Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

D. T. 7/ 90

Décision rendue le 14 juin 1990

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE (S. C. 1976- 77, ch. 33 et ses modifications)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE ENTRE :

ROSANN CASHIN Plaignante

- et

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE Commission

- et

SOCIÉTÉ RADIO- CANADA Intimée

TRIBUNAL : Susan M. Ashley

DÉCISION DU TRIBUNAL ONT COMPARU:

Ronald Pink et Kimberley Turner Avocats de la plaignante

Ian Kelly Avocat de l’intimée

M. Cheryl Crane Avocate de la Commission canadienne des droits de la personne

DATES DE L’AUDIENCE : les 9 et 10 novembre 1989

LIEU DE L’AUDIENCE : Halifax (Nouvelle- Écosse)

TRADUCTION

La présente affaire concerne l’indemnité que j’ai accordée pour pertes de salaire dans la décision que j’ai rendue le 5 décembre 1985 dans l’affaire Cashin c. SRC (publiée à 7 C. H. R. R. D/ 3203). J’y ai conclu que la Société Radio- Canada (SRC) avait exercé à l’égard de Rosann Cashin une discrimination fondée sur son état matrimonial, ne l’ayant pas rengagée en raison du poste qu’occupait son conjoint. A l’époque de l’acte discriminatoire, la plaignante travaillait comme rédactrice présentatrice au module des ressources à la radio de Radio- Canada à St. John’s (TerreNeuve); son conjoint était un activiste bien connu dans le domaine des pêches qui venait d’accepter un poste au conseil d’administration de PétroCanada. C’est en raison de cette nomination que la SRC a mis fin à ses rapports avec Mme Cashin. L’employeur intimé a tenté de justifier son refus de la rengager en invoquant une exigence professionnelle normale en vertu de l’article 14 (tel qu’il était alors rédigé) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il était d’avis que l’apparence d’objectivité constituait une exigence professionnelle normale à laquelle la plaignante ne pouvait satisfaire. Après une longue audience, j’ai conclu que le comportement de l’employeur intimé constituait une violation de la Loi que ne validait pas l’exception fondée sur l’exigence professionnelle normale. J’ai ordonné que la plaignante soit réintégrée dans son ancien emploi ou un poste similaire aussitôt que possible, et qu’une somme de 2 500 $ lui soit versée en vertu de l’alinéa 41( 3) b) pour l’indemniser du préjudice moral subi; en outre, j’ai laissé le soin aux parties de s’entendre sur le montant qui devrait être accordé à la plaignante en vertu de l’alinéa 41( 2) c) pour l’indemniser de ses pertes de salaire.

Plus de quatre années se sont écoulées depuis l’ordonnance de réintégration et l’octroi de l’indemnité. Ce n’est qu’en janvier 1989 qu’une offre de réintégration a été faite à Mme Cashin et inutile de dire que les parties ont été incapables de s’entendre sur l’étendue ou le montant de l’indemnité pour perte de salaire. Ma décision de 1985 a été portée en appel jusqu’aux plus hautes instances : à un tribunal d’appel (qui a infirmé ma décision), à la Cour d’appel fédérale (qui a rétabli ma décision) et, finalement, à la Cour suprême du Canada qui a refusé l’autorisation d’interjeter appel en décembre 1988. Les parties m’ont demandé de trancher la question de l’indemnité pour perte de salaire, un grave différend les opposant en particulier sur la question de la période couverte par l’indemnité.

Le déroulement des événements est important pour la détermination de l’étendue de l’indemnité et ce, pour plusieurs raisons. Mme Cashin a été obligée d’intenter une action qui s’est échelonnée sur deux ans (juin 1982 à juillet 1984) contre la Commission canadienne des droits de la personne devant la Cour fédérale du Canada pour contester sa décision initiale de ne pas donner suite à la plainte. En juillet 1984, la Cour a ordonné à la Commission de constituer un tribunal. Il faut déterminer si l’intimée devrait être tenue d’indemniser la plaignante pour les pertes de salaire subies pendant cette période. L’intimée demande également si elle devrait être obligée de payer des dommages- intérêts pour les pertes de salaire subies pendant la période au cours de laquelle l’affaire a été portée en appel. Toutefois, la question la plus importante à cet égard est celle de savoir si l’intimée devrait verser une indemnité pour les pertes de salaire à compter de la date de l’omission de rengager la plaignante jusqu’à la date de l’offre de réintégration, comme semblent l’indiquer la plaignante et la Commission, ou seulement pour une période raisonnablement prévisible comme le propose l’intimée.

Les dates importantes sont les suivantes :

11 septembre 1981 omission de rengager

15 octobre 1981 dépôt de la plainte

23 juin 1982 rejet de la plainte par la Commission

7 juillet 1983 demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission présentée à la Cour d’appel fédérale

avril 1984 audience devant la Cour fédérale

6 juillet 1984 constitution d’un tribunal novembre

1984 à mai 1985 audiences du tribunal

4 décembre 1985 décision du tribunal ordonnant la réintégration de la plaignante et lui accordant un dédommagement

25 avril 1986 constitution d’un tribunal d’appel

29 janvier 1987 décision du tribunal d’appel infirmant la décision du premier tribunal

2 février 1987 appel interjeté par la plaignante à la Cour d’appel fédérale

13 mai 1988 la Cour d’appel fédérale infirme la décision du tribunal d’appel et rétablit la décision du premier tribunal en faveur de la plaignante

septembre 1988 autorisation d’interjeter appel présentée par l’intimée à la Cour suprême du Canada

15 décembre 1988 rejet par la Cour suprême du Canada de l’autorisation d’interjeter appel

11 janvier 1989 offre d’emploi de la SRC à la plaignante.

La preuve et les plaidoiries

La présente affaire a été entendue les 9 et 10 novembre 1989, à Halifax. Les avocats de la plaignante ont cité deux témoins : la plaignante elle- même et M. Philip Quinlan, un comptable agréé. L’avocat de l’intimée a également cité deux témoins : M. Donald Fleming, actuellement contrôleur régional pour la SRC à Terre- Neuve, et M. Bruce Chafe, un comptable agréé. La Commission n’a ni cité ni interrogé de témoin. Les avocats de la plaignante, de la Commission et de l’intimée ont présenté des arguments oraux.

