pour le poste lui- même (et non pas de la part de tel employé en particulier). Donc, une fois qu’on a conclu que l’exigence professionnelle est valide, il devient inutile de poursuivre l’enquête concernant les circonstances particulières. La présidente Ashley a tenu compte de la personne en particulier, même si elle a arrêté que l’exigence n’était pas nécessaire de façon générale lorsque l’objectivité elle- même existait. Le problème que pose la décision Bhinder est le suivant : il est simple et sensé de ne tenir compte que de l’emploi lui- même et non de l’employé en particulier lorsque l’exigence professionnelle s’applique à l’ensemble d’un groupe par exemple des restrictions concernant l’âge ou des exigences relatives au matériel de sécurité -, cependant le critère de la Cour suprême du Canada pose une difficulté considérable lorsque l’exigence ne peut être jugée que dans le contexte entourant la personne en particulier. C’est ce qui semble être le cas des exigences telles que l’objectivité réelle et l’objectivité apparente.

Après examen des circonstances particulières de la présente affaire, nous avons conclu que la SRC pouvait être justifiée de se demander quel serait l’avis de l’auditoire sur l’objectivité de Mme Cashin, lorsqu’elle faisait des reportages concernant la pêche et le pétrole.

Dans son témoignage, le professeur Baggaley, nous a informé que les renseignements préalables que le public détient sur un reporter peuvent influer sur l’opinion qu’il s’en fait. Il a émis l’opinion suivante à propos de la situation particulière qui nous occupe : une épouse qui fait un reportage sur une ressource naturelle, son mari est en vue dans le domaine en question, et le public est au courant de la relation conjugale qui les lie :

(Traduction)

"A mon sens, la partialité apparente repose sur deux conditions. Je pense que toutes deux sont inhérentes aux spectateurs ou aux auditeurs eux- mêmes. Si l’auditeur sait, tout d’abord, que les deux personnes sont mariées, cela constitue une cause possible de soupçon, mais il est important de nuancer cette première condition par une seconde . Si le sujet du reportage concerne le domaine même dans lequel, notoirement, travaille le conjoint ou la personne proche, il est inévitable que s’installent des doutes sur l’impartialité du reporter dans l’esprit du public. Je crois qu’il n’y aurait aucun problème si le journaliste travaillait dans un autre domaine. Je perse aussi qu’il n’est pas nécessaire que le reporter manque effectivement d’objectivité. A mon sens, le journaliste peut faire des efforts immenses pour rester objectif, totalement objectif, à sa propre satisfaction, à la satisfaction de tous ses collègues et de tous ceux qui ont une compétence professionnelle suffisante pour le reconnaître. Mais, je pense, le grand public n’a pas ce type de compétence. Cela a d’ailleurs été démontré par des recherches sociologiques. Le grand public s’appuie sur un ensemble de critères hasardeux et flous, et il devient soupçonneux. Tous les gens des médias connaissent ce phénomène."

Poursuivant son témoignages il a émis l’opinion que, dans une situation où l’épouse rapporte une information concernant le pétrole, et que l’auditoire sait que son mari se trouve être administrateur d’une société pétrolière, le public peut avoir des doutes. Cela reste vrai, d’après lui, même si les gens savent que le mari ne joue qu’un rôle restreint dans la gestion de la société. De surcroît, si la journaliste est perçue comme manquant d’objectivité, c’est la station de radio elle- même qui en souffre dans sa réputation.

Outre la preuve déposée devant le tribunal, il n’est pas déraisonnable de déduire de l’ensemble des circonstances, qu’un problème de perception risque alors de se poser.

CONCLUSION

C’est pourquoi nous sommes en désaccord avec la conclusion de la présidente Ashley voulant que la Société Radio- Canada n’ait pas réussi à établir l’existence d’une exigence professionnelle justifiée aux termes de l’article 14 et, en conséquence, nous devons accueillir le pourvoi.

Nous avons le devoir de saisir cette occasion pour souligner qu’étant donné les aptitudes journalistiques reconnues de Mme Cashin, la SRC serait bien avisée de lui offrir une situation équivalente dans un domaine de la diffusion on elle ne risquerait pas de contrevenir aux politiques de la Société. Il existe certaines contradictions dans la preuve sur la question de savoir si une telle offre lui avait, en réalité, été faite au moment où a pris fin son engagement au sein du module des ressources. Que ce soit le cas ou non, nous recommandons que la Société Radio- Canada envisage maintenant de faire une offre appropriée à la plaignante.

Les avocats de Mme Cashin avaient demandé que la SRC assume les frais engagés par la plaignante, aussi bien au titre du pourvoi que des procédures inférieures, quel que soit le résultat. Tout en étant conscient que de telles procédures sont onéreuses, particulièrement lorsque la personne juge nécessaire de recourir à ses propres avocats, nous ne voyons aucune raison, en supposant que nous en ayons le pouvoir, d’émettre une ordonnance contre la SRC, alors qu’elle a été exonérée. De toute façon, la présidente Ashley n’avait pas rendu d’ordonnance de dépens contre la SRC, et aucun appel incident n’a été interjeté à cet égard.

FAIT ce 23e jour de janvier 1987.

Sidney N. Lederman, c. r.

J. Gordon Petrie, c. r.

Muriel K. Roy

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