Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

DONNA MOWAT

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

FORCES ARMÉES CANADIENNES

l'intimée

DÉCISION SUR UNE QUESTION PRÉLIMINAIRE

MEMBRE INSTRUCTEUR : J. Grant Sinclair

2006 TCDP 49
2006/11/15

[TRADUCTION]

Mowat - Décision portant sur les frais juridiques

[1] Dans la plainte datée du 15 juin 1998 qu'elle a déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, Donna Mowat a prétendu que les Forces armées canadiennes (FAC) ont agi de façon discriminatoire à son égard en raison de son sexe:

  1. en la défavorisant en cours d'emploi et en refusant de continuer de l'employer, en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi);
  2. en ne lui fournissant pas un milieu de travail exempt de harcèlement, en contravention de l'article 14 de la Loi. Une allégation de harcèlement sexuel figurait également dans la plainte.

[2] Mme Mowat a également prétendu que des représailles ont été exercées contre elle, en contravention de l'article 14.1 de la Loi. Cette allégation a été entendue par voie de requête préliminaire et a été rejetée par le Tribunal.

[3] Dans l'exposé des précisions qu'elle a déposé auprès du Tribunal, Mme Mowat a réclamé une indemnité de 430 685 $ (ce montant ne comprenait pas les montants indéterminés pour les cotisations au RPC, pour la pension des FAC, pour souffrances morales et dommages-intérêts exemplaires pour mauvaise foi) excluant les frais juridiques.

[4] Le Tribunal a conclu que la plainte de harcèlement sexuel déposée par Mme Mowat était fondée et lui a accordé un montant de 4 000 $ plus des intérêts pour préjudice moral. Le Tribunal a rejeté toutes les autres allégations de discrimination que Mme Mowat avait soumises.

[5] L'audition de la plainte déposée par Mme Mowat a duré environ 6 semaines. La transcription des témoignages rendus au cours de l'instance comprenait plus de 4 000 pages. De plus, plus de 200 pièces ont été soumises au Tribunal.

[6] Le Tribunal a souligné dans sa décision que, outre l'allégation de harcèlement sexuel faite par Mme Mowat, l'instance a été marquée par le fait que Mme Mowat n'a tout simplement pas exposé avec précision la nature de sa thèse. Le Tribunal a également souligné qu'il aurait été très utile que Mme Mowat précise les faits qu'elle relatait et qu'elle fasse le lien entre ces faits et les motifs de distinction illicites.

[7] De toute évidence, la grande majorité des éléments de preuve et des pièces produites par Mme Mowat avaient trait à des allégations de traitement préjudiciable dans l'emploi, au défaut de la FAC de continuer de l'employer et au harcèlement (autre que le harcèlement sexuel). Toutes ces allégations furent rejetées.

[8] Mme Mowat demande maintenant le remboursement de ses frais juridiques. Trois relevés de services d'avocat émanant de Feehely, Gastaldi, les avocats de Mme Mowat, ont été soumis au Tribunal. Ces relevés de services couvrent la période du 27 mars 2003 au 24 octobre 2005. Ils s'élèvent à un montant total de 196 313 $. Mme Mowat réclame également un montant de 800 $ pour les frais payés à Gahrns, Laliberté, à titre de services juridiques encourus avant le dépôt de sa plainte le 15 juin 1998.

[9] Les deux parties ont présenté des observations orales et écrites au Tribunal sur la question des frais juridiques. Mme Mowat a d'abord réclamé des frais à titre d'indemnité importante ou, subsidiairement, à titre d'indemnité partielle. Dans les observations qu'elle a présentées au Tribunal, Mme Mowat a affirmé qu'elle ne s'attendait pas à se voir adjuger 100 p. 100 ou même 75 p. 100 de ses frais juridiques, mais qu'elle s'attendait à se voir adjuger des frais juridiques raisonnables, peu importe qu'elle obtienne gain de cause en totalité ou en partie.

