Tribunal canadien des droits de la personne

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DÉCISION RENDUE LE 22 SEPTEMBRE 1981

D. T. 9/ 81

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE S. C. 1977, c. 33, version modifiée

LITIGE METTANT EN CAUSE : Le plaignant, M. K. S. Bhinder de Toronto, qui prétend que le mis en cause, Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, a commis à son égard un acte discriminatoire, en matière d’emploi, fondé sur la religion.

DEVANT : Un tribunal des droits de la personne constitué par M. R. G. L. Fairweather, président de la Commission canadienne des droits de la personne, en vertu du paragraphe 39( 1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et formé de Peter Cumming et Mary Eberts de Toronto (Ontario), et de Joan Wallace de Delta (Colombie- Britannique).

ONT COMPARU : M. Russell Juriansz, avocat de la Commission canadienne des droits de la personne.

Mme Janet Bradley, avocat du plaignant, MM. Larry L. Band et John Cashin, avocats de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada.

TABLE DES MATIERES

Introduction

Question préliminaire

Points en litige

Le sikhisme en tant que religion

Les faits

Constatations relatives aux faits

La question de compétence

Les stipulations du contrat d’engagement

La question du bien- fondé

1. La situation de droit des parties

2. Cas de discrimination qui, de prime abord, paraît fondé

3. La question de l’absence d’intention d’établir une distinction

4. Exigences professionnelles normales

A. Généralités

B. Quand l’aptitude de l’employé est mise en doute

C. Quand il y va de la sécurité d’autrui

D. Quand la sécurité du seul plaignant est en jeu

1. Généralités

2. L’obligation statutaire

E. Le devoir de l’employeur de tenir compte de la situation des employés

1. Les États- Unis

2. Le Royaume- Uni

F. Le coût de l’indemnisation des travailleurs pour l’employeur

5. Limites générales à la liberté de religion

Récapitulation et conclusion

Décision et ordonnance

DÉCISION

INTRODUCTION

Dans la plainte (pièce C- 2) qu’il a soumise au tribunal des droits de la personne, M. K. S. Bhinder, prétendait que le mis en cause, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (ci- après appelée le CN), s’était livré à un acte discriminatoire envers sa personne en exigeant qu’il se conforme à la politique de la compagnie voulant que tous les employés du centre de triage de Toronto portent le casque de sécurité. M. Bhinder, du fait de sa religion (il est sikh), ne peut en effet rien porter d’autre qu’un turban. Plus particulièrement, le plaignant faisait état d’une infraction aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (ci- après appelée la Loi), qui se lisent comme suit :

7. Constitue un acte discriminatoire le fait a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu, ou b) de défavoriser un employé, directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite.

10. Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur ou l’association d’employés

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite, ou b) de conclure des ententes, touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel pour un motif de distinction illicite, d’une manière susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus.

L’article 3 de la Loi se lit comme suit :

3. Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, la situation de famille ou l’état de personne graciée et, en matière d’emploi, sur un handicap physique.

M. Bhinder, dont le père était capitaine dans l’armée britannique, est né en Inde en 1942. Il a reçu une formation d’électricien en Angleterre, d’où il a immigré au Canada en 1974. Il est marié et père de trois enfants. M. Bhinder a commencé à travailler pour la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada vers le 8 avril 1974, demeurant au service de cette compagnie jusqu’au 5 décembre 1978. Pendant ces quatre années et demie, il a occupé un poste d’électricien d’entretien du train Turbo au centre de triage de Toronto.

De toute évidence, M. Bhinder est un homme très laborieux. Il travaillait de 23 h à 7 h pour le CN, et de 7 h 30 à 15 h 30 pour la compagnie Inglis Appliances comme électricien d’entretien (voir page 296 de la transcription).

Le mis en cause a adopté, le 30 novembre 1978, une politique voulant que tous les employés du centre de triage de Toronto doivent porter le casque de sécurité (voir pièce C- 12 et p. 279 de la transcription).

Dans une note de service datée du 30 novembre 1978 (pièce C- 12) et adressée à tous les employés du centre de triage de Toronto, il est en effet indiqué qu’à compter du 1er décembre 1978, tous sans exception devront porter le casque pour des raisons de sécurité (pièce C- 12).

Auparavant, la voie de réparation (voir pièce R- 1, photo no 32, et pages 288, 289, 351, 372 et 421 de la transcription) était le seul secteur du centre où l’on exigeait ou, du moins, recommandait le port du casque de sécurité (voir page 286 de la transcription). La voie de réparation, où l’on remplace les roues des wagons, est très éloignée de l’endroit où se trouve le train Turbo (voir page 288 de la transcription). M. Bhinder a toutefois travaillé dans le secteur de la voie de réparation à quatre ou cinq reprises sans porter de casque de sécurité (voir page 290 de la transcription).

Par suite de l’adoption de la nouvelle politique, M. Bhinder a avisé le CN qu’il ne pouvait porter le casque du fait que sa religion exigeait le port du turban (voir page 282 de la transcription). La compagnie lui a répondu officiellement par une lettre datée du 5 décembre 1978 (pièce C- 12), qu’aucune exception ne serait tolérée et qu’il devrait porter le casque qu’on lui remettrait, sous peine de perdre son emploi à compter du 6 décembre 1978.

M. Bhinder a été renvoyé le 5 décembre 1978. Dans son témoignage, il a indiqué que son syndicat s’était désintéressé de son sort (voir page 283 de la transcription) et que le CN n’avait pas essayé de lui trouver un autre emploi de cheminot (voir page 300 de la transcription). Il a cependant déclaré que de toute façon il n’aurait pas accepté un autre emploi que celui d’électricien (voir page 328 de la transcription).

Comme employé du CN, M. Bhinder gagnait environ $14 500 par année (pièce C- 19, C- 20).

M. Bhinder a bien tenté de trouver un autre emploi mais sans succès, probablement parce que son travail pour la compagnie Inglis l’occupait pendant le jour et qu’il lui fallait trouver un emploi de nuit (voir pages 321 et 323 de la transcription).

Le 21 décembre 1978, en réponse à la démarche faite par la Commission canadienne des droits de la personne au nom de M. Bhinder, le mis en cause a indiqué que le port du casque de sécurité au centre de triage de Toronto était une exigence professionnelle normale, étant donné que

... le travail s’effectue sous du matériel lourd, ce qui nécessite le port d’un casque par mesure de protection au cas où, en se redressant, les employés se heurteraient la tête ou pour se prémunir contre les chutes d’objets (traduction) (pièce C- 14).

Question préliminaire

Au tout début de l’audience, l’avocat du plaignant a demandé que l’organisation du Sri Guru Singh Sabha soit considérée comme partie intéressée, étant donné l’intérêt évident de l’ensemble de la communauté sikh dans l’affaire soumise au tribunal. L’article 40 de la Loi stipule ce qui suit :

40. (1) Le tribunal doit, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à sa discrétion, à tout intéressé, examiner l’objet de la plainte..."

Etant donné que l’adjonction de cette organisation n’était pas nécessaire à la présentation des éléments de preuve du plaignant, comme l’a admis l’avocat de ce dernier (voir page 7 de la transcription), le tribunal, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, a décidé de ne pas permettre à cette organisation de prendre part aux délibérations en qualité de partie intéressée.

Points en litige

Le mis en cause a soutenu que, premièrement, il n’avait pas commis d’acte discriminatoire et, deuxièmement, s’il l’avait fait, cet acte n’était pas illicite car le port du casque de sécurité est une exigence professionnelle normale. L’alinéa 14 a) de la Loi se lit comme suit :

14. Ne constituent pas des actes discriminatoires a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils sont fondés sur des exigences professionnelles normales.

Troisièmement, le mis en cause a fait valoir que la question du port obligatoire du casque de sécurité relève exclusivement de la compétence de la Commission canadienne des transports (CCT), conformément à la Loi sur les chemins de fer S. R. C. 1970, R- 2. En d’autres termes, il affirmait qu’étant donné que la CCT peut adopter des règlements relatifs à la sécurité, le tribunal n’a aucune compétence pour rendre un jugement sur la politique du CN en matière de sécurité.

Quatrièmement, le mis en cause a soutenu que sa politique relative au port du casque de sécurité était à la fois sanctionnée et rendue nécessaire par le Code canadien du travail et les règlements y afférents et que, par conséquent, le tribunal n’avait pas compétence en la matière. Cinquièmement, le mis en cause a prétendu que sa politique concernant le port du casque de sécurité était conforme au Code canadien du travail et aux règlements y afférents, et qu’elle était donc forcément une exigence professionnelle normale.

Enfin, le mis en cause a déclaré que le fait d’exempter le plaignant du port du casque de sécurité lui occasionnerait des frais additionnels en vertu du Workmen’s Compensation Act (Loi sur les accidents de travail) R. S. O. 1978, c. 505, version modifiée, et que, par conséquent, sa politique était une exigence professionnelle normale.

Le sikhisme en tant que religion

Le professeur Uday Singh, qui enseigne les mathématiques à l’université Laurentienne de Sudbury, a rendu témoignage. Il a été appelé, en tant que sikh, comme témoin expert pour faire une déposition concernant les principes de la religion sikh. (Voir pages 15 à 63 de la transcription).

Le sikhisme est l’une des trois grandes religions du sous- continent indien, les deux autres étant l’hindouisme et l’islamisme. Le professeur Singh a déclaré que le sikhisme avait pris naissance au XVe siècle en réaction contre la tyrannie et les abus d’autorité des dirigeants islamiques en Inde. Se présentant à l’origine comme une révolte de militants contre la domination musulmane dans une société hindoue généralement passive, le sikhisme est rapidement devenu une religion monothéiste florissante. En fait de réforme sociale, les sikhs se sont insurgés contre les castes hindoues et ils ont vigoureusement prêché le caractère primordial de la charité. Nés sous le signe du militantisme, les sikhs ont toujours prôné la sobriété, le travail acharné et la nécessité d’une discipline personnelle rigoureuse, et ils sont des guerriers réputés.

Les sikhs sont aujourd’hui au nombre d’environ 15 millions, dont 10 millions habitent dans la région du Panjab, au nord- ouest de l’Inde. On évalue à quelque 50 000 le nombre de sikhs qui vivent dans le sud de l’Ontario (voir page 32 de la transcription), la presque totalité d’entre eux ayant immigré au Canada au cours des vingt dernières années (voir page 33 de la transcription).

En 1604, le cinquième guru, ou chef spirituel, constitua le livre saint des sikhs, le Granth. Chaque guru est considéré comme ayant été la réincarnation de Dieu. En vertu de leurs principes religieux, les sikhs doivent respecter les cinq exigences suivantes (qu’on appelle quelquefois les cinq K) en matière de vêtements et d’apparence personnelle :

  1. Kesh : c’est- à- dire les cheveux que l’on ne coupe jamais.
  2. Kirpan : l’épée qui mesurait à l’origine trois pieds, mais qui aujourd’hui ne fait que neuf pouces.
  3. Kachh : ou culotte courte devant être portée sous le pantalon.
  4. Kara : c’est- à- dire le bracelet qui à l’origine était une sorte de bouclier servant à parer les coups.
  5. Khanga : c’est- à- dire le peigne qui retient en tout temps les cheveux.

Voilà les principaux symboles qui, traditionnellement, ont servi à inculquer la bravoure aux sikhs et à préserver leur identité culturelle, en dépit de la dure oppression religieuse dont ils ont été victimes. Le turban est un accessoire vestimentaire indispensable qui sert à retenir les cheveux et à les couvrir. L’obligation de porter le turban est énoncée dans le livre saint des sikhs (voir page 51 de la transcription). Le dixième guru, Sri Guru Gobind Singh en a fait une règle religieuse le 13 avril 1699 (voir page 31 de la transcription).

Voici le témoignage du professeur Singh : Q. D’accord. Du point de vue religieux, un sikh peut- il porter quelque chose au- dessous ou au- dessus du turban ?

R. Il ne peut rien porter ni au- dessous ni au- dessus ni en remplacement du turban. Le turban et c’est tout. Rien d’autre (voir page 29 de la transcription).

... R. Celui qui ne porte pas le turban n’est plus considéré comme étant un sikh (voir page 32 de la transcription).

Les passages suivants sont tirés du livre intitulé A Guide to the Sikh Way of Life (Rehat Maryada) (pièce C- 3), qui a été publié en mai 1971 par la Sikh Cultural Society de Londres :

II. Mode de vie conforme à l’enseignement des gurus Un sikh doit vivre et travailler en respectant les principes du sikhisme et s’inspirer de ce qui suit :

... (t) Un sikh doit toujours porter un turban (pour les hommes) et une culotte courte ou autre vêtement similaire. (traduction)

Le professeur Singh a cité les extraits suivants de ce livre : Si un sikh enlève son turban et, en remplacement, porte un chapeau ou une casquette de quelque genre que ce soit, souple ou rigide, il subira sept fois le sort du lépreux suivant le cycle de la vie et de la mort. Il naîtra et mourra sept fois dans la peau d’un lépreux s’il échange son turban contre un chapeau. (Voir page 30 de la transcription). (traduction)

... Pour recevoir le baptême, il faut respecter les cinq K...

... et la tête doit être couverte. ... Les sikhs qui sont baptisés ne doivent pas fréquenter les apostats qui ne respectent pas les cinq K, y compris les cheveux et le turban.

(Voir pages 41 et 42 de la transcription). Il a aussi traduit des passages d’un livre rédigé en panjabi, dont le titre signifie les commandements (pièce C- 4).

"Un sikh doit respecter les interdits suivants..." L’un d’entre eux est (CE QUI SUIT EST DIT EN PANJABI) -- de porter une casquette ou un chapeau. Voilà l’une des choses qu’il est défendu de faire. Un sikh ne peut transgresser cet interdit.

... En ces deux occasions, vous devez refaire votre turban... ... et le porter pendant 24 heures... (voir pages 46 et 47 de la transcription). (Traduction)

On retrouve dans le livre de Joseph Davey Cunningham intitulé A History of the Sikh, 1 publié sous la direction du professeur H. L. O. Garrett (pièce C- 5), des déclarations attribuées au Guru Gobind, dont la suivante :

"Un sikh qui porte une casquette..., connaîtra sept fois l’agonie de l’hydropique." (page 343).

1. S. Chand & Co. Put. Ltd., Nouvelle- Delhi, 1972.

L’extrait suivant d’une lettre de Sir Reginald Savory, lieutenant général de l’armée britannique, publié dans l’édition du 30 août 1973 d’un quotidien britannique (pièce C- 7), illustre à la fois l’intensité de la croyance des sikhs dans le port obligatoire du turban et le fait qu’en d’autres temps et lieux, on a fait preuve à leur égard de plus de tolérance.

"J’ai servi avec les sikhs pendant 25 ans et je les connais bien. Dans la vieille armée des Indes, il n’était pas question, lors des défilés militaires, d’obliger les sikhs à enlever leur turban et à se raser la barbe. Cela aurait provoqué une révolte. Leurs convictions religieuses à cet égard étaient telles que même au combat ils refusaient de troquer leur turban contre un casque en acier." (Voir page 51 de la transcription). (Traduction)

Dans une décision rendue récemment par une commission d’enquête de l’Ontario formée par le professeur Frédéric H. Zemans, dans l’affaire Pritam Singh v. Workmen’s Compensation Board Hospital and Rehabilitation Centre, 1 on trouve un bon exposé portant sur le sikhisme.

1. Juin 1981, voir pages 2, 3, 5, 6, 11 et 12.

La chevelure de M. Bhinder mesure approximativement trois pieds, et son turban est fait de tissu d’environ cinq verges et quart de longueur sur une verge de largeur (voir page 286 de la transcription).

Le plaignant, M. K. S. Bhinder, est un sikh pratiquant, qui croit sincèrement dans sa religion. En tant que sikh, il porte le turban qui est un symbole essentiel de sa foi. L’avocat du mis en cause, M. Band, a promptement déclaré que la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada reconnait et accepte les convictions religieuses des sikhs en général, et il n’a pas contre- interrogé les témoins sikhs au sujet de ces exigences de leur foi. Aux yeux du tribunal, il est certain que le plaignant, en tant que sikh pratiquant, doit porter un turban. Il ne peut se faire couper les cheveux en raison de ses principes religieux. Parmi les motifs de distinction illicite, l’Ontario Human Rights Code, R. S. O. 1970, c. 318, version modifiée, mentionne la croyance (voir l’article 4 par exemple), alors que l’article 3 de la Loi fédérale retient le terme religion. Dans la décision rendue par un tribunal des droits de la personne de l’Ontario (mai 1977), dans l’affaire Ishar Singh v. Security Investigation Services Protection Company, on retrouve une étude de la signification du mot croyance qu’il est bon de citer.

"Qu’entend- on par croyance ? Ce nom vient du mot latin credo qui signifie je crois. La définition de l’Oxford English Dictionary (Oxford University Press, Amen House, London E. C. 4. réimpression de 1961) est la suivante :

... ... ensemble de convictions religieuses que l’on a ou que l’on professe : la foi d’une communauté ou d’un individu, particulièrement si elle est exprimée ou susceptible de l’être par une formule définie." (Traduction).

Dans le Webster’s New International Dictionary (Second Edition, unabridged, 1935. Copyright, 1934 by B. & C. Merriam Co. Publishers, Springfield, Massachussetts, U. S. A.), on définit le mot croyance de la façon suivante :

1 ... expression ou profession d’une foi religieuse; ensemble de convictions religieuses, en particulier celles qui sont exprimées ou susceptibles de l’être en un énoncé précis; quelquefois, ensemble de principes ou d’opinions professés ou acceptés dans le monde des sciences ou de la politique, ou autre élément semblable.. (Traduction)

De toute évidence, le sikhisme est une croyance (la croyance est définie de la même manière dans l’affaire R v. OLRB, sans avis à la partie adverse, Trenton Construction Workers Association, section locale 52, (1963) 2 O. R. 376 à 389), si l’on s’en tient à ces critères. Le sikhisme est essentiellement la profession d’une conviction religieuse.

Il est tout aussi évident que le sikhisme est une religion au sens de l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne; or la religion est un motif de distinction illicite.

Les faits

Norton Brown, mécanicien adjoint travaillant au centre de triage de Toronto ou de Spadina (comme on dit quelquefois) de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, est venu faire une déposition. Le centre de triage est situé près de l’avenue Spadina, à proximité du centre- ville de Toronto, comme on peut le voir sur la photographie aérienne (pièce R- 1). Les trains ordinaires avec voitures- coach sont triés à cet endroit. Se rendant à la suggestion de tous les avocats, le tribunal a visité le centre tard en soirée alors que le Turbo y était garé.

On y trouve une rotonde dans laquelle s’effectue le travail sur les locomotives, des axes d’attente, des voies de réparation et des fosses de travail. La voie de réparation no 5 sert à l’entretien et à la réparation du turbotrain. Une fosse de travail est creusée entre les rails de cette voie. Trois ou quatre hommes y descendent pour inspecter le chassis du train qui passe au- dessus d’eux (page 78 de la transcription). Les dimensions de la fosse sont de trois à quatre pieds de largeur, de vingt à vingt- cinq pieds de longueur et de cinq pieds et demi de profondeur, et un escalier y donne accès. Un certain nombre de photographies ont été versées au dossier simplement pour démontrer, de façon générale, la relation existant entre le centre de triage en tant que lieu de travail et les hommes qui y travaillent (page 91 de la transcription, pièce R- 2; les pièces R- 3 et R- 4 sont d’autres photographies de la fosse de travail et des voies de réparation).

Le travail sur le turbotrain s’effectue entre 23 h et 7 h. Il y a alors, ordinairement, un électricien, un réparateur de wagons et un machiniste dans la fosse. L’électricien, comme M. Bhinder, vérifie les pièces et les raccordements électriques.

M. Bhinder a déclaré qu’il passait chaque nuit de deux à trois heures dans la fosse, où il vérifiait, au moyen d’une lampe de poche, l’ensemble des circuits électriques installés sur le chassis du turbotrain. Pour ce qui est de l’intérieur du turbotrain, M. Bhinder a fait savoir qu’il était chargé de vérifier les portes, la radio, le téléphone et le système de sonorisation, le panneau de commande près du siège du mécanicien, les manomètres et les lampes, l’avertisseur, le système de chauffage et de conditionnement d’air, les lampes hyperfréquences et les liseuses des voitures- coach; il devait aussi réparer les douilles de lampe endommagées et les lampes gyroscopiques de la locomotive. A l’extérieur du train, il devait vérifier les voyants de marche, les capteurs magnétiques sur chaque roue des voitures et la charge des accumulateurs, puis effectuer ensuite les réparations mineures qui s’imposaient.

Peter Rosemond, électricien d’entretien qui travaillait pour le CN sur les turbotrains à la même époque que M. Bhinder, a confirmé l’exactitude de la description que ce dernier a donné de son emploi (page 372 de la transcription).

La pièce C- 15 est un résumé des tâches de l’électricien travaillant sur un turbotrain. Il a été rédigé par M. R. E. Barratt, contremaître au centre de triage de Toronto. Ce résumé concorde avec la transcription que M. Bhinder a donné de ses fonctions, quoiqu’il y ait une divergence d’opinion évidente entre M. Barratt et M. Bhinder quant à l’importance des risques ou des dangers inhérents à leur exécution.

L’électricien doit aussi vérifier le panneau de la voiture panoramique qui abrite le panneau relais principal du train (pages 84 à 86 de la transcription), les raccordements électriques de la voiture panoramique (pages 87 et 88 de la transcription), les filtres et les raccordements du système de conditionnement d’air (page 87 de la transcription). La pièce R- 5 est constituée d’une série de photographies des divers éléments du turbotrain sur lesquels l’électricien est appelé à travailler.

Dans son témoignage, M. Bhinder a fait observer qu’il n’était jamais rien tombé dans la fosse pendant les quatre ans et demi qu’il a travaillé pour le CN (pages 274 et 275 de la transcription) et qu’il n’y avait aucun danger de chute des portes du compartiment d’alimentation (page 277 de la transcription).

Joseph Bonelli de Washington (D. C.) est aussi venu rendre témoignage. M. Bonelli est directeur chargé des règles de sécurité pour la société Amtrack, qui assure, aux États- Unis, les services ferroviaires aux voyageurs (page 94 de la transcription). Fort de 40 ans d’expérience dans le domaine des opérations ferroviaires, il est ex- président de l’American Association of Railroad Superintendents, et il a visité de nombreux centres de triage importants partout aux États- Unis (page 95 de la transcription), y compris des installations pour turbos, en vue de vérifier s’ils répondaient aux normes de sécurité.

Selon M. Bonelli, le travail dans un centre de triage comporte certains dangers qui rendent nécessaire le port du casque de sécurité.

Q. Y a- t- il certains dangers liés au travail dans un centre de triage ?

R. Certainement. Quelquefois, des gens travaillent en même temps à différents niveaux : ponts- grues, véhicules qui se déplacent. Il y a des dangers, oui Monsieur.

Q. Vous avez indiqué que dans les installations pour turbos du chemin de fer pour lequel vous travaillez, il y a des fosses. Les trains passent- ils au- dessus des fosses et y a- t- il des hommes qui travaillent dans les fosses pendant que les trains passent ?

R. C’est la raison d’être même de la fosse de permettre aux hommes de rester sur place pendant que le train passe au- dessus d’eux, de façon qu’ils puissent inspecter les chassis et tout le reste.

Q. Et l’inspection des circuits électriques se fait dans ces circonstances ?

R. Oui, en effet. Q. Et les gens qui font ce travail sont des électriciens ? R. Oui, ils le sont. Q. Portent- ils un casque de sécurité quand ils effectuent ces inspections dans les fosses ?

R. Oui, ils en portent un. C’est obligatoire. Q. Pourquoi donne- t- on un casque de sécurité aux électriciens qui travaillent dans les fosses ?

R. Tous les employés qui travaillent dans notre centre de triage se voient remettre un casque de sécurité à cause des dangers qu’ils courent.

Q. Quel rapport y a- t- il entre le casque de sécurité et les dangers ?

R. Pardon ? Q. Quel rapport y a- t- il entre le casque de sécurité et les dangers ? De quelle façon modifie- t- il les dangers ?

R. C’est qu’une grande partie du travail s’effectue au- dessus de la tête. On ne peut prendre le risque de se faire frapper par un objet qui tombe, surtout quand on est dans les fosses pendant que le train passe au- dessus. Il pourrait arriver qu’une partie du chassis qui pend se dégage ou que le train ait ramassé en passant un quelconque objet qui tombe pendant qu’une personne se trouve dessous (pages 98 à 100 de la transcription).

M. Bonelli a dit avoir visité le centre de triage de Toronto qui à son avis, est identique, de par sa conception et ses fonctions, à ceux d’Amtrack (pages 101 et 103 de la transcription).

M. Bonelli a émis l’opinion que le casque de sécurité devrait être obligatoire dans le centre de triage.

Q. Depuis bon nombre d’années, vous oeuvrez dans le domaine ferroviaire et la sécurité au travail. Estimez- vous que le centre de triage est un endroit où, pour des raisons de sécurité, on doit porter le casque ?

R. Que ce soit de ce côté- ci de la frontière ou de l’autre, tous les employés travaillant dans un centre de triage devraient porter le casque de sécurité. Le port du casque est obligatoire en vertu des règlements que nous avons adoptés.

Q. Ces règlements devraient s’appliquer au centre de triage qui nous intéresse 7

R. Oui. Q. Le centre de triage de Spadina ? Est- ce là votre avis ? R. Oui. Q. A quoi servirait le port du casque de sécurité dans un lieu de travail comme celui que vous avez vu dans les pièces R- 1 à R- 4 ?

R. Il pourrait fort bien éviter une blessure grave. Je crois que nous savons tous qu’un coup à la tête est très grave et que nous ne devons prendre aucun risque. Un coup à la tête peut avoir tellement de conséquences graves (pages 107 et 108 de la transcription).

R. ... De façon générale, j’estime que le grand nombre d’installations aériennes suffit à justifier le port du casque de sécurité, que l’employé ait à travailler ou non sous des wagons. J’ai vu de nombreuses grues en l’air, et des poteaux. Je ne sais pas si vous vous rappelez les avoir vus. Il y en a qui ont une tension de 480 volts ou qui véhiculent un courant électrique à haute intensité. Les fils pourraient être enveloppés de glace qui pourrait fondre et tomber sur la tête de quelqu’un. J’ai remarqué que des gens se déplaçaient sur le terrain dans des voiturettes électriques ou autres véhicules motorisés. J’ai remarqué des plates- formes d’où pourraient tomber des objets qui risqueraient de frapper un employé dans le centre de triage. Il y a aussi le passage couvert. Les fosses de travail que j’ai vues sont situées dans une zone où il est essentiel de porter un casque de sécurité. Je suis d’avis que le casque devrait être porté par tous. Certains de vos ateliers intérieurs me semblent même assez dangereux pour que le casque y soit porté constamment et ce, à cause des installations qui s’y trouvent placées au- dessus des têtes.

Q. A la lumière de votre expérience et de ce que vous avez vu au centre de triage de Spadina, lieu de travail de M. Bhinder, je vous prie de répondre à cette question : le lieu de travail de M. Bhinder et le travail que celui- ci effectue sont- ils dangereux ? Comportent- ils des risques de blessure à la tête ?

R. Certainement. Q. En pratique, est- il possible d’éliminer ce danger professionnel de blessure à la tête ou d’en contrôler l’apparition ? En d’autres mots, peut- on éliminer ce qu’il a à faire ?

R. Non. Je crois que vous demandez s’il est possible d’éviter les risques. En tant que préposés à la sécurité, c’est précisément de cela que nous nous occupons. Quand nous découvrons un risque, la première chose que nous faisons est de tenter, par des moyens techniques, de l’éliminer. Je me demande comment on peut inspecter le dessous d’une pièce d’équipement et éliminer complètement le risque. La seule façon de s’en tirer est de fournir à l’employé un équipement qui lui assurera assez de sécurité et de protection pour échapper aux risques et éviter les blessures.

Q. Laissez- vous entendre que les risques ne peuvent en pratique être éliminés par des moyens techniques ? Il y a sûrement une autre solution.

R. C’est exact. Aussi longtemps qu’on exploite un train, il faut l’inspecter. Évidemment, on pourrait toujours faire disparaître le risque en cessant d’exploiter les trains, mais cela serait un peu ridicule.

Q. Je parle de moyens pratiques, raisonnablement pratiques. N’y a- t- il aucun moyen d’y arriver ?

R. Je dis qu’il n’y a aucune façon d’y arriver. Voilà pourquoi j’ai examiné les lieux, pour tenter de trouver une façon de le faire, ayant été incapable d’y arriver dans mon pays.

Q. Le port d’un casque de sécurité par M. Bhinder ou par un autre employé effectuant le travail de M. Bhinder au même endroit préviendrait- il les blessures ou réduirait- il de façon significative la gravité d’une blessure à la tête ?

R. Oui.

Q. Estimez- vous qu’il est raisonnablement nécessaire pour un employé, vu le lieu où il travaille et le genre de travail qu’il effectue, de porter un casque de sécurité afin d’assurer sa sécurité et celle des autres ?

R. Oui, je le crois. Q. D’un point de vue pratique, compte tenu des réalités quotidiennes du travail et de la situation propres au centre de triage, estimez- vous qu’il est raisonnablement nécessaire de porter un casque pour des raisons de sécurité ?

R. Oui. Puis- je donner des détails ? Q. Oui ? R. Je suis convaincu que votre compagnie comme la nôtre est plus intéressée par le bien- être de ses employés que par le sien. C’est pourquoi nous insistons - et j’estime que vous devriez aussi en faire autant - pour qu’on porte l’équipement protecteur nécessaire, en l’occurence, le casque de sécurité. Vous vous intéressez autant que nous à leur bien- être (pages 109 à 112 de la transcription).

Le seul cas d’exception serait, à son avis, celui des nettoyeurs de voitures, au moment où ils travaillent à l’intérieur de celles- ci (pages 120 et 121 de la transcription).

M. Bonelli a indiqué qu’aux États- Unis, les règlements stipulent qu’on doit fournir aux employés l’équipement protecteur dont ils ont besoin et que, de l’avis de l’employeur, c’est- à- dire les chemins de fer, la protection ne s’obtient qu’en rendant obligatoire le port du casque de sécurité (page 124 de la transcription).

Selon M. Bonelli, il incombe de se protéger des dangers que peuvent engendrer les trains en marche et les objets qui font saillie ou qui tombent.

Le président : Ainsi, vous dites que le casque de sécurité assure une protection supplémentaire quand les trains en marche...

Le témoin : Trains en marche, objets qui tombent, objets qui font saillie, objets qui tombent d’une voiturette en mouvement. Par exemple, un sabot de frein peut avoir été déplacé d’un bout à l’autre d’une voie et, pour une raison ou pour une autre, avoir glissé jusqu’au bord de la voiturette au moment où celle- ci passe à côté d’un homme. Le sabot de frein peut facilement tomber et rouler dans la fosse.

Il s’agit donc de se protéger de façon générale puisqu’on ne sait jamais ce qui peut se produire. Si nous le savions avec exactitude, il nous suffirait probablement de nous protéger contre le danger en question, mais nous ne le savons pas (page 128 de la transcription).

John A. Fletcher est expert- conseil indépendant dans le domaine de la sécurité et du contrôle total des pertes (page 131 de la transcription). Il possède une connaissance approfondie des mesures de sécurité industrielle. Auteur de trois livres sur le sujet, il fait autorité en matière de sécurité.

Q. Je vois. En tant que spécialiste de la prévention des accidents, pouvez- vous nous dire si vous considérez nécessaire, pour des raisons de sécurité et de protection de la tête, que les employés portent un casque de sécurité dans le centre de triage ?

R. J’ai pu voir non seulement les installations pour le turbo, mais aussi le centre de triage en entier, et cette visite m’a convaincu du fait que le port du casque de sécurité devrait être obligatoire dans toute cette zone (page 136 de la transcription).

Parmi les dangers inhérents au centre de triage de Toronto, M. Fletcher a mentionné les suivants : possibilité de chute du capot du compartiment d’alimentation (sur les voitures panoramiques) qui est retenu par des tiges, risque de se faire frapper par du matériel en mouvement, de heurter des glaçons suspendus, de se cogner la tête en descendant dans la fosse ou en en remontant, et possibilité que le turban accroche contre un engrenage ou s’y prenne, etc. (pages 141 à 146 de la transcription). De plus, le courant électrique voyage quand l’électricien effectue ses tests; le casque de sécurité, qui est isolé, assure donc une protection supplémentaire (page 147 de la transcription).