Les principaux points en litige entre les parties sont les suivants :

  1. La SRC intimée devrait- elle indemniser la plaignante des pertes de salaire réelles découlant de l’acte discriminatoire, sous réserve de leur atténuation, à compter de la date de l’omission de la rengager en septembre 1981 jusqu’à la date de l’offre de réintégration en janvier 1989, ou devrait- il y avoir une certaine limite ou maximum au montant du salaire versé compte tenu de la prévisibilité raisonnable ou d’autres facteurs;
  2. Sur quoi devrait- on se fonder pour déterminer les revenus divers de la plaignante, c’est- à- dire les revenus tirés de son travail sur d’autres projets que sa principale affectation, pendant la période pertinente;
  3. La plaignante devrait- elle être indemnisée pour la contribution que son employeur aurait versée en son nom au Régime de pensions du Canada, pendant toute la période pertinente ou une partie de celle- ci;
  4. Un intérêt devrait- il être calculé sur tout ou partie du montant accordé pour les pertes de salaire et, le cas échéant, quel devrait en être le taux;
  5. Quelles mesures devrait- on prendre en ce qui concerne les incidences fiscales de l’indemnité accordée.

Les opinions émises par les témoins financiers de la plaignante et de l’intimée diffèrent considérablement sur certaines de ces questions.

1. Étendue de l’indemnité

La plaignante et la Commission reconnaissent qu’ayant violé la Loi, l’employeur doit être tenu responsable des pertes de salaire découlant de l’acte discriminatoire, sous réserve de leur atténuation. Cette interprétation repose sur le libellé de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l’interprétation large donnée à la Loi par la Cour suprême du Canada dans plusieurs arrêts- clés ainsi que sur diverses décisions similaires rendues en matière de droits de la personne. La plaignante doit être remise dans la position où elle aurait été sans l’acte discriminatoire de l’employeur. L’avocat de la plaignante a signalé que les dommagesintérêts adjugés dans de tels cas diffèrent de ceux qui sont accordés pour congédiement injustifié, cas où ils sont généralement évalués en fonction du salaire perdu pendant la période du préavis raisonnable. La Cour d’appel de l’Ontario a souscrit à ce point de vue dans l’arrêt Re Piazza et al v. Airport Taxicab (Malton) Assoc. et al, (1989) 69 O. R. (2d) 281.

Pour sa part, l’intimée soutient qu’il faudrait limiter l’évaluation des pertes de salaire dont l’employeur doit être tenu responsable en ce qui concerne a) le critère de la prévisibilité raisonnable, b) la période de 1982 à 1984 au cours de laquelle la Commission a refusé de donner suite à la plainte et c) les conséquences de l’exercice des droits d’appel.

a) Prévisibilité raisonnable : L’intimée fait valoir qu’il faudrait fixer un maximum au montant qui doit être accordé pour les pertes de salaire en tenant compte de la prévisibilité raisonnable et elle invoque à cette fin de nombreuses décisions rendues dans les provinces en matière de droits de la personne ainsi que l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, Procureur général du Canada c. McAlpine, Commission canadienne des droits de la personne (rendu le 18 mai 1989, [1989] 3 C. F. 530). L’intimée soutient que l’arrêt McAlpine approuve l’utilisation du critère de la prévisibilité raisonnable formulé par une commission de l’Ontario dans l’affaire Torres v. Royalty Kitchenware Ltd. and Guercio, [1982] 3 C. H. R. R. D/ 858 à la page D/ 872.

L’avocat de l’intimée prétend en outre que le fait qu’il y ait eu une ordonnance de réintégration dans l’affaire Cashin, n’était pas pertinent vu que l’employeur ne pouvait savoir à l’époque de l’acte discriminatoire si un tribunal rendrait une telle ordonnance, cette décision étant laissée à la discrétion dudit tribunal.

Les avocats de la plaignante et de la Commission ont reconnu avec l’intimée que les décisions rendues sur cette question changent continuellement, mais là s’arrête leur accord. Ils estiment que le critère de la prévisibilité raisonnable applicable en matière délictuelle ne devrait être utilisé qu’avec prudence dans les affaires de droits de la personne, en particulier lorsqu’une ordonnance de réintégration a été rendue. Ils sont d’avis que, lorsqu’il a été ordonné à un employeur de réintégrer un employé, il devrait être raisonnablement prévisible que l’employeur sera responsable des pertes de salaire subies jusqu’à la date de la réintégration. En omettant de réintégrer la plaignante en 1985, l’employeur a assumé la responsabilité du refus de se conformer à l’ordonnance.

Ils ont établi deux distinctions entre l’espèce et l’arrêt McAlpine : il s’agissait dans cet arrêt de la prévisibilité en fonction du paiement de prestations d’assurance- chômage plutôt que de pertes de salaire; en outre, dans l’arrêt McAlpine, la Cour a fondé son analyse de l’application du critère de la prévisibilité sur une interprétation erronée de l’affaire Torres.

L’avocat de l’intimée n’indique pas clairement ce qui constituerait une période raisonnablement prévisible pour la détermination des dommages- intérêts dans le cadre de la présente affaire, choisissant plutôt de signaler diverses solutions utilisées dans la jurisprudence.

b) Rôle de la Commission : L’intimée est d’avis qu’il est injuste de pénaliser l’employeur pour la faute de la Commission qui n’a pas donné suite à la plainte de 1982 à 1984. (On a signalé que la SRC n’était pas en cause dans la demande fondée sur l’article 28 présentée à la Cour fédérale en 1984.) La position de la Commission sur ce point est qu’il n’est pas indiqué de réduire le montant de l’indemnité en raison de son comportement car cela causerait un préjudice à la plaignante, la partie innocente. La constitution du tribunal, quoique l’on puisse dire après coup qu’elle a été effectuée de manière regrettable, a résulté de l’acte discriminatoire dont l’employeur doit maintenant être tenu responsable. En faisant supporter par la plaignante les conséquences de l’omission d’agir de la Commission, le tribunal adopterait une attitude incompatible avec la directive de la Cour suprême du Canada d’examiner les résultats ou les effets des actes discriminatoires plutôt que de chercher à en rejeter la responsabilité sur une partie.

c) Droit d’appel : L’intimée soutient qu’elle ne devrait pas être pénalisée parce qu’elle a exercé ses droits d’appel légitimes de 1985 à 1989, signalant que le désormais célèbre arrêt Bhinder dans lequel le tribunal avait à l’origine conclu à un traitement discriminatoire et ordonné la réintégration de l’employé a finalement été infirmé par la Cour suprême du Canada. La validité de l’apparence d’objectivité comme exigence professionnelle normale constitue une question importante pour la SRC qui ne devrait pas être tenue d’indemniser la plaignante pour avoir essayé de faire statuer sur cette question essentielle par les plus hautes instances. Par contre, la plaignante fait valoir que si l’intimée s’était conformée à l’ordonnance de réintégration en 1985 et avait versé les salaires perdus à cette époque, elle aurait pu s’épargner le paiement d’un montant considérable de dommages- intérêts.