[10] Les FAC ont contesté la compétence du Tribunal d'adjuger des frais juridiques. Toutefois, si le Tribunal se déclarait compétent, les FAC ont prétendu que Mme Mowat ne devrait recevoir aucun montant à titre de frais juridiques ou ne devrait recevoir, tout au plus, qu'un montant très limité. En effet, la majorité des allégations de Mme Mowat ont été rejetées. De plus, l'audition a été inutilement longue et complexe parce que Mme Mowat n'a pas formulé ses plaintes de façon claire.

La compétence du Tribunal d'adjuger des frais juridiques

[11] Si le Tribunal a compétence pour adjuger des frais juridiques, il doit en être fait mention aux alinéas 53(2)c) ou 53(2)d) de la Loi, lesquels prévoient que le Tribunal peut ordonner d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des [...] et des dépenses entraînées par l'acte.

[12] La Cour fédérale a rendu cinq décisions qui traitent de la question de savoir si le Tribunal peut ordonner, en vertu de la Loi, le versement d'une indemnité à titre de frais juridiques. Il n'y a cependant pas unanimité sur cette question. Ces décisions, par ordre chronologique, sont les suivantes :

[13] La décision Canada (Procureur général) c. Thwaites, [1994] 3 C.F. 38 portait sur une réclamation fondée sur l'alinéa 53(2)c) pour les frais d'avocats raisonnables, y compris le coût de l'expertise actuarielle. La Cour était d'accord avec le Tribunal que le plaignant devrait se voir adjuger un montant pour ces frais. Le sens ordinaire de l'expression dépenses entraînées ne doit pas être restreint. Les mots frais/frais d'avocats n'ont pas à être précisément mentionnés dans les lois. Les mots utilisés dans la Loi doivent se voir accorder leur sens ordinaire à moins que le contexte ne s'y oppose.

[14] Après Thwaites, la Cour fédérale a rendu la décision Canada (Procureur général) c. Lambie, (1996), 124 F.T.R. 303. Dans Lambie, il était question de versement d'une indemnité en vertu de l'alinéa 53(2)d) pour les congés et le temps pris par le plaignant pour élaborer et préparer sa plainte. La Cour fédérale a rejeté la demande de versement d'une indemnité en affirmant que le mot dépenses n'est pas assez large pour couvrir le temps consacré à la préparation de la plainte, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Dans cette affaire, rien n'indiquait que les congés et le temps consacré à la préparation de la plainte constituaient des circonstances exceptionnelles. Le législateur aurait facilement pu mentionner dans la Loi que le Tribunal a compétence pour adjuger des frais juridiques mais il ne l'a pas fait.

[15] La Cour fédérale, dans Canada (Procureur général) c. Green (2000), 183 F.T.R. 161, a essentiellement tiré la même conclusion qu'elle avait tirée dans Lambie. Le Tribunal avait ordonné que la plaignante soit indemnisée pour ses frais juridiques et la preuve indiquait que la plaignante avait retenu les services d'un avocat pour l'aider à préparer les observations qu'elle soumettrait à la CCDP dans le cadre des délibérations du processus décisionnel de cette dernière. La Cour a jugé que l'alinéa 53(2)d) ne fait aucune allusion aux frais juridiques et que cela indique que le législateur ne voulait pas que le Tribunal ait le pouvoir d'adjuger des frais juridiques.

[16] Dans les décisions Procureur général du Canada c. Stevenson, (2003), CFPI 341 et Procureur général du Canada c. Brooks, (2006), CF 500, la Cour fédérale a conclu le contraire et a abondé dans le même sens que dans Thwaites.

[17] Dans la décision Stevenson, le plaignant demandait à être indemnisé en vertu de l'alinéa 53(2)c) pour les honoraires de l'avocat qu'il avait consulté en rapport avec la possibilité de déposer une plainte auprès de la CCDP et pour les honoraires d'avocat encourus pour la préparation de ses observations soumises à la CCDP.

[18] La Cour fédérale a conclu que les frais juridiques encourus par un plaignant lorsqu'il consulte un avocat à propos du bien-fondé de sa plainte sont tout à fait justifiables. Les honoraires d'avocat et (ou) frais juridiques encourus pour le dépôt d'une plainte constituent des dépenses entraînées par l'acte.

