Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

MICHELINE MONTREUIL

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

FORCES CANADIENNES

l'intimée

DÉCISION SUR REQUÊTE

2006 TCDP 42
2006/10/12

MEMBRE INSTRUCTEUR : Karen A. Jensen

[TRADUCTION]

[1] Il s'agit d'une décision portant sur une requête présentée par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) demandant que le Tribunal ordonne à l'intimée, les Forces canadiennes (les FC) de divulguer des documents pour lesquels une immunité de divulgation a été invoquée.

[2] La requête est présentée dans le contexte d'une plainte déposée par Mme Micheline Montreuil. Mme Montreuil estime qu'elle est une transgendériste. Dans sa plainte, elle prétend que les FC ont agi de façon discriminatoire à son égard en raison de son sexe et d'une prétendue déficience lorsqu'elles ont refusé de lui permettre de s'enrôler dans les Forces en 1999.

[3] Lors du processus de gestion du cas, les FC ont mentionné qu'elles avaient l'intention de présenter un témoignage de médecin expert. Le Tribunal a ordonné aux FC de remettre aux parties une copie du rapport de l'expert au plus tard le 24 avril 2006.

[4] Trois jours avant le dépôt du rapport, les FC ont demandé une prorogation du délai prévu pour le dépôt du rapport d'expert. Dans cette demande de prorogation, l'avocat des FC a mentionné que le dossier venait de lui être confié et que, lors de discussions tenues avec l'expert, le Dr Pierre Assalian, il a été décidé que la portée du rapport devait être élargie. Il a également été décidé que le Dr Assalian devrait interroger Mme Montreuil.

[5] Le Tribunal a accueilli la demande de prorogation et la date du 23 juin 2006 a été fixée comme date de production du rapport du Dr Assalian. Le 22 juin 2006, les FC ont transmis aux parties une copie du rapport du Dr Assalian.

[6] La Commission a demandé que, en plus, les FC transmettent les documents qui ont été rédigés par le Dr Assalian ou qui ont été envoyés au Dr Assalian pour la préparation du rapport d'expert. Il s'agissait des documents suivants :

  1. tous les rapports, complets ou préliminaires, rédigés par le Dr Pierre Assalian, au 24 avril 2006;
  2. toutes les communications, toute la correspondance et (ou) tous les échanges de quelque nature qu'ils soient, sans exception, entre les Forces canadiennes et le Dr Assalian, qui ont contribué à l'élaboration de l'opinion d'expert;
  3. tous les autres documents rédigés par le Dr Assalian dans le contexte de la présente instance.

[7] L'intimée a refusé de fournir les documents demandés car, selon elles, ils étaient protégés par l'immunité de divulgation qui ressort du principe du secret professionnel.

[8] La Commission a alors déposé la présente requête devant le Tribunal. Lors de l'audience de la requête, la Commission a prétendu que le Tribunal devrait appliquer les règles de common law qui ont trait au privilège de non-divulgation. Selon ces règles, les FC ont renoncé au privilège de non-divulgation des documents demandés lorsqu'elles ont produit le rapport du Dr Assalian et qu'elles ont déclaré qu'elles appelleraient ce dernier à témoigner à l'audience.

[9] L'intimée a répondu que, selon le droit québécois, les FC n'ont pas renoncé à leur droit à la confidentialité des documents demandés lorsqu'elles ont produit le rapport d'expert du Dr Assalian.

[10] Le paragraphe 50(4) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi) prévoit que le Tribunal ne peut admettre en preuve les éléments qui, dans le droit de la preuve, sont confidentiels devant les tribunaux judiciaires. Nous ne sommes toutefois pas, dans le présent processus, à l'étape où l'on se penche sur l'admissibilité des éléments de preuve. Nous sommes à l'étape de la divulgation du processus d'instruction.