M. Bhinder lui- même se préoccupe beaucoup de la sécurité. Il a déclaré toujours porter des lunettes protectrices; il en portait même avant que le CN ne l’exige (pages 278 et 279 de la transcription). De plus, il reconnaît le bien- fondé de la politique relative au port du casque de sécurité entrée en vigueur le 30 novembre 1978. Sa plainte porte non pas sur le bien- fondé de cette politique, mais sur le fait qu’elle ne devrait pas, à son avis, s’appliquer à lui, étant donné qu’il a déjà suffisamment de protection avec son turban (page 287 et pages 329 et 347 de la transcription). En outre, ses convictions religieuses l’empêchent tout simplement de porter le casque de sécurité.

M. Gordon C. Wilson, agent des affaires ouvrières et de la sécurité au travail pour Travail Canada, est aussi venu faire une déposition. Il a pour fonctions de surveiller l’application de la Partie IV du Code canadien du travail dans diverses entreprises fédérales dont le centre de triage de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada à Toronto. Il a inspecté, les 28 novembre et 4 décembre 1979, le centre de triage de Toronto (voir la pièce R- 2 et les pages 541 à 567 de la transcription), y compris la voie de réparation des turbos, sa fosse de travail et le secteur environnant. Il a émis l’opinion qu’il est nécessaire d’exiger le port du casque de sécurité dans le centre de triage.

Q. A deux occasions. Abordons maintenant la seule question du casque de sécurité. A la lumière de vos constatations et de votre expérience, dites- nous si vous estimez que le lieu de travail et le travail qu’on y fait, particulièrement dans les installations pour turbos, la fosse et les voies de réparation, répondent aux critères stipulés à l’article 3 des règlements et, par conséquent, exigent le port du casque de sécurité.

R. Oui, en effet (page 550 de la transcription).

M. William Thomas Mathers, directeur de la prévention des accidents auprès du CN, a aussi présenté son témoignage. Le récit de ses imposants états de service pour le CN constitue la pièce R- 21. M. Mathers est chargé de déceler les dangers qui menacent les 75 000 employés du CN à leur lieu de travail et de prévenir les accidents. Il est l’auteur du document (pièce C- 11) exigeant le port du casque de sécurité pour tous les employés qui travaillent au centre de triage de Toronto. Il a fait allusion à plusieurs numéros de la publication du CN intitulée Au fil du rail (pièce R- 22, dans lesquels sont cités des exemples d’employés qui, dans les centres de triage, ont évité des blessures graves du fait qu’ils portaient un casque de sécurité; toutefois, aucun des exemples n’avait trait aux électriciens d’entretien (pages 674 à 678 de la transcription). Il semble y avoir eu, en 1974, quelques cas où des électriciens ont été victimes de blessures légères à la tête, bien qu’il n’y en ait eu aucun en 1977 et en 1978 (pages 721 à 723 de la transcription). De plus, les statistiques générales indiquent effectivement qu’au CN, les blessures à la tête se font moins nombreuses depuis l’entrée en vigueur de la politique relative au port du casque de sécurité. Ces statistiques ne visent toutefois pas le centre de triage de Toronto d’une manière particulière (pages 680 et 712 de la transcription; pièces R- 25; C- 26).

Le témoignage de M. James Neuman, professeur de génie mécanique à l’Université d’Ottawa, a aussi été entendu. Spécialiste de la protection garantie par le casque de sécurité, il a mené de vastes recherches, donné des conférences dans divers pays, publié de nombreux ouvrages et fait fonction d’expert- conseil auprès des gouvernements en la matière (pages 424 à 426 de la transcription). Son curriculum vitae constitue la pièce C- 22. A son avis, la politique du CN concernant le casque de sécurité est très raisonnable au point de vue de la sécurité.

Le professeur Neuman a aussi effectué, pour le compte de la Construction Safety Association of Ontario, une étude visant à évaluer le niveau de protection assuré par la coiffure des sikhs (pièce C- 23). En laboratoire, il a procédé à un essai de résistance aux chocs mécaniques dans lequel il laissait tomber des poids d’acier à divers endroits sur la tête d’un mannequin (couverte d’une perruque et d’un turban, puis ensuite d’un casque de sécurité) et déterminait ensuite l’intensité du choc transmis à la tête (pages 431 à 433 de la transcription).

Les conclusions énoncées dans le rapport de cette étude intitulée An Evaluation of the Protective Capabilities of Sikh Headwear (pièce C- 23) sont les suivantes :

5. CONCLUSIONS

  1. Le turban traditionnel des sikhs ne satisfait pas aux critères de résistance aux chocs mécaniques de la norme Z94.1 de l’ACNOR intitulée Casques de sécurité pour l’industrie.
  2. Le turban assure le maximum de protection aux endroits où l’étoffe est ramassée, c’est- à- dire à l’avant et à l’arrière de la tête. Ces régions ne représentent qu’une petite partie de la tête.
  3. Les régions de la tête le moins bien protégées sont le dessus et les côtés, à l’exception de l’endroit où les cheveux sont noués.
  4. A l’arrière de la tête, le turban sikh assure une protection plus grande que le casque de sécurité industriel conforme.

Le professeur Newman a aussi apporté ses propres conclusions :

R. Mes conclusions sont que le turban n’a satisfait aux critères de résistance aux chocs mécaniques de la norme ACNOR actuelle dans aucune des conditions des essais. Voilà pour une chose.

Ceci dit, tout ce qui va suivre se rapporte à ce commentaire. La performance du turban varie selon l’endroit visé. Elle semble meilleure là où l’étoffe est ramassée en de nombreuses épaisseurs et repliée, comme par exemple à l’avant ou à l’arrière.

Généralement parlant, le casque de sécurité offre une meilleure protection que le turban en cas de choc sur le dessus de la tête. Il satisfait alors aux critères de la norme. Pour ce qui est des coups portés ailleurs sur la tête, le casque de sécurité ne satisfait pas à la norme, mais il a un rendement généralement supérieur à celui du turban, sauf quand il s’agit de l’arrière de la tête.

A l’arrière, si les chocs sont peu violents, le turban semble avoir un meilleur rendement que le casque de sécurité.

Q. Pensez- vous qu’il en soit de même à l’avant ? R. Cela dépendrait du casque de sécurité. Q. Je vois. Dans le cas de chocs plus violents à l’arrière de la tête, si je comprends bien, le turban ne satisfait pas à la norme mais donne néanmoins un meilleur rendement que le casque de sécurité ?

R. Dans les essais effectués, qui ont porté sur des chutes allant jusqu’à 80 centimètres, c’est- à- dire un peu moins de 3 pieds, le turban a toujours eu un meilleur rendement que le casque de sécurité.

Q. Quand il était frappé de l’arrière ? R. Quand il était frappé de l’arrière.

(Pages 435 et 436 de la transcription)

En raison de la nature du travail de l’électricien d’entretien, il se peut, admet le professeur Neuman, que le turban protège mieux que le casque de sécurité, étant donné qu’il garantit une protection plus grande à l’avant et à l’arrière et qu’il ne peut pas tomber (pages 449 à 451 de la transcription). De fait, en ce qui a trait à l’arrière de la tête, le rendement du turban est d’environ 100% supérieur à celui du casque de sécurité (pages 463 et 466 de la transcription). Toutefois, le casque de sécurité satisfait à la norme de l’ACNOR pour ce qui est de la résistance aux chocs sur le dessus de la tête, tandis que le turban n’y satisfait pas. Ce point n’a toutefois pas été contesté par l’avocat de la Commission (pages 471, 472 et 508 de la transcription).

Le professeur Neuman a aussi émis l’opinion que le turban présente peut- être un inconvénient par rapport au casque de sécurité, en ce qui a trait aux objets pointus faisant saillie, quand l’employé qui le porte plonge la tête à l’intérieur d’un panneau (photographies 36, 37, 38 et 39 de la pièce R- 4, pages 484 à 487 et 507 de la transcription).

Après avoir examiné le centre de triage de Toronto et la fosse de travail en particulier, le professeur Neuman a toutefois déclaré qu’il y existait des dangers réels (pages 492 à 494, 496, 499 de la transcription) et que, pour respecter l’article 3 du Règlement du Canada sur les vêtements et l’équipement protecteur, le CN devrait obliger ses employés à porter le casque de sécurité (pages 498 et 499 de la transcription). De l’avis du professeur Neuman, le fait pour M. Bhinder de porter un casque de sécurité réduirait de beaucoup la possibilité de blessures à la tête et la gravité de celles- ci (page 499 de la transcription).

R. A mon avis, cela réduirait de beaucoup la possibilité de blessures à la tête et la gravité de celles- ci.

Q. Pour assurer sa propre sécurité au travail et compte tenu du travail qu’il effectue, est- ce raisonnable et nécessaire que M. Bhinder porte un casque de sécurité approuvé par l’ACNOR ?

R. Du point de vue de sa sécurité personnelle, il serait en effet raisonnable qu’il en porte un.

(Page 499 de la transcription) Q. D’accord. Le port d’un turban par un employé effectuant le travail de M. Bhinder à l’endroit où celui- ci travaille assurerait- il, de façon générale, la même protection qu’un casque de sécurité approuvé par l’ACNOR, en ce qui a trait à la prévention des blessures à la tête ou à la diminution de la gravité de celles- ci ?

R. Je crois que non. Q. En portant un turban au travail, compte tenu du travail qu’il effectue, M. Bhinder prend- il toutes les précautions nécessaires et raisonnables pour assurer sa sécurité et celle des autres employés ?

R. Je ne crois pas.

Q. Compte tenu du lieu de travail de M. Bhinder et du travail qu’il effectue, l’obligation imposée par le CN à ses employés, dont M. Bhinder, de porter un casque de sécurité approuvé par l’ACNOR quand ils travaillent autour des turbotrains ou des voies de réparation du centre de triage de Spadina, se fonde- t- elle sur les réalités concrètes du travail de tous les jours ?

R. Oui, je crois cette exigence raisonnable. Q. En d’autres mots, le fait d’exiger le port du casque de sécurité se justifie- t- il réellement du point de vue de la sécurité ?

R. Il semble que oui. (Page 500 de la transcription)

Selon la ligne de conduite du CN relative à la protection de la tête (pièce C- 11), le port du casque de sécurité est obligatoire dans les zones désignées (qui incluent le centre de triage de Toronto); le casque doit être conforme au Règlement du Canada sur les vêtements et l’équipement protecteur (pièce C- 11) adopté par Travail Canada en application du Code canadien du travail. Ce règlement sera examiné en profondeur un peu plus loin; signalons tout de suite qu’en vertu de l’article 3, l’employeur est tenu d’exiger de chacun de ses employés qu’il porte l’équipement protecteur de la manière prescrite par le Règlement, si une telle mesure peut éviter des blessures ou en réduire la gravité. Le CN, estimant devoir obliger ses employés du centre de triage de Toronto à porter des casques de sécurité conformément à l’article 3 du Règlement, a donc jugé nécessaire de rendre obligatoire le port de casques répondant aux recommandations de la norme Z94.1- 1966 de l’Association canadienne de normalisation, comme il est stipulé à l’article 9 du Règlement.

La publication de l’Association canadienne de normalisation relative aux Casques de sécurité pour l’industrie (pièce C- 9) énumère avec force détails les exigences touchant les casques de sécurité (normes Z94.1- 1966).

On a présenté des données, tirées du relevé mensuel des blessures au CN pour les années 1974 à 1978, qui faisaient état des blessures à la tête subies par les employés. Bien que ces données ne concordent peut- être pas toutes parfaitement et qu’elles n’indiquent pas clairement quels employés portaient un casque de sécurité et quelle a été la gravité des blessures, on trouvera ci- dessous un relevé des blessures que les électriciens ont, selon toute apparence, subies à la tête et qui semblent toutes avoir été des lacérations ou des ecchymoses n’entrainant que très peu de pertes de temps. (Selon une pièce additionnelle (pièce C- 26), toutefois, un électricien de Valemont en Colombie- Britannique a perdu cinq jours de travail en raison d’une blessure à la tête causée par un accident de voitures.) Il semble qu’un électricien ait subi une blessure à la tête au centre de triage de Toronto (en 1974).

Selon le relevé annuel des blessures au CN (pièce C- 27) pour 1974, quelque sept électriciens ont subi des blessures mineures à la tête au cours de cette année : un en janvier (Pointe- Saint- Charles (Québec)), trois en mars (Gare centrale, Montréal (Québec) et centre de triage de Toronto), un en juin (Québec), un en septembre (Neebing (Ontario) et un en décembre (bureau central de Québec).

Selon le relevé annuel des blessures au CN (pièce C- 28) pour 1975, quelque huit électriciens ont subi des blessures légères à la tête au cours de cette année : un en janvier (Transcona (Manitoba)), un en mars (Transcona), deux en janvier (Pointe- Saint- Charles (Québec)), un en mars (Montréal), un en juin et un en août (Pointe- Saint- Charles (Québec)) et un en octobre (Moncton (N.- B.)).

Selon le relevé annuel des blessures au CN (pièce C- 29) pour 1976, quelque sept électriciens ont subi des blessures légères à la tête au cours de cette année : en février (Port Mann (C. B.)), un en mars (gare de Symington (Manitoba)), un en avril (Transcona (Manitoba)), un en mai (Moncton (N.- B.)), un en juillet (Moncton (N.- B.), un apprenti), un en septembre (Montréal (Québec)) et un en novembre (Calder (Alberta)).

Selon le relevé annuel des blessures au CN (pièce C- 30) pour 1977, quatre électriciens ont subi des blessures légères à la tête au cours de cette année deux en janvier (Saskatoon (Saskatchewan) et Pointe- Saint- Charles (Québec)), un en septembre (Winnipeg (Manitoba)) et un en octobre (Transcona (Manitoba)).

Selon le relevé annuel des blessures au CN (pièce C- 31) pour 1978, deux électriciens ont subi des blessures légères à la tête au cours de cette année : un en avril (Transcona (Manitoba)) et un en mai (Moncton (N.- B.)).

Selon les données statistiques du CN, le nombre des cas de blessures au centre de triage de Toronto pour la période comprise entre 1974 et 1979, toutes les professions étant prises en considération, s’élève à quelque 426 (pièce C- 18). Il n’est arrivé qu’une seule fois que le nombre des victimes soit supérieur à un; aucun électricien ne figurait parmi elles (il s’agissait d’un réparateur de wagons) et il n’y a eu aucune blessure à la tête (pièce C- 18). Une autre pièce a démontré qu’aucun électricien ne s’était fait blesser à la tête au centre de triage de Toronto pendant la période allant de 1974 à 1979 (pièce C- 18), bien qu’il y ait eu pendant la même période vingt cas de blessures à la tête parmi les employés de toutes les professions. Il semble donc y avoir en tout au plus une seule blessure légère à la tête chez les électriciens, et ce en 1974 (pièce C- 27).

Constatations relatives aux faits

Il est évident que le mis en cause a congédié le plaignant parce que ce dernier persistait à vouloir porter son turban. Ce fait est incontesté, et il est tout aussi évident que le mis en cause a toujours été franc et honnête en ce qui a trait à sa politique d’emploi. Le mis en cause a démis le plaignant de ses fonctions d’électricien d’entretien parce qu’il ne pouvait occuper cet emploi que s’il consentait à porter un casque de sécurité, ce qui, du point de vue du plaignant, était impossible en raison de ses convictions religieuses.

En outre, après étude des faits (et comme l’a expressément déclaré l’avocat de la Commission), le tribunal constate qu’en adoptant cette politique, le CN et ses mandataires n’ont fait preuve d’aucune animosité envers les sikhs ou leur religion. Le mis en cause n’a jamais eu l’intention d’insulter le plaignant ou d’agir avec malveillance à son égard. La politique du CN rendant obligatoire le port du casque de sécurité (et éliminant ainsi la possibilité de porter un turban et les cheveux longs) a été adoptée simplement pour favoriser la bonne marche des opérations. Le CN croit que le respect de cette exigence accroîtra la sécurité des employés du centre de triage. En conséquence, le tribunal juge que le CN et ses mandataires n’avaient nullement l’intention d’exercer une discrimination à l’égard du plaignant en raison de sa religion.

Cette politique d’emploi de la compagnie de chemins de fer n’en a pas moins provoqué le congédiement du plaignant qui n’était pas disposé à renoncer à ses profondes convictions religieuses pour s’y conformer.

Le tribunal constate que la politique et les règlements sciemment adoptés par le CN en matière d’emploi ont eu pour effet de priver un sikh pratiquant, en l’occurrence le plaignant, d’un emploi au centre de triage de Toronto en raison de sa religion. L’établissement et l’application de la politique du mis en cause prive ou tend à priver M. Bhinder (et tous les sikhs pratiquants) de chances d’emploi du fait de sa religion. Or la religion est un motif de distinction illicite conformément à l’article 3 de la Loi. Compte tenu de la situation, le mis en cause a- t- il donc commis une infraction aux articles 7 et( ou) 10 de la Loi ?

La question de compétence

L’étude d’une question préliminaire s’impose avant de passer à l’examen du bien- fondé de la plainte de M. Bhinder.

L’avocat du CN a allégué que le tribunal n’avait pas la compétence voulue pour entendre la plainte en raison de l’indépendance absolue dont jouissent la compagnie et la Commission canadienne des transports pour ce qui est de rendre des ordonnances et d’établir des règlements visant, entre autres choses, la sécurité des employés. Selon le mis en cause, le tribunal subtituerait son propre jugement à celui de la compagnie et( ou) de la Commission canadienne des transports s’il jugeait, par exemple, que cette exigence en matière de sécurité ne constitue pas une exigence professionnelle normale.

L’article 33 des Règlements de sécurité du CN (pièce R- 18) stipule ce qui suit :

Le port du casque de sécurité est obligatoire : ... b) lorsqu’il y a danger de chutes d’objets; ... f) lorsqu’un contremaître ou un superviseur l’ordonne. (Traduction)

M. Bhinder a reçu un exemplaire de ces règlements au moment de son embauchage, le 9 avril 1974 (voir page 515 de la transcription). Dans la demande d’emploi qu’il a présentée au CN (pièce R- 14), il est stipulé qu’il :

"... devra se soumettre aux statuts, règles et règlements applicables de la société." (Traduction)

(Voir page 516 de la transcription.)

1 Conformément à l’article 24 de la Loi nationale sur les transports, SRC 1970, c. N- 17, la Commission doit créer divers comités, y compris un comité des transports par chemin de fer. Ces comités peuvent exercer tous les pouvoirs et fonctions de la Commission. Les ordonnances, règles ou directives d’un comité ont le même effet que si elles avaient été établies ou émises par la Commission (par. 24( 3)).

Conformément à l’article 230 de la Loi sur les chemins de fer, SRC 1970, c. R- 2, la compagnie (c’est- à- dire la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada dans le cas qui nous occupe) peut édicter des statuts, règles ou règlements concernant :

g) l’emploi et la conduite des fonctionnaires et employés de la compagnie; et

h) la bonne administration des affaires de la compagnie.

Par conséquent, l’inclusion de l’article 33 dans les Règlements de sécurité du CN était certainement conforme aux vastes pouvoirs de réglementation conférés à la compagnie par l’article 230 de la Loi sur les chemins de fer. Les pouvoirs de la Commission canadienne des transports sont encore plus vastes, et les ordonnances et règlements de la compagnie s’appliquent sous réserve des ordonnances rendues ou des règlements établis par la Commission (article 230 de la Loi sur les chemins de fer).

Le paragraphe 227 (1) de la Loi sur les chemins de fer confère à la Commission le pouvoir d’édicter des règlements concernant certains aspects des opérations ferroviaires (alinéas 227( 1) a) à k). En outre, l’alinéa 227( 1) 1) permet à la Commission d’établir des règlements :

1) concernant généralement la protection des biens et la protection, la sûreté, la commodité et le confort du public et des employés de la compagnie dans le service et dans la marche des trains et leur vitesse, ou dans l’emploi des locomotives par la compagnie, sur le chemin de fer ou pour les besoins du chemin de fer.

La Commission peut aussi ordonner une inspection lorsqu’il est possible qu’un chemin de fer offre des dangers au public (article 223) ou ordonner une enquête pour s’enquérir de toutes choses qu’elle estime de nature à causer ou à prévenir des accidents (paragraphe 226( 1)).

La Loi nationale sur les transports, SRC 1970, c. N- 17, confère d’autres pouvoirs à la Commission. En particulier, l’avocat du CN a attiré l’attention sur les articles de cette loi qui autorisent la Commission à tenir des audiences et à rendre des ordonnances relatives aux obligations des personnes et des compagnies aux termes de la Loi sur les chemins de fer (paragraphe 45( 2) et article 48). Lorsqu’elle statue sur des questions de fait, la Commission n’est pas liée par les conclusions d’un autre tribunal s’étant déjà prononcé sur ces mêmes questions. Une telle décision ne constitue en fait qu’un simple commencement de preuve (paragraphe 56( 1)).

Selon les dispositions de la Loi sur les chemins de fer et de la Loi nationale sur les transports, il est évident que la Commission et la compagnie jouissent de très vastes pouvoirs de réglementation en ce qui a trait à divers aspects des opérations ferroviaires, y compris la sécurité des employés. Le mis en cause allègue que ces pouvoirs sont si vastes que le tribunal ne peut rendre un jugement sur aucune question relevant de la compétence de la Commission canadienne des transports. Il soutient qu’étant donné que la compagnie et la Commission peuvent adopter des politiques ou édicter des règlements en matière de sécurité des employés, le fait pour le tribunal de se prononcer sur la validité de ces politiques ou de ces règlements équivaudrait à substituer son jugement à celui qui est l’apanage propre et exclusif de la compagnie ou de la Commission.

Il faut signaler que le port obligatoire du casque de sécurité a été imposé par la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, conformément à son pouvoir de réglementation (article 230 de la Loi sur les chemins de fer), et non par la Commission en vertu de sa juridiction plus grande en matière de réglementation (article 230, paragraphe 227( 1) de la Loi sur les chemins de fer). Cela n’infirme toutefois pas la plaidoirie présentée par le mis en cause, qui soutient que toute question relevant de la juridiction de la Commission échappe à la compétence du présent tribunal et même de l’ensemble des tribunaux.

A l’appui de ses allégations, le mis en cause a cité les causes suivantes.

Dans l’affaire Grand Trunk Railway v. Joseph McKay (1903), 34 S. C. R. 81, le plaignant a intenté des poursuites contre la compagnie de chemins de fer parce qu’elle avait présumément fait preuve de négligence en permettant aux trains de traverser la ville à des vitesses dangereuses. Cela avait provoqué une collision à un passage à niveau avec la carriole du plaignant tirée par un cheval. La Cour suprême (le juge Girouard étant d’avis opposé) a annulé la décision de la cour inférieure, posant en principe que le jury qui avait jugé la compagnie Grand Trunk coupable de négligence ne pouvait, en fait, imposer une limite de vitesse aux convois de cette compagnie puisque cette question relevait de la juridiction exclusive du comité des chemins de fer. Il était donc impossible d’imposer à la compagnie des obligations de vigilance plus strictes que celles prévues par les ordonnances et règlements du comité des chemins de fer (aujourd’hui la Commission canadienne des transports).

Dans l’affaire Grand Trunk Railway v. Ernest Perrault (1905), 36 S. C. R. 671, il était question du droit d’un fermier d’avoir un passage à niveau sur sa propriété conformément à l’article 198 de la Loi sur les chemins de fer. La Commission des chemins de fer avait le pouvoir d’autoriser l’installation d’un tel passage dans tous les cas où elle le jugeait nécessaire. Se fondant sur l’affaire McKay, la Cour suprême a jugé que le plaignant ne pouvait obtenir de passage que si la Commission en avait ainsi décidé, et qu’il ne pouvait faire valoir de droit légal en ce sens. Par conséquent, c’est à la seule Commission qu’il incombait de déterminer si le passage était nécessaire.

Dans l’affaire Cossitt v. C. P. R. (1949), 63 C. R. T. C. 330 (Ont. C. A.), la plaignante avait trébuché en descendant d’un train. Elle avait intenté des poursuites contre la compagnie de chemins de fer qu’elle accusait d’avoir fait preuve de négligence en ne prévoyant pas d’installations appropriées pour permettre aux passagers de descendre des trains en toute sécurité. Au terme du procès, le jury a conclu que le mis en cause avait réellement été négligent. Cependant, la Cour d’appel de l’Ontario a annulé cette décision. Elle a déclaré qu’étant donné que la question des installations de sécurité relevait de la compétence de la Commission des transports, les tribunaux ne pouvaient obliger la compagnie à mieux assurer la sécurité de ses passagers. C’est à la seule Commission qu’il incombait de déterminer quelles étaient les obligations de la compagnie en matière de sécurité.

Toutes les causes et les articles de la Loi sur les chemins de fer cités par le mis en cause démontrent que la Commission canadienne des transports (ou l’organisme investi de pouvoirs de réglementation qui l’a précédée) jouit d’une grande autonomie et d’une vaste sphère de compétence.

Toutefois, rien n’indique que la Commission échappe à toutes les lois fédérales autres que la Loi sur les chemins de fer. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit de déterminer non pas si les règlements de la Commission en matière de sécurité sont valables ou suffisants, mais bien si la compagnie (et la Commission) est assujettie à la Loi canadienne sur les droits de la personne.

La Loi canadienne sur les droits de la personne vise à ... compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada,...

à un ensemble de principes fondamentaux en matière de liberté individuelle (article 2). La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada est une entreprise fédérale qui, à ce titre, relève de toute évidence de la compétence du Parlement fédéral (alinéa 92( 10) a) et paragraphe 91( 29) de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique). Il semble donc que si l’intention des législateurs était de faire en sorte que la Loi canadienne sur les droits de la personne s’applique dans le champ de compétence du Parlement du Canada..., cela signifie bien sûr que le mis en cause est également visé.

Même si la Commission canadienne des transports a toute liberté de réglementer les opérations ferroviaires, les règlements qu’elle édicte n’échappent pas aux autres dispositions législatives restrictives. Par exemple, même si la Commission a le pouvoir de promulguer des règlements d’ordre général en matière de sécurité (alinéa 227( 1) 1) de la Loi sur les chemins de fer) et, en particulier, des règlements concernant l’attelage des voitures (alinéa 227( 1) d)), il n’y a aucun doute que si, par ces règlements, elle a fait montre d’une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui, elle a commis une infraction aux termes du paragraphe 202( 1) du Code criminel. En d’autres mots, l’autonomie dont jouit la Commission ne la met pas à l’abri des autres lois fédérales en vigueur.

Aux yeux du tribunal, la possibilité pour la Commission de restreindre la responsabilité civile d’une compagnie, comme on l’a vu dans les cas susmentionnés, ne s’applique pas dans le cas présent. Bien que la Commission ait le droit de déterminer l’obligation de vigilance à laquelle la compagnie doit se conformer envers le public, à d’autres égards, elle est tenue de respecter les lois fédérales pertinentes, comme la Loi canadienne sur les droits de la personne qui, en fait, portent expressément sur des questions relevant de la compétence fédérale.

Dans des causes plus récentes que celles citées par le défendeur, on est même allé jusqu’à mettre en doute le droit de la Commission de déterminer l’importance des obligations de vigilance d’une compagnie. Dans l’affaire Sdraulig v. Canadian Pacific Railway Co. (1968), 1 O. R. 377, le juge Schroeder a présenté le problème comme suit :

En ce qui a trait aux mesures de prudence que doit prendre une compagnie ferroviaire à un passage à niveau, le mis en cause prétend que la Commission des transports jouit d’une juridiction exclusive et que, sous réserve de circonstances exceptionnelles, aucun juge ou jury ne peut ordonner à une compagnie ferroviaire de se montrer plus vigilante que ne l’exigent les dispositions de la Loi sur les chemins de fer ou tout règlement ou ordonnance que la Commission édicte ou rend conformément aux pouvoirs qui lui sont conférés par la loi. Il s’agit indubitablement d’une règle générale, comme on le reconnaît dans l’affaire G. T. R. v. McKay ..., mais non d’un principe inflexible devant être rigoureusement appliqué en toutes circonstances... (page 385) (Traduction).

La Cour d’appel a conclu que même si la compagnie s’était conformée aux règlements de sécurité promulgués par la Commission, il restait des éléments de preuve qu’un jury pouvait invoquer pour juger que la compagnie s’était rendue coupable de négligence.

Dans l’affaire Paskivski et al. v. Canadian Pacific Ltd. et al. (1975), 5 N. R. 1, (1976) 1 S. C. R. 687, la Cour suprême a jugé que la Commission n’avait plus juridiction exclusive dans des circonstances exceptionnelles. Cependant, le juge Dickson a fait certaines réserves concernant l’autonomie dont jouit la Commission même quand il s’agit de déterminer la responsabilité d’une compagnie selon les règles ordinaires de droit :

L’affaire McKay a été tranchée il y a plus de 70 ans, à une époque où le Canada, comme l’a alors déclaré le juge Sedgewick, était un jeune pays commençant à peine à se développer. Dans cette même affaire, le juge Davies s’est dit préoccupé d’éviter que ne soit entravé l’essor du chemin de fer. Les 70 dernières années ont amené bien des changements au Canada et, de nos jours, on est porté à mettre en question la pertinence et la validité d’un principe de droit qui limite l’obligation de vigilance d’une compagnie ferroviaire à des circonstances spéciales ou exceptionnelles, surtout si ces mots sont pris au sens le plus strict et le plus étroit. Il est fort possible que la meilleure façon de veiller aux intérêts d’une jeune nation en pleine évolution soit de ne pas trop entraver sa croissance industrielle et économique, mais, dans le cas d’une nation plus évoluée et plus populeuse, il se peut qu’on doive abandonner cette attitude de laisser- faire pour tenir compte des préoccupations légitimes de la société à l’égard d’autres questions d’intérêt vital comme la sécurité et le bien- être des enfants. (page 15 N. R., page 708 S. C. R.). (Traduction)

Le juge en chef Laskin a exprimé à ce sujet une inquiétude encore plus grande :

... Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les compagnies ferroviaires, lorsqu’elles offrent leurs services de transport, sont aujourd’hui assujetties à des normes spéciales, toutes à leur avantage, en fonction desquelles doit s’évaluer leur responsabilité de droit commun. Lorsqu’il est tenu compte de la validité et de l’effet juridique des règles et règlements de l’organisme de réglementation, la Commission canadienne des transports, auxquels sont soumises les compagnies ferroviaires, et que se pose, comme c’est le cas dans l’affaire qui nous intéresse, la question de leur responsabilité en matière de négligence de droit commun, elles ne peuvent réclamer d’être jugées selon d’autres normes que celles qui s’appliquent à d’autres personnes ou entités accusées de négligence (page 16 N. R., page 689 S. C. R.). (Traduction)

Par conséquent, même si le principe énoncé dans l’affaire McKay s’appliquait en l’espèce, il existe une opinion judiciaire incidente selon laquelle il ne devrait plus être invoqué. En outre, le mis en cause ne peut faire valoir que la liberté dont jouit la Commission canadienne des transports pour édicter des règlements en matière de sécurité assure à la compagnie une immunité statutaire complète. Conformément à son objet, la Loi canadienne sur les droits de la personne s’applique effectivement dans le cas du mis en cause. Par le passé, la Commission a joui d’une grande liberté vis- à- vis des tribunaux (voir l’affaire McKay), mais il n’est pas certain que cette autonomie puisse être justifiée (se reporter à l’affaire Paskivski). Le tribunal a donc la compétence voulue pour entendre la cause dont il a été saisi. La compétence de la Commission en matière de règlements de sécurité (il resterait d’ailleurs à déterminer - ce qui n’est pas nécessaire pour trancher la question soumise au tribunal - jusqu’à quel point la Commission a le droit de se substituer aux règles ordinaires de droit en matière de négligence) n’empêche pas la poursuite de la procédure devant le tribunal. Le CN est assujetti à la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Pour contester la compétence du tribunal, le mis en cause fait valoir en outre que la Commission partage le pouvoir d’édicter des règlements de sécurité avec le ministre du Travail, conformément au Code canadien du travail, S. R. C. 1970, c. L- 1.

Le paragraphe 81( 2) du Code canadien du travail 1 stipule ce qui suit :

Quiconque dirige une entreprise fédérale doit adopter et suivre des méthodes et techniques raisonnables destinées à prévenir ou diminuer le risque de lésion professionnelle dans l’exploitation de cette entreprise. (Nous soulignons).