[19] L'absence des expressions frais juridiques ou honoraires d'avocat à l'alinéa 53(2)c) n'est pas déterminante. Le libellé de cet alinéa est suffisamment large pour comprendre le pouvoir d'adjudication de frais juridiques. À l'appui de cette position, la Cour a invoqué le paragraphe 50(1) de la Loi en affirmant qu'il prévoit clairement qu'un plaignant peut retenir les services d'un avocat afin d'obtenir des conseils.

[20] Selon la décision Stevenson, on a décidé dans Lambie que le Tribunal a compétence pour adjuger des frais juridiques, mais seulement dans des cas exceptionnels. Le congé et le temps indemnisés dans cette affaire ne constituaient pas des circonstances exceptionnelles.

[21] En ce qui a trait à la décision Green, la Cour, dans Stevenson, a souligné que l'on n'avait pas conclu dans cette affaire à l'existence de circonstances exceptionnelles qui justifiaient la demande de versement d'une indemnité.

[22] Il est également important de souligner que, dans la décision Stevenson, la Cour a reconnu les considérations de principe sous-jacentes mentionnées dans la décision rendue par le Tribunal dans Nkwazi c. Service correctionnel du Canada, (2001) D.C.D.P. no29 (Q.L.).

[23] Dans cette décision le Tribunal a conclu ce qui suit : certaines considérations de principe impérieuses relatives à l'accès à la procédure en matière de droits de la personne militent en faveur de l'adoption de la méthode suivie dans Thwaites. À mon avis, si je donnais au mot dépenses un sens aussi étroit que celui que le juge Lemieux y a donné dans Green, privant ainsi les victimes d'un acte discriminatoire du droit de recouvrer les frais juridiques raisonnables liés à l'audition de leur plainte, j'irais à l'encontre du principe qui sous-tend la Loi canadienne sur les droits de la personne, soit le principe de l'intérêt public.

[24] Dans la décision Brooks, la demande de versement d'une indemnité était présentée en vertu de l'alinéa 53(2)c) pour des frais juridiques liés à un litige devant le Tribunal. Dans sa décision, la Cour a renvoyé à l'analyse approfondie de la jurisprudence effectuée par la Cour dans Stevenson et a souscrit à l'opinion exprimée dans Stevenson selon laquelle il n'y a aucune raison de limiter le sens ordinaire des mots dépenses entraînées par l'acte discriminatoire pour exclure les frais du litige, de la poursuite ou autres procédures judiciaires.

[25] La Cour a rejeté l'argument selon lequel la décision Stevenson devrait être interprétée comme n'acceptant que les frais juridiques encourus avant une poursuite. Non seulement le Tribunal peut adjuger ces frais, mais il peut également adjuger les frais juridiques courants encourus dans le cadre du litige.

[26] De plus, dans la décision Brooks, la Cour, selon moi, a approuvé les considérations de principe énumérées dans la décision rendue par le Tribunal dans Brooks. Elle a mentionné ce qui suit : [l]e Tribunal a une obligation de protéger l'efficacité et l'intégrité de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Tout l'objet de la Loi est de fournir un redressement valable à ceux qui ont fait l'objet de discrimination. Je ne vois pas comment cela est possible, du moins dans un cas dans lequel la Commission décide de ne pas comparaître, sans une adjudication des dépens [...]

CONCLUSION SUR LA COMPÉTENCE

[27] Ce qui ressort de la jurisprudence de la Cour fédérale (Thwaites, Stevenson et Brooks) c'est que le Tribunal a le pouvoir d'adjuger des frais juridiques en vertu du paragraphe 53(2) de la Loi. Même dans Lambie, selon Stevenson, on a reconnu que le Tribunal a compétence pour adjuger des frais juridiques dans des circonstances exceptionnelles.

[28] Compte tenu de cette jurisprudence, je conclus que le Tribunal a compétence pour adjuger des frais juridiques en vertu de l'alinéa 53(2)c) de la Loi.

[29] Je ne me fonde pas uniquement sur les décisions susmentionnées pour tirer cette conclusion. Je me fonde également sur les considérations de principe énumérées dans les décisions rendues par le Tribunal dans Nkwazi et Brooks, lesquelles décisions ont été expressément mentionnées par la Cour fédérale dans Stevenson et Brooks. Selon moi, si on conclue que le Tribunal n'a pas le pouvoir d'adjuger des frais juridiques lorsqu'une plainte d'acte discriminatoire est jugée fondée, alors cette conclusion n'équivaut tout au plus qu'à une victoire coûteuse pour le plaignant. Un tel résultat ferait échec aux dispositions réparatrices et irait à l'encontre de l'objet de la Loi.