[11] L' alinéa 6(1)e) des Règles de procédures du Tribunal exige que, à l'étape de la divulgation, chaque partie doit indiquer les divers documents qu'elle a en sa possession pour lesquels un privilège de non-divulgation est invoqué. La version anglaise stipule que chaque partie doit fournir une liste des documents for which privilege is claimed. Pour bien préciser, je considère que les termes privilège de non-divulgation (en français) et privilege (en anglais), tels qu'ils sont employés dans les Règles, comprennent le concept de secret professionnel dans le sens qu'il est utilisé en droit québécois.

[12] L'article 6 des Règles de procédures du Tribunal n'exige pas que les parties produisent les documents pour lesquels un privilège de non-divulgation est invoqué. Selon moi, si la revendication du privilège de non-divulgation est contestée à l'étape de la divulgation du processus, le Tribunal n'est pas tenu de décider de façon concluante si le privilège de non-divulgation est revendiqué à juste titre. Dans des circonstances comme celles de la présente espèce, où les questions en litige sont complexes et où aucun élément de preuve n'a été soumis en rapport avec les documents en question, il ne serait pas prudent, selon moi, de se prononcer de façon définitive sur la question de savoir si les documents sont soumis au privilège de non-divulgation.

[13] Le droit au privilège de non-divulgation est fondamental et ne devrait pas être supprimé à la légère (Smith c. Jones, (1999)1 R.C.S. 455 au par. 74). Au Québec, on accorde une protection grande et généreuse au droit du secret professionnel (Société d'énergie Foster WheelerLtée c. Société intermunicipale de gestion et d'élimination des déchets (SIGED) Inc., 2004 CSC 18, au par. 41.)

[14] Par conséquent, je crois que, dans les présentes circonstances, il est préférable d'apprécier si l'intimée a établi un argument plausible que le privilège de non-divulgation s'applique aux documents demandés et qu'il n'y a pas eu renonciation à l'égard de ce droit. S'il est établi que les documents en question sont peut-être soumis au privilège de non-divulgation, alors, selon moi, le Tribunal ne devrait pas ordonner la divulgation des documents en question. Il incombera donc au membre instructeur qui instruit la cause sur le fond de rendre une décision concluante, eu égard aux éléments de preuve et aux arguments présentés à ce moment-là, quant à savoir si les documents demandés sont bel et bien soumis à un privilège de non-divulgation valide et sont, par conséquent, selon le paragraphe 50(4) de la Loi, inadmissibles en preuve.

[15] La plaignante a fait valoir que si les documents ne sont pas divulgués avant l'audience et que si elle réussit à réfuter la revendication du privilège de non-divulgation quant aux documents demandés, elle perdra le droit de produire ces documents en preuve, et ce, par application du paragraphe 9(3) des Règles de procédure du Tribunal. Le paragraphe 9(3) des Règles de procédure du Tribunal prévoit que, à défaut d'obtenir l'autorisation du membre instructeur une partie ne peut produire en preuve à l'audience un document qui n'a pas été divulgué. D'après ma lecture de cette règle, le Tribunal a le pouvoir d'accorder, à la plaignante l'autorisation de produire en preuve des documents qui n'ont pas été divulgués préalablement à l'audience. Par conséquent, s'il décide que l'invocation du privilège de non-divulgation n'est pas fondée, le Tribunal pourrait ordonner, si cela s'avérait indiquer, que les documents soient divulgués et admis en preuve.

[16] Est-il plausible d'avancer que le secret professionnel s'applique aux documents susmentionnés et qu'il n'y a eu aucune renonciation à l'égard de ce droit? Je crois qu'il faut répondre par l'affirmative à cette question. Selon moi, il existe une certaine logique dans les arguments suivants qui ont été soulevés par l'avocat de l'intimée.

Le paragraphe 50(4) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne mentionne pas de quelle juridiction est issue le droit sur la preuve qui doit s'appliquer dans l'interprétation du terme confidentiel.