Il est certain que ce paragraphe autorise le CN, et même l’oblige, à assurer la sécurité des employés au travail. Toutefois, comme nous l’avons indiqué ci- dessus à propos de la première objection du CN concernant la compétence du tribunal, on ne peut invoquer cette disposition habilitante sans tenir compte aussi des autres lois applicables.

1. Conformément au paragraphe 80( 2) du Code canadien du travail, le gouverneur en conseil a décidé, le 18 mai 1978 (P. C. 1978- 1666), que la partie IV du Code canadien du travail s’appliquerait aux chemins de fer.

La partie IV (Sécurité du personnel) du Code canadien du travail est donc censée s’appliquer et s’applique effectivement à la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, qui est une entreprise fédérale (paragraphe 80( 1)). De la même façon, la Loi canadienne sur les droits de la personne s’applique au CN, conformément à l’article 2 de celle- ci. Les deux lois peuvent être interprétées d’une façon significative et raisonnable sans qu’il soit nécessaire de déterminer si l’une s’oppose ou est supérieure à l’autre. Le Code canadien du travail oblige le mis en cause à prendre des mesures raisonnables pour assurer la sécurité de ses employés. La Loi canadienne sur les droits de la personne oblige le mis en cause à se conformer à certains principes précis en matière de liberté personnelle dans sa façon d’agir envers ses employés et le public. Il se peut donc que le CN doive mettre dans la balance toutes ses obligations quand il s’agit de déterminer la politique à imposer à ses employés. Il ne peut faire valoir cependant que l’obligation légale d’assurer la sécurité des employés prime sur l’obligation de se conformer à la Loi canadienne sur les droits de la personne, ni que cette disposition du Code canadien du travail enlève toute compétence au tribunal pour entendre et trancher l’affaire dont il a été saisi.

S’il fallait concilier les deux lois, le tribunal pourrait être amené à décider si la politique ou les règlements du mis en cause en matière de sécurité sont raisonnables et, donc conformes au mandat qui lui a été confié en vertu du paragraphe 81( 2) du Code canadien du travail. Un règlement de sécurité ayant pour conséquence d’établir des distinctions entre les employés du mis en cause pourrait bien être jugé déraisonnable et, par conséquent, non conforme au Code canadien du travail.

A l’appui de son propos, le mis en cause a invoqué une cause entendue en Colombie- Britannique : Insurance Corporation of British Columbia v. Robert Heerspink (1978) 1 L. R. 1- 1208. Dans cette affaire, l’une des clauses statutaires de l’Insurance Act (loi sur les assurances) S. B. C. 1960, c. 197 prévoyait que l’assureur pouvait résilier sans raison une police d’assurance après en avoir avisé l’assuré. L’Insurance Corporation of B. C. avait résilié la police d’assurance de M. Heerspink lorsqu’elle avait découvert qu’il avait été accusé de trafic de marijuana. L’article 3 du Human Rights Code (code des droits de la personne) de la Colombie- Britannique stipule que :

3. (1) Nul ne doit ... b) agir d’une manière discriminatoire envers une personne ou une catégorie de personnes en ce qui a trait aux moyens d’hébergement, aux services ou aux installations destinés au public, à moins qu’il n’ait une raison valable de le faire. (traduction)

Le plaignant, M. Heerspink, a prétendu qu’on l’avait privé sans raison valable de services destinés au public. Lorsqu’il s’est agi de déterminer si le code des droits de la personne pouvait restreindre la portée d’une clause statutaire explicite (paragraphe 5( 1)) de la loi sur les assurances, le juge Munroe a déclaré ce qui suit :

Selon une longue série de précédents juridiques, lorsqu’une loi plus récente (telle que le code des droits de la personne) renferme des dispositions générales qu’il est possible d’appliquer raisonnablement et judicieusement sans qu’elles touchent des sujets explicitement abordés dans une loi antérieure (comme la loi sur les assurances), on ne peut conclure que la loi antérieure et spéciale a été indirectement abrogée, modifiée ou contrecarrée sous le simple effet de ces dispositions générales, sans que ne soit manifeste l’intention de le faire : The Corporation of the City of Vancouver v. William Bailey (1895), 25 S. C. R. 62; Regina v. Faulkner et al. (1958), 24 W. W. R. 524; Seward v. Vera Cruz (1884- 85), 10 A. C. 59.

Je suis d’avis que la clause statutaire no 5 de la loi sur les assurances a priorité sur l’article 3 du code des droits de la personne car cette clause renferme une disposition particulière et précise tandis que l’article en question est de nature plus générale et ne vise pas explicitement à modifier les dispositions de ladite clause statutaire. (pages 8 et 9) (Traduction)

Le mis en cause soutient qu’étant donné que le Code canadien du travail est plus ancien que la Loi canadienne sur les droits de la personne, et que le Code traite explicitement de la sécurité des employés, il est impossible d’invoquer la Loi canadienne sur les droits de la personne pour restreindre la portée des dispositions du Code. A première vue, la question en litige semble analogue à celle de l’affaire Heerspink. Cependant, elle est différente pour les raisons qui suivent.

Tout d’abord, dans l’affaire Heerspink, la loi sur les assurances renfermait une clause statutaire précise prévoyant la possibilité de résilier une police d’assurance. Or, dans le cas qui nous intéresse, le paragraphe 81( 2) du Code canadien du travail prévoit que quiconque ... doit adopter et suivre des méthodes et techniques raisonnables pour assurer la sécurité des employés. Le Code canadien du travail oblige donc le CN à prendre des mesures de sécurité, mais il n’en précise pas la nature exacte. Par conséquent, on ne peut affirmer que le Code canadien du travail est explicite, comme cela était le cas de la loi sur les assurances dans l’affaire Heerspink.

En second lieu, le règlement dont il est question dans l’affaire qui nous intéresse, n’est pas antérieur à la promulgation de la Loi canadienne sur les droits de la personne. En effet, bien que l’article pertinent du Code canadien du travail soit antérieur à la Loi canadienne sur les droits de la personne, le règlement concernant le port du casque de sécurité imposé par le CN a été adopté après la promulgation de la Loi.

Par conséquent, la situation n’est pas la même que dans l’affaire Heerspink. Il est question en l’occurrence, non pas de l’influence que peut avoir une loi de portée générale (le code des droits de la personne de la Colombie- Britannique) sur une loi antérieure de portée bien précise (la loi sur les assurances), mais d’une loi dont l’objet est d’assurer d’une manière générale la protection des droits de la personne (la Loi canadienne sur les droits de la personne) et d’une loi antérieure qui vise à garantir d’une manière générale, entre autres choses, la sécurité des employés des entreprises fédérales (le Code canadien du travail). Il s’agit de déterminer, non pas l’influence de la loi générale plus récente sur la loi générale antérieure, mais simplement l’influence de la loi générale plus récente sur une politique précise encore plus récente (adoptée conformément à la loi générale antérieure).

En troisième lieu, le jugement Heerspink, auquel a fait allusion l’avocat du CN, portait sur le bien- fondé de la plainte. On y a décidé, non pas que la Commission d’enquête n’avait pas de compétence en la matière, mais bien qu’une fois exerçée cette compétence, l’Insurance Corporation of B. C. jouissait de moyens de défense valables.

La question de compétence avait été réglée dans le cadre d’une décision antérieure de la Cour d’appel de la Colombie- Britannique : (1978) 6 W. W. R. 702, 91 D. L. R. (3d) 520. Le juge Robertson avait alors déclaré ce qui suit :

L’essentiel de l’argument principal de l’appelant (l’Insurance Corporation of B. C.) est formulé comme suit dans l’exposé des faits :

"Au début de l’audience devant la commission d’enquête, l’appelant a prétendu que la Commission n’avait pas la compétence voulue pour entendre la plainte puisque la résiliation de la police d’assurance du mis en cause Heerspink était autorisée par la clause statutaire no 5 relative aux incendies que l’on retrouve au paragraphe 208( 2) de l’Insurance Act (loi sur les assurances), R. S. B. C. 1960, chap. 197, et qu’elle ne tombait pas sous le coup de l’article 3 du Human Rights Code (code des droits de la personne)."

En résumé, cela signifie que l’appelant avait une réponse à toute épreuve à la plainte de M. Heerspink, que le plaignant était donc destiné à être perdant devant la Commission, et, par conséquent, que celle- ci n’avait pas la compétence voulue pour entendre la plainte. Il s’agit pour moi d’une allégation singulière que je ne peux accepter (page 710). (Traduction)

Donc, dans le cas qui nous intéresse, le mis en cause ne peut citer l’affaire Heerspink à l’appui de son affirmation voulant que le tribunal n’ait pas la compétence voulue pour entendre la cause dont il est saisi. C’est toutefois une toute autre question que de savoir si les dispositions du Code du travail fournissent au CN, dans les circonstances, des moyens de défense légaux. Cette question sera étudiée plus loin.

En outre, la décision rendue par la Cour suprême de la Colombie- Britannique dans l’affaire Heerspink a été annulée par la Cour d’appel de la Colombie- Britannique : (1981) I. L. R. 1- 1368. Ce tribunal a jugé qu’il n’y avait aucune incompatibilité entre les deux lois en question. En fait, elles se complètent.

Par conséquent, nous croyons que même si nous étions liés par la décision rendue dans l’affaire Heerspink citée par le mis en cause, cette décision ne s’appliquerait pas en l’espèce étant donné que la relation qui existe entre les deux lois pertinentes diffère sensiblement de celle qu’on a étudiée dans l’affaire Heerspink.

Par conséquent, le tribunal juge que le mis en cause, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, doit se conformer à la Loi canadienne sur les droits de la personne en dépit de son obligation parallèle d’assurer la sécurité de ses employés. Le tribunal a la compétence voulue pour entendre et régler la plainte dont il est saisi. Ce faisant, il n’usurpe pas les pouvoirs de la Commission canadienne des transports, ni ceux du ministre du Travail ou de la personne qu’il a désignée, d’édicter ou de faire respecter des règlements relatifs à la sécurité. Il s’occupe plutôt de déterminer si une politique ou un règlement de sécurité du mis en cause va à l’encontre des principes de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Les stipulations du contrat d’engagement

Comme il a été mentionné, la brochure intitulée Règlements de sécurité du CN, entrée en vigueur le 1er septembre 1972, a été versée au dossier en tant que pièce à conviction (pièce R- 13). La demande d’emploi de M. Bhinder (pièce R- 13) stipule que s’il est engagé, il :

"... devra se soumettre aux statuts, règles et règlements applicables de la compagnie" (traduction).

(Voir page 516 de la transcription.)

M. Bhinder a reçu un exemplaire de cette brochure au moment de son entrée en fonction au CN, le 9 avril 1974 (voir page 515 de la transcription; pièce R- 14). Selon le témoignage de M. Mathers, directeur de la sécurité au CN, ces règlements sont les suivants :

A. Règlement de sécurité du CN no 33 1973, 55 (E), en vigueur à partir du 1er septembre 1972 :

"Le port du casque de sécurité est obligatoire : a) lorsqu’on travaille dans un secteur où s’est produit un déraillement,

b) lorsqu’il y a danger de chutes d’objets,

c) lorsqu’on travaille sur des ponts ou des constructions élevées,

d) lorsqu’on travaille sur une ligne sur poteaux,

e) lorsqu’on travaille à des excavations,

f) lorsqu’un contremaître ou un superviseur l’ordonne."

(traduction). Compte tenu de cet élément de preuve, il est possible de faire valoir que le plaignant s’était engagé par contrat à porter un casque de sécurité. La réponse la plus simple à ce genre d’argument est, bien sûr, que le plaignant n’est lié par son contrat d’engagement que dans la mesure où celui- ci est conforme à la loi. Si une clause de ce contrat va à l’encontre de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l’employé n’y est pas assujetti. La question essentielle, qui est de déterminer si le mis en cause a contrevenu aux articles 7 et( ou) 10 de la Loi en adoptant sa politique concernant le port obligatoire du casque de sécurité et en l’appliquant à un sikh c’est- à- dire M. Bhinder, n’a rien à voir avec les clauses du contrat d’engagement de ce dernier.

La question du bien- fondé

1. La situation de droit des parties

Après avoir conclu que le tribunal avait compétence pour entendre et régler la plainte déposée par M. Bhinder contre la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, il reste à déterminer le bien- fondé de la plainte. Essentiellement, la situation de droit des parties dans cette affaire est la suivante.

Le plaignant doit prouver qu’il s’agit d’un cas de discrimination découlant de la politique ou des exigences du mis en cause en matière d’emploi et qui, de prime abord, paraît fondé. La plainte de M. Bhinder a été présentée conformément à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne :

7. Constitue un acte discriminatoire le fait a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu, ou b) de défavoriser un employé, directement ou indirectement pour un motif de distinction illicite.

On retrouve à l’article 3 de la Loi l’énumération des motifs de distinction illicite :

3. Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, la situation de famille ou l’état de personne graciée et, en matière d’emploi, sur un handicap physique.

C’est au plaignant qu’incombe la responsabilité de démontrer que le mis en cause a commis un acte discriminatoire, c’est- à- dire qu’il a refusé d’employer ou de continuer d’employer le plaignant en raison de sa religion, ce qui est un motif de distinction illicite au sens de l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il sera discuté en détail plus loin de ce qui fait qu’une affaire est considérée comme étant, de prime abord, fondée.

Lorsqu’il est établi que, de prime abord, une plainte de discrimination déposée contre un mis en cause paraît fondée, c’est à ce dernier qu’incombe le fardeau de la preuve. Conformément à l’alinéa 14 a) de la Loi, le mis en cause a la possibilité de prouver que sa politique ou ses règlements en matière d’emploi, qui ont eu pour effet d’établir une distinction illicite à l’égard du plaignant, sont liés à la nature de l’emploi et que leur absence gênerait indûment la bonne marche des affaires du mis en cause.

14. Ne constituent pas des actes discriminatoires a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils sont fondés sur des exigences professionnelles normales.

On approfondira plus loin les diverses interprétations qui peuvent être données d’une exigence professionnelle normale. Qu’il suffise de mentionner pour l’instant que l’existence d’une telle exigence a pour effet d’enlever tout caractère discriminatoire à un acte qui, autrement, aurait pu être considéré comme étant discriminatoire au sens de l’article 7 de la Loi. L’existence d’une exigence professionnelle normale ne constitue toutefois pas la preuve qu’il n’y a pas eu discrimination; elle ne fait que priver de son caractère illicite un acte qui, sans cela, aurait été jugé discriminatoire aux termes de la Loi. En d’autres mots, si un employeur peut démontrer que la distinction exerçée à l’endroit d’un employé est fondée sur une exigence professionnelle normale, l’application de sa politique ne constitue pas un acte discriminatoire au sens de la Loi. Par conséquent, dans un sens, certains actes discriminatoires peuvent être justifiés s’ils découlent d’exigences professionnelles normales.

Dans l’affaire qui nous intéresse, si le tribunal juge que M. Bhinder a été effectivement victime d’un acte discriminatoire fondé sur la religion, le CN prétendra que cet acte était motivé par une exigence professionnelle normale liée à la mise en application d’un règlement relatif à la sécurité. Si le CN peut prouver l’existence d’une exigence professionnelle normale au sens de l’alinéa 14 a) de la Loi, le congédiement de M. Bhinder ne sera pas considéré comme un acte discriminatoire aux fins de la Loi, même si ce dernier n’a peut- être rien fait pour mériter d’être congédié.

2. Cas de discrimination qui, de prime abord, paraît fondé

A la base de toute discrimination, on retrouve une préférence ou une distinction fondée sur les caractéristiques d’un individu mais qui n’a rien à voir avec les mérites de celui- ci. L’article 3 (ci- dessus) de la Loi canadienne sur les droits de la personne fait état des caractéristiques à propos desquelles il est interdit d’établir des distinctions. En soi, la Loi canadienne sur les droits de la personne vise à assurer la protection de certaines catégories de citoyens qui, traditionnellement, ont été particulièrement défavorisés. La protection de ces groupes qui font partie de la société est jugée nécessaire afin de promouvoir les principes énoncés à l’article 2 de la Loi.

La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, aux principes suivants : a) tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, la situation de famille ou l’état de personne graciée ou, en matière d’emploi, de leurs handicaps physiques.

Donc, les distinctions ne sont interdites par la Loi que si elles sont fondées sur des motifs très précis et, même dans ce cas, elles ne constituent pas des actes discriminatoires si elles découlent d’exigences professionnelles normales au sens de l’alinéa 14a).

Se penchant sur la nature de la discrimination, Lord Reid, dans la décision rendue par la Chambre des lords dans l’affaire Post Office v. Crouch (1974) 1 W. L. R. 89, 1 All E. R. 229, a déclaré ce qui suit :

La discrimination implique une comparaison. A mon avis, cela signifie qu’en raison de la discrimination dont il a été victime, un travailleur se trouve dans une situation moins favorable, soit sur le plan individuel, soit par rapport à une autre personne de rang comparable qui n’a pas eu à subir le même sort. Peut- être importe- t- il peu de retenir l’une ou l’autre signification, mais la dernière me semble être la plus naturelle et la plus appropriée dans le cas qui nous intéresse (1 All E. R. p. 238 (traduction)).

Dans une décision rendue aux États- Unis, la signification des mots établir une distinction et discrimination a fait l’objet des remarques suivantes. Faisant allusion aux décrets généraux de la cité de Dayton en Ohio, le juge Burton a déclaré :

De toute évidence, les auteurs de ce décret n’avaient pas l’intention de faire abstraction de l’acceptation courante de ces mots. Établir une distinction signifie favoriser ou défavoriser une personne ou une chose, en se fondant sur le groupe, la classe ou la catégorie auxquels cette personne appartient, plutôt que sur ses qualités réelles. La discrimination est le fait de favoriser ou de défavoriser une personne ou une chose en se fondant sur le groupe, la classe ou la catégorie auxquels cette personne ou cette chose appartient, plutôt que sur leurs qualités individuelles (Courtner v. The National Cash Registry Co. 262 N. E. 2nd 586, (1970) (traduction)).

Par conséquent, la discrimination implique une distinction entre des personnes, fondée sur des considérations étrangères à leurs qualités. Au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, constitue un acte discriminatoire le fait de refuser de continuer d’employer une personne lorsque ce refus est fondé sur l’un des motifs de distinction illicite énumérés à l’article 3.

3. La question de l’absence d’intention d’établir une distinction

Un mis en cause peut avoir établi une distinction sans en avoir eu l’intention. A l’appui de cette affirmation, on cite souvent l’affaire Re Attorney- General for Alberta and Gares et al (1976), 67 D. L. R. 635 (Alta. S. C.). Dans cette affaire, le tribunal devait étudier le cas des infirmières auxiliaires qui étaient moins bien rémunérées que les aides- infirmiers. Les deux groupes d’employés étant représentés par des unités de négociation différentes, leur traitement était donc négocié séparément.

Il n’y avait par conséquent aucun doute que les dirigeants de l’hôpital où ces employés travaillaient n’avaient pas l’intention de défavoriser les employés de sexe féminin. Cela n’a pas empêché le tribunal de juger qu’il y avait effectivement eu discrimination. Commentant l’allégation de l’avocat représentant l’hôpital mis en cause, le juge D. C. McDonald a déclaré :

Il prétend aussi qu’il ne faut obliger un employeur à verser des dommages- intérêts que s’il a établi intentionnellement et sciemment une distinction entre les sexes. En l’occurrence, a- t- il déclaré, l’employeur n’avait pas l’intention d’établir une telle distinction lorsqu’il a négocié une convention collective d’abord avec le groupe masculin, ensuite avec le groupe féminin, puis de nouveau avec le groupe masculin et ainsi de suite. Cependant, à mon avis, il faudrait généralement accorder réparation sous forme de dommages- intérêts à une personne dont la plainte d’inégalité de traitement s’avère fondée et ce même si l’employeur n’avait pas et n’a jamais eu l’intention d’établir une distinction fondée sur le sexe. C’est l’acte discriminatoire qui est illicite, non pas l’intention qui en est à l’origine (p. 695) (traduction).

En Colombie- Britannique, dans l’affaire B. C. Human Rights Commission v. The College of Physicians and Surgeons (le 27 mai 1976), une commission d’enquête a également jugé, par l’entremise du professeur Leon Getz, que le mis en cause pouvait avoir commis une infraction au B. C. Human Rights Code (code des droits de la personne de la Colombie- Britannique) sans avoir eu l’intention de désavantager un groupe particulier. Le mis en cause avait pour politique d’obliger les médecins qui n’étaient pas citoyens canadiens à exercer, pendant les trois premières années de leur carrière, dans des régions de la province où l’on manquait de médecins. L’objectif de cette politique était de réduire l’affluence des médecins exerçant dans les centres urbains et d’assurer des services de santé dans des régions défavorisées de la province. La commission a déclaré ce qui suit :

Il n’y a aucun doute que le mobile principal du collège lors de l’adoption de la politique en question était fort louable.

... Reconnaître, comme nous le faisons, que le collège a agi dans l’intérêt du public ne change toutefois rien au fait que sa politique a eu pour effet d’établir à l’égard des médecins non canadiens une distinction fondée sur des motifs étrangers à leurs qualifications pour l’exercice de la médecine, et, abstraction faite de la question de l’intention, cela constitue à notre avis une forme de discrimination sans raison valable qui est interdite par le code (p. 8) (traduction).

Le président du présent tribunal a déjà eu à se pencher sur la question juridique de savoir si l’intention constitue un élément qu’il faut nécessairement prendre en considération quand il s’agit de statuer sur des cas de discrimination (voir Ishar Singh v. Security and Investigation Services Ltd., décision d’une commission d’enquête de l’Ontario (le 31 mai 1977); Ann Colfer v. Ottawa Board of Commissioners of Police, décision d’une commission d’enquête de l’Ontario, (le 12 janvier 1979).

Dans ni l’un ni l’autre de ces deux cas, le mis en cause n’avait l’intention d’établir une distinction à l’égard du plaignant. Néanmoins, étant donné le caractère discriminatoire des actes en question, on a jugé que les plaintes étaient fondées. Étaient en cause dans ces deux cas, des conditions d’emploi en apparence impartiales auxquelles les plaignants ne pouvaient se conformer.

Dans l’affaire Singh, le plaignant ne pouvait satisfaire à l’exigence de la compagnie de sécurité mise en cause qui voulait que les employés soient rasés et portent une casquette étant donné que, comme M. Bhinder, il était membre de la secte des sikhs et qu’il lui était par conséquent interdit d’enlever son turban et de se raser la barbe. La candidature de M. Singh n’avait donc pas été retenue par la compagnie. On a jugé qu’il avait été victime de discrimination en raison de sa religion.

Dans l’affaire Colfer, la plaignante s’était vu refuser un poste d’agent de police pour la ville d’Ottawa parce qu’elle ne satisfaisait pas à l’exigence du mis en cause voulant que les candidats à ce poste mesurent 5’ 10 et pèsent 160 lb. Cette exigence avait pour effet d’empêcher pratiquement toutes les femmes de devenir agents de police. Par conséquent, les normes concernant la taille et le poids avaient des conséquences discriminatoires pour la plaignante en raison de son sexe.

La question de savoir si l’élément intentionnel entre en ligne de compte revient constamment dans les cas où une exigence apparemment impartiale a des conséquences défavorables pour un membre d’une catégorie de personnes protégées par la Loi sur les droits de la personne. Dans de tels cas, il est rare que l’exigence en question soit mise en vigueur afin d’exclure certaines personnes intentionnellement et avec malveillance pour un motif de distinction illicite. Cependant, pour prévenir une telle éventualité, il est nécessaire d’établir le bien- fondé des plaintes, même si les mis en cause n’ont pas agi intentionnellement. Il est difficile, sinon impossible, de prouver l’existence d’une intention délictueuse dans les cas où une exigence apparemment impartiale a des répercussions défavorables. S’il fallait prouver l’existence de l’élément intentionnel, cela risquerait de bouleverser les principes consacrés par les lois sur les droits de la personne. D’ailleurs, du point de vue des principes, les textes de loi sur les droits de la personne visent à contrer les actes discriminatoires, ainsi que leurs répercussions et leurs conséquences dans la société, et bien que l’intention soit une question pertinente dans un cas de discrimination, il n’est pas nécessaire d’en établir au préalable l’existence pour conclure qu’il y a eu discrimination contraire à la loi.

Bien que la question de l’intention ait été soulevée dans les affaires relatives à des exigences professionnelles générales, il est évident que, quel que soit l’état d’esprit ou le niveau de connaissance du mis en cause, l’acte ayant un effet discriminatoire peut à lui seul constituer une infraction à la Loi sur les droits de la personne.

C’est ce que l’on retrouve au paragraphe 41( 3) de la Loi : 41. (3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le tribunal, ayant conclu a) que la personne a commis l’acte discriminatoire de propos délibéré ou avec négligence,... peut ordonner à la personne de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars.

On retrouve au paragraphe 41( 2) une disposition générale concernant les ordonnances du tribunal :

41. (2) A l’issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut... ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire...

En rapprochant ces deux dispositions, il appert que lorsqu’un mis en cause a commis un acte discriminatoire de propos délibéré (ou avec négligence), le tribunal peut imposer le paiement d’une indemnité spéciale (para. 41( 3)), mais qu’en général, le tribunal est autorisé à rendre un certain nombre d’ordonnances sans devoir établir que le mis en cause a agi de propos délibéré (para. 41( 2)). Par conséquent, dans la mesure où propos délibéré a la même signification qu’ intention, le tribunal n’a pas à déterminer si le mis en cause a commis intentionnellement l’acte discriminatoire en question avant de décider du bien- fondé de la plainte et de rendre les ordonnances qui s’imposent. S’il est prouvé que le mis en cause a agi intentionnellement, le tribunal peut alors rendre une ordonnance spéciale conformément au paragraphe 41( 3).

En résumé, la discrimination consiste essentiellement à établir une distinction ou une sélection entre certaines personnes en se basant sur des considérations étrangères à leurs qualités. Une distinction est illicite lorsqu’elle est fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 3 de la Loi. Il n’est pas nécessaire de prouver que le mis en cause a établi intentionnellement cette distinction.

C’est au plaignant qu’incombe la responsabilité de prouver qu’il s’agit d’un cas de discrimination qui, de prime abord, paraît fondé. D’après ce qui précède, le plaignant doit démontrer qu’en matière d’emploi, l’employeur a refusé de l’employer ou de continuer à l’employer en raison d’une distinction défavorable établie entre des candidats ou des employés et fondée sur un motif interdit par la Loi. Le plaignant n’est pas tenu de prouver que l’employeur a agi intentionnellement.

Dans le cas qui nous intéresse, c’est au plaignant, M. Bhinder, qu’incombe la responsabilité de prouver que le mis en cause, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, a refusé de l’employer en raison de sa religion, caractéristique qui distingue M. Bhinder de ses confrères de travail et qui constitue un motif de distinction illicite conformément à l’article 3 de la Loi. Il n’est pas nécessaire de prouver que le CN a agi délibérément, ce qui ne fut d’ailleurs pas le cas, étant donné que M. Bhinder a été congédié par suite de la mise en application d’un règlement de sécurité général qui a eu tout bonnement des répercussions défavorables dans son cas.

Le mis en cause prétend que M. Bhinder ne peut prouver le bien- fondé de sa plainte étant donné que le règlement qui a provoqué son congédiement était impartial et s’appliquait également à tous les employés. Il soutient n’avoir fait entre les employés aucune distinction fondée sur la religion et donc que le plaignant ne peut prouver, comme il se doit, qu’il a été congédié pour cette raison.

En ce qui a trait à la question de l’intention, nous avons déjà fait allusion aux décisions rendues dans les affaires Singh et Colfer où l’employeur avait imposé une exigence professionnelle qui avait eu pour effet de faire exclure les candidatures des plaignants, mais dont l’objet n’était pas d’établir une distinction fondée sur un motif illicite. Cette exigence visait plutôt à favoriser le recrutement de candidats idéaux pour les postes en question.

Le problème résidait dans l’image qu’avaient les employeurs du candidat idéal. L’un des objectifs des textes de loi sur les droits de la personne doit être de vaincre certains préjugés et certaines présomptions qui président à la définition de l’employé idéal. Sans se lancer dans une étude sur la nature de l’exigence professionnelle normale, qu’il suffise d’affirmer ici que dans les affaires Singh et Colfer, l’exigence n’était pas vraiment justifiable dans les circonstances. On a jugé qu’une condition d’emploi en apparence impartiale et qui s’appliquait également à tous avait en réalité pour effet d’établir une distinction pour un motif illicite.

Dans l’affaire Singh, le traitement réservé aux candidats sikhs était plus sévère car ils devaient, soit renoncer à leurs pratiques religieuses, soit chercher un autre emploi. On était beaucoup plus exigeant en matière d’emploi à l’égard d’un candidat sikh puisqu’on l’obligeait à renoncer à sa religion pour obtenir un emploi. En ce sens, on avait établi une distinction entre les candidats en se basant sur la religion.

De la même façon, dans l’affaire Colfer, les femmes qui présentaient leur candidature au poste d’agent de police devaient surmonter certains obstacles biologiques liés au sexe, c’est- à- dire la taille et le poids. Les normes relatives à la taille et au poids avaient des conséquences beaucoup plus importantes pour les femmes que pour les hommes qui postulaient un emploi. En fait, elles empêchaient les femmes de devenir agents de police. Il y avait donc, entre les candidats une distinction fondée sur le sexe puisque, selon les moyennes nationales de taille et de poids, les femmes étaient désavantagées par rapport aux hommes.

D’autres commissions d’enquête en sont venues à des conclusions semblables quant aux répercussions de conditions d’emploi en apparence impartiales.

En Colombie- Britannique, dans l’affaire Jean Tharp v. Lornex Mining Corp. Ltd (1975), la compagnie mise en cause avait refusé de loger la plaignante tout en accordant aux employés masculins un logement qui allait de pair avec l’emploi. Elle l’a finalement logée dans les mêmes installations que les hommes, dont elle devait d’ailleurs partager les toilettes. La Commission (Rod Germaine) a déclaré :

Dès le début, la compagnie Lornex a soutenu qu’elle ne pouvait avoir fait preuve de discrimination à l’égard de Jean Tharp puisqu’elle lui avait offert exactement les mêmes moyens d’hébergement qu’à tous les autres employés du camp. En d’autres termes, elle prétendait qu’il ne pouvait y avoir discrimination si tous les employés étaient traités de façon identique. Nous rejetons cette affirmation. Il est absolument évident qu’un traitement identique n’est pas nécessairement synonyme d’un traitement égal ou non discriminatoire. Ce à quoi nous nous contenterons d’ajouter que les circonstances du cas en question illustrent parfaitement bien la véracité de cette importante idée (p. 13) (traduction).

En Colombie- Britannique encore une fois, dans l’affaire Janice Lynn Foster v. B. C. Forest Products Ltd. (le 17 avril 1979), une commission a jugé que les exigences d’un employeur relatives à la taille avaient des conséquences discriminatoires à l’égard des femmes, et cette décision a été confirmée en appel devant la Cour suprême de la Colombie- Britannique : (1980) 2 W. W. R. 289. La commission (le professeur James MacPherson) a déclaré :

Je crois que l’on peut parler de distinction fondée sur le sexe et interdite par le code de la Colombie- Britannique dans le cas d’une norme d’emploi déraisonnable qui, tout en étant en apparence impartiale, entraîne l’exclusion d’un fort pourcentage de candidates qui, autrement, auraient les qualités requises pour occuper le poste en question (p. 28) (traduction).

Dans une décision rendue récemment en Ontario, dans l’affaire Theresa O’Malley v. Simpson- Sears Ltd. 1 , une commission d’enquête a dû déterminer si une condition d’emploi contraignant les employés à travailler le samedi était discriminatoire à l’égard d’une personne dont les croyances religieuses l’obligeaient à observer le jour du sabbat.

Nous reviendrons sur cette affaire un peu plus loin lorsqu’il sera question des exigences professionnelles normales. Du point de vue des conditions d’emploi en apparence impartiales, la commission (Edward J. Ratushny) a déclaré, fort pertinemment à notre avis, ce qui suit :

A première vue, une condition d’emploi qui oblige tous les employés à travailler une certaine journée de la semaine ne semble pas discriminatoire étant donné qu’en apparence, tous les employés sont traités de la même façon.

Cependant, si l’on s’en tient à ce qui précède, un employeur pourra imposer des conditions générales d’emploi qui auront en réalité pour effet d’exclure tous les employés d’un groupe minoritaire donné (p. 26) (traduction).

1. (1980) 2 C. H. R. R. D 267.

