Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Entre :

Richard Warman

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Glenn Bahr

- et -

Western Canada For Us

les intimés

Décision sur requête

Membre : Julie Lloyd
Date : Le 25 mai 2006
Référence : 2006 TCDP 46

Extrait

Le président : Bonjour tout le monde. Ou plutôt, bon après-midi.

Le greffier : Assoyez-vous

Le président : Je vais traiter de la requête qui nous a été soumise ce matin. Je l’ai rédigé, alors je ne ferai que la lire.

Dans sa plainte, le plaignant a prétendu que les intimés ont violé le paragraphe 3 (1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne sur plusieurs motifs : la religion, la race, l’origine nationale ou ethnique, l’orientation sexuelle.

Le représentant de l’intimé a déposé ce matin une requête visant l’obtention d’une ordonnance que la membre se récuse en raison d’une crainte raisonnable de partialité.

Premièrement, je souligne qu’aucun élément de preuve n’a été déposé à l’appui de cette requête. Le représentant de l’intimé a incorporé dans sa requête de nombreux extraits de ce qui sont censées être des coupures de presse extraites d’Internet. La preuve n’a pas été déposée ou présentée selon la forme prescrite.

Il est clairement établi en droit que le seuil est haut parce qu’il existe une présomption de neutralité. Le fardeau d’établir la partialité incombe à la personne qui en allègue l’existence et cette allégation doit être étayée par des éléments de preuve concrets.

En l’espèce, le représentant de l’intimé a choisi de ne pas présenter de tels éléments de preuve. La demande de l’intimé doit être rejetée pour ce motif et c’est ce que je conclus.

De plus, toutefois, subsidiairement, même si les documents compris dans la déclaration de faits de l’intimé sont pris à la lettre, je conclus que l’allégation de partialité n’a pas été prouvée.

Premièrement, le représentant de l’intimé n’a pas laissé entendre que la membre avait fait preuve de partialité dans le cadre de la présente audience, laquelle est commencée depuis deux jours et demi.

De plus, rien ne laisse croire qu’il existe un intérêt ou un lien direct entre la membre et la présente instance ou entre la membre et les parties devant le tribunal.

Le représentant de l’intimé invoque plutôt les articles de presse, ce qui donne à penser ce qui suit :

Premièrement, que la membre a représenté des clients qui sont membres des groupes minoritaires mentionnés dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, notamment les clients gais et les clientes lesbiennes; que la membre a tenu publiquement des propos à l’appui des groupes minoritaires mentionnés dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, notamment les gais et les lesbiennes; troisièmement, que la membre elle-même est peut-être membre du groupe minoritaire mentionné dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et, en particulier, qu’elle est peut-être une lesbienne; enfin, que la membre a tenu des propos en rapport avec un projet de loi présenté par un membre privé et examiné par l’assemblée législative de l’Alberta.

Le représentant de l’intimé a notamment relevé que le commentaire suivant est particulièrement révélateur quant à la partialité. Ce commentaire est le suivant : [traduction] Les gens ont droit à leurs opinions personnelles, mais ils n’ont pas le droit de faire de la discrimination dans le domaine public.

Donc, parlons d’abord du droit et nous en avons discuté ce matin. Le droit concernant la crainte de partialité traite un point qui est crucial. Il est crucial pour l’administration de la justice que des parties à un jugement aient droit à une audience devant un juge qui est équitable et impartial.

Les critères servant à apprécier les allégations de partialité ou la crainte de partialité ont été clairement énumérés par les cours de justice.

Mais d’abord, il faut faire une distinction importante entre la neutralité judiciaire et l’impartialité judiciaire et cette distinction a été faite dans la jurisprudence. La neutralité judiciaire, quant à elle, n’est tout simplement pas possible. L’impartialité judiciaire, elle, est cruciale quant à l’administration équitable du processus administratif.

Les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin, dans la décision R c. RDS, [1997] 3 RCS 484, discutent en détails d’une distinction très importante, très cruciale entre ces deux concepts et je renvoie au paragraphe 34 de cet arrêt.

