Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Canadian Human Rights Tribunal

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

et

Assemblée des Premières Nations

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada

(Représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)

l’intimé

- et -

Chefs de l’Ontario

- et -

Amnistie Internationale

les parties intéressées

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon, Réjean Bélanger et Edward P. Lustig

Date : Le 16 janvier 2014

Référence : 2014 TCDP 2

 

 

 

 

Table des matières

Page

 

I............. Le contexte. 1

II........... Les faits pertinents. 1

III......... La requête de la Société de soutien. 6

IV......... Les observations des parties. 8

A.           La position de la Société de soutien. 8

B.           La position de la Commission. 12

C.           La position de l’APN.. 16

D.           La position de l’intimé. 17

V........... La décision abrégée. 19

VI......... La décision de clarification. 22

VII....... Analyse et décision. 24

 


I.       Le contexte

[1]               Les plaignantes, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des premières nations du Canada (la Société de soutien) et l’Assemblée des Premières Nations (l’APN), ont déposé une plainte en matière de droits de la personne, alléguant que le financement inéquitable des services d’aide sociale à l’enfance dans les réserves des Premières Nations constituait de la discrimination fondée sur la race et l’origine nationale ou ethnique, en contravention de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H-6 (la Loi).

[2]               Le 10 juillet 2012, une formation constituée des membres instructeurs Marchildon, Lustig et Bélanger a été saisie de l’affaire (2012 TCDP 16).

II.    Les faits pertinents

[3]               Le 26 septembre 2012, le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) a tenu une conférence de gestion de l’instance (CGI) en présence des parties afin de demander à celles‑ci quelles étaient leurs disponibilités en vue de fixer les dates de l’audience sur le fond. Avec l’accord des parties, le Tribunal a établi que l’audience se tiendrait du 25 février au 1er mars 2013, et que les audiences suivantes auraient lieu à partir d’avril 2013. Le Tribunal a également établi, avec le consentement des parties, un échéancier pour le dépôt continu des documents à communiquer, y compris les listes révisées de témoins. L’intimé devait produire trois ensembles de documents aux dates suivantes : le 31 octobre 2012; le 28 décembre 2012; et le 25 février 2013 pour son troisième et dernier ensemble de documents à communiquer.

[4]               Le 19 février 2013, le Tribunal a tenu une conférence téléphonique de gestion de l’instance (CTGI) avec les parties afin de discuter d’un certain nombre de questions en suspens avant le début de l’audience. La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a déclaré qu’en ce qui concernait la production des pièces, d’après ce qu’elle avait pu comprendre, il n’y aurait aucune exigence d’authentification des documents, mais les parties seraient libres de formuler des objections relatives à la pertinence de ces documents. La Commission a manifesté son intention de produire un cahier de preuve documentaire, précisant que chaque onglet serait traité séparément, au fur et à mesure de la progression de l’audience. Les onglets non présentés ou jugés irrecevables seraient retirés du dossier à la fin de l’audience. L’intimé a souscrit à cette proposition.

[5]               Le 20 février 2013, le Tribunal a fourni aux parties un résumé de la CTGI. L’alinéa i) de ce résumé traitait de la présentation des pièces. Il était ainsi rédigé :

[traduction]

Chaque classeur déposé par les parties sera versé au dossier à titre de pièce et annoté en conséquence (C pour plaignante, HR pour CCDP, R pour intimé et CO pour chefs de l’Ontario). Les onglets qui ne feront pas l’objet d’un renvoi, d’une objection ou d’une décision lors de l’audience seront retirés du classeur et ne feront pas partie du dossier officiel.

[6]               L’audience a commencé le 25 février 2013. Le Tribunal a entendu le témoignage de Mme Cindy Blackstock, directrice administrative de la Société de soutien, du 25 février au 1er mars 2013. Le 26 février 2013, l’intimé a soulevé plusieurs objections à l’occasion de l’interrogatoire principal de Mme Blackstock. Il a exprimé des préoccupations quant au fait que, dans son témoignage jusqu’alors, Mme Blackstock avait présenté des déclarations extrajudiciaires pour faire preuve de leur contenu. L’intimé a fait valoir que ces déclarations relevaient du ouï-dire et qu’elles étaient irrecevables.

[7]               Après avoir entendu les observations des parties relatives à l’objection, la formation a rendu la décision suivante oralement :

[traduction]

Le formation comprend et prend acte de la question et des préoccupations soulevées par l’intimé à l’égard de la preuve présentée en l’absence de document à l’appui et de témoignage sous serment. Toutefois, il est nécessaire de faire preuve de rigueur et d’efficacité pour établir un équilibre entre l’examen de cette question et la procédure, conformément à la pratique générale du Tribunal qui consiste à recevoir des éléments de preuve par ouï-dire sous réserve de leur accorder leur juste valeur.

Compte tenu du fait que, dans le cas qui a fait l’objet d’une objection, nous n’avons pas vu les lettres, il ne sera accordé que peu de poids à cet élément. C’est de cette manière que nous comptons procéder à l’avenir à l’égard des éléments de preuve de cette nature.

[8]               Le témoignage de Mme Blackstock, a été suivi de cinq journées d’audience, les 2, 3, 4, 8 et 9 avril, pendant lesquelles le Tribunal a entendu les témoignages de M. Jonathan Thompson, directeur des divisions de la Santé et du Développement social de l’APN, de M. Nicolas Trocmé, directeur du Centre de recherches sur les enfants et les familles à l’Université McGill, et de M. Derald Dubois, directeur administratif des services à l’enfance et à la famille de Touchwood, en Saskatchewan.

[9]               Le 7 mai 2013, l’intimé a informé les parties et le Tribunal que son client venait de l’aviser que plus de 50 000 documents additionnels avaient été reconnus comme potentiellement pertinents, de même qu’un nombre indéfini de courriels, que son client était en train de rassembler, et qui devaient encore être communiqués. Peu de temps après, l’intimé a déposé une requête en report des dates d’audience au mois de novembre 2013, afin qu’il puisse s’acquitter de ses obligations en matière de communication.

[10]           La Société de soutien s’est opposée à la requête de l’intimé, et, le 21 mai 2013, elle a présenté sa propre requête, visant notamment à contraindre l’intimé à produire les documents pertinents dans le contexte de la plainte. La Société de soutien était d’avis que les répercussions des communications tardives de l’intimé restaient du domaine de la spéculation et que cela ne justifiait pas un report d’audience de neuf semaines. On pouvait parer à toute préoccupation relative au fait que des témoins déposent avant que la preuve ait été intégralement communiquée en autorisant le rappel des témoins. La Société de soutien a affirmé que, quand on les comparait au préjudice concret que les plaignantes subissaient du fait de nouveaux retards, les spéculations relatives à de futures atteintes à l’équité ne justifiaient pas qu’on accorde à l’intimé le report qu’il demandait.

[11]           Conscient de son devoir de fournir aux parties l’occasion pleine et entière de faire valoir leur cause et de présenter des observations, et cherchant par ailleurs à atteindre un équilibre entre ce devoir et celui de procéder de façon expéditive, le Tribunal a opté pour une solution de compromis, en annulant les dates d’audience qui avaient été initialement fixées en juin 2013 et en prévoyant des dates d’audience additionnelles entre juillet 2013 et janvier 2014 (2013 TCDP 16). Le Tribunal a précisé que les parties seraient autorisées à rappeler des témoins, si nécessaire, et sous réserve de l’autorisation du Tribunal, et que cela serait examiné au cas par cas. 

[12]           Le 20 novembre 2013, la Société de soutien a demandé la délivrance d’une assignation à comparaître afin de rappeler Mme Blackstock à la barre. Le Tribunal a délivré cette assignation le 25 novembre 2013.

[13]           Le 9 décembre 2013, la Commission a rappelé Mme Blackstock à la barre. Au début de son témoignage, Mme Blackstock a souligné que, lors de son dernier témoignage devant le Tribunal, en février 2013, elle n’avait accès qu’à environ 8 % des communications de l’intimé. L’avocat de la Commission a précisé que l’intimé avait communiqué plus de 100 000 documents à la suite du premier témoignage de Mme Blackstock. 

