Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Entre :

Keith Jeffers

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Citoyenneté et Immigration Canada et
L’Agence des services frontaliers du Canada

les intimées

Décision sur requête

Membre : Karen A. Jensen
Date : Le 16 juin 2008
Référence : 2008 TCDP 25

[1] Les intimées, Citoyenneté et Immigration Canada et l'Agence des services frontaliers du Canada, demandent qu'une ordonnance soit rendue pour interdire que certaines preuves soient présentées à l'audition d'une plainte déposée par Keith Jeffers en avril 2004. La plainte porte sur des allégations selon lesquelles, entre 2002 et 2004, M. Jeffers a subi un traitement discriminatoire fondé sur sa race et son origine nationale ou ethnique à l'aéroport international Pearson, lorsqu'on l'a interrogé à propos de sa citoyenneté.

[2] Les intimées demandent une ordonnance interdisant au plaignant de présenter le rapport du Dr. Scot Wortley intitulé [traduction] Différences raciales dans les fouilles effectuées par les douanes à l'aéroport international Pearson en preuve à l'audience. Les intimées demandent aussi une ordonnance interdisant au plaignant de présenter un rapport intitulé [Traduction] Étude sur les minorités visibles aux douanes du Canada en preuve à l'audience. La deuxième étude a été effectuée par COMPAS Inc., un cabinet spécialisé en recherches visant divers auditoires.

[3] Une certaine incertitude a plané quant à savoir si le Dr. Wortley serait un témoin expert à l’audience. Cependant, cette question semble être résolue. La Commission, plutôt que le plaignant, a l’intention d’appeler le Dr. Wortley comme témoin expert et de présenter son rapport pendant le témoignage.

[4] Les intimées soutiennent néanmoins que le rapport du Dr. Wortley ne peut pas être admis en preuve pour un certain nombre de raisons. Ces raisons comprennent l'affirmation selon laquelle le rapport n'est pas fiable, est inutile et n'est pas pertinent. Ils font aussi valoir que de nombreux autres tribunaux et cours ont aussi rejeté le rapport du Dr. Wortley. Par conséquent, le Tribunal devrait ordonner, avant l'audience, que le rapport du Dr. Wortley ne soit pas admis en preuve à l'audition de la présente demande.

[5] À mon avis, la question de l'admissibilité du rapport Wortley est une question qu'il vaut mieux trancher à l'audience. L'un des critères régissant l'admissibilité d'un témoignage d'expert est que la preuve doit être présentée par un expert compétent. La Commission et/ou le plaignant n'a pas encore eu la possibilité de tenter de prouver la compétence du Dr. Wortley. Par conséquent, il est présentement impossible de rendre une décision au sujet de l'admissibilité du rapport Wortley. Les intimées pourront soulever leurs objections quant à l'admissibilité du rapport au moment approprié pendant l'audience.

[6] Les intimées soutiennent que le rapport COMPAS au sujet d'une étude menée sur les minorités visibles aux douanes du Canada ne peut pas être admis en preuve pour les mêmes raisons que le rapport Wortley et pour une raison supplémentaire : l'auteur de l'étude ne témoignera pas. Par conséquent, les intimées font valoir que le rapport COMPAS ne constituerait qu'une preuve par ouï-dire très préjudiciable et que, pour ces raisons, il n'est pas admissible en preuve.

[7] La Commission explique que le rapport COMPAS n'est pas un rapport d'expert, mais qu'il est plutôt un document interne préparé à la demande d'une des intimées. Elle fait valoir que le rapport est pertinent et essentiel pour que le Tribunal puisse déterminer s’il y a eu profilage racial en l'espèce. Elle soutient aussi que les intimées peuvent produire des preuves pour réfuter les renseignements qui se trouvent dans le rapport COMPAS, s'ils le jugent nécessaire. Le plaignant n'a présenté aucune observation à ce sujet.

[8] Lorsque le Tribunal est saisi d'une objection, présentée avant le début de l'audience, portant sur l'admissibilité d'une preuve, en tant que maître de sa propre procédure, il n'a pas à trancher l'objection à l'étape préliminaire, ou s'il le fait, il n'a pas à la trancher exactement comme elle a été présentée. Cependant, pour certaines affaires, comme c'est le cas en l'espèce, une décision anticipée pourrait grandement aider les avocats à se préparer pour l'audience et permettrait un déroulement rapide et équitable de l'audience. Dans de tels cas, il convient d'examiner la preuve telle qu'elle est présentée et de déterminer, avant l'audience, si la valeur en vaut le coût. (Voir Morin c. Canada (Procureur général), 2003 TCDP 46, au paragraphe 6.)