Il semble qu’on ait constamment jugé qu’une condition d’emploi s’appliquant également à tous les employés ou tous les candidats peut effectivement avoir des conséquences injustes, discriminatoires pour certaines personnes. Au fond, une fois admis que l’intention n’entre pas en ligne de compte et qu’une condition d’emploi en apparence impartiale n’empêche pas de conclure à l’existence réelle d’un acte discriminatoire, il suffit de tenir compte des conséquences d’un acte. En effet, pour ce qui est de l’élément intentionnel, la question juridique se ramène à ce qui suit, selon l’affirmation du juge McDonald dans l’affaire Gares susmentionnée :

Ce sont les conséquences discriminatoires d’un acte qui sont illicites, non pas l’intention qui en est à l’origine (traduction).

Quant aux conditions d’emploi impartiales, nous croyons que ce sont leurs conséquences injustes, discriminatoires qui sont interdites.

Afin de s’acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombe, M. Bhinder doit démontrer que le CN, en appliquant sa politique relative au port du casque de sécurité, l’a traité différemment des autres employés en raison de sa religion. Le règlement du CN obligeait tous les employés du centre de triage à porter un casque de sécurité. Pour la plupart d’entre eux, cette exigence n’engendrait aucune contrainte excessive. Quant à M. Bhinder, toutefois, il se trouvait confronté au dilemne de transiger avec ses principes religieux ou de perdre son emploi. En réalité, il n’avait aucun choix, étant donné que les pratiques de sa religion primaient les exigences de son emploi.

En ce sens, on était plus exigeant envers M. Bhinder qu’envers les autres employés. La politique relative au port du casque de sécurité avait des conséquences différentes pour les employés selon leurs croyances religieuses. Les membres de la secte des sikhs, comme M. Bhinder, ne pouvaient se conformer à ce règlement et, par le fait même, travailler pour le CN. L’une des conséquences de cette exigence est donc d’établir entre les employés une distinction fondée sur la religion. Cette affaire n’est donc pas différente de celles de Singh et de Colfer, où des conditions d’emploi avaient eu des conséquences défavorables pour certains groupes d’employés.

La croyance en l’égalité fondamentale de toutes les personnes, dont on trouve l’expression dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, est essentielle à la structure de la société canadienne.

Toute déclaration concernant la nature de la discrimination raciale se fonde plus ou moins explicitement sur une conception de l’égalité des êtres humains qui n’a atteint son stade actuel d’évolution qu’à une époque relativement récente. Les origines de cette conception remontent à la croyance de la tradition judéo- chétienne dans la paternité de Dieu et, donc, dans la fraternité des hommes, qui sont tous égaux en humanité et en importance.

... Cette perception de l’égalité fondamentale des hommes, en dépit des multiples différences qui existent entre eux, est au coeur de la pensée libérale et démocratique de l’Occident. 1 (traduction)

1. A. Lester and G. Bindman, Race and Law, pages 73- 74, Penguin, Eng., 1972.

Une société qui embrasse une telle philosophie doit aussi apprendre à agir avec souplesse pour éviter que ses principes demeurent lettre morte. En tant que société, le Canada encourage chaque personne à pratiquer la religion de son choix. Respecter et apprécier véritablement les diverses religions, c’est aussi respecter les différents codes vestimentaires prescrits par nombre de ces religions. Comme l’a déclaré la commission d’enquête dans l’affaire Singh :

Nous ne pouvons déclarer être en faveur de la liberté de religion et, en même temps, refuser d’employer des personnes pour le seul motif qu’elles l’exercent. Si nous permettons aux sikhs de faire leurs dévotions comme bon leur semble parce que nous respectons leur droit d’avoir des croyances religieuses différentes de celles de la majorité des gens de notre société et si, en même temps, nous les plaçons dans une situation désavantageuse en refusant de les engager pour la simple raison que leurs croyances les obligent à porter la barbe et le turban, nous faisons preuve d’hypocrisie. 2 (Traduction).

2. Singh v. Security and Investigation Services Limited, (le 31 mai 1977) page 19.

Agir de cette façon équivaut à priver les sikhs de chances égales en établissant à leur égard une distinction fondée sur la religion et illicite au sens de la Loi.

La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, aux principes suivants :

a) tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, la situation de famille ou l’état de personne graciée ou, en matière d’emploi, de leurs handicaps physiques;

En réalité, le mis en cause a établi une distinction défavorable à l’égard de M. Bhinder en raison de sa religion, et il s’est ainsi livré à un acte discriminatoire au sens de l’article 7 de la Loi. Il a refusé de continuer d’employer M. Bhinder à cause de sa religion, commettant donc un acte discriminatoire au sens de l’alinéa 7a) de la Loi. De plus, en sa qualité d’employeur, il a adopté et appliqué une politique ou un règlement (ayant trait au port du casque de sécurité) qui prive ou risque de priver M. Bhinder en particulier, et les sikhs en général, de chances d’emploi en raison de sa religion, et il a donc commis un acte discriminatoire au sens de l’alinéa 10a) de la Loi.

Les actes discriminatoires visés aux articles 7 et 10 tombent sous le coup de la partie III de la Loi (article 31).

Donc, même si le CN ne montre aucune animosité à l’égard de la religion des sikhs, son refus de continuer d’employer M. Bhinder en raison du code vestimentaire de cette secte a pour conséquence de priver ce dernier de son droit de pratiquer la religion de son choix.

Il y a effectivement discrimination même si le CN n’avait pas l’intention d’établir une distinction illicite :

"En termes plus nets, cela signifie que la législation sur les droits de la personne témoigne de la reconnaissance du fait que ce ne sont pas seulement des fanatiques qui se livrent à des actes discriminatoires mais aussi des gens honnêtes et convenables. La plupart des gens agissent ainsi non pas par haine mais plutôt par gêne ou embarras ou par peur de subir une perte de revenu. Dans la mesure du possible, ces gens devraient avoir la chance de réévaluer leurs attitudes et de se racheter, après s’être rendu compte que la perte de leur confort ou de leur bien- être est bien peu de choses par rapport aux coups portés à la dignité et au bien- être économique d’autrui. Cependant, si la persuasion et la conciliation échouent, il faut alors appliquer la loi qui stipule que tous ont droit à l’égalité des chances et à l’accès aux dossiers qui les concernent. C’est ce que l’on appelle ’une main de fer dans un gant de velours’ 1 .

1. W. S. Tarnopolsky, The Iron Hand in the Velvet Glove : Administration and Enforcement of Human Rights Legislation in Canada, (1968) Can. B. Rev. 565 pp. 572- 573.

Par conséquent, le tribunal juge que M. Bhinder a été victime de discrimination fondée sur sa religion, ayant été congédié en application de la politique ou du règlement adopté par le mis en cause relativement au port du casque de sécurité. M. Bhinder a réussi à prouver qu’il s’agissait d’un cas de discrimination qui, de prime abord, paraissait fondé.

Il reste maintenant à déterminer si le mis en cause a prouvé que sa politique ou son règlement concernant le port du casque de sécurité constituait une exigence professionnelle normale. Selon le libellé de l’alinéa 14a) de la Loi, il est évident que c’est au mis en cause, en sa qualité d’employeur, qu’incombe la responsabilité de prouver que sa politique relative au port du casque de sécurité constituait une exigence professionnelle qu’il était en droit d’imposer à M. Bhinder.

4. Exigences professionnelles normales

A. Généralités

Comme il a été indiqué plus haut, dans l’exposé de la situation de droit des parties dans un cas comme celui qui nous intéresse, l’alinéa 14a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit une exception à l’interdiction générale des actes discriminatoires :

14. Ne constituent pas des actes discriminatoires a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils sont fondés sur des exigences professionnelles normales. (Nous soulignons.)

Les actes qui seraient normalement jugés discriminatoires ne sont pas illicites s’ils se fondent sur des exigences professionnelles normales. Par exemple, dans le cas qui nous intéresse, il a déjà été établi que M. Bhinder avait fait l’objet de discrimination de la part du mis en cause qui l’avait renvoyé en raison de ses croyances religieuses. M. Bhinder s’est acquitté de sa responsabilité de démontrer qu’il s’agissait d’un cas de discrimination qui, de prime abord, paraissait fondé. Il incombe maintenant au mis en cause d’établir que le renvoi de M. Bhinder était justifié étant donné les circonstances. L’alinéa 14a) stimule clairement (... l’employeur qui démontre...) qu’il revient à l’employeur de prouver que son action constitue un cas d’exception.

En pareils cas, il est normal que l’employeur soit chargé de prouver que l’acte discriminatoire a été exécuté de bonne foi pour assurer la bonne marche de son entreprise, car c’est lui qui connaît le mieux celle- ci et les exigences à imposer aux employés.

Si les employés avaient la responsabilité de prouver que les règles imposées par l’employeur ne constituent pas des exigences professionnelles normales, ils seraient peu nombreux à oser porter plainte, et encore moins nombreux à obtenir gain de cause. Il est généralement reconnu que les lois sur les droits de la personne sont récursoires et qu’il convient d’en donner une interprétation large pour atteindre les buts poursuivis par le législateur. 1 Le contraire est également vrai : les exceptions aux termes de ces lois doivent être interprétées strictement. La Loi ne doit faire l’objet d’aucun compromis ni d’aucune réduction, sauf si son libellé le permet explicitement. Ainsi, non seulement le mis en cause est- il chargé de prouver qu’une condition de travail représente une exigence professionnelle normale et une exception à l’interdiction générale des actes discriminatoires, mais la définition de cette exception doit également être interprétée d’une manière stricte.

1. Voir, d’une manière générale, Bailley et Carson et autres contre le ministre du Revenu national, (1980) 1 C. H. R. R. D206- D209.

Bien des décisions ont déjà été rendues qui avaient trait à la question des exigences professionnelles normales. En effet, presque chaque province a eu sa part de causes relatives à cette question. Il s’agissait la plupart du temps de discrimination fondée sur l’âge ou le sexe, mais il y a également eu des cas où un handicap physique ou la religion du plaignant constituait le motif de discrimination.

Il va sans dire que chaque type particulier d’emploi comporte ses propres exigences. C’est pourquoi il faut examiner chaque cas individuellement pour déterminer ce qu’est une exigence professionnelle normale. L’étude des causes antérieures permet toutefois de classer par catégories les emplois ou les situations où un employeur défendait son action en déclarant qu’elle correspondait à une exigence professionnelle normale. Ces causes seront passées en revue plus loin.

L’extrait suivant d’une décision rendue au Manitoba dans une affaire de discrimination fondée sur l’âge, nous donnera une idée de ce qu’est une exigence professionnelle normale :

A mon avis, le libellé du paragraphe 6( 6) de la Loi (Manitoba Human Rights Act, S. M. 1974, c. 65) est très clair. Les mots condition et exigence professionnelles raisonnables pour le poste ou l’emploi (traduction) ne visent que deux cas d’exception à l’interdiction de la discrimination fondée sur l’âge. Le premier est celui où le candidat, en raison de son âge seulement, ne possède pas les capacités physiques, mentales ou techniques qui sont nécessaires pour exécuter ses fonctions d’employé. Il reviendrait donc à l’employeur qui aurait cherché à invoquer cette exception comme moyen de défense de prouver de façon irréfutable qu’il était permis en l’occurrence de conclure que l’âge seulement pouvait rendre un employé incapable d’exécuter ses fonctions sur le plan physique, mental ou technique. Or, aucune preuve de ce genre n’a été présentée à l’audience. Le second cas où cette exception pourrait être invoquée comme moyen de défense est celui où l’employeur peut prouver que la sécurité ou la santé du public ou d’autres personnes est menacée parce que l’employé, du fait même de son âge, est manifestement incapable d’exécuter ses fonctions de façon aussi sécuritaire qu’une personne plus jeune. Tel pourrait être le cas dans certains types d’emploi dangereux où la sécurité de l’employé lui- même serait en question ou dans des emplois où des vies seraient en jeu et où certaines compétences particulières seraient exigées, par exemple pour les pilotes de lignes aériennes ou les chauffeurs de véhicules à moteur. Mais, là encore, l’employeur devrait produire suffisamment de preuves pour démontrer l’incapacité ou la capacité réduite de l’employé en raison de son âge (Peter Derkson v. Flyer Industries Ltd., Commission d’enquête du Manitoba, par le professeur Jack R. London, le 2 juin 1977) (traduction).

Même si cette décision avait trait expressément à la discrimination fondée sur l’âge, les catégories auxquelles le professeur London a fait allusion s’appliquent à presque toutes les situations d’emploi. L’idée d’exigence professionnelle normale repose donc sur la détermination de la capacité de l’employé d’exécuter ses fonctions. Dans des circonstances normales, une caractéristique quelconque d’une personne qui la rend incapable d’exécuter les fonctions d’un emploi donné peut justifier son exclusion par l’employeur, même si la caractéristique en question est un motif de distinction illicite aux termes de la Loi sur les droits de la personne. C’est à l’employeur qu’il revient de faire la preuve de cette incapacité. Lorsqu’il s’agit d’un emploi où toute diminution de la capacité d’un employé accroît le danger pour le public ou d’autres employés, l’obligation de l’employeur de faire la preuve de l’incapacité de l’employé est moins importante. Nous en discuterons plus longuement un peu plus loin.

Il est évident que l’interdiction restrictive de cette exception se fonde sur le désir de protéger les principes vulnérables des droits de la personne en ne reculant pas devant des moyens de défense risquant de devenir paralysants. Par exemple, dans l’affaire Donald Berry v. The Manor Inn 1 (le 19 août 1980), entendue en Nouvelle- Écosse, l’employé avait été renvoyé de son poste de serveur dans un bar en raison de son sexe. La commission (W. Bruce Gillis) a rejeté l’argument qui voulait que, puisque les clients préféraient des femmes comme serveuses, M. Berry avait été renvoyé à cause d’une exigence professionnelle normale.

1. (1980), 1. C. H. R. R. D152.

Affirmer que la préférence des clients d’un employeur pour les services dispensés par des hommes ou des femmes - préférence qui se traduit par une différence dans les affaires de l’employeur constitue une exigence professionnelle normale fondée sur le sexe, ce serait laisser à la communauté le soin de déterminer s’il y a véritablement discrimination. Il n’y aurait qu’un pas à franchir pour affirmer que si la plupart des clients d’un restaurant ont des préjugés contre les Noirs, les Juifs ou les Écossais, le propriétaire de ce restaurant aurait légalement le droit de refuser d’engager des Noirs, des Juifs ou des Écossais. La longue lutte pour les droits de la personne menée sur le continent nord- américain et ailleurs dans le monde ne laisse aucun doute quant à l’absence totale de fondement de pareil argument.

Il m’est impossible de croire qu’en promulguant la Loi sur les droits de la personne, les législateurs de la Nouvelle- Écosse aient jamais voulu qu’il fut si facile de bafouer les droits et libertés qui sont si clairement proclamés dans le préambule et dans le corps de cette loi. Les normes sont établies par la Loi, et elles doivent être appliquées partout dans la province, sans égard aux sentiments d’un groupe ou d’une communauté en particulier (pages 5 et 6) (traduction).

Il va sans dire que ce qui constitue une exigence professionnelle normale doit être établi dans chaque cas en tenant compte des exigences propres aux emplois en question. Toutefois, il y a eu quelques tentatives de définitions générales. D’ailleurs, l’une d’entre elles a été invoquée dans bon nombre de décisions rendues dans plusieurs juridictions. Elle avait été formulée en Ontario par le professeur R. S. MacKay dans l’affaire Jay C. Cosgrove v. The Corporation of the City of North Bay, le 21 mai 1976.

L’affaire avait trait à la mise à la retraite, à l’âge de 60 ans, du plaignant, qui était chef de la prévention des incendies pour le compte du mis en cause, la ville de North Bay. Le professeur MacKay, ayant jugé que le plaignant avait été victime de discrimination à cause de son âge, avait déclaré ce qui suit :

En deux mots, la question est la suivante : la retraite obligatoire à l’âge de 60 ans, sans égard aux aptitudes, à la capacité ou à la compétence d’un employé donné, constitue- t- elle une condition et une exigence professionnelles normales pour le poste ou l’emploi de pompier au sens de l’alinéa 4g) du Code des droits de l’homme ?

Le mot clé est bona fide (qui est traduit en français par normale. Dans les dictionnaires réputés, soit généraux (comme l’Oxford ou le Webster), soit juridiques (comme le Black), cette expression est généralement définie par au moins un des termes suivants : honnêtement, de bonne foi, sincère, sans imposture ou tromperie, réel, sans simulation ou feinte, véritable. Ces mots connotent un motif et une norme subjective. Ainsi, il est possible de croire sincèrement qu’une chose est correcte ou bonne même si, objectivement, cette conviction est totalement déraisonnable et dépourvue de fondement.

... Toutefois, la question n’est pas close car il ne s’agit pas de la seule définition de l’expression bona fide; autrement, les normes seraient trop éphémères et varieraient selon l’opinion que chaque employeur se ferait en toute honnêteté des exigences d’un emploi (et selon les préjugés qu’il entretiendrait à ce propos), peu importe que cette opinion soit déraisonnable ou sans fondement. Ainsi, une compagnie de transport aérien pourrait estimer, de bonne foi, que ses hôtesses de l’air ne devraient pas être âgées de plus de 25 ans. Toutefois, si elle imposait cette restriction comme condition d’emploi ou de continuation d’emploi, je suis certain qu’elle ne serait pas acceptée comme condition ou exigence professionnelle normale aux termes du paragraphe 4( 6) de la Loi qui a trait aux cas d’exception. En effet, à mon avis, ce genre de restriction est dépourvu de toute base objective en réalité ou en fait. En d’autres mots, s’il est nécessaire que toute restriction soit imposée de bonne foi ou avec de bonnes intentions, il faut en outre qu’elle soit appuyée par des faits et par une logique fondée sur la réalité du travail et de la vie de tous les jours (traduction).

Ce dernier membre de phrase, qu’on cite souvent, a été formulé par M. John A. O’Neill, avocat de la ville de North Bay, au cours de son argumentation.

Une exigence professionnelle normale doit donc comprendre un aspect subjectif et un aspect objectif. Sur le plan subjectif, une exigence ne doit pas être imposée par exemple, pour contourner la loi sur les droits de la personne. De même, aux États- Unis, on a vu dans l’expression bona fide une indication que les politiques d’un employeur ne doivent pas servir à l’éluder, par exemple, l’ Age Discrimination in Employment Act of 1967 29 U. S. C. A. s. 621 et seq. (loi sur la discrimination fondée sur l’âge en matière d’emploi) Hodgson v. Greyhound Bus Lines Inc. (1974) 499 F. 2d. 859. Sur le plan objectif, l’exigence imposée doit être justifiable. La conformité à cette exigence doit marquer une différence appréciable dans le calibre des employés recrutés. Le genre et le nombre de preuves à présenter pour justifier l’exigence en question dépendront des conséquences du recrutement d’employés qui pourraient s’avérer moins compétents. Cette question sera étudiée plus à fond lorsque nous examinerons les cas où a été envisagée une dérogation à la loi contre la discrimination.

Dans le cas qui nous intéresse, le mis en cause, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, prétend que le port du casque de sécurité rendu obligatoire par règlement constitue une exigence professionnelle normale. Il soutient que le renvoi de M. Bhinder, tout en étant indirectement attribuable à ses convictions religieuses, n’a été que la conséquence logique de cette exigence. S’il en est ainsi, conclut- on, le Canadien National ne s’est pas livré à un acte discriminatoire au sens des articles 7 et( ou) 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Le caractère singulier de cette affaire nous semble justifier une revue des causes entendues au Canada et qui ont donné lieu à une interprétation de l’expression exigence professionnelle normale. Dans la mesure où ces interprétations seront pertinentes, nous les appliquerons à la situation qui retient notre attention.

B. Quand l’aptitude de l’employé est mise en doute

La jurisprudence canadienne sur cet aspect de l’exigence professionnelle normale s’inspire de la décision rendue aux États- Unis dans l’affaire Weeks v. Southern Bell Telephone and Telegraph 408 F. 2d. 228, (1969). La plaignante ayant postulé un emploi auprès de la compagnie mise en cause, celle- ci avait refusé de l’engager sous prétexte que le travail était ardu et qu’il ne convenait donc pas à une femme. En réalité, l’employé devait être en mesure de lever des poids de 30 lb. Le tribunal a jugé que la compagnie, en qualifiant tout simplement le travail d’ ardu, ne s’était pas acquittée de l’obligation qui lui incombait de prouver que son refus d’engager la plaignante découlait d’une exigence professionnelle normale. Il a donc exigé que le répondant fasse la preuve que la très grande majorité des femmes seraient incapables d’exécuter les fonctions de l’emploi. Southern Bell n’a pas pu démontrer que la plupart des femmes sont incapables de lever des poids de 30 lb, de sorte que sa préférence pour des employés de sexe masculin a été jugée injustifiable.

La décision précitée a été appliquée par une commission d’enquête de l’Ontario (S. N. Lederman) dans l’affaire Betty Ann Shack v. London Driv - Ur - Self Ltd. (le 7 juin 1974). A cause de son sexe, la plaignante s’était vu refuser par le mis en cause un emploi qui exigeait à l’occasion la conduite de lourds camions et leur préparation en vue de la location. On estimait que les femmes seraient incapables d’accomplir de telles tâches. Or, la plaignante s’y connaissait dans ce domaine et elle a même pu démontrer à la commission qu’elle était en mesure de faire le travail en question. La commission a donc conclu que le mis en cause n’était pas autorisé à se prévaloir de la clause d’exception relative aux exigences professionnelles normales, prévue au paragraphe 4( 6) de l’Ontario Human Rights Code R. S. O. 1970, C. 318. Le professeur Lederman estimait en effet que les femmes étaient aussi capables que les hommes de remplir les fonctions de l’emploi en question.

Dans une affaire de discrimination envers une personne de sexe masculin, Kerry Segrave v. Zeller’s Ltd. (le 8 novembre 1975), une commission d’enquête de l’Ontario a conclu que la tendance historique à choisir des femmes pour occuper les postes de gestionnaire du personnel ne justifiait pas la poursuite de cette tradition. Le professeur Horace Krever (devenu depuis M. le juge) a jugé qu’on n’avait pas retenu la candidature du plaignant parce que le poste en question avait toujours été pourvu par des femmes. D’ailleurs, le mis en cause a été incapable de démontrer que ses employés de sexe féminin ne feraient pas confiance à un gestionnaire de sexe masculin, étant donné qu’aucun homme n’avait encore été engagé à ce titre. Il n’a donc pas établi que le sexe constituait une exigence professionnelle normale :

La clause d’exception prévue au paragraphe 4( 6) ne s’applique que lorsque la discrimination fondée sur le sexe a une incidence sur les affaires du répondant à titre d’entreprise commerciale et que le fait de ne pas engager seulement des personnes du même sexe porterait atteinte à la fonction principale du commerce ou de l’entreprise (p. 13) (traduction).

Une commission d’enquête de l’Ontario a jugé, dans l’affaire William Boyd v. Mar - Su Interior Decorators Ltd. (le 21 avril 1978), que le mis en cause n’avait pas engagé le plaignant en raison de son sexe. Les hommes que le mis en cause avait engagés par le passé n’avaient pas fait preuve d’autant de doigté que les femmes pour suspendre des rideaux avec tout le souci du détail nécessaire. La commission (M. R. S. MacKay) a soutenu pour sa part qu’il s’agissait tout simplement d’un stéréotype, car le mis en cause n’avait aucun moyen de prédire l’aptitude du plaignant. Aussi a- t- elle conclu que le mis en cause n’avait pas démontré que sa préférence pour les employés de sexe féminin constituait une exigence professionnelle normale.

Nous avons déjà fait allusion à l’affaire Colfer où les exigences de la Commission de police d’Ottawa en matière de taille et de poids avaient été jugées discriminatoires envers les femmes. De nombreux témoignages ont été entendus dans cette affaire quant au bien- fondé du maintien de normes minimales de 5’10 et de 160 lb pour les agents de police. Ces témoignages avaient trait essentiellement à la question de savoir si les femmes de moins de 5’l0 et 160 lb étaient aussi capables d’exécuter les fonctions d’agent de police que les personnes (surtout des hommes) qui répondaient aux normes. Du fait de celles- ci, presque aucune femme ne pouvait songer à devenir agent de police. La commission d’enquête a conclu qu’une norme minimale quelconque s’imposait puisque le poste exige une certaine force physique et que le poids et la taille sont, jusqu’à un certain point, en corrélation avec la force physique. Cependant, le mis en cause n’ayant pas démontré qu’il était justifié d’établir une distinction fondée sur le sexe, ses normes de poids et de taille ne constituaient donc pas une exigence professionnelle normale. Les femmes satisfaisant à des normes de poids et de taille fondées sur la moyenne nationale des femmes pourraient être des agents de police aussi efficaces que les hommes qui satisfont, quant à eux, à des normes fondées sur la moyenne nationale des hommes.

Dans l’affaire Sheila Robertson v. Metropolitan Investigation Security Ltd. (le 10 août 1979), entendue en Ontario, l’employeur n’a pas fait preuve de discrimination envers les femmes en général puisqu’il engageait un nombre quasi égal de femmes et d’hommes. Les femmes étaient toutefois appelées à occuper des genres de postes différents de ceux des hommes et à travailler par exemple comme préposées aux compteurs, gardes de terrain de stationnement ou gardes dans des foyers pour les personnes âgées. La commission d’enquête a jugé que la plaignante avait été victime de discrimination fondée sur le sexe lorsqu’on avait refusé d’étudier sa candidature à un poste de gardien de sécurité qui revenait généralement à des hommes dans l’entreprise du mis en cause. Celui- ci n’ayant pu démontrer la supériorité des hommes sur les femmes comme gardiens de sécurité, il n’a donc pas prouvé que l’exclusion de la plaignante découlait d’une exigence professionnelle normale.

Une commission d’enquête de la Colombie- Britannique a estimé qu’il y avait eu une infraction au B. C. Human Rights Code R. S. B. C. 1979, c. 186 dans l’affaire Diane Borko v. Nelson and Atco Lumber (le 30 avril 1976) concernant la plainte d’une femme qui affirmait que sa candidature à un poste de conducteur de chariot élévateur n’avait pas été prise au sérieux à cause de son sexe. La décision de la commission d’enquête a cependant été annulée en appel par la Cour suprême de la Colombie- Britannique (( 1976), 1 B. C. L. R. 212). Le juge Toy a jugé que c’est parce qu’elle n’avait pas d’expérience, et non pas à cause de son sexe, que la plaignante avait vu sa candidature écartée. C’est donc en vertu d’une exigence professionnelle normale, à savoir l’expérience de la conduite de chariots élévateurs, que le mis en cause n’avait pas retenu sa demande. Les femmes n’étaient pas exclues d’une manière systématique, et le mis en cause ne croyait pas non plus que les hommes avaient généralement de meilleures aptitudes. Tous les candidats avaient réellement été traités de la même façon.

Dans l’affaire Heather Hawkes v. Brown’s Ornamental Iron Works (le 12 décembre 1977), une commission d’enquête de l’Ontario (le professeur D. A. Soberman) a jugé que la plaignante s’était vu refuser un emploi de soudeur à cause de son âge. Le professeur Soberman a constaté que le mis en cause avait supposé que Mme Hawkes ne pourrait exécuter les fonctions du poste parce qu’elle était âgée de 51 ans. En réalité, elle avait suivi des cours de soudeur afin d’acquérir une compétence dans un domaine offrant des débouchés. La commission a déclaré ce qui suit relativement à la question de l’exigence professionnelle normale :

Le paragraphe 4( 6) stipule que le paragraphe 4( 1) ne s’applique pas lorsque, par rapport à un poste ou à un emploi, la distinction fondée sur l’âge découle d’une condition ou d’une exigence professionnelle normale. Pour donner effet à cette disposition, le mis en cause doit établir la classification du poste et la description des fonctions qui s’y rattachent, et prouver qu’il a des motifs suffisants pour croire de bonne foi à la validité de la condition. Plusieurs décisions ont maintenant été rendues à ce sujet, et il semble clairement établi que le paragraphe 4( 6) ne peut être invoqué pour justifier un acte discriminatoire fondé sur l’âge que lorsque le mis en cause a convaincu la commission qu’il avait de bonnes raisons d’imposer la condition (p. 17) (traduction).

Le professeur Soberman en a conclu que le mis en cause n’avait fait valoir aucune bonne raison pour justifier une limite d’âge, et il a fait droit à la plainte.

Dans l’affaire David R. Jefferson v. B. C. Ferries Service (le 29 septembre 1976), une commission d’enquête de la C.- B. a jugé que le service de traversier de la province avait eu raison de refuser la demande d’emploi d’une personne infirme. Le plaignant avait un pied et une main artificiels, mais il possédait beaucoup d’expérience de travail sur des navires du ministère de la Défense nationale. La commission a cependant estimé qu’il y avait de nombreux autres candidats compétents et sans handicaps physiques qui auraient pu mieux s’acquitter des fonctions du poste. En exprimant son inquiétude relative à la sécurité de ses passagers, le mis en cause a quelque peu allégé le fardeau qui lui incombait de démontrer que sa préférence était justifiée. En effet, si le plaignant avait été engagé et que, dans une situation d’urgence, il n’eût pu faire aussi bien qu’un employé sans handicap physique, la sécurité des passagers aurait pu être menacée.

Dans l’affaire Foreman, et al v. VIA Rail Canada Inc. (1980), 1 C. H. R. R. D. 111, trois plaignants se sont vu refuser un emploi par le mis en cause parce que leur acuité visuelle n’était pas conforme aux normes fixées par VIA Rail. La commission (M. Frank D. Jones, C. R.) a conclu qu’une certaine norme visuelle minimale s’imposait dans le cas des serveurs ou des serveuses. Toutefois, après avoir entendu le témoignage de médecins, la commission a jugé que VIA Rail avait enfreint la Loi canadienne sur les droits de la personne. Sa norme d’acuité visuelle ne constituait pas une exigence professionnelle normale parce qu’elle était trop sévère pour le travail en question. Le mis en cause n’a pu démontrer que les personnes dont la vision était inférieure à la norme fixée seraient moins aptes à exécuter les fonctions de serveur ou de serveuse.

Dans l’affaire Severien Parent v. Department of National Defence (1980), 1 C. H. R. R. D121, le plaignant s’était vu refuser un emploi de chauffeur pour le compte du mis en cause. Épileptique, il n’avait ni la formation ni la compétence ni l’aptitude nécessaires pour faire un autre travail. Il possédait de l’expérience comme chauffeur, mais son handicap l’empêchait de conduire des véhicules transportant de lourdes charges ou des passagers. Le système de classification des chauffeurs du mis en cause ne comprenait pas de catégorie dans laquelle les tâches auraient été à la mesure des capacités du plaignant.

La commission (André Lacroix) en a conclu que le système de classification du mis en cause était justifiable dans son ensemble et qu’il convenait bien à la poursuite des objectifs de l’employeur (p. D123). Ainsi, bien que son système de classification ait eu pour effet la perpétration, contre le plaignant, d’un acte discriminatoire fondé sur son handicap physique, le mis en cause a été autorisé à le conserver sans pour autant établir de nouvelle classification pour le plaignant. L’obligation faite aux candidats de satisfaire aux normes fixées pour les catégories de chauffeurs engagés par le M. D. N. constituait une exigence professionnelle normale.

Dans toutes les affaires précitées, les répondants ont tenté de justifier un acte discriminatoire en soutenant que les plaignants, du fait d’une caractéristique particulière, étaient moins aptes que les autres candidats à remplir les fonctions de l’emploi en question. Il incombe à l’employeur de démontrer que ses exigences sont vraiment justifiées et qu’elles ne reposent pas sur des suppositions gratuites ou des stéréotypes.

Dans l’affaire qui nous intéresse, toutes les preuves démontrent clairement que M. Bhinder est apte à exécuter ses fonctions de façon satisfaisante, ce qu’il fait d’ailleurs depuis plusieurs années. Advenant qu’il continue de travailler sans porter de casque de sécurité, rien ne prouve qu’il sera moins apte à remplir ses fonctions que les autres employés. Si tel était le cas, le C. N. pourrait faire valoir que le renvoi de M. Bhinder découle d’une exigence professionnelle normale qui consiste en l’obligation de porter un casque de sécurité.