[14]           La Commission a invité Mme Blackstock à consulter son cahier de preuve documentaire, HR-13, onglet 275. Mme Blackstock a déclaré qu’elle avait appris l’existence de ce document, une entente de service entre la province de la Colombie‑Britannique et Affaires indiennes et du Nord Canada (AINC), maintenant connue sous le nom d’Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (AADNC), intitulée [traduction] « Entente de service concernant le financement des services de protection de l’enfance destinés aux enfants des Premières Nations ayant leur résidence permanente dans une réserve », parce que ce document figurait parmi les documents communiqués par l’intimé.

[15]           L’intimé a présenté un avis d’opposition, mentionnant au dossier que, bien que le témoin ait pu reconnaître le document comme étant un des documents reçus du fait de la communication, il était d’avis qu’il était impossible d’admettre ce document en preuve sur ce seul fondement. L’intimé a fait valoir que Mme Blackstock n’était ni l’auteure ni la destinataire du document, et que, dans ces conditions, on ne pouvait pas admettre le document comme le proposait la Commission. En outre, l’intimé a déclaré que Mme Blackstock n’avait pas des connaissances suffisantes pour formuler des commentaires relatifs au document et que son témoignage ne constituerait qu’un témoignage d’opinion. L’intimé a souligné qu’il s’attendait à ce qu’il s’agisse d’un thème récurrent en ce qui concernait les autres documents que la Commission souhaitait porter à l’attention de Mme Blackstock.

[16]           L’intimé a ajouté que la Commission avait décidé de ne pas citer à comparaître un témoin de la province de la Colombie‑Britannique, témoin qui aurait pu être mieux placé pour formuler des commentaires à l’égard de l’entente de service conclue entre cette province et AINC. Aux yeux de l’intimé, le fait de rappeler Mme Blackstock à la barre de manière à ce qu’elle puisse communiquer ses vues au sujet de ce document constituait un usage injuste et inapproprié du droit de rappeler un témoin. Un témoin ne devrait pas être rappelé de manière à permettre à la Commission et aux plaignantes de peaufiner leur cause ou de combler une lacune.

[17]           La Commission a répondu que, selon elle, le document était recevable vu qu’il faisait partie de la communication de l’intimé. La Commission a expliqué qu’elle avait rappelé Mme Blackstock afin de permettre à celle‑ci de donner son avis sur l’importance de certains documents récemment communiqués, avis fondé sur l’expérience professionnelle de Mme Blackstock ainsi que sur sa participation à l’affaire en cause, mais aussi afin de permettre à celle‑ci d’expliquer dans quelle mesure le fait de ne pas avoir été au courant du contenu de ces documents avait affecté son témoignage précédent. La Commission a souligné qu’elle n’avait nullement l’intention de revenir sur les documents communiqués avant que Mme Blackstock témoigne pour la première fois.

[18]           La Société de soutien a appuyé la position de la Commission, soulignant que le but du rappel était, par souci d’équité, de placer le témoin dans la même position que celle dans laquelle il aurait été si l’intimé avait communiqué tous ses documents avant le début de l’audience. La Société de soutien a toutefois déclaré que, selon elle, vu que la majorité des documents que l’intimé avait communiqués étaient des documents du gouvernement, ils étaient admissibles prima facie.

[19]           Le Tribunal a brièvement interrompu l’audience afin d’examiner l’objection. Le Tribunal a informé les parties que, considérant l’intention de la Commission de présenter un certain nombre d’autres documents récemment communiqués à Mme Blackstock d’une façon similaire, le Tribunal avait l’impression qu’il serait préférable de trancher la question de l’admissibilité des documents sur le champ, plutôt que d’attendre la fin de l’audience comme les parties en avaient convenu au départ.

[20]           La Société de soutien a informé le Tribunal qu’elle présenterait par conséquent une requête relative à la recevabilité par le Tribunal des documents le jour suivant, ou peu de temps après. La Société de soutien a communiqué au Tribunal et aux parties un avis de requête intitulé [traduction] « Requête en recevabilité de documents pour faire preuve de leur contenu ».

III.  La requête de la Société de soutien

[21]           C’est cette requête qui fait l’objet de la présente décision sur requête. Au moyen de cette requête, la Société de soutien demande :

[traduction]

que soit rendue une ordonnance aux termes de laquelle tout document contenu dans les classeurs HR 1 à 13 ayant été obtenu de l’intimé conformément aux dispositions de la Loi sur l’accès à l’information et de la Loi sur la protection des renseignements personnels, ou tout document communiqué dans le contexte de la présente procédure, soit recevable en preuve pour faire preuve de son contenu, indépendamment de la question de savoir si l’auteur ou le destinataire du document en cause est cité à comparaître et de la question de savoir si le document en cause est soumis à d’autres témoins.

[22]           La Société de soutien fonde sa requête sur les motifs suivants :

[traduction]

1.      La Commission et les plaignantes ont obtenu un très grand volume de documents de l’intimé par voie de communication dans le contexte de la présente procédure ou au moyen de demandes présentées conformément aux dispositions de la Loi sur l’accès à l’information et de la Loi sur la protection des renseignements personnels;

2.      La Commission a produit un grand nombre de ces documents en preuve dans le contexte de la présente procédure à titre préliminaire, et ces documents se trouvent dans les classeurs HR 1 à 13;

3.      Les parties s’entendent au sujet de l’authenticité et de la pertinence de ces documents;

4.      Tous les documents du gouvernement qui se trouvent dans les classeurs de la Commission sont admissibles pour preuve de leur contenu sans qu’il soit nécessaire d’en appeler à leur auteur ou à leur destinataire pour ce qui est, en tout ou en partie, des exceptions suivantes  à la règle traditionnelle du ouï‑dire :

a.       L’exception de principe à la règle du ouï‑dire autorise la recevabilité des documents du gouvernement pour preuve de leur contenu;

b.      Les documents contiennent des déclarations faites par des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions, et elles sont par conséquent admissibles au titre de cette exception;

c.       Une grande partie de ces documents contiennent des déclarations qui constituent des admissions allant à l’encontre des intérêts de l’intimé, et elles sont par conséquent recevables à titre d’admissions;

5.      L’intimé ne subit pas de préjudice du fait que ses propres documents sont reçus en preuve, étant donné qu’il a toujours le droit de citer des témoins à comparaître afin de clarifier ou de réfuter les renseignements contenus dans les documents en cause;

6.      Considérant le volume et l’ampleur des documents en cause ainsi que leur origine gouvernementale, il serait dans l’intérêt de la justice d’admettre ces documents en preuve sans qu’il soit nécessaire de citer des fonctionnaires à comparaître pour reconnaître ces documents, dans la mesure où ce serait extrêmement inefficace et coûteux, et que le fait d’exiger de la Commission ou des plaignantes qu’elles citent des témoins à comparaître pour chaque document en cause ralentirait indûment la procédure;

7.      Bien que les plaignantes soient d’avis que les documents en cause sont recevables par un tribunal conformément aux exceptions à la règle du ouï‑dire mentionnées ci‑dessus, le Tribunal a la compétence voulue pour les accepter en preuve, qu’ils soient ou non recevables par un tribunal;

8.      Le paragraphe 1(1), l’article 3 et le paragraphe 9(4), des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (les Règles de procédure) et l’alinéa 50(3)c) de la Loi.

[23]           Au cours d’une CGI qui s’est tenue le 9 décembre 2013 en après-midi, les parties ont convenu de plaider la requête le 10 décembre 2013. Les parties ont également convenu de débattre de la question des conditions relatives au rappel des témoins, telle que l’intimé l’a soulevée.