Je vais en lire certains extraits parce que cela est particulièrement important pour la présente décision.

Les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin mentionnent ce qui suit :

Afin d'appliquer le test – [il s’agit du test pour la crainte de partialité] – il est nécessaire d'établir une distinction entre l'impartialité, à laquelle sont tenus tous les juges, et la neutralité. Cette distinction fait écho aux propos de Benjamin N Cardozo dans The Nature of the Judicial Process (1921), aux pages 12, 13 et 167, où il a affirmé l'importance de l'impartialité tout en reconnaissant l'illusion de la neutralité du juge.

Les juges renvoient aux propos suivants de M. Cardozo :

Il y a en chacun de nous une tendance, qu'on peut appeler philosophie ou autre chose, qui donne cohérence et orientation à la pensée et à l'action. Le juge ne peut pas plus se soustraire à ce courant que le commun des mortels. Sa vie durant, des forces dont il n'a pas conscience et qu'il ne peut nommer, l'ont entraîné – instincts, atavismes, croyances traditionnelles, convictions acquises; et la résultante est une perspective sur la vie, une conception des besoins sociaux. Chaque problème qui se pose à l'esprit se détache sur cette toile de fond. Nous pouvons essayer de voir les choses le plus objectivement possible. Il n'empêche que nous ne pouvons les voir avec d'autres yeux que les nôtres propres. Dans notre subconscient se trouvent enfouies d'autres forces, préférences et aversions, prédilections et préventions, tout un ensemble d'instincts, d'émotions, d'habitudes et de convictions, qui font l'être humain, qu'il soit juge ou justiciable.

Cardozo reconnaît que l'objectivité est chose impossible parce que les juges, comme tous les autres êtres humains, sont conditionnés par leur propre perspective. Ainsi que l'a noté le Conseil canadien de la magistrature dans ses Propos sur la conduite des juges (1991), à la page 15, [t]out être humain est le produit de son expérience sociale, de son éducation et de ses contacts avec ceux et celles qui partagent le monde avec nous. Ce qui est possible et souhaitable, selon le Conseil, c'est l'impartialité.

Et c’est l’impartialité qui est exigée dans la présente procédure.

Que la membre se soit livrer à un plaidoyer en faveur des droits de la personne peut nous amener à conclure que, elle, comme d’autres, n’est pas neutre. Toutefois, cela ne nous amène pas à conclure qu’elle est impartiale.

Et maintenant, nous devons examiner le test, le test quant à une crainte de partialité et la manière selon laquelle il doit être analysé. Je vais commencer, une fois de plus, avec la décision R. c. RDS, à la page 12.

Le test est celui de la personne bien renseignée. Le test est donc le suivant :

À quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?

Je me fie également aux motifs invoqués par la Cour d’appel fédérale dans Zündel, au paragraphe 36 :

La personne raisonnable doit de plus être une personne bien renseignée, au courant de l'ensemble des circonstances pertinentes, y compris des traditions historiques d'intégrité et d'impartialité, et consciente aussi du fait que l'impartialité est l'une des obligations que les juges ont fait le serment de respecter. Il faut faire preuve de rigueur.

La charge d’établir la partialité incombe à la personne qui en allègue l’existence.

Plus loin, dans la décision Zündel, on renvoie à une décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire E.A. Manning Ltd. dans laquelle il est mentionné qu’il doit être présumé, sauf s’il y a preuve du contraire, que les commissions agiront de façon équitable et impartiale dans l’exercice de leurs responsabilités de décideur et examineront les circonstances et les faits particuliers de chaque affaire.

Avant que nous ne discutions des faits, des allégations mentionnées dans la présente demande, nous devons nous poser la question suivante : Ces faits en eux-mêmes amèneraient-ils une personne raisonnable à croire que la membre n’examinera pas de façon équitable et impartiale l’ensemble des éléments de preuve et n’appliquera pas de façon équitable et impartiale le droit pertinent aux éléments de preuve tels qu’ils ont été soumis ?