2. Revenus divers

Deux méthodes de calcul des revenus divers ont été proposées. La plaignante a indiqué qu’on devrait accepter pour 1981 un chiffre représentant 10 % de la rémunération de base ainsi qu’une augmentation de 2 % chaque année suivante, ce qui donne 24 % pour 1988. Le chiffre de 10 % a été obtenu en faisant la moyenne des revenus divers réels de Mme Cashin pour la période de 1979 à septembre 1981. Deux motifs ont été avancés pour justifier l’utilisation de cette méthode de calcul. Premièrement, l’augmentation de 2 % par année indique que les sommes utilisées comme salaire ou rémunération de base pour effectuer ces calculs représentent seulement le minimum permis par les ententes de l’ACTRA au fil des ans, et si Mme Cashin n’avait pas fait l’objet de discrimination par son employeur, elle aurait pu négocier un taux de base plus élevé comme l’avaient fait d’autres employés. Deuxièmement, Mme Cashin étant une journaliste d’expérience connue, on aurait pu s’attendre à ce qu’elle augmente ses revenus divers avec les ans.

L’intimée a reconnu que le montant des revenus divers dépendait de toutes sortes de facteurs, notamment le dynamisme et la capacité du journaliste, les ressources de la station et les exigences du réseau. Il a proposé deux manières d’extrapoler ces revenus : soit en utilisant le chiffre de 10 % représentant les revenus moyens réels de Mme Cashin pendant les années où elle a travaillé à la SRC soit en utilisant le pourcentage moyen que représentent les revenus divers par rapport à la rémunération de base des autres employés de la SRC pendant la période pertinente (tel que cela été indiqué dans la pièce R- 16).

La Commission n’a présenté aucun argument sur ce point.

3. Contributions au Régime de pensions du Canada

La plaignante soutient qu’étant donné qu’il est impossible d’effectuer des paiements rétroactifs au Régime de pensions du Canada, elle a été privée de la possibilité de contribuer à ce régime en raison des actes de l’intimée. De même, l’employeur a pu bénéficier de l’argent qui aurait d être versé au régime au nom de Mme Cashin. Ces contributions (non effectuées) devraient être remises à la plaignante.

L’intimée n’a pas tenu compte des contributions au Régime de pensions du Canada dans ses calculs. Elle soutient que rien ne prouve que les prestations de retraite de la plaignante seraient amoindries et ce, en raison de la manière dont leur calcul est effectué; en outre, elle prétend que l’arrêt McAlpine dans lequel la Cour a statué que les prestations d’assurance- chômage sont des avantages conférés par la loi et versés par le gouvernement et ne constituent pas un salaire pour lequel une compensation doit être accordée, s’appliquerait en l’espèce aux contributions au Régime de pensions du Canada.

La Commission n’a pas pris position sur ce point.

4. Intérêt

Les trois parties ont reconnu que la jurisprudence n’indique pas clairement si un intérêt devrait être accordé et, le cas échéant, quels devraient en être le taux et l’étendue. La jurisprudence ne porte tout simplement pas sur cette question. L’avocat de la plaignante a dit que, si nous reconnaissons que la plaignante devrait être remise dans la position où elle aurait été si l’acte discriminatoire n’avait pas eu lieu et ce, dans la mesure où l’argent peut la dédommager, cela comporterait le calcul d’un intérêt. Le co t d’emprunt devrait constituer le taux applicable. Il a signalé que la Cour d’appel fédérale a maintenu l’usage du taux préférentiel dans l’arrêt SRC c. Conseil Radiotélévision du Syndicat canadien de la Fonction publique et autres, [1987] 3 C. F. 515. La plaignante a également fait remarquer que les précédents ne sont pas clairs au sujet de la période donnant droit à l’intérêt : dans certains cas, il a été décidé que celui- ci devrait commencer à courir à compter de la date de la constitution du tribunal; par contre, il a été statué dans d’autres cas qu’il fait partie de la perte et qu’il devrait donc commencer à courir à compter de la date de cette perte.

La Commission a souscrit à la deuxième interprétation, c’est- à- dire qu’en vertu de l’alinéa 41( 2) c), l’intérêt devrait être considéré comme une partie intégrante de la perte. Le taux applicable devrait être celui existant au moment où la personne y a droit.

L’intimée a fait valoir qu’étant donné qu’il est question de salaire dans la Loi, aucun intérêt ne devrait être accordé. Subsidiairement, elle a proposé diverses méthodes de calcul comme le taux préférentiel, un taux de 5 % (en vertu de la Loi sur l’intérêt fédérale) ou de 9 % (en vertu de la Judgment Interest Act de Terre- Neuve). Elle a signalé que la plaignante n’avait pas en fait emprunté de l’argent pour remplacer les sommes qu’elle avait le droit de recevoir de la SRC, laissant ainsi entendre que l’utilisation du taux d’intérêt préférentiel pourrait être contre- indiqué en l’espèce.

5. Conséquences fiscales

La plaignante et l’intimée s’entendaient à peu près pour dire que toute indemnité accordée à Mme Cashin pour les pertes de salaire qu’elle a subies devait être rajustée en ce qui concerne l’impôt sur le revenu. Elles n’étaient cependant pas d’accord quant au montant de l’impôt sur le revenu payable. M. Quinlan, le comptable de la plaignante, estimait que l’impôt devait être retenu sur l’indemnité de la manière normale de sorte qu’une majoration assez considérable serait requise pour placer Mme Cashin dans une position après impôt acceptable. Pour sa part, M. Chafe, le comptable de l’intimée, interprétait différemment les conséquences d’une indemnité accordée pour pertes de salaire en ce qui concerne l’impôt sur le revenu.