IV.  Les observations des parties

A.                La position de la Société de soutien

[24]           La Société de soutien fait valoir que les règles relatives à la preuve ont été mises en place pour favoriser la recherche de la vérité, l’efficacité de la justice et l’équité dans le processus accusatoire. Bien qu’il existe une règle générale d’exclusion du ouï­‑dire, il existe de nombreuses exceptions à cette règle. La règle d’exclusion du ouï‑dire n’est pas aussi rigide qu’elle l’a déjà été.

[25]           La Cour suprême du Canada a élargi le champ des exceptions à la règle du ouï­‑dire dans l’arrêt Ares c. Venner, [1970] R.C.S. 608, dans lequel la Cour suprême a conclu que les notes prises par les infirmières pouvaient être recevables pour faire preuve de leur contenu sans qu’il soit nécessaire que les auteurs des notes en cause soient cités à comparaître. La Cour suprême a ainsi établi un liste d’éléments dont il faudrait tenir compte pour établir la recevabilité de ce type de preuve : le caractère pratique du fait de citer des témoins à comparaître, les frais que les parties doivent assumer du fait que ces témoins ont été cités à comparaître, les coûts assumés par le public en raison de la durée accrue de la procédure, et la probabilité que les dossiers, rédigés par le témoin dans l’exercice de ses fonctions, soient impartiaux et dignes de foi. À la suite de cette décision, un certain nombre de lois sur la preuve ont été modifiées, et certaines de ces exceptions à la règle du ouï‑dire ont été codifiées.

[26]           Par la suite, les arrêts R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531 (Khan), et R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915 (Smith), sont venus clarifier et simplifier davantage la loi du ouï‑dire en instituant l’exception de principe à la règle du ouï‑dire. Conformément à cette exception autonome, la preuve par ouï‑dire est devenue recevable selon certains principes, des principes directeurs relatifs à la fiabilité et la nécessité de la preuve. Ainsi, si le juge des faits est convaincu que les documents sont fiables et nécessaires et que leur valeur probante l’emporte sur tout effet préjudiciable pour la partie adverse, les documents peuvent être reçus en preuve même s’ils constituent du ouï-dire.

[27]           La Société de soutien fait valoir que l’exception de principe à la règle du ouï‑dire s’applique en l’espèce. À cet égard, la Société de soutien se fonde sur les décisions Éthier c. Canada (Commissaire de la GRC) (C.A.), [1993] 2 C.F. 659 (Éthier), Professional Institute of the Public Service of Canada v. Canada (Attorney General), [2005] O.J. No. 5775 (PIPS), et Ault v. Canada (Attorney General), [2007] O.J. No. 4924 (Ault), dans lesquelles on a appliqué l’exception de principe à la règle du ouï‑dire.

[28]           Dans la décision PIPS, le juge Panet s’est ainsi exprimé à l’égard des critères de fiabilité et de nécessité :

[traduction]

En ce qui concerne le critère de fiabilité, il est évident que ces documents ont été préparés par de hauts fonctionnaires ou des fonctionnaires informés travaillant pour des ministères ou des organismes du gouvernement fédéral. Ils décrivent ou expliquent le fonctionnement des régimes de pension et de ces comptes de pension. Dans de nombreux cas, il s’agissait de communiquer des renseignements aux ministres et aux hauts fonctionnaires ou à d’autres ministères au sein du gouvernement. Selon moi, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’on leur accorde une grande valeur en matière d’exactitude. On s’attend également à ce qu’on y ait fait preuve de franchise, compte tenu des circonstances et du fait qu’il n’existait aucun litige à l’époque. Cette preuve est assortie de la « garantie circonstancielle de fiabilité ».

[…]

En l’espèce, compte tenu de la portée des documents et du fait que leur rédaction s’inscrit sur une longue période, il peut être difficile, voire totalement impossible, pour les demandeurs de retrouver tous les auteurs de ces documents. Le cas échéant, ces documents ou certains de ces documents pourraient ne jamais être produits au procès. Dans certains cas, même si l’auteur était disponible, il serait inutile qu’il comparaisse devant le tribunal, et il s’agirait d’une perte de temps pour la Cour, vu que le témoignage de cette personne consisterait simplement à témoigner au sujet d’une question qui pourrait être raisonnablement confirmée par des éléments de preuve par ouï‑dire.

Cela présente donc des avantages du point de vue de l’efficacité et de la rapidité en ce qui concerne la preuve proposée.

En outre, dans tous les cas, il s’agit de documents de la Couronne qui ont été préparés simultanément, et en l’absence des plaignants. Il serait assez injuste d’exiger des plaignants qu’ils citent des témoins à comparaître pour présenter en preuve ces documents qu’ils ont préparés, sachant qu’on peut s’attendre à ce qu’il s’agisse de témoins opposés à la position des plaignants. Le défendeur est libre de citer à comparaître les auteurs des documents en cause ou d’autres fonctionnaires afin qu’ils expliquent les déclarations contenues dans ces documents. 

PIPS, aux paragraphes 70 et 73 à 75

[29]           La Société de soutien affirme qu’en l’espèce, les documents satisfont le critère relatif à l’exception de principe qui a été décrit dans PIPS. Comme c’était le cas dans Éthier et dans PIPS, la majorité des documents en cause en l’espèce sont des documents du gouvernement, intrinsèquement fiables et recevables pour faire preuve de leur contenu. En ce qui concerne le critère de la nécessité, en l’espèce, les documents viennent de partout au pays et couvrent une période étendue. En outre, tous les documents ne font pas clairement état des noms de leurs auteurs. En tenant compte du fait que ces témoins déposeraient en la défaveur de leur employeur et pourraient être hostiles à l’endroit des plaignantes, la Société de soutien est d’avis qu’il serait difficile et onéreux d’exiger des plaignantes qu’elles citent les personnes en cause à comparaître. En outre, citer à comparaître les nombreux auteurs de ces documents simplement dans le but qu’ils confirment le contenu des documents serait totalement inefficace et risquerait de prolonger inutilement la présente procédure.

[30]           La Société de soutien note que ces documents sont les propres documents du gouvernement, et, de ce fait, que l’intimé est le mieux placé pour fournir des explications et des éclaircissements ainsi que pour réfuter cette preuve en citant pour cela des témoins à comparaître, si nécessaire. Vu la capacité de l’intimé à se prévaloir d’une telle défense, la Société de soutien est d’avis que la recevabilité de ces documents de la manière qui a été proposée n’est pas source d’injustice pour l’intimé, pas plus qu’elle ne lui cause de préjudice.

[31]           En plus de l’exception de principe à la règle du ouï‑dire, la Société de soutien se fonde aussi sur l’exception prévue en common law à l’égard des déclarations faites par des personnes dans l’exercice de leurs fonctions. Conformément à cette exception, les déclarations de cette nature sont recevables en preuve : voir Ault, aux paragraphes 24 et 25.  La Société de soutien fait valoir que nombre des documents en sa possession contenaient des déclarations faites par des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions, lesquelles tombaient sous le coup de cette exception.

[32]           Pour finir, la Société de soutien se fonde sur l’exception prévue en common law à l’égard des admissions faites à l’encontre de son intérêt : voir Ault, aux paragraphes 27 et 28. La Société de soutien fait valoir que de nombreux documents en cause en l’espèce contenaient des admissions faites par le gouvernement à l’égard de questions clés dont le Tribunal était saisi : à savoir, que les enfants des réserves ne bénéficiaient pas des mêmes services que les enfants résidant en dehors des réserves. Ainsi, la Société de soutien affirme que ces documents tombent sous le coup de cette exception et qu’ils devraient être jugés recevables.