Signalons en passant que, dans une autre situation de fait, une telle exigence sécuritaire pourrait influer sur l’aptitude relative des employés à remplir leurs fonctions. Par exemple, dans un poste plus hasardeux que celui qu’occupait M. Bhinder, il se pourrait bien que les employés soient incapables de remplir convenablement leurs fonctions s’ils craignaient constamment les blessures. Ou encore, si une nouvelle marche à suivre rendait le travail de M. Bhinder beaucoup plus dangereux et que le C. N. adoptât alors le règlement relatif au port du casque de sécurité, il se pourrait que M. Bhinder soit incapable de continuer à exercer ses fonctions de façon convenable, en raison de sa crainte constante des blessures.

Ces situations de fait ne sont mentionnées que pour signaler qu’il se peut que des règlements de sécurité aient un certain rapport avec l’aptitude des employés à satisfaire à des exigences professionnelles. En pareils cas, l’employeur pourrait être en droit de renvoyer des employés dont les convictions religieuses les obligent à déroger aux règlements, ou encore être forcé de leur trouver un autre poste. De toute façon, le tribunal n’a pas à se pencher sur cette question puisque rien ne prouve que si M. Bhinder continue de remplir ses fonctions comme il l’a fait par le passé, son aptitude à ce faire sera diminuée parce qu’il devra refuser de porter un casque de sécurité en raison des convictions religieuses qu’il professe sincèrement en tant que sikh.

C. Quand il y va de la sécurité d’autrui

Bien des principes relatifs à la question des exigences professionnelles normales ont été énoncés dans le cadre d’affaires où l’employeur s’inquiètait de la sécurité des autres employés ou du grand public. Lorsqu’il peut démontrer que la sécurité de personnes autres que l’employé lui- même est mise en cause, l’employeur a beaucoup de mal à s’acquitter de son obligation de justifier une exigence professionnelle. Les commissions d’enquête se montrent disposées à s’en remettre au jugement de l’employeur lorsqu’il semble nécessaire de prendre toutes les mesures qui s’imposent pour assurer l’exécution du travail d’une manière sécuritaire pour les collègues ou le grand public.

A ce sujet, les causes américaines ont également influencé les commissions canadiennes d’enquête, comme par exemple l’affaire Hodgson v. Greyhound Bus Lines Inc. 499 F. 2d. 859, (1974) dans laquelle l’employeur avait refusé d’engager des chauffeurs d’autocar âgés de plus de 35 ans. En tenant compte de la nature du travail, le juge en chef Swygert a déclaré ce qui suit :

Un transporteur public, comme Greyhound, responsable de la vie et du bien- être des passagers, doit toujours s’efforcer d’employer les personnes le plus compétentes possible à titre de chauffeurs d’autocar, parce que la sécurité constitue l’objectif primordial d’un chauffeur d’autocar. Étant donné toute cette importance qu’elle se doit d’accorder à la sécurité, la compagnie Greyhound n’est pas tenue de démontrer que la totalité ou la majorité des personnes de plus de quarante ans qui postulent un poste de chauffeur d’autocar ne pourraient pas remplir leurs tâches de façon sécuritaire. Greyhound n’a besoin de faire la preuve que d’un accroissement minimal du risque, puisqu’il suffit de démontrer que la suppression de la politique d’embauchage pourrait mettre en danger la vie d’une personne de plus (p. 863) (traduction).

Le tribunal s’est montré peu disposé à exiger davantage de l’employeur comme preuve, car cela :

... obligerait effectivement Greyhound à jouer avec la vie de ses passagers pour rassembler des données statistiques relatives aux compétences des nouveaux employés âgés de 40 à 65 ans (page 865) (traduction)

Ce raisonnement montre sur quoi s’appuie le traitement spécial accordé aux emplois comportant des risques. Il n’est pas question pour autant de permettre aux employeurs de se laisser aller à des conjectures ou à des hypothèses sur les conséquences possibles de l’embauchage de personnes ne répondant pas à certains critères ou d’adopter des règlements arbitraires en matière d’emploi dans ces industries particulières. Dans l’affaire Aaron v. David, 414 F. Supp. 453 (1976), la cour a formulé la question comme suit :

Il semble que la quantité des preuves requises de l’employeur soit inversement proportionnelle à l’importance et au caractère inévitable du risque que présentent les exigences et les fonctions du poste en question pour le public ou les compagnons de travail de l’employé. En d’autres termes, lorsque le risque est considérable et les moyens pour l’éviter (autres que l’établissement de la retraite obligatoire à un certain âge) sont inadéquats ou incertains, il peut être nécessaire d’établir un âge pour la retraite obligatoire. Mais, nulle part dans la loi n’est- il permis de fixer un âge pour la retraite obligatoire à l’intérieur du groupe d’âge désigné par la loi, en se fondant simplement sur une impression, une intuition ou un stéréotype, c’est- à- dire sans justification empirique (page 461).

Il en irait vraisemblablement de même, peu importe l’exigence professionnelle, si cette dernière était effectivement à l’origine d’un acte fondé sur un motif de distinction illicite. Dans le cas dont est saisi le tribunal par exemple, l’employeur, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, exige que la religion de ses employés leur permette le port du casque; plus précisément, l’employeur exige que ses employés ne soient pas de religion sikh.

Si le public ou les autres employés étaient en danger, une telle exigence serait certainement justifiable compte tenu de l’importance du risque et de la difficulté de trouver une autre solution comme par exemple d’éliminer le danger ou d’arriver à un compromis avec l’employé.

Lorsque l’âge de l’employé est en question, comme dans les cas susmentionnés, le mis en cause doit démontrer qu’il n’est ni possible ni pratique de mettre à l’épreuve l’aptitude réelle de l’employé concerné. Donc, même si le fardeau de la preuve de l’employeur est plus léger quand il s’agit d’emplois comportant des risques, il est clair que l’exception relative aux exigences professionnelles normales doit être interprétée d’une manière stricte et, par conséquent, que les actes discriminatoires doivent toujours faire l’objet d’un examen minutieux.

Dans l’affaire Ronald O’Brien v. Hydro Ontario, entendue récemment en Ontario (le 22 juin 1981), la commission a dû tenir compte de la clause d’exception prévue au paragraphe 4( 6) du Code des droits de l’homme de l’Ontario R. S. O. 1970, c. 318 relativement à une qualité et une exigence professionnelle normales pour le poste ou l’emploi (traduction). On avait refusé d’étudier la candidature du plaignant à un poste d’apprenti électricien auprès d’Hydro Ontario parce qu’il avait 40 ans. La commission a examiné les décisions canadiennes relatives à l’âge, dont bon nombre avaient trait à des programmes de retraite obligatoire pour les postes présentant des risques comme ceux des pompiers et des agents de police. Le tribunal ne répétera pas en détail ce qui y a été affirmé, mais indiquera plutôt quelle est la position canadienne sur les exigences professionnelles normales quant il s’agit de ce genre d’emploi et mentionnera d’autres cas où il était question d’un motif de distinction illicite autre que l’âge. Nous discuterons également de la pertinence de ces cas dans la cause qui nous intéresse.

La décision de la commission d’enquête de l’Ontario dans l’affaire Jay Cosgrove v. City of North Bay (le 21 mai 1976) a déjà été évoquée plus haut à propos de la notion d’exigence professionnelle normale. La définition de bona fide (expression traduite en français par normale) énoncée par le professeur MacKay dans cette affaire, a été citée dans bon nombre de causes ultérieures. Cette affaire tire également son importance du fait qu’il s’agit du premier cas où la clause d’exception a été appliquée à un emploi comportant des risques, celui d’un agent de prévention des incendies auprès du mis en cause, la ville de North Bay.

En fait, l’emploi en question n’était dangereux que pour la sécurité de M. Cosgrove lui- même. Une fois l’incendie éteint, il était chargé d’inspecter les lieux afin d’en déterminer l’origine. Aucune preuve n’a été présentée attestant qu’une réduction de la compétence de M. Cosgrove après l’âge de 60 ans, si tel était bien le cas, pourrait mettre d’autres personnes en plus grand danger. D’autres agents sont venus donner leur opinion sur les rigueurs de l’emploi, et la commission en a fait ainsi le résumé :

Ces messieurs ont convenu, sans exception, que le travail d’agent de prévention des incendies comporte des risques et qu’il impose un stress physique et mental considérable, quoique moindre que celui des pompiers chargés de combattre les incendies. En outre, les agents ont témoigné que malgré le manque de preuve médicales concrètes ou explicites à l’appui, ils étaient tous d’avis, après des années d’expérience et d’observations, que les pompiers deviennent moins rapides, qu’ils fournissent un rendement inférieur et qu’ils sont de moins en moins capables de répondre aux exigences et aux urgences de leur emploi lorsqu’ils atteignent ou qu’ils dépassent les 60 ans. Ils ont cependant avoué que cette dernière observation est une règle générale et qu’il arrive que certaines personnes soient capables d’accomplir leurs fonctions après avoir franchi le cap des 60 ans, tout comme il peut arriver que des personnes plus jeunes soient incapables de le faire. A tout prendre, cependant, ils estimaient que 60 ans est un chiffre approximatif acceptable pour définir les limites sécuritaires de l’emploi dans l’intérêt de l’employé lui- même et de ses compagnons de travail qui comptent sur lui pour faire sa part (page 809) (traduction).

La commission était donc disposée à accepter l’opinion de chefs de la prévention des incendies possédant de l’expérience, qui attestaient que l’exigence relative à l’âge était normale. Les conséquences pour les compagnons de travail avaient rapport non pas à la sécurité comme telle, mais plutôt à l’interdépendance des travailleurs à la tâche. Cette décision a été maintenue par la Cour divisionnaire de l’Ontario dans l’affaire Ontario Human Rights Commission and the City of North Bay, n’ayant pas donné lieu à un rapport, (le 12 septembre 1977), et par la Cour d’appel de l’Ontario : (1977), 17 O. R. (2d) 712.

Dans une décision prononcée le même jour que celle de la commission dans l’affaire Cosgrove, une autre commission d’enquête de l’Ontario a examiné précisément la même question : il s’agissait de l’affaire Thomas Hadley v. City of Mississauga (le 21 mai 1976). Le plaignant était capitaine d’équipe à la caserne de pompiers de la ville mise en cause. Bien que les données fussent semblables à celles de l’affaire Cosgrove, les résultats ont été diamétralement opposés. En effet, le mis en cause n’a apporté aucune preuve de la compétence réduite des pompiers après leur soixantième anniversaire. Il ne s’était donc pas acquitté de sa responsabilité de justifier la retraite forcée du plaignant.

La commission (le professeur S. N. Lederman) a fait mention de la décision rendue aux É.- U. dans l’affaire Hadley v. Greyhound, mais elle a choisi une solution différente, préférant statuer sur chaque cas plutôt que de s’en remettre à des limites d’âge arbitraires et générales. Le professeur Lederman a convenu cependant que la décision rendue dans l’affaire Hadley peut se justifier lorsque la sécurité du public est en jeu et qu’il est à peu près impossible ou irréalisable d’évaluer les personnes de façon individuelle (page 11) (traduction).

Dans une autre affaire entendue en Ontario et concernant des pompiers, une commission d’enquête (le professeur Bruce Dunlop), suivant la décision Hadley, a conclu que le plaignant avait été injustement mis à la retraite à 60 ans : Hall and Gray v. IAFF and Etobicoke Fire Dept. (le 21 juillet 1977). La commission a jugé que le mis en cause n’avait pas fait la preuve que la limite d’âge de 60 ans constituait une exigence professionnelle normale. Les éléments de preuve présentés à la commission étaient du même ordre que dans l’affaire Cosgrove, quoique moins complets. Le professeur Dunlop a refusé de permettre au mis en cause de justifier la retraite forcée du plaignant en se fondant sur la simple impression d’un sous- directeur du service d’incendie, selon laquelle les pompiers sont moins compétents une fois qu’ils ont atteint leurs 60 ans. Cependant, cette décision a été annulée par la Cour divisionnaire de l’Ontario (voir (1980), 26 O. R. (2d) 308, décision confirmée par la Cour d’appel de l’Ontario, autorisation accordée d’interjeter appel auprès de la Cour suprême du Canada).

Le juge O’Leary de la Cour divisionnaire était disposé à accepter comme preuve suffisante de l’existence d’une exigence professionnelle normale ce que la commission d’enquête rejetait. En effet, la commission avait demandé que des preuves empiriques soient présentées. Le juge O’Leary estimait qu’exiger de telles preuves dépassait la définition de l’expression bona fide (normale) établie par le professeur McKay dans l’affaire Cosgrove.

... En exigeant que l’employeur établisse scientifiquement que le fait de permettre aux pompiers de travailler après l’âge de 60 ans augmenterait considérablement les risques pour le pompier lui- même, ses collègues ou le grand public, il l’obligeait à faire bien plus que de prouver que la limite d’âge était appuyée par des faits et par une logique et fondée sur la réalité pratique du monde du travail de tous les jours (page 316) (traduction).

Dans une autre affaire portant sur des questions semblables, le tribunal nommé aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne a jugé que l’employeur pouvait exiger que ses nouveaux employés aient moins de 40 ans. Il s’agissait de l’affaire Commission canadienne des droits de la personne contre Voyageur Colonial Limitée 1 .

1. (1980) 1 CHRR D 239

Le mis en cause a fait valoir que les nouvelles recrues étaient affectées aux postes engendrant le plus de tension nerveuse et que les employés de moins de 40 ans étaient donc le mieux aptes à supporter cette pression. Le tribunal (R. D. Abbott) a invoqué la définition de l’expression bona fide (normale) donnée dans l’affaire Cosgrove ainsi que la cause Hodgson (entendue aux États- Unis) pour conclure que l’exigence professionnelle était justifiable pour assurer le mieux possible la sécurité des passagers.

Pour résumer ces cas de discrimination fondée sur l’âge, on peut dire qu’ils soulèvent généralement la question de l’importance du risque lié au travail en cause et de la possibilité d’évaluer les candidats d’une autre manière, c’est- à- dire selon leurs aptitudes réelles plutôt qu’en fonction d’une supposition rapide ayant trait à l’âge. Il revient au mis en cause de faire la preuve de l’existence du risque en question, de ses conséquences pour autrui et de la difficulté de remplacer une condition d’emploi réputée discriminatoire. Les commissions d’enquête diffèrent quant à la quantité de preuves jugée suffisante dans de tels cas.

D’autres causes ont été jugées qui avaient trait à des motifs autres que l’âge, à savoir, notamment, le handicap physique. Ainsi, dans l’affaire David Jefferson v. B. C. Ferries Service (le 29 septembre 1976), le plaignant n’avait pas été embauché par le mis en cause à cause de son handicap physique. La commission d’enquête a été influencée par le fait que les passagers auraient couru un plus grand risque si le plaignant avait été engagé. Le plaignant portait une main et un pied artificiels. Cependant, rien ne prouvait que le plaignant était moins apte que les autres candidats à exécuter les tâches de l’emploi. Le souci de l’employeur pour la sécurité des passagers semblait avoir une certaine importance et c’est ce qui a convaincu la commission d’accepter le jugement de l’employeur comme étant raisonnable.

Dans l’affaire Foreman contre Via Rail, mentionnée plus haut, la déficience visuelle des plaignants ne semblait avoir d’importance que dans la mesure où elle influait sur leur aptitude à servir les passagers. La commission d’enquête a souligné que les passagers pourraient être blessés si les serveurs ayant une mauvaise vision renversaient du café sur eux ou étaient incapables de les aider à descendre des trains. Ces accidents éventuels semblaient n’avoir été mentionnés qu’en passant et ne pas revêtir beaucoup d’importance. Par conséquent, la norme visuelle du mis en cause n’a pas été jugée comme étant une exigence professionnelle normale.

Ainsi, les emplois comportant des risques sont traités comme des cas spéciaux d’exception au titre des exigences professionnelles normales, dans la mesure où d’autres personnes sont mises en danger ou se voient imposer d’autres contraintes. L’ampleur de la responsabilité qui incombe à l’employeur d’établir le bien- fondé d’une exigence professionnelle discriminatoire varie selon l’importance du risque encouru et la nécessité de l’exigence en question.

Dans le cas qui nous intéresse, il n’existe aucune preuve que les autres employés ou le public pourraient être touchés si M. Bhinder continuait à travailler sans porter de casque.

Le docteur James Neuman, expert cité par le mis en cause, s’est rendu au centre de triage de Toronto et a été incapable de concevoir une situation plausible où un travailleur blessé parce qu’il ne porte pas de casque pourrait mettre ses compagnons de travail en danger (transcription, page 446).

Il est cependant possible, dans des cas autres que celui dont est saisi le tribunal, que le refus de se soumettre aux règlements de sécurité puisse produire ces résultats. La sécurité d’un employé peut être directement liée aux méthodes de sécurité utilisées par un autre. De même, un employé qui court un plus grand risque de blessure au travail peut représenter un risque pour ses compagnons si ces derniers doivent le remplacer ou s’occuper de lui s’il est blessé. En fait, c’est peut être la situation à laquelle songeait le professeur McKay dans l’affaire Cosgrove où la tension nerveuse éprouvée par le plaignant lui- même aurait pu se traduire par un fardeau pour les autres employés. Toutefois, dans le cas qui nous intéresse, nous sommes d’avis, à la lumière des preuves présentées, que ni les autres employés ni le public n’auraient à souffrir si M. Bhinder continuait à travailler sans porter le casque de sécurité.

D. Quand la seule sécurité du plaignant est en jeu

1. Généralités

Il a aussi été question de cet aspect des exigences professionnelles normales aux États- Unis dans l’affaire Weeks v. Southern Bell, susmentionnée, où l’employeur avait refusé d’engager la plaignante en raison de son sexe. Le mis en cause croyait non seulement que la candidate ne pourrait exécuter les tâches ardues que l’on exigerait d’elle, mais aussi qu’elle courrait un plus grand danger que les hommes. La nature de cet emploi obligeait les employés à travailler seuls à des heures tardives. L’employeur ne voulait pas placer une femme dans une telle situation.

Le tribunal a jugé que l’employeur s’était laissé guider par le stéréotype voulant que les femmes soient moins en mesure que les hommes de se débrouiller dans de telles situations et, par conséquent, qu’elles aient besoin de leur protection ou, selon le cas, d’être remplacées par eux au travail. La preuve n’ayant pas été réellement faite que les femmes occupant cet emploi s’exposeraient à un plus grand danger que les hommes, l’exigence professionnelle de l’employeur a été jugée injustifiée.

L’élément essentiel de cette décision est que les employeurs n’ont pas à établir de telles exigences au nom de leurs employés. C’est à l’intéressé qu’il revient de décider s’il accepte de s’exposer aux dangers pouvant se rattacher à un emploi. Cela contredit, bien sûr, la règle générale de la preuve visant les cas d’exception au titre des exigences professionnelles normales. Selon ce qui a été dit plus haut à propos de la situation de droit des parties, c’est à l’employeur qu’incombe la responsabilité de prouver qu’une condition d’emploi est justifiable. L’employeur est celui qui connait le mieux tant les exigences auxquelles devront satisfaire les employés que la situation globale de son entreprise. Cela ne signifie pas pour autant que les employés ne peuvent décider eux- mêmes de s’exposer à certains risques liés à leur emploi, non plus que l’employeur a le droit d’imposer des exigences qui, même sous prétexte d’assurer la sécurité des employés, sont injustifiables au point de vue empirique. Voilà le fondement de la décision rendue dans l’affaire Weeks, et on a jugé qu’elle s’appliquait au Canada.

Dans l’affaire Betty- Ann Shack v. London Driv- Ur- Self Ltd. (le 7 juin 1974), la plaignante avait postulé un emploi de préposé au service de location. Mises à part les exigences physiques de l’emploi, le titulaire devait aussi travailler seul à des heures tardives. La commission (le professeur S. N. Lederman) a jugé qu’une femme pouvait tout aussi bien qu’un homme satisfaire aux exigences physiques de ce poste. L’employeur avait injustement ignoré la candidature de la plaignante à ce poste.

En ce qui a trait à la préoccupation de l’employeur relative au fait que des femmes travaillent seules la nuit, le professeur Lederman s’est inspiré expressément de la décision rendue dans l’affaire Weeks. Cette préoccupation était entièrement fondée sur un stéréotype et non pas sur la preuve véritable que les femmes pourraient courir de plus grands dangers.

Dans l’affaire Sheila Robertson v. Metropolitan Investigation Security Ltd. (le 10 août 1979), la commission d’enquête devait étudier un cas semblable à celui de l’affaire Shack. La candidature de la plaignante a un poste de garde de sécurité avait été rejetée par la compagnie défenderesse. Celle- ci ne refusait pas systématiquement d’employer des femmes; en réalité, elle en engageait pratiquement autant que d’hommes.

Il y avait certains emplois cependant que l’employeur ne confiait jamais à des femmes. Rien ne prouvait que les femmes ne pouvaient occuper ces postes habituellement comblés par des hommes. L’employeur jugeait tout bonnement que certaines situations étaient plus dangereuses que d’autres et, de ce fait, qu’il ne convenait pas d’y placer des femmes. Il croyait sincèrement que les femmes avaient besoin de plus de protection que les hommes. En toute conscience, le mis en cause ne pouvait accepter qu’une femme occupe un poste dangereux. En dépit de ces bonnes intentions, il n’a pas réussi à convaincre la commission que sa classification des emplois, fondée sur le sexe, était justifiée. Il s’était simplement laissé guider par un stéréotype relatif à la féminité et à la place qui revient aux femmes dans le monde du travail.

L’affaire qui nous intéresse diffère toutefois de celles qui précèdent. L’employeur, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, a démontré que le plaignant s’exposerait à un plus grand danger s’il ne se conformait pas à la politique relative au port du casque de sécurité. Il n’y a aucun doute que le turban de M. Bhinder ne le protégerait pas aussi efficacement qu’un casque de sécurité contre les coups et les chocs électriques. La politique de l’employeur n’est donc pas fondée sur un stéréotype ou un préjugé injustifié. Si M. Bhinder ne porte pas le casque de sécurité, son risque de blessures s’accroîtra vraiment, ne fut- ce que très peu.

Il y a cependant un autre principe qui découle des cas précédents. En effet, même s’il y a accroissement du risque pour l’employé qui ne satisfait pas à une exigence professionnelle, la décision de s’exposer ou non à ce risque doit, dans la mesure du possible, lui revenir si l’exigence en question a pour lui un effet discriminatoire. Il est en effet conforme à l’objet général de la législation sur les droits de la personne que les décisions concernant des individus soient prises sur une base individuelle et non en fonction de caractéristiques qui entraînent l’exclusion massive de certaines personnes.

Cela est également conforme à l’interprétation stricte des clauses d’exception en matière de discrimination. Lorsqu’il est prouvé qu’une condition d’emploi est discriminatoire, il faut prendre toute mesure raisonnable pour tenir compte de la situation de la ou des personne( s) victime( s).

Dans le présent cas, M. Bhinder est parfaitement conscient des exigences de son emploi. Bien qu’il incombe à l’employeur de prouver qu’une exigence professionnelle est normale étant donné que c’est lui qui est le mieux en mesure de le faire, il faut aussi tenir compte de la connaissance qu’à l’employé de ses fonctions. M. Bhinder est conscient du risque qu’il prend en ne portant pas de casque de sécurité. Ce risque ne diffère pas de celui que lui- même et ses collègues de travail ont toujours accepté en tant qu’électriciens d’entretien. M. Bhinder soutient qu’il peut exécuter les fonctions de son emploi d’une manière sécuritaire et convenable même s’il ne porte pas de casque de sécurité. Il faut tenir compte de son choix personnel étant donné que la seule autre solution peut être son renvoi pour un motif de distinction illicite. A moins, bien sûr, que cela n’impose une contrainte excessive à l’employeur, ce dont il sera question plus loin.

Le fait de reconnaître qu’il faut accorder une certaine importance aux qualités de discernement d’une personne lorsqu’elle est consciente des exigences de l’emploi ne signifie pas, dans une situation d’emploi, qu’il faut traiter les gens différemment selon qu’ils se portent candidats à un poste ou qu’ils travaillent déjà pour le mis en cause. La Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit en effet la protection égale des candidats et des employés dans la disposition suivante :

7. Constitue un acte discriminatoire le fait a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu,

...

directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite. (Nous soulignons.)

Ainsi, bien qu’il revienne à l’employeur de prouver que sa politique d’emploi est normale, il faut tenir compte du consentement des candidats ou des employés à accepter les rigueurs et les risques du poste, même si l’employeur montre que la politique en question a pour objet de protéger les employés et que c’est effectivement ce qu’elle fait. Il faut également tenir compte de la compréhension que le candidat ou l’employé a des exigences de l’emploi et de sa volonté de les accepter. Encore une fois, cela ne s’applique que lorsque l’employeur ne subit pas de contraintes excessives en acceptant le choix de l’employé, et que l’exigence professionnelle ne peut se justifier d’une autre manière.

La situation ressemblait à celle qui retient notre attention dans l’affaire Aclo Compounders Inc. and United Steelworkers (1980), 25 L. A. C. (2d) 209. L’employeur avait renvoyé le plaignant parce que, adepte de la religion des sikhs, il avait refusé de se soumettre au règlement concernant le port du casque de sécurité pour des motifs religieux.

L’arbitre (J. D. O’Shea, C. R.), dans cette cause, a jugé que le plaignant n’avait pas été renvoyé à tort. Les principes de droit qui lui ont permis d’en arriver à cette conclusion diffèrent de ceux dont nous devons tenir compte en l’espèce. Par exemple, l’arbitre a jugé que le règlement concernant le port du casque n’était pas discriminatoire pour les motifs suivants :

Bien que le syndicat ait soutenu que le règlement établissait une distinction illicite contre le plaignant à cause de ses croyances religieuses, je ne puis accepter cet argument. Une telle affirmation serait équivalente à l’argument voulant qu’un catholique romain pratiquant employé comme dégustateur de viandes dans un établissement vivrier ait été victime de discrimination (du moins, avant le deuxième concile du Vantican) parce que la compagnie l’obligeait à exercer ses fonctions le vendredi.

Il est évident qu’il existe des travaux que certaines personnes ne peuvent pas exécuter en raison de leurs croyances religieuses. Sans vouloir être facétieux, je ne vois pas comment un sikh pourrait être employé comme mannequin chez un chapelier. Il éprouverait également de graves difficultés comme plongeur ou comme scaphandrier pour une compagnie de récupération sous- marine étant donné que le port du turban ne conviendrait pas à ce genre de travail.

...

Affirmer que le règlement concernant le port du casque de sécurité établit à l’égard du plaignant une distinction illicite fondée sur ses croyances, c’est mettre la charrue devant les boeufs. Objectivement parlant, le règlement concernant le port du casque n’a rien d’injuste au cours de la présente révolution technologique car il vise simplement à protéger les employés de la compagnie. S’il y a discrimination à ce chapitre, c’est bien que la religion sikh est très sélective en ce qui concerne la coiffure; elle exclut le port du casque en faveur du turban (pages 219 et 220) (traduction).

Quant à nous, nous aurions bien pu conclure que la politique concernant le port du casque était discriminatoire dans l’affaire Aclo. Dans les divers exemples donnés par l’arbitre, il reviendrait à l’employeur de prouver la nécessité de l’exigence professionnelle en question. S’il s’agissait d’une affaire relative aux droits de la personne, l’employeur ne pourrait se contenter de faire valoir que le règlement concernant le port du casque n’a rien d’injuste.

Il n’est donc pas certain que, dans l’affaire Aclo, la décision aurait été la même si elle avait été rendue par une commission d’enquête ou un tribunal des droits de la personne. En fait, l’employeur avait fait l’objet d’une plainte devant la Commission ontarienne des droits de la personne qui avait cependant jugé ne pas avoir la compétence voulue pour l’étudier à cause d’un conflit entre le Code des droits de l’homme de l’Ontario, R. S. O. 1970, c. 318 et l’Industrial Safety Act (loi sur la sécurité dans l’industrie), 1971 (Ontario), c. 43 (révoquée et remplacée par l’Occupational Health and Safety Act (loi sur la santé et la sécurité au travail), S. O. 1978, c. 83). Le tribunal doit donc statuer sur le cas dont il est saisi sans pouvoir profiter d’un jugement écrit qu’aurait rendu une commission d’enquête de l’Ontario, que ce soit sur la question de compétence ou sur le bien- fondé de la décision Aclo.

Le tribunal juge donc que dans les circonstances, le mis en cause doit prouver que sa politique concernant le port du casque fera plus que réduire le risque de blessures pour ses employés pris individuellement. Il ne peut pas substituer son opinion à celle des employés qui connaissent bien les exigences de leur emploi, y compris les risques courus, lorsque la politique d’emploi établit à leur égard une distinction illicite.

Comme nous l’avons indiqué plus haut, s’il y avait eu des risques pour la sécurité d’autres employés ou du grand public, ou si le plaignant n’avait plus été en mesure de bien exécuter son travail, la politique de sécurité aurait bien pu être jugée normale. Cependant, rien de tout cela n’a été prouvé en l’occurrence.

Lorsqu’il y va de la sécurité du seul plaignant, comme c’est le cas ici, nous estimons que le mis en cause devrait être tenu de fournir davantage de preuves si l’employé est en mesure d’évaluer les risques de l’emploi en toute connaissance de cause et s’il a été victime de discrimination pour un motif illicite. Le mis en cause doit prouver que le fait de tenir compte de la situation particulière de l’employé lui imposerait des contraintes excessives. Cet aspect des exigences professionnelles normales sera examiné plus loin.

2. L’obligation statutaire

Tout d’abord, le mis en cause a présenté un argument auquel il convient de s’arrêter dans cette section.

La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada souligne que le Code canadien du travail lui impose la responsabilité d’assurer la sécurité de ses employés. Par conséquent, fait- elle valoir, toute politique de sécurité qu’elle imposerait conformément à cette obligation devrait être nécessairement reconnue par le tribunal comme étant une exigence professionnelle normale. Le paragraphe 81( 2) du Code stipule que :

81. (2) Quiconque dirige une entreprise fédérale doit adopter et suivre des méthodes et techniques raisonnables destinées à prévenir ou diminuer le risque de lésion professionnelle dans l’exploitation de cette entreprise.

Il n’y a pas de doute que ce paragraphe oblige le mis en cause à établir des règlements pour assurer la sécurité de ses employés. Nous devons cependant tenir compte du fait que le mis en cause est aussi assujetti à la Loi canadienne sur les droits de la personne.

C’est d’ailleurs de cette situation précise qu’il était question dans la décision Heerspink (non consignée dans un rapport) rendue par la Cour suprême de la Colombie- Britannique le 3 décembre 1979 et qui nous a été citée par l’avocat du mis en cause. Par suite du jugement de la Cour d’appel de la Colombie- Britannique selon lequel il était du ressort de la commission d’enquête d’entendre la plainte qui lui avait été présentée (91 D. L. R. (3d) 520), les auditions relatives au bien- fondé de cette plainte ont eu lieu. De même, le présent tribunal, ayant jugé qu’il est de son ressort d’entendre la plainte dont il est saisir doit maintenant étudier, de nouveau, la relation entre la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code canadien du travail pour déterminer le bien- fondé de la plainte déposée par M. Bhinder.

Nous pouvons cependant passer assez rapidement car le raisonnement est le même que dans la section consacrée à la question de compétence, ci- dessus la conclusion à laquelle on en est arrivé dans l’affaire Heerspink et selon laquelle le B. C. Human Rights Code (code des droits de la personne de la Colombie- Britannique) S. B. C. 1973, s. 119 ne pouvait pas restreindre la portée de la B. C. Insurance Act (loi sur les assurances de la Colombie- Britannique) S. B. C. 1960, c. 197, ne s’applique pas en l’occurrence. La relation entre la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code canadien du travail n’est pas analogue à la relation existant entre les lois mentionnées dans l’affaire Heerspink.

En outre, selon la décision, plus récente, de la Cour d’appel de la Colombie- Britannique dans l’affaire Heerspink (1980) 1. L. R. 1- 1368, deux lois apparemment en conflit doivent être interprétées l’une à la lumière de l’autre, dans la mesure du possible, sans accorder plus d’importance à l’une qu’à l’autre.

Le rapprochement des deux lois invoquées devant le présent tribunal pourrait permettre de déterminer si la politique du mis en cause concernant le port du casque de sécurité est raisonnable. Une politique qui établit à l’égard de certains employés une distinction illicite fondée sur la religion pourrait fort bien être jugée déraisonnable. Le paragraphe 81( 2) du Code canadien du travail stipule seulement qu’il faut adopter des méthodes raisonnables.

