Tribunal canadien des droits de la personne

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DT 1/ 84

Décision rendue le 5 janvier 1984

DANS L’AFFAIRE DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE; ET DANS L’AFFAIRE d’une audience devant un tribunal des droits de la personne constitué aux termes de l’article 39 de la Loi canadienne sur les droits de la personne;

LITIGE ENTRE:

DONALD BICKNELL le Plaignant

et

AIR CANADA Le Mis en cause

Devant: Wendy Robson Daniel G. Hill Raymond Robillard

Ont comparu: Simon Noël, avocat du Plaignant Victor Marchand, avocat du Mis en cause

Introduction

Le tribunal a été constitué le 31 décembre 1982, aux termes du paragraphe 39( 1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, afin d’instruire la plainte déposée par le dénommé Donald Bicknell en date du 4 octobre 1982 (pièce C1). La plainte se lit comme suit (traduction):

"Bien que le ministère des Transports m’ait jugé médicalement apte à détenir tout type de brevet sous réserve du port de lunettes, que j’aie passé avec succès le test de perception des couleurs donné par le ministère des Transports et que j’aie la plus haute cote de pilotage (A. T. R.), Air Canada refuse de m’engager comme pilote pour le motif que ma légère déficience visuelle (difficulté à distinguer des nuances de rouge et de vert) pourrait être préjudiciable à ma compétence une fois que seront introduits de nouveaux types d’instruments dans les avions à réaction." (pièce C3)

Au début de l’audience a régné une certaine confusion autour de la question de savoir si M. Bicknell s’était vu refuser un emploi en raison de son acuité visuelle. Toutefois, les avocats des deux parties ont convenu que M. Bicknell satisfaisait aux normes d’acuité visuelle d’Air Canada, de sorte que la détermination de la discrimination a été limitée à la déficience chromatique.

Si Air Canada a admis avoir fait preuve de discrimination fondée sur le handicap physique de M. Bicknell (p. 10 du procès- verbal), elle a invoqué le paragraphe 14( a) de la Loi et a allégué que les articles 7 et 8 de l’Ordonnance sur les exigences professionnelles normales, datée du 14 décembre 1981 et publiée dans la Gazette du Canada du 13 janvier 1982, faisait obligation au Plaignant de prouver que l’exigence d’Air Canada n’était pas une exigence normale.

L’Ordonnance stipule ce qui suit: 7. Aux fins de l’alinéa 14a) de la Loi, lorsqu’un employeur refuse une chance d’emploi à une personne handicapée parce que le handicap de cette personne constituerait un risque pour la sécurité des employés de cet employeur ou du grand public, ce refus est réputé être fondé sur une exigence professionnelle normale.

8. Lorsqu’il parvient à la conclusion que l’accomplissement des tâches par une personne handicapée constituerait un risque pour la sécurité de ses employés ou du grand public et avant de refuser une chance d’emploi en se fondant sur une exigence professionnelle normale, l’employeur doit motiver sa décision en démontrant que le risque a été évalué en fonction

  1. de la probabilité d’un accident dont la cause est l’accomplissement des taches par la personne handicapée;
  2. de la preuve que le risque est beaucoup plus élevé que si la personne n’était pas handicapée; et
  3. du rapport entre le risque et le handicap physique de la personne. Le tribunal a exprimé l’avis qu’un commencement de preuve de discrimination ayant été admis, il revenait au Mis en cause de se conformer aux dispositions du paragraphe 14( a) de la Loi, l’Ordonnance prescrivant la façon dont un mis en cause peut dégager sa responsabilité.