[33]           En application de l’alinéa 50(3)c) de la Loi, le Tribunal jouit d’un grand pouvoir discrétionnaire à l’égard de la recevabilité des éléments de preuve, indépendamment de leur recevabilité devant un tribunal judiciaire. Le Tribunal est maître de sa procédure, et, pourvu que l’intimé ne souffre d’aucune injustice réelle, la Société de soutien affirme que les documents en cause devraient être reçus prima facie pour faire preuve de leur contenu, indépendamment de la question de savoir s’ils ont été soumis à un témoin. Comme tous les autres éléments de preuve, ils seront alors évalués en fonction de leur importance. La Société de soutien est consciente du fait que, en produisant en preuve un document pour preuve de son contenu de cette manière, elle court le risque que l’intimé produise des éléments de preuve contradictoires et que le Tribunal évalue la preuve sans que la Société de soutien puisse se prévaloir de témoignages de vive voix venant appuyer sa position. La Société de soutien est consciente du fait que cette approche est contraire au paragraphe 9(4) des Règles de procédure et qu’elle exige qu’il soit fait exception à la procédure habituelle du Tribunal à cet égard.

[34]           En ce qui concerne la question du rappel de Mme Blackstock, la Société de soutien réitère sa position, selon laquelle celle‑ci devrait être placée dans la même position que celle dans laquelle elle se trouvait quand elle a été appelée à témoigner en février 2013. Cela signifie qu’elle devrait être autorisée à parler des documents qui ont été communiqués après qu’elle a témoigné ainsi que de toute question ayant découlé de cette communication. La Société de soutien est d’avis que cela ne cause aucun préjudice à l’intimé.

B.                 La position de la Commission

[35]           La Commission appuie la requête de la Société de soutien, et elle est également d’avis que ces documents devraient être jugés recevables.

[36]           La Commission souscrit à l’observation de la Société de soutien selon laquelle il existe une exception à la règle du ouï-dire à l’égard des documents rédigés dans un contexte professionnel. La Commission fait valoir que cette exception a reçu une interprétation large (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Skomatchuk, 2006 CF 730) et que, en l’espèce, les pièces récemment communiquées ont été établies dans le « cours ordinaire des affaires », au sens de l’article 30 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), c. C-5, tombant ainsi sous le coup de cette exception, et qu’elles devraient par conséquent être reçues.

[37]           La Commission fait valoir que le fait de recevoir un document pour preuve de son contenu ne signifie pas qu’on doive accorder une importance prépondérante à ce document. Cela signifie plutôt qu’il n’est pas nécessaire qu’un témoin l’authentifie. Bien qu’il se puisse que ce type de preuve ne respecte pas la « règle de la meilleure preuve », le Tribunal peut tenir compte de cette considération au moment d’évaluer le poids de la preuve dans son ensemble, une fois que les documents ont été reçus : Fédération canadienne des étudiantes et étudiants c. Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, 2008 CF 493, au paragraphe 44.

[38]           En outre, les tribunaux administratifs ne sont pas liés par les règles de preuve strictes qu’appliquent les tribunaux judiciaires. C’est ce que la Cour d’appel fédérale a reconnu au paragraphe 28 de l’arrêt Telus Communications Inc. c. Syndicat des travailleurs en télécommunications, 2005 CAF 262 (Telus), arrêt que l’intimé a cité en l’espèce. Le paragraphe 50(3) de la Loi prévoit que le Tribunal peut recevoir des éléments de preuve de nombreuses façons, y compris les éléments de preuve par ouï‑dire. La Commission fait valoir qu’il est dans l’intérêt public que ces documents soient versés au dossier de manière à ce que celui-ci soit aussi complet que possible. Il n’est dans l’intérêt d’aucune partie que le Tribunal ne dispose pas de certains documents pertinents en l’espèce.

[39]           La Commission souhaite distinguer la présente décision de celle que le Tribunal, représenté par le membre instructeur Jensen, a rendue dans Jeffers c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 TCDP 25 (Jeffers). Dans cette décision, le membre instructeur Jensen a  refusé de recevoir en preuve un rapport pour preuve de son contenu en partant du principe qu’il s’agissait d’une preuve par ouï‑dire qui ne satisfaisait pas aux critères de fiabilité et de nécessité définis dans les décisions Khan et Telus. La Commission note que, à l’époque, le membre instructeur Jensen ne disposait pas de la jurisprudence que la Société de soutien cite aujourd’hui, et elle ajoute que, dans la décision Jeffers, elle avait omis d’indiquer la raison pour laquelle il était nécessaire d’introduire l’élément de preuve en question : voir Jeffers, au paragraphe 11. La Commission soutient qu’en l’espèce, les plaignantes ont clairement indiqué la raison pour laquelle le fait de recevoir les documents en cause satisfaisait au critère de nécessité.

[40]           En ce qui concerne la question du rappel de témoins, la Commission souligne qu’il n’existe pas selon elle de jurisprudence portant sur le rappel de témoins et que la seule jurisprudence pertinente a trait à la réouverture d’une affaire. Ainsi, la Commission se fonde sur Varco Canada Limited v. Pason Systems Corp, 2011 FC 467, dans laquelle la Cour fédérale a défini cinq éléments à prendre en considération en vue de décider de la réouverture d’un procès : la pertinence, la nécessité, la fiabilité, la diligence raisonnable et le préjudice. La Commission affirme que ces éléments sont applicables en l’espèce.

[41]           En ce qui concerne la question de la pertinence, la Commission soutient que, vu que les documents en cause font partie des documents communiqués par l’intimé, celui-ci a déjà reconnu qu’ils étaient potentiellement pertinents. Dans ces conditions, il est maintenant difficile pour l’intimé d’affirmer que ces mêmes documents ne satisfont pas au critère de pertinence. La Commission fait valoir que le fait de recevoir ces documents satisfait également au critère de la nécessité. Vu que cet élément comprend un aspect pratique, la Commission affirme que, si elle devait citer un témoin à comparaître pour chaque document, la présente procédure s’en trouverait retardée significativement et inutilement. Vu que ces documents viennent de l’intimé, des provinces ou d’autres sources établies, la Commission affirme qu’ils sont intrinsèquement fiables. Pour ce qui est de l’élément relatif à la diligence raisonnable, la Commission a fait de son mieux pour examiner tous les documents depuis que ceux-ci ont été communiqués. Pour finir, les plaignantes subiraient un préjudice si Mme Blackstock était incapable de formuler des commentaires à l’égard de ces documents et de dire dans quelle mesure leur contenu avait une incidence sur son témoignage. Mme Blackstock n’avait pas accès à ces documents quand elle a témoigné pour la première fois, et ni la Commission ni la Société de soutien n’en étaient responsables.

[42]           La Commission se fonde également sur R. c. G. (S.G.), [1997] 2 R.C.S. 716 (S.G.), affaire relevant du droit criminel qui portait sur la réouverture de la preuve. Notamment, la Commission souligne la conclusion de la Cour suprême selon laquelle la capacité d’autoriser la réouverture d’une preuve « diminue à mesure que le procès avance parce qu’il y a plus de chances pour que la défense soit lésée ». Toutefois, la Cour suprême ajoute qu’avant que la Couronne ait terminé sa preuve, le juge du procès jouit d’un pouvoir discrétionnaire très large : voir S.G., à la page 733. La Commission fait valoir qu’en l’espèce, les plaignantes n’ont pas encore terminé leur preuve et que le Tribunal jouit par conséquent d’un large pouvoir discrétionnaire pour autoriser le rappel d’un témoin de manière à ce que celle‑ci témoigne au sujet de documents qui n’étaient pas en sa possession auparavant.

[43]           La Commission soutient que le fait de rappeler Mme Blackstock a pour but de permettre à celle‑ci de s’exprimer au sujet de documents qu’elle n’avait pas eu l’occasion de consulter auparavant, ainsi que de discuter des répercussions que la méconnaissance du contenu de ces documents ont pu avoir sur son témoignage. En tant que la principale plaignante en l’espèce, Mme Blackstock a une grande connaissance des questions en litige ainsi qu’une vaste expérience professionnelle pertinente. Elle a une compréhension unique des questions en litige et de la manière d’interpréter les documents en cause, et on devrait lui accorder la possibilité de s’exprimer au sujet de ces documents.