Selon M. Chafe, le traitement fiscal de l’indemnité de Mme Cashin dépend de la nature du paiement et de ses composantes ainsi que de la date du congédiement. Si le paiement est considéré comme des dommages- intérêts et non comme une somme due en vertu d’un contrat ou d’une entente, il n’est alors pas inclus dans le revenu en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu. La perte de l’emploi ayant eu lieu en septembre 1981, le paiement serait considéré comme un paiement de cessation d’une charge ou d’un emploi en vertu du sous- alinéa 56( 1) a)( viii) qui s’appliquait aux paiements de cessation d’une charge ou d’un emploi effectués entre le 17 novembre 1978 et le 12 novembre 1981. Pour M. Chafe, le paiement effectué à Mme Cashin n’est pas une allocation de retraite visée par le sous- alinéa 56( 1) a)( ii) étant donné qu’il a été fait avant le 12 novembre 1981. Il est d’avis qu’il en résulte que le seul impôt payable serait la moins élevée des sommes reçues au moment de la cessation de l’emploi qui ne doit pas être déclarée en vertu d’autres articles et 50 % du salaire touché par cette personne au cours des 12 mois qui ont précédé la cessation d’emploi (art. 248( 1)).

Décision Le pouvoir d’accorder une indemnité pour les pertes de salaire est conféré par l’alinéa 41( 2) c) (qui était alors applicable) de la Loi canadienne sur les droits de la personne :

"41.( 2) A l’issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l’article 42, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire [...]

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu’il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;"

Il ressort du texte de cet article qu’un tribunal peut, à sa discrétion, indemniser un plaignant de la totalité ou de la fraction des pertes de salaire entraînées par un acte discriminatoire. Si besoin est de directives interprétatives autres que celles fournies par la Loi, on peut alors s’appuyer sur l’interprétation large donnée à la législation sur les droits de la personne par la Cour suprême du Canada dans les arrêts O’Malley v. Simpsons- Sears, (1986) 7 C. H. R. R. D/ 3102 (C. S. C.), Action Travail des Femmes c. CN, [1987] 1 R. C. S. 1114, et Robichaud c. Brennan, [1987] 2 R. C. S. 84. La Cour y a fait ressortir que la législation sur les droits de la personne est de nature quasi constitutionnelle et qu’elle devrait donc être interprétée de la manière la plus libérale possible afin de donner effet aux droits individuels qu’elle protège. Dans ces trois arrêts, le plus haut tribunal du pays a fondé son interprétation sur l’article de la Loi indiquant son objet. L’article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne porte :

"La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet [...] au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur [...] l’état matrimonial [...]"

Une attention toute particulière devrait être accordée aux propos du juge en chef Dickson à la page 1134 de l’arrêt Action Travail des Femmes c. CN :

"La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l’essor des droits individuels d’importance vitale, lesquels sont susceptibles d’être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu’en interprétant la Loi, les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet."

Même si le texte de l’alinéa 41( 2) c) n’était pas clair, et je pense qu’il l’est, l’opinion exprimée par le juge en chef indique nettement qu’il devrait être interprété d’une manière suffisamment large pour atteindre l’objet de la Loi. A mon avis, un tribunal est manifestement habilité à rendre une ordonnance de réparation. La décision d’indemniser la victime de la totalité ou de la fraction qu’il juge indiquée des pertes de salaire est laissée à la discrétion du tribunal.

Existe- t- il en l’espèce des éléments donnant à penser que la plaignante ne devrait pas être indemnisée de la totalité ou de la fraction de ses pertes de salaire?

i) PRÉVISIBILITÉ :

L’argument voulant qu’un maximum soit fixé à l’indemnité pour pertes de salaire en fonction de ce qui aurait été raisonnablement prévisible au moment de la violation constitue un obstacle substantiel à la prétention de la plaignante. Le critère de la prévisibilité a été utilisé dans plusieurs décisions dont la plupart concernait l’application du Human Rights Code de l’Ontario. La Cour d’appel fédérale a approuvé cette manière d’envisager la question dans un arrêt, Procureur général du Canada c. McAlpine.

Dans cette affaire, la plaignante a fait l’objet de discrimination du fait de sa grossesse. Elle a reçu une offre d’emploi qui a été retirée lorsque l’employeur a appris qu’elle était enceinte. Le tribunal a statué qu’un tel comportement violait la Loi canadienne sur les droits de la personne et il a ordonné à l’employeur d’indemniser la plaignante pour la perte des prestations de maternité qui lui auraient été versées en vertu de la Loi sur l’assurance- chômage si l’acte discriminatoire ne s’était pas produit. La décision a été portée en appel devant la Cour d’appel fédérale pour deux motifs, c’est- à- dire que le paragraphe 41( 2) ne permet pas d’accorder un dédommagement au titre des prestations d’assurance- chômage perdues, mais seulement du salaire perdu, et que, même s’il le permettait, il n’aurait pas d être accordé étant donné qu’il ne s’agissait pas d’une conséquence raisonnablement prévisible de la discrimination. La Cour a statué quant au premier point que, même si l’on convenait que les prestations d’assurance- chômage peuvent être une conséquence du contrat d’emploi (ce qu’elle ne croyait pas), on ne pourrait pas les considérer comme un salaire au sens de la Loi car il s’agit plutôt d’une forme d’assurance payable à la personne qui ne reçoit aucun salaire. Signalant qu’une décision sur ce point suffisait à trancher la demande fondée sur l’article 28, la Cour a ensuite examiné l’argument concernant la prévisibilité raisonnable. Elle a admis que, même si le principe applicable dans de tels cas était celui du restitutio in integrum,

"il aurait également fallu tenir compte du caractère prévisible ou de la prévisibilité raisonnable des dommages, peu importe que l’action intentée soit en responsabilité contractuelle ou en responsabilité délictuelle. En effet, seules les pertes subies qui sont raisonnablement prévisibles sont recouvrables."