Et nous devons examiner les directives données par la Cour suprême du Canada dans R. c. RDS quant à la nature de cette personne raisonnable. Au paragraphe 48, il est mentionné que la personne raisonnable est une personne qui aborde la question de savoir s'il y a crainte raisonnable de partialité avec une compréhension nuancée et contextuelle des éléments en litige.

La personne raisonnable connaît la dynamique sociale – et je paraphrase le mot sociale -- de la collectivité locale et, en  tant que membre de la société canadienne, elle souscrit aux principes d'égalité.

Cela dit, examinons maintenant les faits allégués par le représentant de l’intimé et demandons-nous si cette personne raisonnable, la personne raisonnable qui a été décrite par les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin, croirait que la membre, pour des raisons de partialité, ne serait pas capable de décider de façon équitable et impartiale l’affaire dont le Tribunal est saisi.

Premièrement, on a laissé entendre que la membre est peut-être visée par l’un des cinq motifs en vertu desquels la présente plainte est déposée. S’agit-il d’un fait qui amènerait une personne raisonnable, la personne raisonnable qu’on a décrite, à décider qu’il existe une crainte de partialité?

Selon moi, la personne raisonnable dont on parle ne conclurait pas que l’identité d’une personne compromet sa capacité à examiner la présente affaire de façon équitable et impartiale. Et, franchement, conclure autrement serait contraire aux principes de l’égalité qui prime en vertu de cette loi, la Loi canadienne sur les droits de la personne, et qui, selon les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin, constitue le fondement même de la société canadienne.

Deuxièmement, le fait que la membre ait pu représenter des clients qui appartiennent aux groupes minoritaires protégés en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, notamment les gais et les lesbiennes, amènerait-il notre personne raisonnable à conclure à la partialité?

Et il est difficile – je ne vois pas comment cela pourrait possiblement donner naissance à une crainte de partialité de la part de décideurs qui sont ou qui ont été avocats représentant des clients. On ne peut pas raisonnablement conclure que l’identité de ces clients puisse déterminer, compromettre ou refléter la capacité d’un décideur à être impartial quant aux faits qui lui sont soumis.

Et j’ai été particulièrement frappé par les propos de M. Vigna que les criminalistes auraient beaucoup de difficulté à devenir juge si on les identifiait à leurs clients.

Troisièmement, que la membre ait tenu publiquement des propos à l’appui des droits de la personne, notamment à l’appui des droits des gais et des lesbiennes. Et, une fois de plus, cela peut être pertinent quant à la question de la neutralité. Encore une fois, on doit faire une distinction importante : cela peut être pertinent quant à la question de la neutralité et non pas quant à la question de l’impartialité.

Et, de plus, les lois de notre pays, notamment la Loi canadienne sur les droits de la personne, visent expressément à favoriser les droits des groupes minoritaires. Les propos conformes à ce principe fondamental de la société canadienne ne peuvent pas, selon moi, équivaloir à une crainte raisonnable de partialité.

Et, en dernier lieu, en ce qui concerne les propos selon lesquels les gens ont droit à leurs opinions personnelles, mais qu’ils n’ont pas le droit de faire de la discrimination dans le domaine public, il s’agit d’une articulation judicieuse des lois du Canada tel qu’elle est formulée dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et dans les lois des droits de la personne des autres provinces du Canada. Et donc, encore une fois, une telle déclaration ne peut pas donner naissance à une crainte de partialité.

Pour ces motifs, la requête est rejetée.

Signée par

Julie Lloyd
Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)
Le 25 mai 2006

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1087/6805 et T1088/6905

Intitulé de la cause : Richard Warman c. Glenn Bahr et Western Canada for Us

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 25 mai 2006

Date et lieu de l’audience : Le 25 mai 2006\

(Décision orale donnée aux parties le 25 mai 2006)

Edmonton (Alberta)

Comparutions :

Richard Warman, pour lui même

Giacomo Vigna, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Paul Fromm, pour l'intimé Glenn Bahr

Aucune comparution, pour l’intimé Western Canada for Us

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