[44]           La Commission est d’avis que Mme Blackstock devrait être placée dans la même position que celle dans laquelle elle aurait été la première fois qu’elle a comparu devant le Tribunal. La Commission souligne que, à l’époque, le seul facteur pris en considération pour son témoignage était la pertinence de celui‑ci à l’égard de la plainte. C’est ce même facteur qui devrait s’appliquer aujourd’hui. Toutefois, si le Tribunal établit que des facteurs additionnels devraient entrer en considération, la Commission propose alors que le témoignage de Mme Blackstock porte sur toute question découlant des documents récemment communiqués ainsi que sur toute question afférente. Cela inclurait toute question au sujet de laquelle elle n’aurait pas pu s’exprimer antérieurement parce que la preuve était absente ou insuffisante. Cela inclurait, par exemple, la preuve relative au Yukon. 

 

C.                La position de l’APN

[45]           L’APN soutient les interventions de la Société de soutien et de la Commission et souscrit à leur position.

[46]           En ce qui concerne la question du rappel des témoins, l’APN souscrit à l’observation de la Commission selon laquelle, conformément à la décision S.G., étant donné que les plaignantes n’ont pas encore terminé leur preuve, le Tribunal jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour leur permettre de rouvrir la preuve, notamment vu qu’il est encore possible à l’intimé de répondre. L’intimé ne subit aucun préjudice considérant qu’il peut contre-interroger Mme Blackstock, citer d’autres témoins à comparaître et produire d’autres documents pour étayer sa position, s’il le souhaite. L’APN souscrit à l’avis de la Commission selon laquelle Mme Blackstock devrait témoigner à l’égard des documents récemment communiqués comme si elle les avait eus en sa possession quand elle a témoigné pour la première fois.

[47]           L’APN souscrit à l’interprétation que la Société de soutien a faite des décisions Ault, PIPS et Éthier. Au paragraphe 22 d’Ault, on souligne que les documents publics constituent une exception en common law à la règle du ouï‑dire, et, au paragraphe 25, que ces documents sont réputés fiables. Plus tard dans cette décision, en renvoyant à la décision PIPS, on souligne que le critère de la fiabilité tient compte du fait que les documents ont été préparés par de hauts fonctionnaires du gouvernement fédéral, et, par conséquent, qu’il est raisonnable de leur accorder une grande crédibilité, notamment vu qu’il n’existait aucun litige à l’époque : voir Ault, au paragraphe 36. Au paragraphe 50 d’Ault, on souligne également que, vu que c’est l’intimé qui a préparé les documents en cause, il est difficile d’établir quelles sont les conséquences préjudiciables de ces documents à son égard. L’APN fait valoir que les circonstances de cette décision sont comparables à celles de l’espèce, et qu’il serait irréaliste de demander à la Société de soutien et à la Commission de citer des témoins à comparaître pour chacun des documents en cause afin de les authentifier. L’APN souscrit à la position selon laquelle il est possible de prendre les documents en cause pour argent comptant et que, au bout du compte, l’absence d’authentification sera prise en considération.

[48]           L’APN conclut en déclarant qu’elle souhaiterait que la présente affaire soit traitée aussi rapidement que possible. Toute une génération d’enfants a déjà ressenti l’impact des longueurs dans le dossier.

 

D.                La position de l’intimé

[49]           L’intimé souligne que, quand il s’est opposé pour la première fois à ce que Mme Blackstock témoigne, le 9 décembre 2013, il croyait que, compte tenu des contraintes de temps, cette objection ferait partie de son objection générale en suspens relative à la recevabilité des documents pour faire preuve de leur contenu, question dont les parties avaient convenu de débattre au terme de la procédure.

[50]           L’intimé déclare qu’il ne remet pas en cause l’authenticité des documents provenant de sa communication, pas plus qu’il n’est d’avis qu’il est nécessaire que la Commission et la Société de soutien citent à comparaître les auteurs des documents en cause. L’intimé ne s’oppose pas à ce que ces documents soient produits du fait qu’ils ont été créés, qu’une opinion y est exprimée ou que, par exemple, un échange a eu lieu entre deux fonctionnaires. Toutefois, l’intimé fait valoir que ce n’est pas la même chose que d’accepter ces documents « pour faire preuve de leur contenu », comme le demande la Société de soutien. Selon l’intimé, pour recevoir un document pour preuve de son contenu, le Tribunal doit établir si ce document satisfait au double critère de la fiabilité et de la nécessité, tel qu’il a été défini dans R. c. Khelawon, 2006 CSC 57 (Khelawon). Cette approche moderne de l’exception à la règle du ouï‑dire est également l’approche qui a été adoptée dans les décisions sur lesquelles la Société de soutien et la Commission se sont appuyées. L’intimé soutient que le fait de s’en tenir à cette approche allait dans le sens de l’objectif ultime du Tribunal, à savoir la recherche de la vérité, ainsi que de la méthode adoptée par le Tribunal consistant à décider de la recevabilité des documents au cas par cas, comme il l’a fait jusqu’à présent dans le contexte de la présente procédure.

[51]           L’intimé est d’avis que, dans le contexte de l’analyse, quand des documents sont introduits par un témoin qui n’en est ni l’auteur ni le destinataire, cela crée des problèmes de fiabilité, ce qui est ainsi susceptible d’avoir des répercussions sur la recevabilité de ces éléments pour faire preuve de leur contenu. Toutefois, cela n’empêche pas le témoin de faire part de son opinion à l’égard de l’élément de preuve en cause.

[52]           L’intimé s’oppose à la demande que la Société de soutien a faite au Tribunal afin que celui‑ci rende une décision générale ayant pour effet d’autoriser la recevabilité de tous les documents en cause sans avoir mené une analyse. Ce ne sont pas tous les documents qui proviennent de la communication de l’intimé. Tant qu’il n’a pas vu les documents, le Tribunal ne peut pas établir de manière appropriée s’il s’agit uniquement de documents du gouvernement et s’ils contiennent d’autres éléments, tels que des admissions, qui militeraient en faveur de leur recevabilité conformément à la règle du ouï‑dire.

[53]           L’intimé n’interprète pas la jurisprudence de la même manière que la Société de soutien et que la Commission. Les décisions Ault et PIPS ont toutes deux été rendues par la Cour supérieure de justice de l’Ontario et, en tant que telles, elles ont été tranchées dans le contexte d’une structure différente. Dans ces deux décisions, la Cour supérieure de justice de l’Ontario n’a pas rendu de décision générale sur la recevabilité des documents en cause, mais elle les a plutôt examinés un par un dans le contexte des affaires dont elle était saisie et en tenant compte des exceptions à la règle du ouï‑dire. La Cour d’appel fédérale a également procédé de cette manière dans l’arrêt Éthier. Autrement dit, l’intimé est d’avis que ces décisions sont conformes au principe établi dans Khelawon et qu’elles militent en faveur d’une approche consistant à recevoir les documents en examinant ceux-ci au cas par cas.

[54]           L’intimé s’oppose également à l’observation de la Société de soutien selon laquelle un document devrait être reçu pour preuve de son contenu, et ce, en dépit du fait qu’aucun témoin n’a témoigné à son égard, en contravention du paragraphe 9(4) des Règles de procédure. Cela placerait l’intimé dans une position intenable, laquelle consisterait pour lui à ne pas savoir quelle est la preuve qu’il doit réfuter. Si les plaignantes ne disent pas au Tribunal et à l’intimé sur quelles parties des documents elles s’appuient et sur quels fondements elles le font, l’intimé ne peut pas répondre de manière appropriée et rectifier toute interprétation erronée. En outre, l’intimé soutient que, si les plaignantes n’agissent de cette manière qu’à l’étape de l’argumentation, comme le laisse entendre la Société de soutien, cela soulèverait des questions d’équité, vu que l’intimé ne serait plus en mesure de produire des éléments de preuve pour se défendre.