La Cour s’est appuyée sur le raisonnement suivi dans l’affaire Torres où la commission constituée sous le régime du Code de l’Ontario a déclaré à la page D/ 872 :

(Traduction)

"Quelle est l’étendue des dommages- intérêts qui doivent être accordés en guise de réparation? Il me semble, à première vue, que ces principes sont aussi applicables à l’évaluation des dommages- intérêts payables en vertu du Code. Il y a une limite au montant que la victime peut recevoir à titre de dédommagement. Je dirais que l’auteur du dommage est tenu d’indemniser sa victime durant une période raisonnable seulement, et que cette période raisonnable s’apprécie en fonction de ce que la personne prudente et diligente aurait pu raisonnablement prévoir dans les circonstances, si elle s’était posée la question. C’est- à- dire quelle est la période pendant laquelle on pourrait raisonnablement s’attendre à une atténuation du dommage bien qu’il ait été impossible de le faire dans ce cas particulier en raison de la situation exceptionnelle de la partie lésée."

Cet extrait tiré de l’affaire Torres a ensuite été cité dans l’affaire DeJager v. Department of National Defence concernant la législation canadienne ([ 1987] 8 C. H. R. R. D/ 3963 aux pages 3966 et 3967).

Cependant, si on examine la décision rendue dans l’affaire Torres, il semble, comme l’a indiqué l’avocat de la plaignante, que l’extrait qui en a été tiré et qui a été appliqué dans les affaires DeJager et McAlpine a été pris hors contexte. Au paragraphe 7748, la commission a dit dans l’affaire Torres :

(Traduction)

"Par exemple, supposons qu’un employé est congédié sur le fondement d’un motif de distinction illicite en vertu du Code et qu’il ne peut tout simplement pas trouver du travail ailleurs compte tenu de sa situation particulière. Il a agi raisonnablement en essayant d’atténuer le préjudice subi, mais il n’a pas réussi à le faire. Supposons en outre qu’il n’est pas indiqué ni pratique, compte tenu des circonstances, d’ordonner la réintégration de l’employé dans son emploi antérieur. Dans un tel cas, quelle est l’étendue des dommages- intérêts qui doivent être accordés en guise de réparation? [...]"

La commission termine ensuite l’extrait cité plus haut en indiquant qu’un dédommagement ne devrait être accordé que pour les dommages raisonnablement prévisibles. L’avocat de la plaignante soutient que tout le raisonnement suivi dans l’affaire Torres au sujet de la prévisibilité s’appuie sur une situation hypothétique ne visant pas celle existant dans l’affaire Cashin où une ordonnance de réintégration a été rendue. Il prétend que le contexte dans lequel l’extrait tiré de l’affaire Torres a été utilisé dans l’arrêt McAlpine indique que ce dernier arrêt n’envisageait pas le cas où la réintégration constituait la réparation. J’estime que ce raisonnement est convaincant.

Bien qu’elle soit d’accord avec la plaignante sur ce point, l’avocate de la Commission fait d’autres distinctions avec l’arrêt McAlpine. Elle soutient que dans cet arrêt le caractère prévisible ou la prévisibilité raisonnable des dommages était à juste titre en cause parce que, même si la perte des prestations d’assurance- chômage aurait pu constituer un résultat direct du refus d’engager la personne, il s’agissait d’un résultat prévisible. Mais il est important de signaler que la Cour parlait de prestations d’assurance- chômage et non de pertes de salaire. Le versement du salaire est la responsabilité directe de l’employeur; il fait partie des rapports employeur/ employé, ce qui n’est pas le cas du versement de prestations dont le paiement est prévu par la loi, par exemple, les prestations d’assurance- chômage, qui est distinct de cette responsabilité de l’employeur de payer un salaire.

Si on laisse de côté son fondement, il semble ressortir de l’arrêt McAlpine qu’il n’est pas indiqué d’appliquer le critère de la prévisibilité existant en matière délictuelle aux dommages- intérêts accordés pour des actes discriminatoires. La Cour suprême du Canada a statué dans l’arrêt Bhadauria v. Board of Governors of Seneca College, (1981) 124 D. L. R. (3d) 193, que la discrimination ne constitue pas un délit civil. En outre, elle a également indiqué qu’elle était d’avis qu’il ne faut pas essayer de fonder les recours existant en matière des droits de la personne sur des doctrines juridiques erronées. Par exemple, lorsqu’on lui a demandé dans l’arrêt Robichaud c. Brennan de déterminer si un employeur était responsable (du fait d’autrui ou autrement) du harcèlement sexuel d’une employée par un surveillant, la Cour suprême du Canada a tout d’abord examiné l’objet de la Loi ainsi que les recours qu’elle prévoit, évitant d’avoir à déterminer si la responsabilité de l’employeur pour les actes discriminatoires de ses employés reposait sur la doctrine de la responsabilité du fait d’autrui en matière délictuelle ou sur une autre doctrine. Le juge Laforest a déclaré à la page 89 :

"[...] on s’est beaucoup attardé sur les différentes théories, telles la responsabilité du fait d’autrui en matière délictuelle et la responsabilité stricte en matière quasi criminelle, selon lesquelles l’employeur est responsable des actes de ses employés. Cependant, comme le fait remarquer le juge en chef Thurlow, il faut nécessairement prendre comme point de départ la Loi ellemême dont le texte, à l’instar de celui des autres lois, doit être interprété en fonction de sa nature et de son objet."

Il a ajouté que l’objet de la Loi est essentiellement l’élimination de toute discrimination plutôt que la punition d’une conduite antisociale. Il a ensuite déclaré à la page 91 :

"Les principes d’interprétation que j’ai énoncés me semblent largement décisifs en l’espèce. Pour commencer, ils réfutent l’argument voulant qu’on doive se reporter à des théories de la responsabilité de l’employeur qui ont été établies à l’égard d’une conduite criminelle ou quasi criminelle. Ces théories, étant axées sur la faute, n’ont absolument aucune pertinence en l’espèce, car, comme nous l’avons vu, une loi relative aux droits de la personne a un but essentiellement réparateur qui consiste à éliminer des conditions antisociales sans égards aux motifs ou intentions de ceux qui en sont à l’origine."

Concluant que la Loi envisageait de rendre les employeurs responsables de tous les actes accomplis par leurs employés, le juge Laforest a dit :

"[...] Il s’agit là d’un type de responsabilité qui se passe de tout qualificatif et qui découle purement et simplement de la loi."