QU'EST-CE QUI CONSTITUE EN L'ESPÈCE UNE ADJUDICATION RAISONNABLE DE FRAIS JURIDIQUES?

[30] Le paragraphe 53(2) exige que les frais juridiques aient été encourus en raison de la pratique discriminatoire. La pratique discriminatoire en l'espèce était le harcèlement sexuel exercé contre Mme Mowat par les FAC. Il appert de la jurisprudence que le Tribunal peut adjuger des frais juridiques préalables à l'audience ainsi que des frais juridiques pour les frais encourus pour la représentation actuelle par avocat.

[31] En fixant l'adjudication des frais juridiques, j'ai tenu compte de trois sources : la description des services juridiques figurant dans les relevés de services d'avocat soumis par Mme Mowat; la quantité d'éléments de preuve et de pièces soumis à l'audience en rapport avec l'allégation de harcèlement sexuel par rapport à l'ensemble des éléments de preuve et des pièces à l'appui des allégations rejetées et le mémoire de frais soumis par chacune des parties calculé selon la formule partie-partie.

[32] Je suis conscient que le Tribunal, dans Brooks, s'est servi des Règles des Cours fédérales (les Règles), plus particulièrement du paragraphe 400(3), pour se guider dans l'appréciation des frais.

[33] En ce qui concerne la question de l'appréciation des frais (et non pas la question de la compétence), la cour fédérale a annulé la décision du Tribunal. Elle a fait cela parce que le Tribunal, après avoir renvoyé aux Règles des Cours fédérales, n'a pas tenu compte des offres de règlement écrites faites par l'intimée, ce qu'il était tenu de faire en vertu des paragraphes 400(3) et 420(2) des Règles.

[34] Toutefois, je ne vois rien dans la décision rendue par la Cour fédérale dans Brooks qui exige que le Tribunal applique les Règles des Cours fédérales ou même renvoie à celles-ci lorsqu'il adjuge des dépens. Je ne l'ai pas fait en l'espèce.

[35] Me fondant sur les sources susmentionnées ainsi que sur les observations orales et écrites des parties, j'adjuge à Mme Mowat le montant de 47 000 $ au titre des frais juridiques, et ce, en vertu de l'alinéa 53(2)c) de la Loi.

[36] Mme Mowat a demandé qu'on lui accorde des intérêts sur le montant des frais juridiques adjugé. Les intérêts ne sont pas considérés comme étant une dépense en vertu du paragraphe 53(2) de la Loi. Le Tribunal, en vertu du paragraphe 53(4), peut accorder des intérêts, et ce, afin d'indemniser complètement la victime d'une pratique discriminatoire. Selon la preuve, il n'est pas clair que Mme Mowat a acquitté l'un ou l'autre des relevées de services d'avocat qu'elle a reçus (autre que le relevé de compte de 800 $ émis par Gahrns, Laliberté) ou qu'elle a payé des intérêts sur les relevés de services d'avocat en souffrance. Par conséquent, la demande présentée par Mme Mowat que le montant adjugé à titre de frais juridiques porte intérêts jusqu'à la date de la présente décision est rejetée.

[37] Toutefois, j'ordonne que le montant adjugé à titre de frais juridiques porte intérêts à partir de la date de la présente décision jusqu'à la date du paiement du montant de l'adjudication et que ces intérêts soient calculés selon la formule prescrite à l'alinéa 9(12)a) des Règles de procédure du Tribunal.

Signée par

J. Grant Sinclair

Le 15 novembre 2006
Ottawa (Ontario)

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T822/7203

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Donna Mowat c. Forces Armées Canadiennes

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL :

Le 15 novembre 2006

ONT COMPARU :

Jerry W. Switzer

Pour la plaignante

(Aucun représentant)

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sandra Nishikawa Derek Allen

Pour l'intimée

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