[55]           En ce qui concerne la question du rappel, l’intimé est d’avis que le rappel des témoins a pour objet, pour des raisons d’équité procédurale, de donner à un témoin l’occasion de fournir des éclaircissements sur son témoignage dans le cas où il se serait mal exprimé du fait qu’il n’était pas en possession d’un certain document à l’époque. L’objet du rappel n’est pas de permettre aux plaignants de peaufiner la présentation de leur cause. Le témoignage que Mme Blackstock a livré en février dernier portait sur son expérience à titre de travailleuse sociale de première ligne et n’avait aucun rapport avec les politiques. La Commission avait d’abord fait part de son intention de citer à comparaître un témoin de la Colombie‑Britannique, mais elle y a finalement renoncé. L’intimé affirme que le fait de citer à comparaître Mme Blackstock à la place de ce témoin pour traiter de ces questions ne constitue pas un bon usage du rappel de témoins.

[56]            L’intimé fait valoir que le Tribunal jouit du pouvoir discrétionnaire d’autoriser le rappel d’un témoin, mais que ce pouvoir discrétionnaire n’est pas illimité et qu’il doit être exercé en faisant preuve d’équité à l’endroit de toutes les parties. Conformément à Telus, le Tribunal peut autoriser la production d’éléments de preuve par ouï‑dire par le biais du témoignage de Mme Blackstock s’il croit que c’est là le seul moyen de recevoir ces éléments de preuve. Toutefois, l’intimé souligne que cela aurait pour effet d’élargir la portée de la règle relative au rappel des témoins.

V.    La décision abrégée

[57]           Conscient des répercussions pratiques d’une décision relative à l’audience et soucieux de fournir aux parties davantage d’assurances tout en faisant progresser la cause le plus rapidement possible, le Tribunal a rendu une décision abrégée sous la forme d’une lettre datée du 6 janvier 2014, précisant que les motifs suivraient.

[58]           Cette décision abrégée est ainsi libellée :

[traduction]

Le 9 décembre 2013, la Société de soutien a déposé un avis de requête par lequel elle faisait part de son intention de présenter une requête devant le Tribunal le 10 décembre 2013, ou peu de temps après. L’avis de requête est intitulé : Requête en recevabilité de documents pour faire preuve de leur contenu. Par cette requête, la Société de soutien demande ce qui suit :

que soit rendue une ordonnance aux termes de laquelle tout document contenu dans les classeurs HR 1 à 13 ayant été obtenu de l’intimé conformément aux dispositions de la Loi sur l’accès à l’information et de la Loi sur la protection des renseignements personnels, ou tout document communiqué dans le contexte de la présente procédure, soit recevable en preuve pour preuve de son contenu, indépendamment de la question de savoir si l’auteur ou le destinataire du document en cause est cité à comparaître et de la question de savoir si le document en cause est soumis à d’autres témoins.

La Société de soutien a présenté la requête devant le Tribunal le 10 décembre 2013. Les parties ont présenté des observations relatives à la requête à cette date. En sollicitant la recevabilité des classeurs HR 1 à 13, la Société de soutien demande au Tribunal de déclarer que le paragraphe 9(4) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (les Règles de procédure) ne s’applique pas dans le contexte de la présente procédure. Le paragraphe 9(4) des Règles de procédure est ainsi rédigé :

Admission de documents figurant dans les cahiers de preuve documentaire

9(4) À défaut du consentement des parties, un document figurant dans un cahier de preuve documentaire ne peut devenir un élément de preuve tant qu’il n’a pas été présenté à l’audience et admis en preuve par le membre instructeur.

La Commission a présenté des observations appuyant la requête de la Société de soutien. Pour sa part, l’intimé s’est opposé à la requête. L’intimé a aussi demandé à ce que le Tribunal saisisse cette occasion pour définir les paramètres de la règle relative au rappel des témoins.

Le Tribunal a examiné les observations des parties ainsi que la preuve à l’appui tant de la requête que de la question du rappel des témoins. Conscient des répercussions pratiques d’une décision relative à la présente requête et soucieux de fournir aux parties davantage d’assurances tout en faisant progresser la cause le plus rapidement possible, le Tribunal rend la décision suivante, précisant que les motifs suivront :

Attendu que :

• le Tribunal est maître de sa propre procédure;

• l’alinéa 50(3)c) de la Loi prévoit que le Tribunal peut « recevoir […] des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire »;

• le Tribunal n’est pas lié par les règles traditionnelles relatives à la recevabilité des éléments de preuve par ouï‑dire;

• le paragraphe 48.9(1) de la Loi prévoit que « [l]’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique »;

Le Tribunal a établi ce qui suit :

a. Le paragraphe 9(4) des Règles de procédure continuera de s’appliquer. Ainsi, les documents continueront d’être reçus en preuve au cas par cas, après avoir été présentés au cours de l’audience et acceptés par le Tribunal;

b. Il sera inutile de citer des témoins à comparaître dans le seul but d’authentifier des éléments de preuve documentaire. Le Tribunal examinera toute question relative à l’authentification de ces documents au stade de l’évaluation de la preuve;

c. Au sens du paragraphe 9(4) des Règles de procédure, un document n’a pas été pleinement « présenté » à l’audience tant qu’un avocat ou un témoin de la partie qui le présente n’a pas précisé :

i. sur quelles parties du document on se fonde;

ii. quel est le lien entre ces parties du document et une des questions en litige.

d. Si une partie souhaite se fonder sur des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés conformément à la procédure décrite ci‑dessus à l’étape de l’argumentation finale (que ce soit avant que la présente ordonnance ait été rendue ou après), le Tribunal pourra prendre les mesures curatives qui s’imposent, et, notamment, il lui sera possible d’accorder à la partie adverse du temps additionnel en vue de préparer de manière adéquate une réponse, notamment en citant d’autres témoins à comparaître et en produisant des éléments de preuve documentaire additionnels, conformément au principe de l’équité procédurale. À la suite de cela, il se pourrait que l’audience soit ajournée.

En ce qui concerne le rappel des témoins, le Tribunal établit ce qui suit :

e. Dans les circonstances de l’espèce, le fait de rappeler un témoin a pour objet de placer celui-ci dans la même position que celle dans laquelle il se serait trouvé s’il avait eu accès à la totalité de la communication de l’intimé. Le témoin aura par conséquent le droit de s’exprimer au sujet des documents récemment communiqués ainsi que de toute question qui en découle.

[59]           Les motifs de cette décision sont énoncés dans l’analyse ci‑dessous.

VI.  La décision de clarification

[60]           Le 14 janvier 2014, la Commission a rappelé Mme Blackstock. Celle‑ci a déclaré que les documents dont elle avait l’intention de parler dans les jours suivants étaient des documents provenant de la communication faite par l’intimé qui n’étaient pas en sa possession lorsqu’elle a témoigné pour la première fois, des documents qu’elle a obtenus sur Internet qui n’étaient pas disponibles au moment où elle a témoigné pour la première fois ainsi que des documents relatifs à la Loi sur l’accès à l’information reçus le 9 avril 2013. Mme Blackstock a déclaré que, sauf mention contraire, elle n’était l’auteure d’aucun des documents que l’intimé avait communiqués. L’avocat de la Commission a ensuite invité Mme Blackstock à parcourir une fois encore le cahier de preuve documentaire de la Commission, HR-13, onglet 275.

[61]           L’intimé est intervenu pour demander, à titre d’éclaircissement, si, compte tenu de la décision du Tribunal, la Commission avait l’intention de se fonder sur l’intégralité du document ou simplement sur les parties mentionnées par Mme Blackstock.

[62]           La Société de soutien est intervenue à la suite de l’intimé, déclarant qu’elle avait elle aussi besoin d’éclaircissements au sujet de la décision du Tribunal, notamment en ce qui concernait la signification du terme [traduction] « parties », tel que ce terme apparaît au point c. de la décision abrégée. Selon la Société de soutien, le degré de précision exigé par le Tribunal en ce qui concerne la présentation de la preuve aux témoins restait imprécis. Elle a ajouté que, compte tenu de la décision du Tribunal, elle serait en mesure de fournir à l’intimé et au Tribunal un tableau exhaustif dans lequel elle préciserait sur quelles parties des documents elle comptait se fonder dans son argumentation finale, et ce, avant que l’intimé ne commence à plaider sa cause.