Cette interprétation renforce mon opinion que le texte du paragraphe 41( 2) de la Loi, interprété en fonction de l’objet de la législation et des principes dégagés par la Cour suprême du Canada, est suffisamment clair pour trancher l’argument voulant que le critère de la prévisibilité raisonnable doive être considéré comme une limite aux dommages- intérêts pouvant être accordés pour des pertes de salaire. L’article fixe lui- même ses propres limites, soit que le tribunal peut ordonner d’indemniser la personne de la totalité, ou de la fraction qu’il juge indiquée des pertes de salaire.

ii) ROLE DE LA COMMISSION :

Les arguments soumis par les parties sur cette question ont été exposés plus haut. Il est évident que, si la Commission avait donné suite à la plainte en 1981, il aurait été possible d’éviter le délai de deux ans au cours duquel la plaignante a été obligée de demander à la Cour d’appel fédérale d’infirmer la décision de la Commission de ne pas donner suite à la plainte (ce que la Cour a fait). En théorie, si la Commission avait agi adéquatement à cet égard, un tribunal aurait été constitué et il aurait rendu sa décision deux ans plus tôt. L’argument de l’employeur voulant qu’il ne devrait pas être tenu responsable financièrement des retards provoqués par la Commission est convaincant. Par contre, il serait injuste envers la plaignante d’exclure cette période du calcul de l’indemnité en raison d’événements sur lesquels elle n’avait aucun contrôle.

La Commission devrait assumer une certaine part de responsabilité pour ses actes à cet égard étant donné que ceux- ci ont des conséquences graves à la fois pour la plaignante et pour l’intimée. Toutefois, le pouvoir d’un tribunal d’accorder un dédommagement en vertu de la Loi se limite à ordonner [...] à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire [...] de prendre diverses mesures (paragraphe 41( 2)).

Il faut également signaler, comme je l’ai fait dans ma décision de 1985, qu’en raison du refus initial de la Commission de donner suite à la plainte, Mme Cashin a été obligée de retenir à ses frais les services d’un avocat plutôt que de voir la Commission s’en charger. J’ai instamment recommandé à la Commission de payer les frais juridiques de la plaignante n’étant pas habilitée par la Loi à le lui ordonner; l’avocate de la Commission m’a toutefois indiqué que cela n’avait pas été fait. A mon avis, la Commission a adopté dans cette affaire une attitude punitive et contraire aux objectifs de la législation qu’elle essaie de faire appliquer. Bien que je comprenne la position de l’employeur sur cette question, celui- ci n’ayant pas plus de contrôle sur le retard que la plaignante, je m’oppose à l’idée d’exclure cette période des calculs car cela ferait assumer la responsabilité du délai par la partie innocente, c’est- à- dire la plaignante. Le délai de deux ans ayant mené à la constitution du tribunal était une conséquence directe de l’acte discriminatoire de l’intimée. En outre, les retards dans une poursuite ne devraient pas échapper aux prévisions des parties à un différend de manière à avoir une incidence sur l’étendue de l’indemnité accordée.

iii) EXERCICE DES DROITS D’APPEL :

Il est évident que chaque partie a le droit de faire valoir sa réclamation devant les tribunaux. Il s’agit de déterminer si l’intimée devrait être tenue d’indemniser la plaignante pour les pertes de salaire subies pendant cette période.

L’intimée ne s’est pas conformée à l’ordonnance de réintégration et n’a pas versé l’indemnité accordée en 1985. Je renvoie précisément à l’alinéa 41( 2) b) de la Loi qui porte :

" 41.( 2) A l’issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l’article 42, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire [...]

b) d’accorder à la victime, à la première occasion raisonnable, les droits, chances ou avantages dont, de l’avis du tribunal, l’acte l’a privée; (Non souligné dans le texte original.)"

Il faut également signaler que, même si le tribunal d’appel a infirmé la décision originale, il a recommandé avec insistance à la SRC de rengager Mme Cashin. Il a dit au paragraphe 29295 de sa décision :

"Nous avons le devoir de saisir cette occasion pour souligner qu’étant donné les aptitudes journalistiques reconnues de Mme Cashin, la SRC serait bien avisée de lui offrir une situation équivalente dans un domaine de la diffusion où elle ne risquerait pas de contrevenir aux politiques de la Société. Il existe certaines contradictions dans la preuve sur la question de savoir si une telle offre lui avait, en réalité, été faite au moment où a pris fin son engagement au sein du module des ressources. Que ce soit le cas ou non, nous recommandons que la Société Radio- Canada envisage maintenant de faire une offre appropriée à la plaignante."

La SRC n’a pas donné suite à cette recommandation. Aucune offre n’a été faite non plus après que la Cour fédérale du Canada eut rétabli la décision du tribunal en 1988. Ce n’est qu’une fois que la Cour suprême du Canada eut refusé en décembre 1988 l’autorisation d’interjeter appel qu’une offre de réintégration a été faite, que la somme de 2 500 $ pour préjudice moral a été versée et que les négociations relatives aux pertes de salaire ont commencé.

En fait, l’employeur aurait pu atténuer ses propres dommages en offrant un emploi à Mme Cashin à n’importe quel moment après 1985.

Il ne fait aucun doute que le principal point litigieux dans l’affaire Cashin, c’est- à- dire déterminer si la norme de l’apparence d’objectivité constitue une exigence professionnelle normale en vertu de l’article 14 de la Loi (tel qu’il était alors rédigé), est très important pour la SRC et pour les médias en général, et qu’il s’agit d’une question pouvant avoir des répercussions si graves pour les employeurs qu’il est facile de comprendre qu’on ait voulu la soumettre aux plus hautes instances. Toutefois, la preuve indique que la nomination du conjoint de Mme Cashin au conseil d’administration de Pétro- Canada a pris fin à l’été 1984. On peut soutenir que l’employeur aurait pu la rengager en tout temps après l’expiration de cette nomination si celle- ci constituait en fait le motif pour lequel il ne voulait pas de la présence de la plaignante sur les ondes.

iv) POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE DU TRIBUNAL :

Un tribunal peut ordonner d’indemniser une personne de la totalité ou de la fraction des pertes de salaire qu’il juge indiquée. Le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’une manière raisonnable, mais je ne crois pas qu’aucun des facteurs décrits ci- dessus suffise en principe à limiter le montant du dédommagement en l’espèce. Je suis convaincue que la plaignante a, en réalité, été incapable de trouver un emploi dans les médias pendant la période pertinente. La SRC ne voulait pas l’engager et le secteur privé dans ce domaine représente à Terre- Neuve un marché assez limité. En outre, elle avait des motifs de croire qu’elle serait rengagée par la SRC. En effet, au seul moment de ce long processus où un tribunal l’a déboutée de sa demande, le tribunal d’appel a même à ce moment, instamment recommandé à la SRC de la rengager malgré le fait qu’il s’était prononcé en faveur de la SRC.