LES FAITS

Le Plaignant, Donald Bicknell, est âgé de 28 ans. Il a fait des études universitaires et a été informé en huitième année qu’il avait une déficience chromatique. Il a obtenu son brevet de pilote privé en 1974 et son brevet de pilote de ligne en 1975. M. Bicknell a postulé pour la première fois un emploi de pilote à Air Canada le 13 avril 1978; on l’a alors avisé qu’il ne satisfaisait pas à la norme d’acuité visuelle. Il est revenu à la charge le 15 juillet 1978; le 21 du même mois, une lettre signée du capitaine Sanderson (pièce A4) lui enjoignait d’obtenir un rapport ophtalmologique. M. Bicknell a obtenu ce rapport du Dr Ramsay (pièce A5) et s’est présenté à une entrevue devant un comité de sélection, après quoi il a été avisé qu’il ne satisfaisait pas aux normes médicales (pièce C2). Lors de l’entrevue, qui a eu lieu au bureau du médecin- chef d’Air Canada, le Dr Saint- Pierre, on lui a dit qu’en raison de sa déficience chromatique il ne serait pas en mesure d’utiliser les instruments des avions du futur (pp. 22- 23 du procès- verbal).

Depuis mars 1979, M. Bicknell est pilote chez Nordair. Auparavant, il avait également travaillé comme pilote pour Green Airways, Slate Falls Airways et Aklavik.

LES CONDITIONS QUI RÉGISSENT LA DÉLIVRANCE DES BREVETS

Les brevets sont délivrés par le ministère fédéral des Transports en conformité avec les Normes médicales pour la délivrance de brevets au personnel de l’aviation civile (pièce A7). L’exigence relative à la perception des couleurs qui est définie aux pages 3 à 28 de la pièce A7 prévoit l’administration de tests à l’aide de plaques chromatiques. En cas d’échec, on répète le test. Si le candidat échoue de nouveau, il doit subir le test de la lanterne des Forces canadiennes ou de l’aéronautique civile. Si le candidat échoue de nouveau, il doit subir le test pratique, qui comprend la projection de lumières rouge, verte et blanche dans des conditions de fonctionnement normales.

La personne qui réussit le dernier test se voit délivrer un brevet portant la mention P.

Les normes américaines diffèrent quelque peu. Les deux premiers types de tests sont similaires aux tests canadiens, mais en lieu et place d’un test pratique le candidat peut obtenir une dispense s’il passe avec succès un test médical d’aptitude au pilotage ou un test de perception des signaux lumineux (pièce A9).

Les tests de perception des couleurs que recommande l’organisation internationale de l’aviation civile sont les plaques et la lanterne (pièce A14).

PRATIQUE D’AIR CANADA

La pratique de recrutement courante d’Air Canada a été décrite par le capitaine Carl Pigeon, qui a participé à un important programme de recrutement de pilotes pour Air Canada ayant débuté en 1978. Selon lui, une fois que les demandes écrites avaient été examinées, les candidats étaient conviés à une entrevue de base à l’un des quatre centres, Montréal, Toronto, Winnipeg ou Vancouver. L’entrevue de base consistait essentiellement à vérifier les documents (p. 269 du procès- verbal).

"Si, à la suite de l’entrevue, l’interrogateur estimait que le pilote satisfaisait aux exigences minimales et avait démontré, de façon générale, qu’il possédait ce que nous recherchions chez un pilote, il était convoqué à une entrevue devant un comité de sélection ou encore voyait son nom porté sur une liste de candidats pour ce genre d’entrevue. Celle- ci constituait le second niveau. Elle était plus intense sur le plan personnel, et on y discutait d’une foule de questions avec le candidat."

Si le candidat passait avec succès cette seconde entrevue et se soumettait ensuite avec succès à un examen médical, il était engagé.

Il est évident, si l’on se fie au témoignage du capitaine Pigeon, que dans des circonstances normales M. Bicknell ne se serait pas rendu plus loin que l’entrevue de vérification, étant donné que son brevet portait la mention P, indiquant qu’il avait réussi le test pratique mais échoué aux tests des plaques et de la lanterne.