[9] Je crois que l'argument des intimées en l'espèce, au sujet du rapport COMPAS, est fondé. La Commission cherche à produire le rapport pour prouver la véracité de son contenu. Le rapport constitue une preuve par ouï-dire à moins qu'il ne soit présenté par le témoignage de l'auteur de l'étude ou de toute autre personne qui a une connaissance directe de l'étude et de la production du rapport.

[10] Bien que le Tribunal puisse accepter des preuves par ouï-dire, il n'est pas obligé de le faire. Pour décider s'il admet des preuves par ouï-dire, il convient à un tribunal administratif de tenir compte des facteurs de la fiabilité et de la nécessité (R. c. Khan [1990] 2 R.C.S. 531; Telus Communications Inc. c. Telecomunications Workers Union, 2005 CAF 262 (CanLII) aux paragraphes 26-29). Ces facteurs doivent être appliqués de façon souple et en tenant dûment compte de la latitude dont bénéficie le Tribunal en ce qui a trait à l'admission d'une preuve qui sinon ne serait pas recevable dans un tribunal judiciaire (alinéa 50(3)c) de la LCDP; Telus, précité, au paragraphe 28; et R. c. Hawkins [1996] 3 R.C.S. 1043, au paragraphe 68).

[11] En l'espèce, la Commission n'a pas précisé pourquoi il est nécessaire que la preuve soit présentée par quelqu'un d'autre que l'auteur du rapport COMPAS ou par toute autre personne qui a des connaissances directes de l'étude et de la production du rapport. L'introduction du rapport indique que l'enquêteur principal de l'étude et l'auteur du rapport est Stephen Kiar, un associé principal de COMPAS. Au départ, dans son exposé des précisions, le plaignant a mentionné qu'il demanderait à un représentant de COMPAS de témoigner au sujet du rapport. Plus tard, lors de la téléconférence de gestion d'instance, le plaignant a expliqué aux parties et au Tribunal qu'il demanderait plutôt au directeur exécutif de la Clinique juridique afro-canadienne de présenter le rapport COMPAS. Le Tribunal a ordonné au plaignant de déposer un exposé des précisions modifié qui comprendrait une liste révisée des témoins ainsi qu'un résumé de leurs témoignages prévus. Le plaignant n'a pas fourni les documents demandés et il n'a pas expliqué pourquoi M. Kiar, ou toute autre personne qui a des connaissances directes de l'étude et de la production du rapport, ne pouvait pas être appelé à témoigner. Par conséquent, il n'a pas établi la nécessité d'appeler le directeur exécutif de la Clinique juridique afro-canadienne pour qu'il présente la preuve.

[12] De plus, il existe des doutes au sujet de la fiabilité et de la valeur probante des conclusions tirées dans le rapport COMPAS. Deux des conclusions du rapport laissent entendre que les personnes de race noire à Toronto sont souvent assujetties à un temps d’attente plus long ou à plus de fouilles que les blancs, particulièrement lorsqu'ils reviennent des Caraïbes, et que ce groupe est d'avis que les agents des douanes traitent ses membres de façon injuste. Cependant, à la page 3 du rapport, l'auteur déclare que [Traduction] [l]a recherche est de nature qualitative et non quantitative. Par conséquent, les résultats donnent une idée des points de vue des participants quant aux sujets qui ont été abordés, mais ils ne peuvent pas être généralisés à la totalité des voyageurs qui appartiennent à une minorité visible. À la page 6 du rapport, l'auteur déclare que [Traduction] les lecteurs ne devraient pas considérer la recherche comme étant une représentation statistique des voyageurs qui appartiennent à une minorité visible.

[13] Cela signifie-t-il que les conclusions du rapport, telles que celle précitée, ne peuvent pas être appliquées de façon fiable à l'affaire en l'espèce? Si c'est le cas, alors la valeur probante du rapport COMPAS pourrait être minime. De plus, compte tenu du fait que les conclusions sont essentielles à l'instruction en l'espèce et qu'elles sont préjudiciables à la cause des intimées, il serait injuste d'admettre le rapport en preuve sans permettre aux intimées de contre-interroger l'auteur, ou toute autre personne qui a des connaissances directes au sujet de l'étude et du rapport, en ce qui a trait aux déclarations.

[14] Pour ces motifs, le rapport COMPAS ne sera pas introduit en preuve par le témoignage d'un représentant de la Clinique juridique afro-canadienne. La présente ordonnance est rendue sans porter atteinte au droit de la Commission ou du plaignant de demander que le rapport soit introduit en preuve par le témoignage d'une autre personne.

Signée par

Karen A. Jensen
Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)
Le 16 juin 2008

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1255/6707

Intitulé de la cause : Keith Jeffers c. Citoyenneté et Immigration Canada
et l'Agence des services frontaliers du Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 16 juin 2008

Comparutions :

Cecil Norman, pour le plaignant

Ikram Warsame, pour la Commission canadienne des droits de la personne

David Cowie, pour les intimées

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