Le Code canadien du travail impose également une obligation aux employés. L’article 82 stipule que :

82. Quiconque est employé dans le cadre d’une entreprise fédérale doit, dans son travail,

a) prendre toutes les précautions raisonnables et nécessaires pour assurer sa propre sécurité et celle de ses collègues; et

b) à tous les moments opportuns, utiliser les dispositifs et porter les vêtements ou les accessoires destinés à sa protection et que lui fournit son employeur, ou que la présente Partie l’oblige à utiliser ou à porter.

L’alinéa 82a) oblige les employés à prendre des précautions raisonnables. Encore une fois, le tribunal peut déterminer ce qui est raisonnable. L’alinéa 82b) ne parle pas du caractère raisonnable de la fourniture de vêtements ou de dispositifs par l’employeur. Toutefois, puisque les employeurs ne peuvent adopter que des méthodes raisonnables en conformité avec le paragraphe 81( 2), il est logique de conclure que seules des exigences raisonnables peuvent être imposées aux employés en vertu de l’alinéa 82b).

Le tribunal peut donc tenter, dans une certaine mesure, de déterminer le caractère raisonnable de la politique du mis en cause concernant le port du casque. Ce faisant, il donnera une interprétation utile de la Loi canadienne sur les droits de la personne et du Code canadien du travail. Le mis en cause ne peut pas invoquer comme moyen de défense son obligation statutaire d’établir des règlements de sécurité. Cette obligation ne confère pas nécessairement à sa politique concernant le port du casque de sécurité le caractère d’une exigence professionnelle normale. 1

1. Bien qu’elle n’influe évidemment pas sur l’affaire qui nous intéresse, il est à noter que la Charte canadienne des droits et libertés (Partie 1, Annexe B de la Loi constitutionnelle de 1981 proposée), actuellement devant le Parlement et à l’étude par la Cour suprême du Canada, stipule, à l’alinéa 2a) :

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes: a) liberté de conscience et de religion;

et, à l’article 27 :

27. Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.

Lorsque ces dispositions constitutionnelles entreront en vigueur, si tel est le cas, la situation de droit d’un plaignant comme M. Bhinder sera, bien sûr, beaucoup plus confortable.

Il convient de s’arrêter ici à certains règlements d’application du Code canadien du travail, car il en a été question dans la présentation des faits et dans les plaidoyers. Signalons au départ que les règlements doivent, bien entendu, être conformes à la loi, soit le Code canadien du travail, aux termes de laquelle ils sont adoptés, et que pour l’interprétation de cette loi (comme nous l’avons répété à plusieurs reprises), le critère fondamental doit être l’établissement de méthodes raisonnables.

Le Règlement du Canada sur les vêtements et l’équipement protecteurs et le Règlement du Canada sur la protection contre le danger de l’électricité adoptés conformément à la Partie IV du Code canadien du travail.

Le Règlement du Canada sur les vêtements et l’équipement protecteurs 1 (1. Établi par le décret C. P. 1972- 665.) , établi en vertu de la Partie IV du Code canadien du travail, stipule que :

3. Dans le cas où

a) il n’est pas raisonnablement possible d’éliminer un danger du travail ou de contenir le danger dans des limites sûres, et où

b) le port ou l’utilisation, par un employé d’un équipement de protection individuelle empêchera une blessure

ou diminuera sensiblement la gravité d’une blessure, l’employeur doit assurer que chaque employé exposé à un tel danger porte ou utilise cet équipement de la façon prescrite par le présent règlement.

9. (1) Dans le cas où l’employeur exige qu’un employé porte un casque protecteur afin de satisfaire aux prescriptions de l’article 3, ce casque doit être conforme aux dispositions de la norme Z94.1- 1966 de l’Association canadienne de normalisation, modifiée de temps à autre, ou à une norme approuvée par le chef de Division.

(2) Dans le cas où l’employeur exige qu’un employé porte un dispositif protecteur de la tête autre qu’un casque protecteur afin de satisfaire aux prescriptions de l’article 3, ce dispositif protecteur de la tête doit être conforme aux bonnes pratiques de la sécurité au travail ou à une norme approuvée par le chef de Division.

De l’avis du tribunal, compte tenu de toutes les preuves, si le CN demandait à M. Bhinder de ne porter que son turban pour se protéger la tête lorsqu’il travaille au centre de triage de Toronto, ce turban serait alors conforme aux bonnes pratiques de la sécurité au travail, étant donné le peu de risques de blessures à la tête au centre de triage de Toronto. Selon nous, le port du turban lui- même, dans cette situation de fait, constitue une précaution raisonnable (article 82 du Code canadien du travail) et sert à contenir le danger dans des limites sûres (alinéa 3a) du Règlement susmentionné).

A notre avis, aux termes du paragraphe 9( 1) du Règlement, le CN peut, pour se conformer à l’article 3 du Règlement, exiger d’une manière générale que ses employés portent un casque protecteur (conforme aux recommandations de l’Association canadienne de normalisation), et en même temps, aux termes du paragraphe 9( 2), se conformer à l’article 3 relativement à tout employé sikh du centre de triage de Toronto, comme M. Bhinder, en permettant le port du turban comme protection pour la tête. Nous estimons que le turban est effectivement conforme aux bonnes pratiques de la sécurité au travail pour ce qui est du centre de triage de Toronto.

(En outre, étant donné la faible augmentation du risque couru par ceux qui portent un turban plutôt qu’un casque protecteur, nous estimons que le turban devrait satisfaire à la norme approuvée par le chef de Division (le chef, Division de la prévention des accidents, Direction de la prévention et de l’indemnisation des accidents, ministère du Travail) aux termes du paragraphe 9( 1) ou du paragraphe 9( 2) relativement aux sikhs qui travaillent au centre de triage de Toronto.)

Les articles 17 et 18 du Règlement du Canada sur la protection contre le danger de l’électricité, qui s’appliquent à tout ouvrage, entreprise ou affaire de compétence fédérale (article 3 du Règlement) (voir pièce R- 20) se lisent comme suit :

17. Il est interdit à un employeur de permettre à un employé de travailler et à un employé de travailler sur une installation électrique

a) ayant une tension d’au plus 250 volts entre deux conducteurs ou entre un conducteur et la terre, s’il y a possibilité de prendre un choc électrique dangereux, ou

b) ayant une tension supérieure à 250 volts, mais inférieure à 5 200 entre deux conducteurs ou d’au plus 3 000 volts entre le conducteur et la terre,

à moins que ledit employé n’utilise l’équipement et les vêtements de protection isolés qui sont nécessaires, selon les saines pratiques de protection contre les dangers de l’électricité, ou qu’un agent de sécurité exige qu’il utilise pour se protéger contre les blessures durant l’exécution de son travail.

18. Il est interdit à un employeur de permettre à un employé de travailler et à un employé de travailler sur une installation électrique lorsque les saines pratiques de protection contre les dangers de l’électricité exigent le port d’un casque protecteur, à moins de porter un casque protecteur conforme aux prescriptions de la classe B de la norme Z94.1- 1966 de l’Association canadienne de normalisation, y compris les modifications qui s’y rattachent.

M. Thomas A. Beaton, directeur régional de l’Ontario pour le ministère fédéral du Travail et ingénieur chimique et métallurgique, a témoigné à l’audience. Il est un des fonctionnaires fédéraux responsables de l’application des règlements de sécurité mis en vigueur conformément à la Partie IV du Code canadien du travail. On lui avait demandé d’examiner la possibilité d’approuver une dérogation de la part du CN au Règlement sur les vêtements protecteurs qui permettrait à M. Bhinder de porter le turban plutôt que le casque protecteur (voir pages 624 et 628 de la transcription). Il semble que ce soit la Commission canadienne des droits de la personne qui ait effectué cette demande et non pas le CN, quoique cela ne soit pas très clair (voir pièce R- 10).

Le directeur de la Commission canadienne des droits de la personne pour la région de l’Ontario a exposé la situation de M. Bhinder à un agent du ministère du Travail et lui a demandé s’il était possible de déroger au Règlement sur les vêtements protecteurs, ce à quoi on lui a répondu que c’était impossible (voir pièce R- 11). Dans une lettre datée du 14 février 1979 (pièce R- 10) et adressée à la Commission canadienne des droits de la personne, M. Beaton, directeur régional pour le mis en cause, région des Grands lacs, affirmait, dans un premier temps, que les casques de sécurité avaient réduit le nombre de blessures dans la sphère de compétence fédérale, et deuxièmement, qu’il était impossible de faire exception dans le cas de M. Bhinder pour la raison suivante :

Il est rare que les ouvriers accomplissent seuls les tâches qui leur sont assignées, et si l’un d’entre eux subissait une blessure, il pourrait bien mettre les autres en danger. Par exemple, les employés chargés de l’entretien dépendent l’un de l’autre pour l’installation, le déplacement et l’ajustement des pièces. Si l’un d’entre eux ne pouvait effectuer son travail à cause d’une blessure à la tête, il mettrait les autres en danger.

Aucune dérogation ne peut donc être permise pour la raison susmentionnée; cela vaut aussi pour tout ce qui a trait aux vêtements et à l’équipement protecteurs. En fait, c’est de tout le règlement qu’il s’agit.

Il est à noter que la seule raison précise invoquée pour refuser une dérogation a été le risque que pourrait courir les autres ouvriers si M. Bhinder était blessé à la tête. Toutefois, après examen de toutes les preuves qui nous ont été présentées, nous estimons que si M. Bhinder était blessé à la tête (ce qui, en soi, est très peu probable quoique possible) parce qu’il ne portait pas le casque, il n’y aurait aucun risque appréciable ou important pour ses compagnons de travail. Nous supposons qu’il existe effectivement une petite possibilité, mais nous sommes d’avis qu’elle est tellement minime qu’elle ne devrait pas être prise en considération par l’employeur ou par le tribunal.

M. Beaton a rejeté la demande de dérogation parce qu’il était d’avis que, contrairement au casque de sécurité, le turban ne répond pas à la norme de l’Association canadienne de normalisation relative à la résistance aux chocs mécaniques, et qu’il ne répond pas non plus aux exigences du Règlement du Canada sur la protection contre le danger de l’électricité (pièce R- 20), contrairement au casque de sécurité qui est conforme aux prescriptions de la classe B de l’Association canadienne de normalisation. En outre, même s’il estimait avoir une certaine latitude quant à l’application de la norme concernant les chocs mécaniques, M. Beaton ne se croyait pas autorisé à permettre le remplacement du casque protecteur par le turban en vertu du règlement relatif à l’électricité.

De plus, M. Beaton jugeait que s’il devait accorder une exemption, il devrait l’accorder aux électriciens comme groupe, et non à M. Bhinder à titre individuel, en raison des termes de la convention collective pertinente conclue entre le syndicat et le CN (voir pages 624 à 627 de la transcription). Enfin, M. Beaton trouvait difficile d’exercer les pouvoirs qu’il pouvait avoir étant donné que le travail d’électricien d’entretien lui semblait comporter beaucoup de risques, deux électriciens d’entretien du CN ayant déjà été électrocutés (toutefois, aucun détail n’a été fourni quant au lieu et aux circonstances de ces accidents).

Cependant, il semblerait que les électriciens d’entretien du CN s’occupent d’une foule de tâches différentes. Pour ce qui est de ceux, comme M. Bhinder, qui entretiennent le turbotrain, s’ils courent des risques d’électrocution, c’est surtout par les mains plutôt que par la tête, et pourtant aucun équipement protecteur n’est exigé pour les mains (voir pages 646 à 652 et 663 de la transcription). M. Beaton a abordé la question de l’exemption du point de vue du poste de l’employé plutôt que de son lieu de travail comme tel (page 650 de la transcription). Bien que le mis en cause ait laissé entendre qu’il y avait risque d’électrocution pour les électriciens d’entretien du turbotrain, il n’a fourni aucune preuve concrète à cet égard. Mise à part la question de discrimination, nous sommes d’avis et nous jugeons, après examen des preuves qui nous ont été présentées, que le mis en cause n’a pas établi à l’aide de faits que le Règlement du Canada sur la protection contre le danger de l’électricité s’applique en l’espèce à cause de la nature du métier d’électricien d’entretien du turbotrain.

E. Le devoir de l’employeur de tenir compte de la situation des employés - La religion est- elle un cas spécial ?

Comme on pourra le constater, les employeurs ont l’obligation générale de prendre des dispositions pour permettre à leurs employés de s’acquitter de leurs obligations religieuses. En ce qui a trait à l’exception prévue au titre des exigences professionnelles normales, cela signifie qu’il ne suffit pas que la religion d’un employé crée certains ennuis à un employeur pour justifier automatiquement un acte discriminatoire fondé sur ce motif. L’employeur doit démontrer que le fait de tenir compte des croyances ou des pratiques religieuses de l’employé lui imposerait une contrainte excessive.

Le tribunal hésite à considérer que la religion, qui est un des motifs de distinction illicite, puisse donner lieu à une protection légale spéciale. Nous sommes d’avis que la religion n’est pas un cas spécial de distinction et que le devoir de l’employeur de prendre en considération la religion d’un employé découle d’une interprétation stricte de la clause d’exception à la loi sur les droits de la personne au titre des exigences professionnelles normales.

En réalité, cela signifie que les tribunaux ou les commissions d’enquête n’acceptent tout simplement pas la validité de certains arguments que les employeurs peuvent avancer pour justifier un règlement ou une ligne de conduite en matière d’emploi. Il en va de même dans tous les cas, quel que doit le motif de distinction illicite en cause. Par exemple, si un employeur établissait une distinction à l’égard d’un candidat à un emploi à cause de sa race, il ne lui suffirait pas de prouver que ses autres employés ne voudraient pas travailler avec ce candidat. Il ne lui suffirait pas non plus de prouver que ses autres employés s’opposeraient à ce qu’un employé en particulier soit exempté, pour des motifs religieux, d’une ligne de conduite qu’ils seraient, eux, forcés de continuer à respecter. Enfin, il ne suffirait pas que l’employeur démontre qu’il perdrait des clients en engageant le candidat. Les raisons ainsi invoquées par l’employeur pour justifier un acte discriminatoire ne permettraient pas de conclure que la discrimination découlait d’une exigence professionnelle normale.

L’obligation de tenir compte des besoins de l’individu au travail découle donc tout naturellement d’une interprétation stricte de la clause d’exception à la loi sur la distinction illicite. Par conséquent, certains désagréments que l’employeur pourrait subir à ce chapitre ne serait pas jugés suffisants pour justifier une exception si les principes de la loi sur les droits de la personne s’en trouvaient contrecarrés. Ce sujet est examiné plus loin.

Il y a toutefois des cas où la religion d’un employé influe sur son aptitude à remplir les fonctions d’un emploi.

Dans l’affaire Bonnie Gore v. Ottawa Separate School Board (le 7 décembre 1971), une commission d’enquête de l’Ontario (le professeur Walter Tarnopolsky) a cherché à déterminer si l’appartenance à l’Église catholique pouvait constituer une exigence professionnelle raisonnable (traduction) conformément au paragraphe 4( 6) de l’Ontario Human Rights Code R. S. O. 1970, c. 73. La plaignante avait postulé un emploi de bureau auprès de la commission scolaire mise en cause, mais elle avait vu sa candidature être écartée parce qu’elle n’était pas catholique.

La commission a jugé que la plaignante pouvait remplir les fonctions du poste, malgré ses convictions religieuses. La mise en cause avait prétendu que l’ atmosphère catholique de ses écoles ne pouvait être maintenue que si tous ses employés étaient catholiques. Elle avait allégué, en outre, que même une secrétaire devrait être capable de rassurer les parents inquiets de l’éducation religieuse de leur enfant et qu’il lui faudrait donc être au courant des pratiques religieuses catholiques.

Le professeur Tarnopolsky a exprimé l’avis que l’atmosphère religieuse des écoles ne souffrirait pas du fait qu’une secrétaire ne soit pas catholique. Ajoutant que la plaignante pourrait facilement apprendre tout ce qu’il lui faudrait savoir au sujet du catholicisme pour remplir les fonctions de son poste de façon efficace, le tribunal a donc conclu que l’exigence professionnelle imposée par la mise en cause en matière de religion n’était pas raisonnable.

En Colombie- Britannique, dans l’affaire Margaret Caldwell v. St. Thomas Aquinas High School (le 6 juillet 1979), une commission d’enquête a décidé qu’il était raisonnable d’exiger que les enseignants catholiques d’une école secondaire catholique se conforment aux croyances de l’Église catholique. La plaignante était une enseignante catholique travaillant à l’école mise en cause et son contrat n’avait pas été renouvelé après qu’elle eut annoncé son intention d’épouser un homme divorcé. La mise en cause a admis que son contrat aurait été renouvelé s’il s’était agi d’une protestante. Par conséquent, les autorités scolaires avaient décidé, à titre d’exemple pour les étudiants catholiques de l’école, d’exiger que ses enseignants catholiques observent les principes de la foi catholique.

Le tribunal a décidé qu’il n’y avait pas eu d’infraction au B. C. Human Rights Code S. B. C. 1973, c. 119. Il a estimé que la situation des écoles catholiques était spéciale et qu’elles étaient en droit d’exiger que leurs enseignants catholiques adhèrent aux principes de la religion catholique.

Toutefois, en appel devant la Cour suprême de la Colombie- Britannique, le juge Toy a décidé que la religion et la situation de famille de la plaignante ne pouvaient constituer une exigence professionnelle normale. L’appel a été reçu 1 .

1. (1980), 1 C. H. R. R. D145.

Le plus fréquemment, c’est lorsque les convictions religieuses d’un employé entrent en conflit avec les exigences de l’emploi que la religion est mise en cause à titre de motif de distinction illicite. Il s’agit donc de situations où l’on ne met pas en doute l’aptitude de l’employé, mais où celui- ci ne peut satisfaire sans restrictions à toutes les conditions d’emploi, à cause de ses convictions religieuses.

Comme nous l’avons déjà mentionné, en pareils cas, l’employeur doit prendre des dispositions pour permettre à l’employé de s’acquitter de ses obligations religieuses, sans toutefois aller jusqu’à subir des contraintes excessives. Ce devoir d’adaptation ne s’applique pas uniquement aux situations de discrimination fondée sur la religion. Par exemple, dans l’affaire Donald Berry v. The Manor Inn, ci- dessus, une commission d’enquête de la Nouvelle- Écosse (W. Bruce Gillis) a semblé reconnaître l’existence d’une obligation générale d’adaptation pour les employeurs. Il s’agissait d’une affaire où le mis en cause avait renvoyé le plaignant, un serveur de salon- bar, à cause de son sexe.

Le mis en cause prétendait que le sexe constituait une exigence professionnelle normale puisque ses clients préféraient des employés du sexe féminin, et qu’en engageant des hommes, il aurait à subir des pertes économiques. La commisson a déclaré ce qui suit :

Affirmer que la préférence des clients d’un employeur pour les services dispensés par des hommes ou des femmes - préférence qui se traduit par une différence dans les affaires de l’employeur constitue une exigence professionnelle normale fondée sur le sexe, ce serait laisser à la communauté le soin de déterminer s’il y a véritablement discrimination. Il n’y aurait qu’un pas à franchir pour affirmer que si la plupart des clients d’un restaurant ont des préjugés contre les Noirs, les Juifs ou les Écossais, le propriétaire de ce restaurant aurait légalement le droit de refuser d’engager des Noirs, des Juifs ou des Écossais. La longue lutte pour les droits de la personne menée sur le continent nord- américain et ailleurs dans le monde ne laisse aucun doute quant à l’absence totale de fondement de pareil argument (p. 5) (traduction).

En réalité, la commission affirmait que l’employeur est tenu de prendre des dispositions pour respecter le sexe, la race, la religion et l’origine nationale d’un employé. Le fait que l’employeur en subisse un contre- coup économique ne suffit pas en lui- même à l’assujettir à la clause d’exception au titre des exigences professionnelles normales. Même si cela n’a pas été affirmé dans l’affaire Berry, l’employeur devrait prouver qu’il a subi une contrainte excessive pour pouvoir invoquer la clause d’exception.

Ainsi, dans une certaine mesure, la loi sur les droits de la personne fait des employeurs des agents de l’intérêt public. Dans la mesure du possible (c’est- à- dire en l’absence de contrainte excessive), les employeurs sont tenus d’exploiter leur entreprise conformément aux principes de la loi sur les droits de la personne.

Dans l’affaire ontarienne de Sheila Robertson v. Metropolitan Investigation Ltd. (le 10 août 1979), le président du tribunal a exprimé la question de la façon suivante :

Selon les principes énoncés dans l’Ontario Human Rights Code, c’est l’employeur qui devrait être tenu de démontrer qu’il est incapable de s’adapter raisonnablement au sexe d’un éventuel employé sans contrainte excessive pour l’exploitation de son entreprise, une fois qu’il a été établi que l’application de ses règlements d’emploi a été à l’origine d’un cas de discrimination qui, de prime abord, paraissait fondé (p. 43) (traduction).

La question du devoir d’adaptation s’est posée surtout dans des causes où les obligations religieuses de l’employé entraient en conflit avec les exigences de l’emploi. Voici maintenant une étude de ce type de causes.

Dans l’affaire Clarence Williams v. Newfoundland Department of Transportation and Communications (le 17 décembre 1974), le plaignant était membre de la World Wide Church of God. Sa religion lui prescrivait l’observance du Sabbat du coucher du soleil le vendredi au coucher du soleil le samedi. Préposé au déneigement des autoroutes, il ne pouvait donc pas se présenter au travail le samedi, comme l’exigeait son employeur en hiver.

Le plaignant avait été renvoyé parce qu’il ne pouvait pas travailler le samedi. L’employeur ne voulait pas modifier le calendrier de travail, même si le plaignant s’était entendu avec un collègue pour que celui- ci le remplace le samedi et s’il avait même offert de travailler quelquefois le samedi, en cas d’urgence.

Le commissaire (Gertrude C. Keough) a déclaré ce qui suit en rendant son jugement :

La commission a été déconcertée par le manque total de souplesse des fonctionnaires du ministère des Transports et des Communications dans cette affaire (p. 6) (traduction).

La commission a donc ordonné que le plaignant soit réintégré dans son ancien poste. Sa souplesse et son désir de coopérer ont semblé le favoriser grandement. Par ailleurs, l’inflexibilité du mis en cause et son refus de prendre quelque disposition que ce soit pour tenir compte des croyances de l’employé ont été jugés déraisonnables dans les circonstances.

Encore à Terre- Neuve, il a fallu juger d’autres questions semblables dans l’affaire Caleb Norman Anthony v. Dominion Distributors (1962) Ltd. (le 19 avril 1979). Le plaignant était également un membre de la World Wide Church of God qui observait le Sabbat du coucher du soleil le vendredi au coucher du soleil le samedi. L’employeur avait tenu compte des obligations religieuses de son employé en 1975- 1976, mais il avait refusé d’en faire autant en 1976- 1977. L’employé s’était même dit prêt à faire des heures supplémentaires durant ses périodes de repas ou à accepter une réduction de salaire pour être exempté de travailler le vendredi soir. Il n’a pas été établi que le mis en cause aurait pu subir des désagréments du fait de la demande de l’employé.

Toutefois, la commission a jugé que le mis en cause n’avait pas contrevenu aux dispositions du Newfoundland Human Rights Code R. S. Nfld. 1970, c. 262. Malgré la similarité de cette cause avec l’affaire Williams, ci- dessus, la commission n’a pas fait mention de cette dernière.

Certains faits distinguaient cependant l’affaire Anthony de l’affaire Williams. Dans la première, des preuves avaient été apportées selon lesquelles le plaignant avait tiré profit de l’arrangement offert par l’employeur. Il avait quitté le travail beaucoup plus tôt qu’au moment du coucher du soleil le vendredi soir. De plus, il n’avait pas avisé son employeur, le jour où il avait quitté son travail.

Il y avait donc lieu de s’interroger sur le bien- fondé de la demande de congé du plaignant. Aussi la commission a- t- elle considéré que l’employé avait en fait démissionné volontairement et non qu’il avait été renvoyé du fait de ses convictions religieuses.

Cette affaire fait donc intervenir de nouveaux facteurs dans la détermination de la portée du devoir de l’employeur de tenir compte des convictions religieuses de l’employé. L’employeur peut être en droit de mettre fin aux dispositions qu’il a prises pour permettre à l’employé de s’acquitter de ses obligations religieuses s’il lui semble que ce dernier en abuse. En outre, si l’employé n’agit pas de manière à conserver son emploi, l’employeur ne peut être accusé de l’avoir renvoyé pour des motifs religieux.

Dans l’affaire Ishar Singh v. Security and Investigation Services Ltd. (le 31 mai 1977), une commission d’enquête de l’Ontario a confirmé le devoir de l’employeur de tenir compte des convictions religieuses de ses employés. Dans cette affaire, on avait jugé que l’employeur avait fait preuve de discrimination envers un sikh en exigeant que ses employés soient rasés de près et portent une casquette. L’employeur prétendait qu’il s’agissait d’une exigence professionnelle normale puisque ses clients, croyait- il, préféraient que les gardes de sécurité soient habillés de cette façon. Il affirmait également que les gardes de sécurité devraient être facilement identifiables et habillés conformément à l’image que le public se fait d’un garde de sécurité.

La commission n’a pas jugé l’exigence vraiment fondée : Compte tenu des éléments de preuve qui m’ont été présentés, je n’ai aucun doute que Security est en mesure de prendre des dispositions raisonnables pour permettre à un employé sikh de s’acquitter de ses obligations religieuses, notamment en ce qui a trait au port de la barbe et du turban, sans qu’il n’en découle de contrainte excessive pour l’exploitation de son entreprise. Je crois même que le fait d’avoir un employé sikh qui porte la barbe et le turban n’impose absolument aucune contrainte à Security. La possibilité que certains de ses clients préfèrent ne pas utiliser de sikh comme garde de sécurité ne justifie pas non plus l’exigence de Security (p. 34) (traduction).

Donc, tout comme dans la décision Berry, ci- dessus, la commission n’a pas accepté l’argument du mis en cause qui prétendait être tenu de satisfaire aux préférences du public et de ses clients dans le choix de ses employés. Cet argument ne suffisait pas en lui- même à démontrer que la politique de l’employeur constituait une exigence professionnelle normale.

Dans l’affaire Singh, la commission s’est reportée à une décision américaine en signalant qu’elle approuvait la façon dont la question y était abordée (Re Canada Valve Ltd. and International Molders and Allied Workers Union, Local 279 CCH EEOC Decisions (1973) P. 6180) :

La méthode d’analyse utilisée dans cette affaire est utile. Premièrement, on décide si la demande de l’employé est importante et valable, c’est- à- dire si elle n’est pas insignifiante ou arbitraire. Deuxièmement, on détermine l’importance du désagrément que subirait l’employeur s’il acceptait la demande. Enfin, on compare le désagrément subi par l’employeur à l’importance de la demande du point de vue de l’employé (Singh. p. 30) (traduction).

Cette approche tient compte des facteurs que nous avons déjà mentionnés au sujet des affaires Williams et Anthony, ci- dessus.

Au Manitoba, dans l’affaire Frank Froese v. Pine Creek School Division No. 30 (le 28 décembre 1978), le plaignant était un principal d’école, membre de la World Wide Church of God. En raison de ses croyances, il devait observer chaque année un certain nombre de jours de fête religieuse (pouvant aller parfois jusqu’à 12), pour lesquels il obtenait d’ailleurs des congés depuis 11 ans. La commission scolaire a ensuite changé sa politique, pour ne plus lui permettre que deux jours de congé consécutifs. Elle a invoqué les raisons suivantes pour ce faire :

  1. les problèmes posés par les remplaçants;
  2. la difficulté de trouver quelqu’un pour s’occuper du travail administratif;
  3. la détérioration du moral du personnel;
  4. l’inquiétude des parents (p. 17) (traduction).

Le plaignant a ensuite démissionné de son poste de principal mais a continué à travailler comme enseignant. Il a réduit le nombre des journées de congé dont il aurait besoin (de 11 à 9) et a présenté une nouvelle demande de congé, qui lui fut refusée. Il a néanmoins pris les congés nécessaires sans autorisation. La question a été présentée ensuite à la commission des droits de la personne du Manitoba.

Un conseil d’arbitrage (Marshall E. Rothstein), chargé d’étudier la plainte, a déclaré ce qui suit après avoir passé en revue la jurisprudence sur la question du devoir de l’employeur de tenir compte des obligations religieuses de l’employé :

J’en conclus que l’employeur est obligé, en vertu du paragraphe 6( 1) (du Manitoba Human Rights Act C. C. S. M. C. H175), de prendre des dispositions raisonnables pour permettre à un employé de s’acquitter de ses obligations religieuses, s’il peut le faire sans contrainte excessive pour son entreprise. Exiger qu’un employeur supporte plus qu’un coût minime peut s’avérer une contrainte excessive. L’importance des dispositions à prendre et de la contrainte à tolérer par l’employeur doit être déterminée en fonction des faits de chaque affaire (p. 41) (traduction).

Le Conseil a ajouté ce qui suit dans une note explicative : Il ne faut pas oublier que l’obligation faite à l’employeur, en vertu du paragraphe 6( 1), de prendre des dispositions raisonnables pour permettre à un employé de s’acquitter de ses devoirs religieux peut, en certains cas, être contrebalancée par une exigence prépondérante liée à l’intérêt public (traduction).

Par conséquent, si un employeur subit des pertes financières plus que minimes en tenant compte des croyances religieuses d’un employé, il peut être justifié d’exiger que ses employés adhèrent à une autre religion que celle de cet employé. Toutefois, il se peut que des principes plus importants empêchent de reconnaître le bien- fondé de pareille exigence professionnelle. La situation est en réalité la même que dans les affaires Berry et Singh où l’on a conclu qu’il ne suffit pas de démontrer que le fait de tenir compte de la religion, de la race, du sexe, etc., d’un employé a certaines répercussions financières, pour justifier l’exclusion d’un employé pour un motif de distinction illicite. Par exemple, dans l’affaire Berry, il n’y a pas eu d’enquête pour déterminer le coût exact, pour l’employeur, de l’engagement d’un homme plutôt que d’une femme. Ce coût peut avoir été plus que minime. La commission n’a tout simplement pas reconnu cet argument comme fondement d’une exigence professionnelle normale, afin d’éviter d’affaiblir les principes vulnérables de la loi sur les droits de la personne.

Dans l’affaire Froese, le conseil a également stipulé que les employés doivent tenter de tenir compte des besoins de leurs employeurs. Dans cette affaire, le plaignant avait laissé des plans, des leçons, des devoirs, etc. quotidiens, qui devaient être utilisés lorsqu’il était absent. Il mettait ses étudiants à l’épreuve à son retour pour s’assurer qu’ils avaient bien faits les travaux requis durant son absence. En d’autres mots, le plaignant avait fait tous les efforts possibles pour minimiser l’effet de son absence sur ses étudiants.

Cette exigence ressemble à celle énoncée dans l’affaire Williams et selon laquelle les employés doivent être prêts à coopérer et à faire preuve de souplesse dans leurs demandes.

Le conseil a donc estimé que le plaignant avait fait tout ce qui était possible, sans toutefois faire de compromis au sujet de ses convictions religieuses, pour tenir compte des besoins de son employeur. L’absence du plaignant n’a fait subir aucun désagrément à l’employeur et n’a eu aucun effet nuisible sur les étudiants. Comme le plaignant a pris ses congés sans rémunération, il n’en a rien coûté à l’employeur. Le mis en cause avait donc enfreint la Manitoba Human Rights Act en refusant d’accorder des congés requis par le plaignant pour des motifs religieux. Il n’avait pas raisonnablement tenu compte des croyances religieuses de l’employé.

Dans une récente décision rendue en Ontario au sujet de l’affaire Theresa O’Malley v. Simpson- Sears Ltd., ci- dessus, une commission d’enquête a estimé que l’employeur subirait des contraintes excessives en tenant compte des croyances religieuses de l’employée en cause. La plaignante était devenue membre de l’Église adventiste du septième jour et devait observer le Sabbat du coucher du soleil le vendredi au coucher du soleil le samedi. Elle travaillait comme vendeuse dans le magasin du mis en cause, et le gérant du personnel lui avait offert un poste à temps partiel puisqu’elle ne pouvait plus travailler le samedi. En changeant d’affectation, elle aurait cependant perdu un certain nombre d’avantages sociaux et son salaire aurait été réduit de moitié.

La commission (Edward J. Ratushny), tout en estimant que l’employeur était obligé de tenir compte des croyances religieuses de ses employés, hésitait à imposer une norme précise en cette matière sans pouvoir invoquer un texte de loi à l’appui. Elle en a conclu que l’employeur avait agi de façon raisonnable dans les circonstances.