  • Par application des articles 2 et 40 de la Loi sur la preuve au Canada, le Tribunal est tenu d'appliquer en l'espèce le droit sur la preuve en vigueur dans la province de Québec.
  • Dans l'arrêt Poulin c. Prat (1994) R.D.J. 301, la Cour d'appel du Québec a déclaré que, selon le droit du Québec, appeler un témoin expert à témoigner ne constitue pas une renonciation implicite à l'immunité de divulgation des notes, brouillons, projets de rapport et autres documents produits par l'expert en préparation de la rédaction de son rapport final. De même, en appelant l'expert à témoigner, l'avocat qui a retenu les services de l'expert ne renonce pas à l'immunité de divulgation des communications qu'il a eues avec ce dernier. Ce n'est qu'en rapport avec l'opinion définitive qui constitue le fondement du témoignage de l'expert et qu'en rapport avec les sources factuelles sur lesquelles l'expert s'est fondé en formulant son opinion que l'on peut dire qu'une partie a renoncé à l'immunité de divulgation.
  • La décision Poulin c. Prat n'a été atténuée ou modifiée par aucune décision ultérieure de la Cour d'appel du Québec ou de la Cour suprême du Canada. Par conséquent, en vertu de l'article 40 de la Loi sur la preuve au Canada, la décision Poulin c. Prat lie le Tribunal.
  • L'intimée prétend que la Commission a demandé qu'on lui remette des ébauches du rapport de l'expert, les notes de ce dernier et des copies de la correspondance qu'il a échangée avec l'avocat qui a retenu ses services.
  • L'intimée prétend que, selon Poulin c. Prat, tous ces documents sont protégés par l'immunité de divulgation.

[17] Selon moi, la vraisemblance des arguments de l'intimée sur ces questions n'est pas affaiblie de façon importante par les arguments formulés par la Commission et la plaignante.

[18] La Commission a prétendu que le Tribunal devrait appliquer les principes de common law concernant le privilège de non-divulgation tels qu'ils ont été énoncés par la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l'arrêt Vancouver Community College c. Phillips, Barrat, (1987), 20 B.C.L.R. (2d) 289, et subséquemment appliqués dans le contexte fédéral par la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada dans Conseil canadien des ingénieurs professionnels c. Université Memorial de Terre-Neuve (1998), 159 F.T.R. 55. L'arrêt Vancouver Community College appuie la proposition selon laquelle les documents référant aux questions portant sur le fond de l'affaire ou la crédibilité doivent être produits durant l'audience quand l'expert est appelé à la barre. Toutefois, en supposant que la common law reconnaît le droit à de tels documents lors de l'audience, il n'y a aucune certitude que ce soit que ce droit existe à l'étape préalable (Conseil canadien des ingénieurs professionnels c. Université Memorial de Terre-Neuve, supra, par. 1).

[19] Pour ces motifs, la requête présentée par la Commission en vue d'obtenir une ordonnance enjoignant à l'intimée de divulguer les documents susmentionnés est rejetée sans préjudice à son droit de soulever à nouveau la question à l'audience sur le bien-fondé de la plainte.

[20] Il convient de souligner que ma conclusion que les documents font peut-être l'objet d'un privilège de non-divulgation ne signifie pas que les documents font bel et bien l'objet d'un privilège de non-divulgation. Le membre instructeur qui instruit la cause sur le fond doit décider si, eu égard aux éléments de preuve et aux arguments présentés à l'audience, les documents demandés sont bel et bien soumis au privilège de non-divulgation et que, par conséquent, ils sont inadmissibles en preuve en vertu du paragraphe 50(4) de la Loi.

Karen A. Jensen

Ottawa (Ontario)
Le 12 octobre 2006

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL : T1047/2805
INTITULÉ DE LA CAUSE : Micheline Montreuil c. Les Forces canadiennes
DATE ET LIEU DE L'AUDIENCE PRÉLIMINAIRE :

Les 18 et 21 septembre 2006

Ottawa et Québec via vidéoconférence

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : Le 12 octobre 2006
ONT COMPARU :
Micheline Montreuil Pour elle-même
Ikram Warsame Pour la Commission canadienne des droits de la personne
Guy Lamb / Pauline Leroux Pour l'intimée
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