Il est probable qu’un journaliste ayant l’expérience et la réputation de Mme Cashin aurait continué à travailler dans le domaine de la presse parlée. Il est également probable qu’après avoir travaillé comme rédactrice présentatrice, elle se serait hissée à un poste mieux payé et plus prestigieux. L’offre d’emploi ayant été reportée au mois de janvier 1989, Mme Cashin a non seulement subi des pertes de salaire, mais elle a également perdu des possibilités d’avancement au sein de la SRC.

L’offre de réintégration qui lui a été faite concernait un emploi pratiquement identique à celui qu’elle a été obligée de quitter en septembre 1981. La lettre d’offre, datée du 11 janvier 1989 et signée par Jim Byrd, directeur régional, porte :

(Traduction)

"Madame Cashin, Pour donner suite à la décision du tribunal des droits de la personne, la Société peut maintenant vous faire l’offre d’emploi suivante.

Nous vous offrons un contrat de rédactrice présentatrice aux termes de l’ACTRA. Vous serez affectée à notre programme d’information quotidien à la radio, à St. John’s. Vous vous occuperez principalement des questions relatives au secteur de l’énergie dans la province -- (la couverture des progrès réalisés dans le domaine de l’exploitation pétrolière en mer et dans celui de l’énergie hydroélectrique ainsi que d’autres aspects du secteur de l’énergie). Vous vous occuperez accessoirement de la couverture des questions relatives à l’industrie minière, à l’industrie forestière et à l’agriculture ainsi que d’autres sujets qui seront déterminés par les réalisateurs.

Votre contrat de travail entrera en vigueur à compter du lundi 23 janvier 1989, ou à toute autre date antérieure qui vous conviendra. Suivant les conditions de la convention collective actuellement en vigueur entre la SRC et l’ACTRA, ce contrat sera d’une durée d’un an.

Votre rémunération hebdomadaire déterminée par la convention collective sera de 590,50 $ plus un paiement de 5 1/ 2 % à titre d’avantages sociaux (sous réserve des négociations collectives présentement en cours). [...]

Il ne fait aucun doute pour moi que, n’e t été l’omission de la rengager en 1981, Mme Cashin aurait occupé en janvier 1989 un poste supérieur à celui qui lui a été offert par la SRC.

La preuve soumise lors de l’audience du tribunal a démontré que les contrats de rédacteur présentateur, comme celui en vertu duquel Mme Cashin a été embauchée, étaient généralement accordés pour une période de 13 semaines et qu’ils étaient habituellement renouvelés d’une manière presque automatique même s’ils prévoyaient un délai de préavis de 30 jours. Avant septembre 1981, Mme Cashin travaillait pour la SRC à St. John’s depuis environ cinq ans. Bien que j’aie statué que la Loi permet de rendre une ordonnance de réparation, j’ai également signalé que le tribunal peut ordonner d’indemniser la personne de la totalité ou de la fraction des pertes de salaire qu’il juge indiquée.

Il faut tenir compte de deux périodes distinctes pour calculer le montant des pertes de salaire, soit avant et après la décision rendue par le tribunal en 1985. Si, dans ma décision de 1985, je n’avais pas laissé le soin aux parties de calculer le montant des pertes de salaire, je crois que j’aurais alors accordé une indemnité équivalant à dix- huit mois de salaire.

Il est toutefois plus difficile de régler la question de la période qui a suivi ma décision de 1985. J’ai déjà signalé que l’employeur n’a pas tenu compte de l’ordonnance de réintégration de Mme Cashin pendant la majeure partie de la période de 1985 à 1988. J’ai également fait remarquer que la nomination de M. Cashin à Pétro- Canada avait pris fin en 1984 et que, bien qu’il ait infirmé la décision du tribunal de première instance, le tribunal d’appel a instamment recommandé à la SRC de rengager Mme Cashin. Compte tenu de ces circonstances et des éléments que j’ai signalés, j’estime qu’il y a lieu d’accorder à Mme Cashin l’équivalent de deux années de salaire pour la période de décembre 1985 à décembre 1988, ce qui donne une indemnité totale représentant trois ans et demi de salaire perdu. Je suis convaincue que cela permet d’assurer l’équilibre entre les intérêts de la plaignante et ceux de l’intimée dans cette longue et difficile affaire.

Ayant conclu que la plaignante devrait être indemnisée de ses pertes de salaire pour une période de trois ans et demi à compter du refus de la rengager, j’examinerai maintenant les autres questions encore en litige.

REVENUS DIVERS : J’ai exposé les arguments de la plaignante et de l’intimée. Je conclus que l’utilisation d’un chiffre de 10 % pour calculer les revenus divers gagnés en plus de la rémunération de base constitue une méthode équitable pour déterminer ce montant, si on tient compte des revenus divers réels gagnés par Mme Cashin de 1979 à 1981, des revenus divers réels gagnés par ses collègues de 1981 à 1988 (pièce R- 16) ainsi que de l’expérience et des capacités de Mme Cashin.

RÉGIME DE PENSIONS DU CANADA : Je suis d’accord avec l’intimée pour dire que les contributions versées par un employeur au Régime de pensions du Canada au nom d’un employé sont des paiements effectués en application de la loi et qu’elles ne constituent pas un salaire recouvrable en vertu de la Loi. Une telle interprétation est compatible avec celle adoptée dans l’arrêt McAlpine relativement aux prestations d’assurance- chômage.

INTÉRET : Un intérêt devrait- il être accordé et, le cas échéant, quels devraient en être le taux et l’étendue? La Loi ne prévoit pas expressément le paiement d’un intérêt; il est question à l’alinéa 41( 2) c) des pertes de salaire [...] entraînées par l’acte. Ce texte est- il assez général pour permettre le paiement d’un intérêt?