Le fait de tenir compte de la situation particulière de l’employée aurait causé des problèmes parmi les autres employés qui auraient également voulu avoir congé le samedi. En outre, il aurait fallu procéder à une nouvelle classification des employés pour que la plaignante puisse continuer d’occuper un poste à temps complet. La commission d’enquête a déclaré ce qui suit :

La Commission ne s’est pas acquittée de son obligation d’établir que le mis en cause avait agi d’une manière raisonnable après avoir appris que les conditions générales d’emploi étaient incompatibles avec les obligations religieuses de la plaignante (p. 17) (traduction).

Nous n’acceptons toutefois pas le principe juridique sous- jacent à la déclaration qui précède. Nous sommes d’avis qu’il incombe au mis en cause de prouver que son exigence professionnelle est normale. Une partie de ce fardeau peut consister à faire la preuve que le fait de tenir compte de la religion d’un employé causerait une contrainte excessive à l’employeur. Toutefois, l’employé n’est jamais tenu de prouver que la ligne de conduite de l’employeur était déraisonnable. Cela ne serait pas conforme à la situation de droit des parties dans une affaire de droits de la personne.

Dans la présente affaire, rien n’indique que le Canadien national subirait quelque contrainte que ce soit s’il tenait compte des croyances religieuses de M. Bhinder, du moins du point de vue pratique. Aucune difficulté administrative ne serait à prévoir si M. Bhinder continuait de travailler sans casque de sécurité.

La présente affaire se distingue donc de celles où les croyances religieuses de l’employé entraient en conflit avec des conditions pratiques d’emploi, telles que les heures (Williams, Anthony, O’Malley), les congés (Froese) ou l’apparence (Singh).

Lorsque la sécurité des employés motive l’établissement d’une exigence professionnelle, l’employeur peut faire valoir que toute blessure subie par ses employés pourrait lui imposer une contrainte excessive car il lui manquerait du personnel. Ou encore, si, par exemple, M. Bhinder était un expert hautement spécialisé, ou s’il possédait une compétence exceptionnelle, et qu’il eût refusé de se conformer au règlement de sécurité, s’exposant ainsi à un plus grand risque de blessure, là aussi le mis en cause aurait pu subir une contrainte excessive.

Or, rien ne prouve qu’il y ait pénurie d’électriciens d’entretien ni que M. Bhinder soit un employé spécialisé ou unique en son genre, du moins dans la mesure où le mis en cause pourrait subir une contrainte excessive si M. Bhinder devait s’absenter à cause d’une blessure qu’il aurait subie par suite de son refus de se conformer au règlement concernant le port du casque de sécurité.

Le mis en cause soutient qu’il éprouverait une contrainte en ce sens que l’intégrité de son règlement de sécurité serait compromise s’il fallait accorder une exemption à M. Bhinder. Un seul compagnon de travail du plaignant a témoigné au cours de l’audience. M. Peter Rosemond a déclaré que si M. Bhinder était exempté du port du casque, lui- même continuerait à porter le sien (page 381 de la transcription).

L’avocat du CN nous a rappelé le cas Lukens Steel Company, 29 L. A. C. 733 où un arbitre avait refusé l’imposition de mesures disciplinaires à l’endroit d’employés qui ne s’étaient pas conformés aux règlements de sécurité, parce que ces derniers n’étaient pas appliqués de façon uniforme. Toutefois, il n’y était pas question de l’octroi d’exemptions à certains employés pour des motifs religieux. Il s’agissait tout simplement de l’application inégale, sans raison valable, d’un règlement de sécurité qui, en fait, n’était pas raisonnable. Il n’y avait donc pas lieu de punir les employés parce qu’ils avaient refusé de s’y conformer. Par contre, dans le cas qui nous intéresse, l’application inégale du règlement de sécurité se justifierait pour un motif religieux. Le Canadien national pourrait toujours imposer ledit règlement à ses employés, à moins que ceux- ci n’aient une raison semblable pour ne pas s’y conformer. La liberté religieuse des employés, protégée par la Loi canadienne sur les droits de la personne, n’est donc pas compromise.

Ainsi, le mis en cause n’a aucune raison valable de craindre de compromettre son règlement de sécurité s’il en exempte M. Bhinder. Le fait que certains employés pourraient se sentir lésés ne nous semble pas être une raison acceptable pour appliquer une politique d’emploi discriminatoire.

Avant de procéder à une étude des coûts qu’entraînerait la prise en considération des obligations religieuses de M. Bhinder, nous allons examiner brièvement dans quelle mesure ce dernier était disposé à tenir compte des exigences de son employeur. La souplesse de l’employé en pareils cas revêt une certaine importance (William; Froese).

Malheureusement, dans les circonstances, il était difficile pour M. Bhinder de faire des compromis. Il lui était impossible de porter le casque par- dessus son turban ou en dessous. Toute dérogation à l’obligation stricte de porter le turban de la façon prescrite équivaudrait à l’enlever.

Dans son témoignage, M. Bhinder a déclaré qu’il n’était pas prêt à accepter un emploi autre que celui d’électricien d’entretien (page 328 de la transcription). A notre avis, cette attitude ne correspond pas à un refus de compromis avec l’employeur. L’employé, dans ces circonstances, n’est pas obligé d’accepter un emploi qui n’est pas conforme à ses compétences. De toute façon, M. Bhinder a déclaré qu’il accepterait d’être muté à un poste qui ne nécessiterait pas le port du casque protecteur (page 300 de la transcription). Toutefois, le mis en cause a souligné qu’il n’existe aucun autre poste d’électricien d’entretien où le casque n’est pas obligatoire.

Nous estimons donc que M. Bhinder a fait preuve d’autant de souplesse que possible pour s’adapter aux exigences de son employeur. Toutefois, étant donné les circonstances, il ne lui était pas facile de se montrer complaisant sans transiger avec ses principes religieux. On ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il soit souple au point de renoncer à son intégrité religieuse (Froese).

Pour ce qui est des coûts, l’employeur n’aurait à débourser que si M. Bhinder était blessé parce qu’il ne portait pas le casque de sécurité. Autrement, il n’en coûterait rien au mise en cause pour s’adapter aux besoins religieux de M. Bhinder.

Toutefois, le coût de toute blessure subie par un employé est défrayé en Ontario par la Commission des accidents du travail de l’Ontario, conformément aux dispositions de la Loi sur les accidents du travail, R. S. O. 1970 c. 505, et de ses modifications. Plus loin, nous discuterons à fond des coûts précis à assumer par l’employeur advenant la blessure de l’un de ses employés.

Nous examinerons d’abord ce que stipule le droit américain concernant l’obligation de l’employeur de prendre les dispositions nécessaires pour s’adapter aux croyances religieuses de ses employés.

Les États- Unis

En 1972, une modification a été apportée au Title VII du Civil Rights Act of 1964 42 U. S. C. A., s. 2000e et seq., laquelle explicitait la responsabilité de l’employeur de s’adapter aux croyances religieuses de ses employés. L’alinéa 701( j) de cette loi définit le mot religion comme suit :

Tous les aspects des observances et des pratiques religieuses, ainsi que de la croyance, à moins qu’un employeur ne prouve qu’il est incapable de s’adapter d’une manière raisonnable aux observances ou aux pratiques religieuses d’un employé ou d’un employé éventuel sans subir de contrainte excessive quant à la conduite de ses affaires (traduction).

Même si l’exception à la Loi canadienne sur les droits de la personne se justifie par une exigence professionnelle normale plutôt que par le fait qu’un employeur (...) prouve qu’il est incapable de s’adopter d’une manière raisonnable... sans subir de contrainte excessive quant à la conduite de ses affaires, nous sommes d’avis - et les décisions susmentionnées le confirment 1 - que le but et l’effet de cette exception est le même, peu importe la différence de libellé entre les deux lois.

1. Voir par exemple Robertson, ci- dessus, page 112, Singh, ci- dessus, page 115, Froese, ci- dessus, page 117, et les remarques générales aux pages 67 à 73 et 107 à 124; mais pour des jugements contraires voir O’Malley, ci- dessus, page 120, et Pritam Singh v. Workmen’s Compensation Board Hospital and Rehabilitation Centre (le professeur Frederick H. Zemans constituant la commission d’enquête de l’Ontario, juin 1981).

Ainsi, aux États- Unis, dans l’affaire Reid v. Memphis Publishing Co. 369 F. Supp. 684, (1973) où l’adaptation aux obligations religieuses d’un employé n’aurait eu aucun effet sur le moral général des employés et n’aurait imposé aucun fardeau économique à l’employeur, ce dernier a été trouvé coupable d’avoir négligé, sans raison valable, de satisfaire l’employé.

Dans un cas où l’employeur n’avait fait aucun effort pour tenir compte des croyances religieuses d’un employé et où cela aurait pu se faire facilement en affectant l’employé à un autre poste, le tribunal a jugé que l’employeur n’avait pas su démontrer qu’il aurait subi une contrainte excessive : Schaffield v. Northrop Worldwide Aircraft Services, Inc. 373 F. Supp. 937, (1974).

Comme il a été indiqué dans la cause Kettell v. Johnson and Johnson, 337 F. Supp. 892 : Le dérangement ne constitue pas une contrainte excessive (page 895) (traduction).

Dans une autre cause où le plaignant était un sikh, l’employeur avait renvoyé l’employé parce qu’il avait refusé de porter la casquette et l’insigne en conduisant le taxi de l’employeur. L’Equal Employment Opportunities Commission a jugé que l’employeur avait renvoyé l’employé sans motif valable. Il aurait raisonnablement pu s’adapter aux obligations religieuses de l’employé concernant le port du truban en lui permettant de porter l’insigne sur son turban : EEOC Decision no 76- 37, CCH EEOC Décisions P. 6678.

Dans la cause Draper v. United States Pipe and Foundry Co., 527 F. 2d 515, (1976), l’employeur avait offert de faciliter l’observance du sabbat du samedi par un employé en l’affectant à un autre poste. Celui- ci aurait cependant subi une importante baisse de salaire. De plus, ses compétences d’électricien n’auraient plus été mises à profit. La cour (U. S. C. A.) a jugé que l’employeur devait d’abord tenter de faciliter les choses à l’employé dans son poste actuel.

En fin de compte, il s’est avéré possible de satisfaire aux besoins de l’employé par un simple changement d’équipe. Le tribunal avait jugé qu’il ne suffisait pas à l’employeur de déclarer que les arrangements particuliers sont difficiles à appliquer ou nuisent à la bonne marche des opérations (page 520) (traduction).

Un employeur ne peut pas invoquer la possibilité de subir un jour une certaine contrainte pour justifier son refus de tenir compte de la situation d’un employé : voir la cause Brown v. General Motors Corporation, 20 E. P. D. P. 30, 048, (1979). Au moment de la plainte, l’employeur aurait pu facilement prendre des mesures pour permettre à l’employé d’observer le sabbat du samedi. Selon la cour, l’argument de l’employeur selon lequel il aurait pu, éventuellement, éprouver des problèmes économiques, n’était pas un motif suffisant pour justifier le renvoi de l’employé.

De même, le renvoi d’un aide enseignant a été jugé déraisonnable dans une cause où l’employeur avait simplement supposé que les étudiants seraient désavantagés si l’employé était autorisé à observer les jours saints de la World Wide Church of God : Edwards v. School Board of the City of Norton, Va., 483 F. Supp. 620, (1980). L’employeur doit présenter des preuves concrètes à l’appui d’une telle allégation.

Comme au Canada, la volonté d’un employé de se montrer souple dans ses demandes est un facteur important à considérer.

Dans l’affaire Dewey v. Reynolds Metals Co., 429 F. 2d 324, (1970), l’employeur avait permis à l’employé d’observer le sabbat du dimanche à condition qu’il se trouve un remplaçant pour ses heures supplémentaires du dimanche. L’employé a refusé et, par conséquent, a été renvoyé. Le tribunal a jugé que l’employeur avait pris des dispositions raisonnables pour permettre à l’employé de s’acquitter de ses obligations religieuses car la convention collective en vigueur exigeait que les employés fassent des heures supplémentaires le dimanche.

L’employé est tenu, lui aussi, de faire des efforts d’adaptation dans la pratique de sa religion. Ainsi, dans l’affaire Chrysler Corp. v. Mann, 561 F. 2d 1282, (1977), p. 1285, l’employé en question se servait, non pas des congés autorisés aux termes de la convention collective, mais bien de congés non autorisés, pour observer les jours saints. L’employé aurait pu diminuer l’effet de son absence sur les affaires de son employeur en se servant de ses jours de congé pour observer les jours saints. Par conséquent, le tribunal a jugé que l’employeur n’avait pas renvoyé l’employé sans motif valable.

Dans l’affaire Trans World Airlines v. Hardison, 97 S. Ct. 2264, (1977), la Cour suprême des États- Unis a énoncé les principes de base relatifs à l’obligation de l’employeur de s’adapter aux pratiques religieuses de ses employés. Le plaignant en question était un mécanicien d’entretien qui devait travailler les fins de semaine pour assurer le bon fonctionnement des avions de l’employeur. Toutefois, ses croyances religieuses lui interdisaient de travailler le samedi.

La cour (le juge White) a décidé que le respect des croyances de l’employé imposerait une contrainte excessive à la T. W. A.. En effet, celle- ci ne pouvait pas demander à un employé plus ancien de remplacer Hardison car cela aurait été à l’encontre du système d’ancienneté en vigueur.

En outre, le mis en cause n’était pas obligé de payer des heures supplémentaires à un autre employé pour remplacer Hardison. L’employeur n’est pas tenu d’assumer plus que des frais minimes pour permettre à l’employé de s’acquitter de ses obligations religieuses. Le renvoi de l’employé était donc justifié.

Dans l’affaire Schweizer Aircraft Corp. v. State Division of Human Rights 18 E. P. D. P. 8867, (1978), où le respect des pratiques religieuses d’un employé aurait été à l’encontre de la convention collective en vigueur et aurait causé d’autres problèmes au niveau des relations syndicales- patronales, le tribunal a jugé que l’employeur n’avait pas agi de façon déraisonnable en renvoyant l’employé en question.

Dans l’affaire Guthrie v. Warren E. Burger, 25 E. P. D. P. 31, 506, (1980), l’employeur avait tenu compte des croyances religieuses de l’employé en lui permettant de prendre congé le samedi. Toutefois, selon le tribunal, l’employeur n’était pas tenu de permettre à cet employé de travailler le dimanche car il aurait été obligé d’engager quelqu’un pour superviser son travail ce jour- là. Cela aurait entraîné pour l’employeur plus que des frais minimes, et par conséquent, lui aurait imposé une contrainte excessive. Le tribunal a jugé que l’employeur avait pris des dispositions raisonnables pour respecter les obligations religieuses de l’employé.

Ainsi, aux États- Unis, l’interprétation de la responsabilité des employeurs à l’égard de leurs employés est semblable à celle acceptée par les commissions d’enquête du Canada. Les employeurs doivent tenir compte des convenances religieuses de leurs employés, mais ces derniers sont également tenus de faire preuve de souplesse et de coopération dans leurs demandes (Dewey; Mann). Toutefois, le compromis ne doit pas aller jusqu’à enfreindre une convention collective (Schweizer) ou un système d’ancienneté (Hardison). En outre l’employeur n’est pas obligé d’assumer plus que des frais minimes (Hardison; Guthrie).

Par contre, pour ce qui est des règlements de sécurité,

1. les États- Unis

ont choisi d’accorder des exemptions officielles à certains groupes religieux. Les employeurs et les agents chargés de la sécurité doivent s’adapter aux croyances religieuses des employés même lorsque la sécurité de ces derniers est en jeu.

L’Occupational Safety and Health Act 1 (appelé aussi O. S. H. A.) stipule à l’article 5 :

5. Responsabilités des employeurs et des employés a) Chaque employeur 1) doit fournir à chacun de ses employés un emploi et un lieu de travail où il n’existe aucun danger reconnu comme causant ou pouvant causer la mort ou de graves blessures physiques aux employés;

2) doit se conformer aux normes de sécurité et de santé professionnelles promulguées en vertu du présent chapitre.

b) Chaque employé doit se conformer aux normes de sécurité et de santé professionnelles, ainsi qu’à tous les règlements, règles et ordres émis en application de ce chapitre, qui s’appliquent à ses propres actions et à sa propre conduite. (Traduction)

1. Pub. L. 91- 596. Voir 1970 U. S. Code Cong. and Adm. News, p. 5177.

Le secrétaire du Travail promulgue des normes en vertu de l’article 6 de cette loi, concernant, entre autres, le port du casque de sécurité en menuiserie et en construction. Toutefois, en vertu du règlement 29, C. F. R. s. 1905, n’importe qui peut demander au sous- secrétaire du Travail de l’en dispenser ou de les appliquer différemment dans son cas.

Dans une note de service datée du 4 février 1975 et publiée par un sous- secrétaire adjoint du Travail (pièce C- 25) en application des dispositions susmentionnées de l’O. H. S. A., on lit notamment ce qui suit :

De même, le Sikh Dharma Brotherhood, dont l’administration centrale de l’hémisphère occidental se trouve au 1620, Preuss Road, à Los Angeles (Californie), a demandé une exemption de l’exigence concernant le port du casque de sécurité (pour ses membres qui travaillent en menuiserie et en construction) conformément au principe de la libre pratique de sa religion. Le crédo du Sikh Dharma Brotherhood contient le paragraphe suivant :

"L’homme doit attacher ses cheveux en faisant un noeud Rishi au sommet de sa tête et les couvrir d’un tissu de coton appelé turban lorsqu’il sort en public. Lorsqu’il n’a pas son turban, il doit porter un dastar (petit turban)." (Traduction)

Le Old Order Amish et le Sikh Dharma Brotherhood sont tous deux exemptés du port du casque. Cette exemption a été accordée en vertu des dispositions de la Constitution des États- Unis concernant la libre pratique de la religion de son choix, et conformément à la politique exprimée à l’alinéa 20( a)( 5) de l’Occupational Safety and Health Act of 1970 de Williams- Steiger, concernant la liberté religieuse.

Aucune citation ne doit être délivrée aux membres du Old Order Amish ou du Sikh Dharma Brotherhood qui auraient refusé de porter le casque de sécurité. Aucun employeur de membres de ces groupes n’est tenu de mettre à leur disposition de l’équipement protecteur pour la tête à condition qu’ils aient fait part de leur objection concernant le port du casque de sécurité à l’employeur et aux membres. (Nous avons ajouté les mots entre parenthèses.) (Traduction)

Des exemptions similaires ont été accordées au niveau des états, par exemple, par le ministère du Travail du Michigan (voir pièce C- 25).

2. Le Royaume- Uni

Au Royaume- Uni, on a modifié la Road Traffic Act of 1972 en vue d’exempter les sikhs du port obligatoire du casque de sécurité pour voyager sur une motocyclette. La Motor Cycle Crash- Helmets (Religious Exemption) Act of 1976 stipule ce qui suit :

Nulle exigence imposée par un règlement d’application du présent article (quelle que soit sa date d’entrée en vigueur) ne s’appliquera aux adeptes de la religion sikh qui portent un turban (traduction).

F. Le coût de l’indemnisation des travailleurs pour l’employeur

Nous devons étudier ici l’objet et l’incidence du régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail de l’Ontario (Ontario Workmen’s Compensation regime) afin de déterminer si le mis en cause aurait à assumer des coûts qui constitueraient une contrainte excessive, advenant que M. Bhinder soit victime d’une blessure à cause de son refus de porter un casque de sécurité. En général, on est d’avis que l’imposition d’un coût plus que minime (de minimis cost) à l’employeur constitue une contrainte excessive.

Donc, le devoir de l’employeur de tenir compte de la religion d’un employé ne va pas jusqu’à nécessiter le paiement de frais plus que minimes (Froese). Toutefois, en certaines circonstances, il se peut que l’intérêt public l’emporte sur les coûts que doivent assumer les employeurs (Berry, Singh et Froese).

Il ressort surtout de la Workmen’s Compensation Act que les employeurs et les employés ont abandonné certains droits adverses en échange d’une simplification des formalités administratives, d’une garantie d’indemnisation et d’une reconnaissance du principe de la responsabilité collective et limitée. M. G. W. T. Reed, C. R., décrit le système en ces termes :

L’idée d’indemnisation, sans égard à la responsabilité, de toutes les personnes blessées au travail est le fruit d’un compromis entre l’industrie et les travailleurs. Ces derniers ont abandonné le droit de poursuivre leur employeur pour la totalité des dommages subis dans les cas où il pourrait être trouvé coupable de négligence. En retour, tous les travailleurs devenus invalides recevraient une indemnité limitée à un certain pourcentage de leur rémunération réelle.

Les employeurs ont abandonné leur droit de ne rien verser du tout dans les cas où le travailleur est personnellement fautif ou ceux où la blessure découle de sa propre négligence, des risques d’un travail ne nécessitant pas de la main d’oeuvre qualifiée, ou du fait d’avoir pris un risque volontairement. En retour, leur responsabilité fut limitée en fonction d’une échelle de prestations préétablie et ils furent libérés de la menace des interminables, et parfois onéreuses, poursuites en dommages- intérêts. Le système original prévoyait une indemnisation égale à 55% de la rémunération après un délai de carence de 7 jours. Le travailleur devait acquitter ses propres frais médicaux et ses frais de réadaptation. Aujourd’hui, l’indemnisation s’élève à 75% de la rémunération et tous les frais médicaux et les frais de réadaptation sont couverts.

(Workmen’s Compensation in Ontario L. S. U. C. Special Lectures, 1976. pp. 95- 135, at p. 98) (traduction)

D’une manière générale, lorsqu’un employé subit une blessure, aucune enquête n’est donc effectuée pour en déterminer les circonstances. La loi a pour objet de prévoir le versement automatique d’une indemnité à l’employé blessé, indemnité qui est cependant établie à un niveau inférieur à celui de la perte réelle encourue par l’employé. En réalité, on a ainsi créé un système d’assurance multirisque sans égard à la responsabilité.

La plupart des employeurs sont obligés de contribuer à un fonds général d’accidents (Accident Fund, article 4). L’indemnité versée aux employés dont l’employeur contribue au fonds provient, en retour, dudit fonds (paragraphe 82( 1). Le montant que les employeurs versent au fonds est calculé en fonction des risques de chaque catégorie particulière d’industries (paragraphe 100( 1)), c’est- à- dire en fonction du taux de blessure et du montant de l’indemnité susceptible d’être versée aux employés de la catégorie d’industries en question.

Advenant que les employés des employeurs qui contribuent au fonds deviennent sujets à un plus grand risque de blessure, peut- on parler de répercussions financières sur leurs employeurs ?

Comme nous venons de le mentionner, les contributions des employeurs au fonds d’accidents sont calculées en fonction des taux d’accident et du montant probable de l’indemnité à verser aux employés blessés de telle ou telle catégorie d’industries. Dans la présente affaire, il est évident que l’employé en question, M. Bhinder, courra un plus grand risque de blessure s’il ne se conforme pas au règlement du Canadien National concernant le port du casque de sécurité. D’une manière générale, donc, si une exemption était accordée à M. Bhinder et, par conséquent, vraisemblablement à tous les sikhs, le taux d’accident du C. N. et la somme des indemnités payables à ses employés augmenteraient de toute évidence. Ainsi, si le Canadien National était l’une des industries qui contribuent au fonds d’accidents, le montant des primes payables au fonds d’indemnisation subirait une augmentation. (La situation particulière du C. N. sera examinée ci- après.)

Toutefois, l’augmentation du risque dont il est question dans la présente affaire dépend d’une croyance religieuse qui exige le non- respect d’un règlement de sécurité. Il ne s’agit pas de l’augmentation d’un risque limité à une catégorie particulière d’industries. En accordant une exemption à M. Bhinder, on exempterait tous les sikhs du règlement concernant le port du casque de sécurité dans toutes les industries visées par la Loi canadienne sur les droits de la personne, toutes choses étant par ailleurs égales, c’est- à- dire si aucune autre considération ne justifiait l’existence d’une exigence professionnelle normale. Cela pourrait avoir comme effet d’accroître le taux général d’accident dans les industries touchées. Donc, dans la province de l’Ontario, l’incidence réelle sur chaque employeur serait très légère, puisque la hausse des frais imputés au fonds d’indemnisation en cas d’accident serait absorbée par l’ensemble des industries.

Il y aurait donc en effet des répercussions financières sur les employeurs si leurs employés étaient exemptés du respect d’exigences professionnelles justifiables (du point de vue de la sécurité). Peut- on dire que ces répercussions constituent une contrainte excessive pour les employeurs ? La réponse à cette question dépend des principes généraux de la Workmen’s Compensation Act.

Ladite loi a pour essence le fait que les employés ont abandonné leur droit à une indemnisation complète pour une blessure causée par la négligence d’un employeur. En échange de cette concession, les employés ont convenu d’accepter une indemnisation limitée, en autant qu’elle soit toujours versée. En général, les circonstances de la blessure sont sans importance. Les employeurs ont abandonné leur privilège de ne verser aucune indemnité dans certaines circonstances, obtenant en retour la reconnaissance du principe de responsabilité limitée et collective.

Il découle donc de ce qui précède que, pour chaque point abandonné par une des parties à l’entente sur l’indemnisation, celle- ci reçoit ce que l’autre partie a convenu d’abandonner. En d’autres mots, si les employés, en échange de l’abandon de leur droit de poursuivre les employeurs, ne bénéficiaient pas d’une indemnisation automatique lorsqu’ils sont blessés, l’objet de la loi ne serait pas respecté. Dans le cas présent, s’il se présente un risque parce que les employés ne peuvent respecter une politique de sécurité en raison de leurs convictions religieuses, et que ladite politique n’est pas autrement justifiable à titre d’exigence professionnelle normale, on ne peut accepter que les employeurs affirment subir une contrainte excessive parce que leurs contributions au fonds d’indemnisation sont haussées. La Workmen’s Compensation Act les oblige à verser, par l’intermédiaire du fonds, une indemnité dans tous les cas de blessure, quelles qu’en soient les circonstances. La seule exception est celle où l’employé se rend coupable d’une inconduite grave et délibérée 1 (traduction).

1. Article 3, ci- dessous, p. 139.

De toute façon, la responsabilité collective prévue par la loi signifie, dans la situation présente, que la hausse générale du montant de l’indemnité payable aux employés serait absorbée par l’ensemble de l’industrie. Les répercussions financières sur chaque employeur seraient donc négligeables. En d’autres mots, ces répercussions seraient minimes pour chaque employeur et ne suffiraient donc pas à justifier une décision voulant que l’adaptation aux croyances religieuses d’un employé a imposé une contrainte excessive à son employeur.

Tout ce qui précède s’applique à la situation habituelle des employeurs en vertu de la Workmen’s Compensation Act. Toutefois, l’employeur dans la présente affaire, le Canadien National, n’est pas considéré tout- à- fait de la même façon en vertu de la loi.

Le règlement d’application de la loi (Regulation 834, R. R. O. 1970) comprend deux annexes où figurent les employeurs. L’annexe 1 comprend les catégories d’employeurs qui contribuent au fonds d’indemnisation en cas d’accident et l’annexe 2, les employeurs qui n’y contribuent pas. Ces derniers versent plutôt l’indemnité directement aux employés blessés. M. G. W. T. Reed, C. R. explique cette distinction :

Plutôt que de rendre chaque employeur individuellement responsable de l’indemnisation de ses propres travailleurs, le nouveau système établissait une distinction entre l’obligation de paiement de l’employeur et le droit de réclamation de l’employé. Tous les employeurs, à l’exception de ceux qui figurent à l’annexe 2, devaient contribuer au fonds d’indemnisation en vertu de l’article 4, leurs employés addressant leurs réclamations aux gestionnaires du fonds plutôt qu’aux employeurs comme tels. Que l’employeur ait effectivement versé ou non sa contribution au fonds n’influait en rien sur le droit du travailleur de toucher des prestations.

Seuls font exception les employeurs figurant à l’annexe 2, lesquels sont habituellement des émanations de la Couronne, qu’il s’agisse de gouvernements provinciaux, d’administrations municipales, ou d’entités réglementées par le fédéral, comme les compagnies de chemin de fer et les lignes de transport maritime. En vertu de l’article 5, ces employeurs sont individuellement responsables du paiement de toutes les prestations prescrites et ils sont assujettis à diverses mesures visant à assurer le paiement au travailleur des sommes accordées par la commission. Les employeurs figurant à l’annexe 2 déposent un certain montant auprès de la commission qui s’en sert pour verser les indemnités qu’elle juge appropriées. Ces employeurs sont tenus de garder le montant de leurs dépôts à un niveau fixé par la commission.

L’employé dont l’employeur figure à l’annexe 1 n’a pas le droit de poursuivre son propre employeur ou un collèque, ni aucun autre employeur ou employé visé par l’annexe 1, en vertu du principe de la responsabilité collective qui est reconnu relativement au fonds d’indemnisation. Un employé dont l’employeur figure à l’annexe 2 n’a pas le droit de poursuivre son propre employeur qui est individuellement responsable du paiement de l’indemnité en vertu de la loi. (op. cit., pp. 99- 100) (traduction)

Le Canadien National est un employeur figurant à l’annexe 2. Cela signifie que le C. N. indemnise directement tous ses employés victimes de blessures au travail. Comme l’a mentionné M. Reed, l’indemnité est tirée en réalité sur les fonds déposés par l’employeur auprès de la Commission. En somme, toutefois, l’employeur qui figure à l’annexe 2 s’assure lui- même en vue de l’indemnisation des travailleurs.

Le fait qu’un employeur figure à l’annexe 2 plutôt qu’a l’annexe 1 n’a pas d’importance. Le droit de l’employé à l’indemnisation demeure toujours le même. Par exemple, l’article portant sur les droits généraux (article 3) ne mentionne pas les annexes.

Le mis en cause affirme que, pour déterminer s’il subirait une contrainte excessive en s’adaptant aux croyances religieuses du plaignant, il faudrait tenir compte du fait qu’il est un employeur figurant à l’annexe 2. Avec un accroissement du risque de blessure, l’employé devient également plus susceptible de bénéficier d’une indemnisation. Il s’ensuit tout naturellement que la responsabilité de l’employeur en matière de paiement de l’indemnité augmente elle aussi. Étant donné que l’employeur verse directement l’indemnité aux employés, les répercussions financières de l’augmentation du risque de blessure d’un employé pourraient être assez importantes.

Dans la situation présente, si M. Bhinder était exempté du règlement pertinent, le Canadien National pourrait se voir imputer directement le coût de toute indemnité devant lui être versée. Ces coûts ne seraient donc pas minimes. Ils pourraient être assez élevés, advenant que M. Bhinder soit blessé à la tête parce qu’il ne porte pas de casque de sécurité. Toutefois, pour ce qui est de l’employeur figurant à l’annexe 2, compte tenu de son importance (et du fait qu’il s’agit souvent d’une entreprise émanant de la Couronne, et qui appartient donc indirectement au grand public), on peut affirmer que les coûts sont quand même minimes. Il en va sûrement de même du mis en cause, assurément l’un des employeurs les plus importants, doublé d’une des plus grandes entreprises du pays. C’est uniquement en raison de leur importance relative que les employeurs figurant à l’annexe 2 peuvent se doter d’un régime d’assurance autonome en matière d’indemnisation des travailleurs.

En outre, le fait que l’employeur figure à telle ou telle annexe ne touche en rien l’essence même du régime d’indemnisation des travailleurs de l’Ontario. Comme nous l’avons déjà mentionné, chaque partie a abandonné une série (présumément) égale de droits pour obtenir en retour certains avantages de l’autre partie. Les employeurs ne peuvent affirmer subir une contrainte excessive en étant obligés de verser une indemnité, quelles que soient les circonstances d’une blessure, si le risque tient à l’emploi. En l’occurrence, il est impossible d’établir d’une autre manière que le règlement de sécurité en question constitue une exigence professionnelle normale dans le cas de M. Bhinder. Le risque de blessure qui en découle ne peut donc être éliminé sans porter atteinte à la liberté religieuse de M. Bhinder. A ce titre, il fait partie intégrante de son emploi. Les employeurs ne peuvent prétendre subir une contrainte excessive du fait qu’ils sont forcés d’endosser de pareils risques. L’objectif même du régime d’indemnisation des travailleurs est de faire assumer la responsabilité de tous ces types de risques par les employeurs. Si les employeurs pouvaient affirmer qu’ils sont victimes d’une contrainte excessive, les employés seraient également en droit de prétendre que dans le cas d’une blessure découlant de la négligence d’un employeur, ils subissent une contrainte excessive en se voyant priver d’une indemnisation complète.