[63]           Le Tribunal a examiné la question, et, après une brève suspension de l’audience, il  rendu oralement la décision de clarification suivante :

[traduction]

1.      Une partie signifie « un extrait ». L’utilisation du terme partie dans la décision abrégée renvoie à la partie au sujet de laquelle quelqu’un témoigne ou la partie à laquelle l’avocat a renvoyé le Tribunal. Par exemple, Mme Blackstock a témoigné au sujet de plusieurs parties de l’entente de service de la C.‑B. qui se trouve à l’onglet 275;

2.      Le Tribunal souhaite s’assurer que la partie adverse est informée de la preuve qu’elle doit réfuter après qu’une partie a introduit de nouveaux éléments;

3.      En dispensant les parties de l’exigence de citer des témoins à comparaître en vue d’authentifier les documents, le Tribunal ne souhaite pas autoriser une partie à produire des éléments de preuve sur lesquels elle se fondera pendant son argumentation finale, éléments qui n’auront pas été présentés à l’étape de la présentation de la preuve, conformément à la procédure établie au point c. de la décision abrégée, sans par ailleurs donner à la partie adverse l’occasion de préparer une réponse de manière adéquate, si nécessaire;

4.      Si une partie à l’intention de fonder son argumentation sur des parties de documents qui n’ont pas été présentés à l’étape de l’audience conformément à la procédure établie au point c., elle court le risque que le Tribunal accorde à la partie adverse du temps additionnel en vue de préparer une réponse de manière adéquate.

Le Tribunal prend note de la suggestion de Me Champ selon laquelle il donnera des renseignements clairs sur les parties des documents en cause qui n’ont pas été présentés à l’audience à l’étape de la présentation de la preuve, parties sur lesquelles il entend fonder son argumentation, et ce, avant que l’intimé ne commence à faire valoir sa cause.

Cela pourrait contribuer à permettre à l’intimé de préparer sa propre preuve pendant l’étape de l’audition de la preuve et éviter au Tribunal d’avoir à fournir les mesures curatives prévues au point d. de la décision abrégée.

VII.          Analyse et décision

[64]           En l’espèce, les parties ont soumis au Tribunal, avec un très court préavis, un aperçu exhaustif du droit relatif à la recevabilité des éléments de preuve par ouï‑dire, et il convient de souligner les efforts qu’elles ont déployés à cet égard. Cela étant dit, la majeure partie de la jurisprudence qui a été soumise était constituée de causes relevant du droit civil et du droit criminel, lesquels, notamment en ce qui a trait aux règles de la preuve, diffèrent du droit qui s’applique en matière de droits de la personne. 

[65]           Les parties en conviennent, le Tribunal est maître de sa procédure et il jouit d’un grand pouvoir discrétionnaire en matière de recevabilité de la preuve. C’est ce qu’affirme explicitement l’alinéa 50(3)c) de la Loi. Cette disposition prévoit que, sous réserve des paragraphes (4) et (5), le Tribunal peut « recevoir […] des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire ».

[66]           Conformément à l’approche contextuelle de l’interprétation des lois que la Cour suprême du Canada a adoptée dans l’arrêt Rizzo and Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27 (C.S.C.), « il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ». Tout en prenant cela en considération, il est utile de lire conjointement l’alinéa 50(3)c) et les paragraphes 50(4) et 50(5) de la Loi, lesquels sont ainsi libellés :  

Restriction

(4) Il ne peut admettre en preuve les éléments qui, dans le droit de la preuve, sont confidentiels devant les tribunaux judiciaires.

Le conciliateur n’est ni compétent ni contraignable

(5) Le conciliateur n’est un témoin ni compétent ni contraignable à l’instruction.

[67]           Dans ces dispositions, le Parlement a explicitement prévu des limites à la capacité du Tribunal d’admettre des éléments de preuve et de contraindre des témoins. Sous réserve de ces limites, l’alinéa 50(3)c) autorise le Tribunal à « recevoir […] des éléments de preuve ou des renseignements », compétence qui n’est limitée que par l’obligation fondamentale qu’a le Tribunal de garantir l’équité procédurale telle que la prévoient les paragraphes 48.9(1) et 50(1) de la Loi ainsi que par la pertinence des éléments de preuve : voir Dhanjal c. Air Canada, [1996] D.C.D.P. no 4, aux paragraphes 21 et 22; Warman c. Kouba, 2006 TCDP 50, au paragraphe 124 (Warman).

[68]           En tant que produit de la loi, le Tribunal tire ses pouvoirs exclusivement de sa loi habilitante. Dans le contexte de la présente requête, la jurisprudence a reconnu que le grand pouvoir discrétionnaire prévu à l’alinéa 50(3)c) permettait au Tribunal de recevoir et d’accepter des éléments de preuve par ouï‑dire : voir Canada (Procureur général) c. Mills (C.A.F.), [1984] A.C.F. no 917. Les observations que les parties ont formulées relativement à l’approche fondée sur les principes de la fiabilité et de la nécessité ainsi que les exceptions à la règle du ouï‑dire qui existe en common law ne sont que peu de secours à cet égard.

[69]           Le Tribunal souscrit à l’opinion de la Société de soutien et de la Commission selon laquelle il serait onéreux et inutile d’exiger que les auteurs des documents en cause soient cités à comparaître à la seule fin d’authentifier ces documents. Les parties conviennent qu’il ne s’agit pas d’une étape nécessaire à la CTGI du 19 février 2013, avant le début de l’audience. Jusqu’à présent, en l’espèce, le Tribunal a adopté la pratique consistant à admettre les éléments de preuve pertinents, qu’il s’agisse ou non de ouï‑dire, au cas par cas, au fur et à mesure que les parties les présentaient en preuve, et d’examiner toute question relative à leur fiabilité à l’étape de l’évaluation. Cela permet au Tribunal de définir clairement le dossier qui constituera le fondement de sa décision finale. Le Tribunal a informé les parties qu’il s’agissait de l’approche qu’il entendait suivre dans la décision qu’il rendrait oralement le 26 février 2013. Cette approche se fonde également sur la jurisprudence : voir Canada (Procureur général) c. Brooks, 2006 CF 1244, aux paragraphes 36 à 38; Warman, précitée, au paragraphe 124. Contrairement aux observations des plaignantes et de la Commission, le Tribunal n’est pas d’avis que les décisions qui ont été rendues dans Ault, PIPS et Éthier militent en faveur de l’admission de documents d’une manière générale. Le Tribunal ne voit aucune raison de déroger maintenant à sa pratique et d’admettre en une seule fois [traduction] « tout document contenu dans les classeurs HR 1 à 13 ayant été obtenu de l’intimé conformément aux dispositions de la Loi sur l’accès à l’information et de la Loi sur la protection des renseignements personnels, ou tout document communiqué dans le contexte de la présente procédure », comme la Société de soutien l’a demandé dans sa requête.

[70]           La requête en question va même plus loin, et, ainsi, la Société de soutien a insisté sur l’importance pour le Tribunal de saisir la présente occasion pour éclaircir davantage ses règles de procédure en matière de présentation de la preuve. Dans sa requête, en plus de demander que les documents soient reçus en preuve dans leur ensemble, la Société de soutien demande que tout document soit [traduction] « recevable en preuve pour faire preuve de son contenu, indépendamment de la question de savoir si […] le document en cause est soumis à un témoin. » À cet égard, la Société de soutien demande qu’il soit fait exception au paragraphe 9(4) des Règles de procédure. Au titre du paragraphe 9(4), la pratique habituelle du Tribunal consiste, au terme de l’audience, à retirer du cahier de preuve documentaire tout document auquel les parties n’ont pas fait référence au cours de la procédure. La Commission a confirmé sa compréhension de cette règle et de ses conditions d’application à la CTGI du 19 février 2013, et le Tribunal a informé toutes les parties de la teneur de cette procédure dans le résumé de cette CTGI.