Une question similaire a été examinée dans l’arrêt SRC c. Conseil Radiotélévision du Syndicat canadien de la Fonction publique et autres, [1987] 3 C. F. 515 (C. A. F). Dans cette affaire, le Conseil canadien des relations du travail avait accordé un intérêt sur les pertes de salaire. La Cour d’appel fédérale a maintenu la décision d’accorder un intérêt et approuvé l’utilisation du taux préférentiel. Le pouvoir d’accorder des indemnités était conféré à cette époque par l’article 96.3 du Code canadien du travail, S. R. C. 1970, ch. L- 1, qui habilitait le Conseil à obliger un employeur à

"c) verser à tout employé ou ancien employé lésé par l’infraction une indemnité ne dépassant pas le montant que, selon le Conseil, l’employeur aurait versé à l’employé ou à l’ancien employé à titre de rémunération, n’e t été l’infraction;"

Le juge McGuigan a déclaré à la page 521 de cette décision :

"Que cette somme soit qualifiée d’intérêt ou considérée comme faisant partie du montant adjugé, une telle interprétation ne me semble pas incompatible avec le sens évident des termes utilisés."

En fait, les dispositions du Code canadien du travail seraient plus restrictives que celles de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Malgré le fait que le paiement d’une indemnité était qualifié dans le Code par l’expression à titre de rémunération, la Cour a approuvé la décision du Conseil d’accorder des intérêts.

A la page 519, le juge McGuigan a souscrit de la manière suivante au principe cité dans l’affaire Snively and Can- Am Services and United Truck Rental, (1985) 12 C. L. R. B. R. (NS) 97 :

"La question de savoir si les intérêts s’ajoutent à la perte ou s’ils en font partie a été traitée dans Re Westcoast Transmission Co. Ltd. et Majestic Wiley Contractors Ltd. .... jugement qui a fait suite à la décision rendue dans Alan Miller. A la p. 101 de cette décision, le juge Seaton a déclaré: Le facteur intérêts s’applique non à la perte ou aux frais ou à la réparation, mais à une partie de ceuxci, et les intérêts sont calculés au moment où la décision est rendue." (Souligné dans la décision de la Cour d’appel fédérale.)

Un plaignant doit être remi[ s] dans la position où [il] aurait été si le tort qui lui a été causé ne s’était pas produit, dans la mesure où l’argent peut [le] dédommager (Butterill, C. A. F., à la page 841) si l’indemnité dont il est question à l’alinéa 41( 2) c) est une indemnité complète incluant l’intérêt sur les sommes qui auraient d être versées au plaignant pendant la période où il a subi sa perte. Des intérêts devraient être accordés afin d’indemniser pleinement la plaignante des sommes qu’elle n’a pas touchées à la suite de l’acte discriminatoire de l’employeur.

Le paiement d’un intérêt au taux préférentiel a été accordé dans de nombreuses décisions (Scott v. Foster Wheeler Ltd., (1987) 8 C. H. R. R. D/ 4179 (C. S. Ont.), SRC c. Conseil Radiotélévision du Syndicat canadien de la Fonction publique et autres, [1987] 3 C. F. 515 (C. A. F.), Boucher v. Correctional Service of Canada, (1988) 9 C. H. R. R. D/ 4910 (tribunal), Chapdelaine et al. v. Air Canada, (1987) 9 C. H. R. R. 4449 (tribunal). Je conclus que le taux préférentiel actuel constitue la mesure adéquate de l’intérêt qui est payable à compter de la date de la perte.

La pièce R- 19 déposée par l’intimée est un listage d’ordinateur sur lequel est calculée la perte de revenus de Mme Cashin en fonction de diverses variables comme l’étendue de l’indemnité, le calcul des revenus divers et le taux d’intérêt. Cette pièce indique que le montant exact des pertes de salaire est de 169 195 $ si on considère que l’indemnité couvre une période de trois ans et demi à compter du 11 septembre 1989, que les revenus divers ont été fixés à 10 % et que le taux d’intérêt est celui de l’intérêt préférentiel (un intérêt étant calculé sur l’intérêt). Il faut rajuster ce montant en fixant à 5 % de la rémunération brute plutôt que de la rémunération nette les sommes mises de côté pour le régime de pensions tout en les excluant du calcul de l’intérêt. La preuve n’a pas indiqué clairement si les sommes gagnées par la plaignante à titre de directeur pour la période de 1982 à 1983 ont été incluses dans son revenu; il faut déduire ces sommes ainsi que tous les autres revenus qu’elle a gagnés pendant la période de trois ans et demi. L’employeur doit également remettre sur le montant de l’indemnité les prestations d’assurance- chômage reçues par Mme Cashin pendant la période pertinente. Le montant mentionné ci- dessus, tiré de la pièce R- 19, n’est donc pas exact. Ayant indiqué ma décision sur chaque point litigieux, je laisse le soin aux parties d’effectuer les calculs détaillés qui en découlent.

J’ordonne aux parties de demander une décision sur la question de l’imposition. Seul Revenu Canada peut déterminer si un impôt est d . Le résultat final de ma décision est que Mme Cashin devrait être dans la position après impôt où elle aurait été si elle avait travaillé pour la SRC pendant la période de trois ans et demi. 18 >Je ne crois pas qu’il soit indiqué d’ordonner à l’employeur de payer les frais juridiques de Mme Cashin, bien que je semble y être habilitée par l’alinéa 41( 2) c) (tel qu’il était rédigé à cette époque). Encore une fois, je recommande instamment à la Commission canadienne des droits de la personne de payer les frais juridiques engagés par la plaignante au cours de toutes ces procédures. On n’a pas tenu compte dans l’indemnité accordée du fait qu’elle devra probablement payer ces frais juridiques du début à la fin et qu’elle ne devrait pas le faire. Il est déraisonnable pour la Commission de forcer la plaignante à payer ses frais juridiques à l’aide de l’indemnité reçue, frais qui auraient d être engagés à toutes les instances par la Commission elle- même si elle avait effectué son travail correctement.

Même s’il serait préférable de fixer avec précision le montant de l’indemnité, c’est impossible sans d’autres renseignements plus détaillés. Je laisse le soin aux parties de déterminer le montant précis de l’indemnité, calculé en fonction des éléments énumérés ci- dessus. Cette indemnité doit être versée immédiatement à la plaignante. Une fois que les parties auront obtenu une décision de Revenu Canada sur les conséquences fiscales de l’indemnité, l’intimée devra immédiatement remettre à la plaignante la somme devant être versée à Revenu Canada. Dans le cas peu probable où les parties seraient encore incapables de s’entendre sur le calcul de l’indemnité, je conserve ma compétence à cet égard.

FAIT le 1990 Le tribunal (signature) Susan M. Ashley

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.