Les employeurs figurant à l’annexe 2 sont habituellement des émanations de la Couronne, qu’il s’agisse de gouvernements provinciaux, d’administrations municipales, ou d’entités réglementées par le fédéral, comme les compagnies de chemin de fer et les lignes de transport maritime (G. W. T. Reed, C. R., op. cit. pp. 99- 100) (traduction). L’inclusion de ces employeurs à l’annexe 2 peut vraisemblablement se justifier notamment par le souci de les inciter à se préoccuper de la sécurité de leurs employés. L’employeur ayant à assumer directement les frais découlant des blessures subies par les travailleurs cherchera à rendre le milieu de travail le plus sécuritaire possible afin d’empêcher la répétition de pareils accidents et de ne pas avoir à verser d’indemnité additionnelle.

Si telle est bien la raison de l’existence d’un traitement différent pour les employeurs qui figurent à l’annexe 2 il n’y aura pas de contradiction en accordant des exemptions aux employés qui, comme M. Bhinder, ne peuvent respecter les règlements de sécurité. D’une manière générale, le règlement concernant le port du casque de sécurité est judicieux et il contribuera de toute évidence à mieux assurer la sécurité des employés tout en réduisant, dans l’ensemble, la responsabilité du Canadien National en matière d’indemnisation. Ainsi, le fait d’exempter du respect des mesures de sécurité M. Bhinder et les autres personnes dans sa situation n’aura pas d’effet sur le stimulant général qui vise à rendre le milieu de travail le plus sécuritaire possible.

L’article 3 de la Workmen’s Compensation Act stipule ce qui suit : 3. (1) Si, dans le cadre d’un emploi visé par la présente Partie,

un employé subit une blessure corporelle par suite d’un accident du travail, son employeur est tenu de lui assurer ou de lui verser une indemnité de la façon et dans la mesure indiquées ci- après, sauf si ladite blessure

  1. n’empêche pas l’employé de mériter, après le jour de l’accident, la totalité de sa rémunération pour le travail qu’il accomplissait; ou
  2. est uniquement imputable à l’inconduite grave et préméditée de l’employé, à moins que la blessure ne cause la mort ou une grave invalidité.

Si le règlement concernant le port du casque de sécurité était légal à l’égard de M. Bhinder, l’exception prévue à l’alinéa 3( 1) b) signifierait que si M. Bhinder avait continué de travailler en enfreignant le règlement de sécurité du mis en cause, il aurait effectivement abandonné son droit d’indemnisation, à moins qu’il n’eût été tué ou rendu gravement invalide. Il est cependant impossible pour les employés de se prévaloir d’une abstention facultative de participation au régime d’indemnisation (article 16). Donc, même si M. Bhinder avait voulu renoncer volontairement à son droit d’indemnisation en cas de blessure, écartant ainsi toute question de contrainte excessive pour le mis en cause, il n’aurait pas pu le faire. Toutefois, un employé qui refuserait délibérément de respecter un règlement de sécurité reconnu comme une exigence professionnelle normale n’aurait pas droit à l’indemnisation en vertu de l’alinéa 3( 1) b) de la loi.

De toute façon, nous sommes d’avis que le mis en cause a effectivement été incapable de démontrer qu’il subirait une contrainte excessive en acceptant que le plaignant, fidèle à ses convictions religieuses, porte un turban plutôt qu’un casque de sécurité. Si le mis en cause était un employeur figurant à l’annexe 1 de la Workmen’s Compensation Act, il ressortirait plus clairement qu’une pareille adaptation ne lui imposerait pas de contrainte excessive. Toutefois, nous croyons que le mis en cause ne devrait pas être traité différemment d’un employeur figurant à l’annexe 1. Le fait qu’il figure à l’annexe 2 n’est qu’un simple détail administratif. Aucun droit formel accordé en vertu de la Workmen’s Compensation Act n’est touché par l’annexe à laquelle figure l’employeur d’un employé blessé, et cette question de l’annexe ne devrait pas non plus avoir de conséquences en matière de droits de la personne.

Nous considérons que la Workmen’s Compensation Act est un échange de droits et d’obligations. Les employeurs obtiennent le droit de verser des indemnités d’un montant limité en échange de l’obligation d’en verser dans tous les cas. Les employés obtiennent le droit d’être indemnisés automatiquement en consentant à n’accepter qu’une indemnité d’un montant limité. Dans la présente affaire, les employeurs seront obligés de couvrir le risque additionnel que courent les sikhs qui, du fait de leur religion, ne peuvent respecter le règlement concernant le port du casque de sécurité, si ce dernier ne constitue pas une exigence professionnelle normale, c’est- à- dire si l’aptitude de l’employé n’est pas mise en doute, si la sécurité du grand public ou celle des autres employés n’est pas menacée et si l’employeur ne subit aucune contrainte excessive de nature pratique ou économique. Le risque d’accroissement de la responsabilité qui en découle est légitime et les employeurs sont tenus de l’accepter étant donné le caractère global du système d’indemnisation des travailleurs.

En réalité, ce que nous affirmons, c’est que dans la présente affaire les répercussions financières sont sans importance lorsqu’il s’agit de déterminer si l’employeur subit une contrainte excessive en s’adaptant aux croyances religieuses de son employé. Ces répercussions n’entrent pas non plus en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer s’il existe vraiment une exigence professionnelle normale. Nous ne prétendons pas que le C. N. ne subira aucuns frais réels. Nous sommes plutôt d’avis que la responsabilité de l’employeur, conformément à la Workmen’s Compensation Act, ne peut en aucune façon constituer une contrainte, et encore moins une contrainte excessive. L’objet de cette loi est l’établissement d’un système qui, bien que de portée limitée, est destiné à indemniser les employés pour les risques qu’ils courent au travail. L’un de ces risques est qu’un employé, à cause de ses convictions religieuses, subisse une blessure contre laquelle les autres employés auraient été protégés.

Si nous n’en étions pas venus à la conclusion que le mis en cause ne subit pas de contrainte excessive dans la présente affaire, nous aurions été prêts, compte tenu des circonstances, à reconnaître que l’intérêt public en jeu dans cette affaire prime sur toute contrainte que l’employeur aurait pu subir. Le règlement du mis en cause concernant le port du casque de sécurité est d’une portée très considérable et il a eu sur le plaignant un effet indirect, mais très défavorable à cause de sa religion. Il semble que ce soit là le type d’exigences professionnelles visé par la Loi canadienne sur les droits de la personne. Les conditions d’emploi doivent, dans la mesure du possible, être souples et adaptables aux besoins des personnes. Cela s’applique tout spécialement à la présente affaire, où les répercussions sur le Canadien National sont peu considérables et où le risque de blessure que courra M. Bhinder est également petit.

5. Limites générales à la liberté de religion

Il nous reste à étudier un dernier argument présenté par l’avocat de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada.

Le mis en cause allègue qu’il existe des limites générales au droit d’une personne à la liberté religieuse. L’article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne stipule que tous ont droit à des chances d’épanouissement ... dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société.... A ce propos, le CN prétend que M. Bhinder a le devoir et l’obligation de se conformer à sa politique relative au port du casque de sécurité s’il désire travailler pour lui.

Nous ne croyons pas qu’il faille interpréter cette phrase de l’article 2 de la Loi à la manière du mis en cause. A notre avis, cette phrase tient compte du fait qu’il existe des contraintes extérieures à la liberté individuelle. En particulier, un des principes fondamentaux de notre société à cet égard est que la liberté individuelle ne peut empiéter sur le droit similaire à la liberté des autres. Le Parlement peut adopter des lois afin de restreindre la liberté individuelle 1 , et la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit elle- même à l’alinéa 14a) une limitation sous forme d’exception au titre des exigences professionnelles normales. Toutefois, nous ne croyons pas que cette phrase de l’article 2 signifie que la liberté de religion doive céder le pas chaque fois que surgit une obligation contradictoire. C’est aux tribunaux qu’il appartient de déterminer si l’obligation coïncidente est raisonnable.

1. Sous réserve, bien sûr, des limites prépondérantes imposées par la Constitution. A cet égard, la Charte canadienne des droits et des libertés proposée (Partie 1, Annexe B de la Loi proposée sur la Constitution, 1981) aura évidemment une grande importance si jamais elle est adoptée.

Donc, la phrase de l’article 2 de la Loi prévoit la nécessité de déterminer par exemple s’il existe une exigence professionnelle normale. Dans l’affirmative, la personne en cause doit s’y conformer. Mais elle n’est pas obligée de transiger avec ses principes religieux à moins qu’il n’existe une bonne raison de le faire.

Peut- être par cette phrase a- t- on aussi prévu le cas où il existerait une obligation légale directement contradictoire. A ce sujet, le mis en cause a invoqué les cas suivants.

Dans l’affaire International Society for Krishna Consciousness and City of Edmonton et al. (1978), 94 D. L. R. (3d) 562, une organisation religieuse avait lancé une campagne de souscription sans l’autorisation requise en vertu de la Public Contributions Act (loi sur les contributions publiques) R. S. A. 1970, c. 292. L’organisation avait prétendu que les dispositions de cette loi empiétaient sur sa liberté de religion et, donc, qu’elles devaient être rendues inopérantes.

Après avoir étudié diverses définitions de la liberté de religion, le juge Cavanagh a déclaré :

Toutes ces définitions de la liberté de religion confirment non seulement l’existence de cette liberté, mais aussi le fait que son exercice ne peut justifier la désobéissance à la loi (p. 563) (traduction).

De même, dans l’affaire Robertson and Rosetanni v. The Queen (1963) S. C. R. 651, dont la Cour Suprême avait été saisie, les appelants avaient prétendu que la Loi sur le dimanche, S. R. C. 1952, c. 171, empiétait sur leur liberté de religion. Ils exploitaient une salle de quilles et voulaient la laisser ouverte le dimanche.

La Cour, le juge Cartwright étant d’avis opposé, a jugé que la Loi sur le dimanche avait des répercussions purement temporelles. Elle n’empiète pas sur la liberté d’une personne d’observer le Jour du Seigneur un autre jour que le dimanche. Elle exige simplement que les activités commerciales cessent le dimanche.

D’après ce qui précède, il semble donc que lorsqu’une pratique religieuse entre en conflit avec une loi valide, celle- ci a priorité et la pratique doit être limitée dans la mesure où elle entre en conflit avec la loi.

Dans l’affaire qui nous intéresse, il n’y a pas de conflit entre la pratique religieuse et une loi valide. Le Code canadien du travail stipule simplement que les employeurs doivent adopter des règlements raisonnables afin de protéger les employés et que ceux- ci doivent prendre des précautions raisonnables en vue d’assurer leur sécurité (articles 81 et 82). Afin de juger si la politique d’un employeur a des conséquences discriminatoires, il peut être nécessaire de déterminer si elle est raisonnable ou non. Si une politique est raisonnable, il ne peut y avoir de conflit entre une pratique religieuse et le Code canadien du travail que si on juge qu’elle est non discriminatoire.

Voici un bref résumé des principales questions, constatations et conclusions relatives à l’affaire qui nous intéresse.

RÉCAPITULATION ET CONCLUSION

1. Le sikhisme est une religion au sens de l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et la religion constitue un motif de distinction illicite. Le port du turban répond, pour les sikhs de sexe masculin, à l’un des principes essentiels du sikhisme.

2. Le mis en cause a remercié le plaignant de ses services parce qu’il ne pouvait, en raison de ses convictions religieuses, se soumettre au règlement relatif au port du casque de sécurité.

3. Le mis en cause n’avait pas l’intention d’établir une distinction à l’égard du plaignant à cause de sa religion. Toutefois, sa politique d’emploi (c’est- à- dire le règlement relatif au port du casque de sécurité) a eu pour effet (au su du mis en cause) de priver un sikh pratiquant, en l’occurrence le plaignant, de son emploi chez le mis en cause en raison de sa religion. Les adeptes de la religion sikh, comme M. Bhinder, ne peuvent se conformer au règlement concernant le port du casque de sécurité et, par conséquent, n’ont pas accès aux emplois offerts par le CN. L’exigence relative au port du casque de sécurité est donc à l’origine d’une distinction défavorable pour certains employés du fait de leur religion. Un employeur peut commettre un acte discriminatoire même s’il n’en a pas l’intention.

4. La mise en application du règlement relatif au port du casque de sécurité a pour effet de priver les sikhs de chances égales en raison de considérations fondées sur la religion, ce qui va à l’encontre de l’article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

5. La juridiction du tribunal a été contestée à deux égards. Premièrement, le mis en cause et la Commission canadienne des transports étant habilités en vertu de la Loi sur les chemins de fer à rendre des ordonnances et à édicter des règlements relatifs à la sécurité des employés, on a fait valoir que ce pouvoir pouvait s’exercer indépendamment et à l’abri de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Or, le tribunal est d’avis que la Loi en question a été conçue pour s’appliquer à des cas comme celui du mis en cause, qu’elle s’y applique effectivement, et que cette application n’est modifiée en rien par la Loi sur les chemins de fer.

6. Deuxièmement, le mis en cause soutient que les règlements de sécurité adoptés en vertu du Code canadien du travail exigent du mis en cause l’établissement d’une politique relative au port du casque de sécurité, qu’ils ne prévoient pas d’exception dans le cas des sikhs, et que les obligations ainsi imposées au mis en cause l’emportent sur toute exigence de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le tribunal estime toutefois être autorisé à s’occuper du cas du plaignant, en dépit des dispositions du Code canadien du travail.

7. Le mis en cause ne peut faire valoir à son profit le fait qu’un employé tel que le plaignant s’est engagé par contrat à se conformer aux règlements de sécurité établis par lui. Un employé n’est pas lié par une clause d’un contrat qui va à l’encontre de la Loi sur les droits de la personne.

8. La discrimination implique une distinction entre des personnes pour des raisons étrangères à leur mérite. Le plaignant a établi que le règlement du mis en cause rendant obligatoire le port du casque de sécurité avait été à l’origine d’un cas de discrimination qui, de prime abord paraissait fondé. Le mis en cause s’est donc livré à un acte discriminatoire au sens des alinéas 7a) et 10a) de la Loi.

9. Une fois établi le fait qu’il s’agit d’un cas de discrimination qui, de prime abord, paraît fondé, il incombe à l’employeur de démontrer qu’il est visé par la clause d’exception prévue à l’alinéa 14a) de la Loi, c’est- à- dire que son règlement ou sa politique d’emploi constitue une exigence professionnelle normale.

10. Les lois sur les droits de la personne étant de nature récursoire, il faut en donner une interprétation large pour tenir compte de l’intention du législateur; quant aux dispositions visant les exceptions, elles doivent être interprétées strictement. Il ne convient pas de réduire la portée de la Loi, à moins que le texte ne le prévoit explicitement.

11. L’idée d’ exigence professionnelle normale repose sur la détermination de la capacité d’un employé d’exécuter ses fonctions, c’est- à- dire que l’exigence est fonction du mérite. Si, en raison de l’une de ses caractéristiques, une personne est incapable d’exercer les fonctions d’un emploi donné, l’employeur est en droit de l’exclure, même si cette caractéristique constitue un motif de distinction illicite aux termes de la Loi. C’est à l’employeur qu’il incombe de prouver que ses exigences sont vraiment justifiées et qu’elles ne découlent pas d’hypothèses sans fondements ou de stéréotypes.

12. Toute exigence professionnelle normale comporte un élément de subjectivité et un élément d’objectivité.

13. Le plaignant, dans la présente affaire, est capable d’exécuter convenablement ses fonctions sans porter de casque de sécurité. Il ne s’agit pas d’un cas où un règlement de sécurité a quelque chose à voir avec la capacité des employés de satisfaire à des exigences professionnelles.

14. S’il peut être démontré qu’il y a des risques pour la sécurité d’autres personnes que l’employé lui- même, le fardeau qui incombe à l’employeur de justifier une exigence professionnelle sera de beaucoup amoindri. Si l’employeur peut établir que l’absence de ses règlements de sécurité aurait pour effet d’accroître d’une manière même minime les risques de blessures pour d’autres personnes, il se sera acquitté de son obligation de prouver que ses règlements de sécurité constituent une exigence professionnelle normale. Dans le cas qui nous préoccupe, si la sécurité du public ou d’autres personnes était menacée, l’exigence du C. N. relative au port du casque de sécurité pourrait se justifier (en supposant que le danger ne puisse être écarté autrement). Pour s’acquitter du fardeau de la preuve à cet égard, il suffit à l’employeur de démontrer que son exigence sur le plan de la sécurité était appuyée par des faits et par une logique fondée sur la réalité pratique du monde du travail de tous les jours 1 . En l’occurrence, rien ne prouve que la sécurité d’autres employés ou du public serait mise en jeu si M. Bhinder devait continuer de travailler sans porter de casque de sécurité.

1. Cosgrove, ci- dessus p. 88.

15. Le mis en cause a prouvé, dans le cas qui nous intéresse, que le plaignant courrait plus de risques s’il ne se conformait pas au règlement relatif au port du casque de sécurité. S’il ne portait pas son casque de sécurité, M. Bhinder (mais non le public ni d’autres employés) s’exposerait à des risques accrus, bien que l’accroissement n’en soit pas très considérable du point de vue quantitatif.

16. Les lois sur les droits de la personne étant conçues de telle manière que les décisions touchant les individus se fondent sur les qualités individuelles et non sur des caractéristiques qui tendent à faire exclure des personnes (comme les sikhs) en tant que groupe, il s’ensuit que, même si le risque de blessures s’accroissait quelque peu pour un employé qui ne satisferait pas à une règle de sécurité, la décision de courir le risque ou non devrait être laissée à l’intéressé lorsque la règle en question établit une distinction à son endroit.

17. M. Bhinder, qui sait à quels risques il s’expose, prétend pouvoir exécuter convenablement les fonctions de son poste tout en ne portant pas de casque car la protection dont il jouit suffit à compenser les risques qu’il accepte pleinement de courir. Ce consentement ne nuira pas à l’exécution de ses fonctions d’employé.

18. En admettant qu’il n’existe aucun autre motif valable (par exemple la nécessité d’assurer la sécurité du public ou des autres employés) pour justifier l’adoption de ce règlement, le seul fait que l’absence de ce dernier impose à l’employeur une contrainte excessive suffit à en faire une exigence professionnelle normale.

19. Cependant, le mis en cause ne doit pas se contenter de prouver que sa politique relative au port du casque de sécurité réduira le risque de blessures pour les employés comme M. Bhinder. Il ne peut substituer son jugement à celui des employés qui connaissent bien les exigences de l’emploi, y compris les dangers qui s’y rattachent, lorsqu’une politique d’emploi a pour effet d’établir à leur égard une distinction fondée sur un motif illicite. Un employé qui, comme M. Bhinder, pratique sincèrement une religion dont les principes (port des cheveux longs et du turban) entrent en conflit avec une exigence de l’employeur relative à la sécurité (port du casque) jouit de la protection de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

20. En prenant la défense des libertés individuelles (surtout à l’article 2 de la Loi) et en étendant la protection de la Loi à tous les Canadiens, le Parlement était conscient des coûts et des avantages liés à son geste. A notre avis, le coût éventuel, direct pour M. Bhinder et indirect pour la société, se rattachant au fait que M. Bhinder accepte de courir un risque plus grand en ne portant pas de casque de sécurité est amplement compensé par l’avantage évident que constitue la liberté de religion dont le principe est consacré, garanti et préconisé par la Loi.

21. Les employés dont les convictions religieuses n’entrent pas en conflit avec le règlement de sécurité ne sont pas victimes de discrimination lorsqu’on les oblige à s’y conformer. Compte tenu de la situation qui leur est propre, ils sont juridiquement tenus (que ce soit par leur contrat de travail ou par les dispositions de la Loi sur les chemins de fer ou du Code canadien du travail) de se conformer à ce règlement. Cependant, tous les Canadiens jouissent de la même protection de la Loi quand il s’agit d’exercer leur droit à la liberté de religion. C’est tout simplement en raison de la grande diversité des situations de fait découlant de la diversité des religions que des personnes comme M. Bhinder ne peuvent absolument pas se conformer à une exigence relative à la sécurité et que les dispositions de la Loi entrent en jeu pour les protéger.

22. Les libertés garanties et préconisées par la Loi canadienne sur les droits de la personne sont si essentielles à la vie de la société canadienne que le Parlement a déclaré explicitement que la protection assurée à tout individu, comme par exemple un sikh pratiquant, profite à l’ensemble des Canadiens, puisqu’on facilite ainsi la liberté de religion de tous les autres Canadiens, qu’on contribue à enrichir l’ensemble de la société canadienne en encourageant la diversité et le pluralisme culturels et religieux et qu’on favorise l’égalité des chances d’épanouissement de chaque personne.

23. Le mis en cause fait aussi valoir que toute politique de sécurité qu’il adopte pour s’acquitter de ses obligations en vertu du Code canadien du travail et des règlements y afférents constitue forcément une exigence professionnelle normale.

24. Le Code canadien du travail (paragraphe 81( 2)) stipule que l’employeur doit prendre des mesures de sécurité raisonnables dans l’exploitation de son entreprise. De la même façon, les employés doivent prendre des précautions raisonnables (alinéa 82 b)). A notre avis, la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code canadien du travail ne se contredisent pas.

25. Nous estimons qu’une mesure de sécurité qui entrerait en conflit avec la Loi canadienne sur les droits de la personne ne serait pas raisonnable au sens du Code canadien du travail. Pour être valide, toute mesure de sécurité doit être conforme aux exigences à la fois de la Loi canadienne sur les droits de la personne et du Code canadien du travail.

26. D’après les éléments de preuve qui nous ont été présentés, nous sommes d’avis, premièrement, que le turban que porte M. Bhinder répond aux exigences du Règlement du Canada sur les vêtements et l’équipement protecteur, et deuxièmement, que le poste d’électricien d’entretien sur le turbo train ne relève pas du Règlement du Canada sur la protection contre les dangers de l’électricité. Toutefois, ces constatations sont inutiles étant donné que, selon notre interprétation de la loi, nulle mesure de sécurité ne peut aller à l’encontre de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Les règlements d’application du Code canadien du travail sont censés être conformes à ce dernier qui ne prescrit que des mesures de sécurité raisonnables. A notre avis, pour être raisonnables, ces mesures doivent être légales, c’est- à- dire qu’elles ne doivent pas aller à l’encontre des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

27. Le devoir de l’employeur de s’adapter à la religion des employés découle de la stricte interprétation de la clause d’exception au titre des exigences professionnelles normales prévue par la Loi (et par la législation sur les droits de la personne en général).

28. Ce n’est pas en démontrant que ses employés ou ses clients préconisent une distinction entre personnes, qu’un employeur peut se prévaloir de la clause d’exception. La question essentielle est de déterminer si la religion d’un employé influe sur son aptitude à exécuter les fonctions du poste.

29. En réalité, la Loi canadienne sur les droits de la personne fait de l’employeur un serviteur de l’intérêt public exprimé dans la législation, et elle le contraint à s’adapter aux convictions religieuses de ses employés à moins qu’il ne puisse se prévaloir de la clause d’exception au titre des exigences professionnelles normales. Comme nous l’avons déjà indiqué, cette clause ne s’applique que si l’exigence de l’employeur vise à assurer la sécurité des compagnons de travail de l’employé ou du public, ou si le fait de ne pas l’imposer lui ferait subir une contrainte excessive.

30. Le mis en cause peut- il raisonnablement s’adapter aux pratiques religieuses de l’employé, ou existe- t- il une contrainte excessive l’empêchant de le faire ? Il faut tenir compte à la fois de l’importance (pour l’employé et indirectement pour la société) de la liberté de religion de l’employé et de l’ampleur de l’inconvénient que subit l’employeur.

31. En outre, bien que les employeurs aient le devoir de s’adapter aux pratiques religieuses des employés, ceux- ci doivent aussi faire preuve de souplesse et de coopération dans leur demande.

32. Si l’adaptation aux convictions religieuses d’un employé entraîne pour l’employeur des pertes financières appréciables, l’exigence de l’employeur peut constituer une exigence professionnelle normale.

33. Cependant, même si l’employeur doit subir des pertes financières appréciables, il est possible, dans certains cas, que le respect de l’intention du législateur empêche d’y voir une exigence professionnelle normale.

34. Dans le cas qui nous intéresse, nous sommes d’avis qu’il n’est pas vraiment prouvé que la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada subira quelque contrainte que ce soit si elle s’adapte aux croyances religieuses de M. Bhinder.

35. Pour M. Bhinder, le risque d’être blessé sera plus grand (bien que cette augmentation soit peu considérable en termes quantitatifs) s’il ne se conforme pas à la politique de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada relative au port du casque de sécurité.

36. Accorder une exemption à M. Bhinder signifie que tous les sikhs seront exempts du port du casque de sécurité dans toutes les industries auxquelles s’applique la Loi canadienne sur les droits de la personne, toutes choses étant par ailleurs égales, c’est- à- dire si on ne peut prouver l’existence d’une exigence professionnelle normale dans ces autres cas. En ce qui concerne les employeurs qui figurent à l’annexe 1 de la Workmen’s Compensation Act (loi des accidents du travail) de l’Ontario, cela pourra signifier un accroissement du nombre total de victimes à indemniser dans les industries en question. Toutefois, le fardeau additionnel que cela représentera pour le fonds d’indemnisation des victimes d’accidents du travail de l’Ontario sera assumé par l’ensemble des industries, de sorte que chaque employeur n’en subira que très peu les répercussions, c’est- à- dire que l’augmentation de ses frais sera minime. Par conséquent, il ne suffit pas d’invoquer les frais encourus pour conclure que le fait de s’adapter aux croyances religieuses d’un employé constitue une contrainte excessive pour les employeurs qui figurent à l’annexe 1.

37. Dans le cas qui nous intéresse, l’employeur figure à l’annexe 2 de la Workmen’s Compensation Act, c’est- à- dire qu’il verse directement des indemnités aux employés blessés. Par conséquent, si un employé court plus de risques de se blesser, il a plus de chance de réclamer des indemnités et l’employeur voit s’accroître son obligation d’en verser. Donc, si M. Bhinder est exempté du port du casque de sécurité, les frais que devra peut- être absorber le mis en cause ne seront pas minimes en termes quantitatifs. Étant donné toutefois la taille des employeurs qui figurent à l’annexe 2 et la nature de leurs opérations, nous estimons que ces frais sont pour eux minimes. En particulier, les frais additionnels qu’aura éventuellement à subir le mis en cause s’il exempte le plaignant, et les sikhs en général, du port du casque de sécurité, sont minimes.

39. En outre, même si les frais additionnels sont considérables, étant donné qu’il est impossible par ailleurs de faire valoir que la politique relative au port du casque de sécurité est une exigence professionnelle normale dans le cas de M. Bhinder, le risque fait partie intégrante de son emploi. Le fait de ne pas porter de casque de sécurité expose M. Bhinder à un risque additionnel qui ne peut être écarté sans porter atteinte à sa liberté de religion et qui, par conséquent, nous paraît devoir être considéré comme faisant partie intégrante de son emploi. Il s’agit d’un risque du genre de ceux qui sont visés par le régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail de l’Ontario. L’objet de ce régime est de faire en sorte que les employeurs assument la responsabilité de tous les risques. Cette responsabilité n’est donc pas une contrainte excessive pour l’employeur, et la possibilité qu’il y ait augmentation des frais d’indemnisation des victimes ne suffit pas à faire du règlement relatif au port du casque de sécurité une exigence professionnelle normale.

40. A notre avis, quelle que soit l’annexe à laquelle figure l’employeur, cela n’a rien à voir avec la raison d’être ou l’objet fondamental du régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail qui est de verser des indemnités partielles, sans égard à la responsabilité, dans les cas de blessures dues à des risques qui vont de pair avec un emploi. Le fait que le mis en cause soit un employeur qui figure à l’annexe 2 est simplement une question administrative. L’annexe à laquelle est inscrit l’employeur d’une victime d’un accident du travail n’influe en rien, quant au fond, sur les droits protégés par la Workmen’s Compensation Act. Ce facteur ne devrait pas non plus avoir de conséquences au niveau des droits de la personne.

41. Tout employeur, comme par exemple le mis en cause, doit prendre en charge le risque et la responsabilité additionnels que représentent les sikhs qui ne peuvent porter de casque de sécurité pour des raisons religieuses, lorsqu’il est impossible de prouver l’existence d’une exigence professionnelle normale, c’est- à- dire lorsque la compétence de l’employé n’est pas mise en doute, lorsque la sécurité du public ou des autres employés n’est pas en jeu et lorsque l’employeur n’a pas à subir de contrainte excessive tant au point de vue pratique qu’économique. Les employeurs doivent accepter comme étant légitime le risque de responsabilité accrue qui s’ensuit, en raison du caractère global du régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail. La responsabilité d’un employeur au sens de la Workmen’s Compensation Act ne constitue pas une contrainte excessive, et nulle politique de sécurité discriminatoire qui vise à réduire cette responsabilité ne peut constituer une exigence professionnelle normale.

42. Même si le mis en cause pouvait prétendre que l’augmentation des frais d’indemnisation susceptible de découler du fait d’exempter M. Bhinder lui imposerait une contrainte réelle et considérable, nous sommes d’avis que l’intérêt public protégé par la Loi canadienne sur les droits de la personne revêt une telle importance qu’il doit l’emporter et l’emporte effectivement sur cette contrainte. En résumé, le mis en cause ne peut, à notre avis, prétendre en aucun cas que les frais additionnels qu’il subirait au titre de l’indemnisation des victimes d’accidents du travail suffiraient à faire d’une politique de sécurité par ailleurs discriminatoire une exigence professionnelle normale.

43. En adoptant sa politique relative au port du casque de sécurité et en ne faisant pas d’exception pour le plaignant, M. Bhinder, le mis en cause a commis un acte discriminatoire aux termes des alinéas 7a) et 10a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le mis en cause n’a pas prouvé que ladite politique constitue une exigence professionnelle normale au sens de l’alinéa 14a) de la Loi, du moins en ce qui a trait au plaignant.

DÉCISION

Pour les raisons susmentionnées, le plaignant à gain de cause et le mis en cause est reconnu coupable d’infraction aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

A notre avis, compte tenu de toutes les circonstances, le plaignant devrait recevoir $14 500 en guise de dommages- intérêts spéciaux, ce qui représente environ une année de salaire perdu. Le plaignant a subi une perte de revenu d’emploi du seul fait de la politique d’emploi discriminatoire du mis en cause, mais il lui incombe aussi de faire sa part. Au moment de l’audience, il n’avait pu réduire que de façon infime le montant de ses dommages sans doute parce qu’il avait dû chercher un autre emploi de nuit comme électricien d’entretien, étant donné qu’il travaillait le jour pour la compagnie Inglis. La responsabilité du mis en cause en ce qui a trait à la perte de revenu du plaignant doit être limitée à une période raisonnable, c’est- à- dire, à notre avis, un an. Compte tenu de toutes les circonstances, nous ne croyons pas qu’il faille allouer des dommages- intérêts généraux.

ORDONNANCE

1. Nous ordonnons au mis en cause, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, d’accorder au plaignant, M. K. S. Bhinder, la chance de continuer à travailler pour lui en qualité d’électricien d’entretien et, à condition que M. Bhinder lui remette, dans un délai de trente (30) jours à compter de la date de promulgation de cette ordonnance, un avis écrit l’informant de son désir d’être réintégré dans ses fonctions et de continuer à travailler pour lui, de le réengager dans les sept (7) jours suivant la date de remise dudit avis.

2. Nous ordonnons au mis en cause de dispenser le plaignant, M. K. S. Bhinder, de l’obligation de se conformer à sa politique et à son règlement concernant le port du casque de sécurité au centre de triage de Toronto.

3. Une fois que M. Bhinder aura été réintégré dans ses fonctions, le mis en cause devra lui accorder la même ancienneté dont il aurait joui, à toutes fins utiles, y compris en ce qui a trait à la période d’occupation du poste et au taux de traitement, s’il n’avait jamais été absent depuis le 5 décembre 1978 mais eût continué à travailler comme électricien d’entretien jusqu’à ce jour.

4. En guise de dommages- intérêts spéciaux pour perte de traitement, le mis en cause devra verser au plaignant la somme de quatorze mille cinq cents dollars ($ 14 500) dans les trente (30) jours suivant la date de promulgation de cette ordonnance.

Fait à Toronto, le 31 août 1981.

Peter Cumming Président Tribunal des droits de la personne

Mary Eberts Membre Tribunal des droits de la personne

Joan Wallace Membre Tribunal des droits de la personne

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