[71]           Si le Tribunal accueillait la requête, cela voudrait dire que les documents auxquels aucun témoin n’a jamais fait référence au cours de l’audience seraient reçus en preuve et feraient partie du dossier. La Société de soutien ne dit pas que, à la place, elle fera référence à ces documents dans son argumentation finale, et ce, bien que son avocat ait déclaré dans sa plaidoirie orale que c’est ce que sa cliente avait l’intention de faire autant que possible. Il s’ensuit qu’il est concevable que des documents dont il n’a été nullement question à quelque moment de l’audience que ce soit puissent faire partie de la preuve sur laquelle le Tribunal est censé se fonder pour rendre sa décision finale.

[72]           Cette demande soulève un certain nombre de questions. Les plaignantes ont déjà présenté en preuve plusieurs centaines de documents et elles ont récemment confirmé qu’elles souhaitaient se réserver le droit de présenter un nombre inconnu de documents additionnels au fur et à mesure qu’elles finiront de prendre connaissance des documents ayant fait l’objet de la communication de l’intimé. Le fait d’accueillir cette demande forcerait le Tribunal à examiner et même à interpréter des documents potentiellement longs et même techniques sans pour cela disposer de témoignages oraux ou de plaidoiries. Bien que le Tribunal reconnaisse que le nombre d’éléments de preuve que les plaignantes ont présentés est significativement moins élevé que les centaines de milliers de documents, au bas mot, qui faisaient l’objet de la communication et que les parties devaient examiner, cela ne décharge pas les plaignantes du fardeau consistant à faire valoir leurs prétentions.

[73]           En outre, le fait de procéder de cette manière soulève également une grave question d’équité pour l’intimé. Tant dans la décision abrégée que dans la décision de clarification, le Tribunal a déclaré qu’il était nécessaire que les parties soient au fait des arguments qu’elles doivent réfuter. En admettant des documents sans demander aux plaignantes de préciser en quoi ils étaient pertinents dans le contexte de la présente procédure et en quoi ils étayaient leur position, le Tribunal pourrait placer l’intimé dans une position où il serait incapable de répondre de manière adéquate ou de réfuter ces éléments de preuve. 

[74]           Compte tenu de cela, comme il l’a déclaré dans sa décision abrégée, le Tribunal rejette la demande d’exception au paragraphe 9(4), et, à la fin de l’audience, il retirera du dossier tous les documents qui ne lui ont pas été présentés en bonne et due forme et qu’il n’a pas acceptés, ce qui aurait ainsi permis que ces documents soient reçus en preuve. Le Tribunal a donné des précisions sur les étapes qu’il était nécessaire de respecter pour assurer la présentation de documents au point c. de sa décision abrégée. Ainsi, le Tribunal a assoupli l’application du paragraphe 9(4). Ce point est ainsi libellé :

c. Au sens du paragraphe 9(4) des Règles de procédure, un document n’a pas été pleinement « présenté » à l’audience tant qu’un avocat ou un témoin de la partie qui le présente n’a pas précisé :

i. sur quelles parties du document on se fonde;

ii. quel est le lien entre ces parties du document et une des questions en litige.

[Non souligné dans l’original.]

[75]           Les personnes qui ont témoigné antérieurement, en ce sens qu’elles ont témoigné au sujet de parties de documents présentés en preuve ainsi que de la pertinence de ces parties de documents à l’égard des questions en litige en l’espèce, l’ont fait conformément à ce point de la décision abrégée du Tribunal. Les documents qui seront retirés du dossier à la fin de l’audience sont tous les documents qui n’ont fait l’objet d’aucun renvoi, que ce soit par un témoin au cours de sa déposition ou par un avocat au cours de sa plaidoirie. Pour rendre sa décision finale, le Tribunal se fondera sur les parties des documents présentés en preuve auxquels il aura été ainsi fait référence.

[76]           Les avocats de la Commission et de la Société de soutien ont fait savoir qu’ils avaient l’intention, à l’occasion de leurs observations finales, d’attirer l’attention du Tribunal sur certaines parties des documents qui ont été produits en preuve en l’espèce et qui sont selon eux pertinents dans le contexte de la présente procédure. Dans la mesure où ils procèdent ainsi à l’égard de parties de documents qui n’ont pas été discuté, il s’agit d’une prise de distance par rapport à la pratique normale et à la procédure habituelle du Tribunal à l’égard de la présentation d’éléments de preuve. Bien que, compte tenu de la souplesse de ses Règles de procédure, le Tribunal a accueilli cette demande, cette prise de distance par rapport à la pratique normale exige du Tribunal qu’il garantisse le respect des principes de justice naturelle.

[77]           Les parties sont libres de définir la stratégie qui sous-tend l’exposé de leurs prétentions, toutefois, les règles relatives à l’équité exigent que les parties doivent également être au courant des arguments qu’elles doivent réfuter et qu’elles puissent se préparer à répondre de manière appropriée. Dans le cas où les plaignantes ou tout autre partie souhaiteraient, au cours de leur argumentation finale, produire des éléments de preuve qu’elles n’ont pas présentés à l’étape de la production de la preuve, le Tribunal a institué une disposition curative qu’il est possible d’invoquer afin de réparer toute injustice subie par la partie adverse. Cette mesure est prévue au point d. de la décision abrégée, qui est ainsi libellé :

[traduction]

d. Si une partie souhaite se fonder sur des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés conformément à la procédure décrite ci‑dessus à l’étape de l’argumentation finale (que ce soit avant que la présente ordonnance ait été rendue ou après), le Tribunal pourra prendre les mesures curatives qui s’imposent, et, notamment, il lui sera possible d’accorder à la partie adverse du temps additionnel en vue de préparer de manière adéquate une réponse, notamment en citant d’autres témoins à comparaître et en produisant des éléments de preuve documentaire additionnels, conformément au principe de l’équité procédurale. À la suite de cela, il se pourrait que l’audience soit ajournée.

[78]           Les plaignantes et la Commission n’ont pas encore clos leur preuve et pourraient encore décider de citer à comparaître des témoins additionnels. Les plaignantes, s’exprimant au nom de la Commission, ont également fait part de leur intention de fournir au Tribunal et à l’intimé un tableau dans lequel elles préciseront quelles sont les parties des documents en cause sur lesquelles elles comptent fonder leur argumentation finale. Elles ont déclaré qu’elles produiraient ce tableau avant que l’intimé commence à faire valoir sa cause afin de permettre à celui‑ci de répondre de manière appropriée. Pour autant que l’intimé reçoive ce tableau avant de commencer à faire valoir sa cause, il pourrait lui être utile aux fins de la présentation de ses arguments et éviter qu’il soit nécessaire de faire appel aux mesures curatives prévues au point d. de la décision abrégée. Cela dépendra bien évidemment des renseignements effectivement contenus dans le tableau en question en ce qui concerne la description des parties des documents sur lesquelles les plaignantes comptent s’appuyer ainsi que du temps dont l’intimé disposera pour examiner les documents en cause avant de devoir présenter ses arguments.

[79]           Pour finir, en ce qui concerne la raison du rappel de Mme Blackstock, comme il l’a déclaré dans la décision abrégée, le Tribunal souscrit à l’opinion de la Société de soutien et de la Commission selon laquelle il se doit de placer le témoin dans la même position que celle dans laquelle elle aurait été si elle avait eu accès à l’intégralité de la communication de l’intimé. Cela vise à réparer le préjudice que les plaignantes et à la Commission ont subi du fait de la communication tardive de l’intimé, et tout autre témoin que les plaignantes souhaitent rappeler pourra s’exprimer au sujet de n’importe quel document qui a été communiqué après leur premier témoignage ainsi que de toute question qui en a découlé.

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

Signée par

Réjean Bélanger

Membre du Tribunal

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 16 janvier 2014

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