La norme de perception chromatique d’Air Canada a été décrite par le Dr Antoine Saint- Pierre, directeur des services médicaux d’Air Canada pour la région de l’Est. Outre les titres de compétence normaux d’un médecin, il possède un diplôme de médecine aéronautique du Royal College of Physicians d’Angleterre et est agréé par le Conseil canadien de médecine professionnelle. Il a déclaré que jusqu’à 1978 le seul test qu’acceptait Air Canada était le test Ishihara fondé sur des plaques (ou l’utilisation de plaques équivalentes). En 1978, les services médicaux d’Air Canada ont revu l’ensemble des exigences médicales pour les pilotes et mis a jour diverses normes. Après avoir examiné les normes de la société Boeing et les nouvelles cabines de pilotage envisagées, Air Canada a assoupli ses exigences concernant la perception des couleurs, les ramenant à la réussite du test de la lanterne. Le Dr Saint- Pierre a également signalé que d’autres grandes sociétés aériennes, dont T. W. A., United Airlines et Air France, appliquaient une norme similaire. Le Dr Skjenna, directeur des services médicaux d’Air Canada, est venu témoigner que le test standard de CP Air était la lanterne, et qu’a son avis Wardair n’utilisait que les plaques. Il a également exprimé l’avis que les grandes sociétés américaines n’accordaient pas de dispenses (ce à quoi équivaut le test pratique du ministère des Transports), et il a invoqué le cas de Delta. Les témoignages de ces deux médecins au sujet des pratiques des sociétés aériennes américaines n’ont pas été contestés.

PREUVES MÉDICALES

Un nombre substantiel de témoignages à caractère médical ont été faits devant le tribunal concernant la déficience chromatique de M. Bicknell et le domaine de la vision colorée en général.

Ont été déposés les comptes rendus des examens médicaux que le ministère des Transports a fait subir à M. Bicknell d’octobre 1973 au 27 avril 1982 (pièce 10). Le Dr Edward Reynolds, responsable de la médecine aéronautique pour la région de l’Atlantique du ministère des Transports, les a expliqués plus ou moins en détail. Ces rapports révèlent des échecs répétés aux tests des plaques et de la lanterne, ainsi que la réussite du test pratique en 1975. Le Dr Brian Liddy, ophtalmologiste qui exerce sa profession depuis 1965, conseiller auprès de l’Institute of Aviation Environmental Medicine, professeur à l’Université d’Ottawa, membre du comité des sens spéciaux du Conseil de recherche et de développement aérospatiaux de l’OTAN et conseiller auprès du Conseil d’expertises médicales (ministère de la Santé et du Bien- être social), a fait une longue déposition.

Le Dr Liddy a commencé son témoignage avec une explication de la déficience chromatique (p. 233 du procès- verbal):

"On croit que la perception des couleurs, et j’insiste sur le mot croit parce que l’on ignore encore beaucoup de choses sur la physiologie humaine et que beaucoup des choses que nous savons sont basées sur des théories qui ont jusqu’ici résisté au passage du temps mais qui sait si demain, avec les découvertes bio- chimiques, elles ne seront pas modifiées, il semble donc que dans ces... cette région de la macula foveale et les cônes de l’oeil, il y a trois types différents de cônes - les mêmes cônes mais contenant différents types de matière chimique, et si vous projetez une lumière dans l’oeil, l’absorption par les trois types de cônes déterminera si vous percevez complètement les couleurs ou si vous avez une déficience chromatique. Chez une personne atteinte de déficience chromatique, il semble que certaines des matières chimiques que contiennent les cônes soient déficientes en quantité, en qualité ou en performance, de sorte que quand la lumière frappe cette matière chimique ou ce cône particulier, le transfert normal de l’information ne se produit pas, ou il se produit moins fréquemment ou avec moins d’intensité. C’est ce qui semble en gros se produire dans la perception chromatique.

D’autres choses peuvent se produire dans le cortex cérébral, et de nombreux articles ont été publiés ces dernières années à ce sujet, mais cela demeure un domaine mal compris. Mais il y a trois régions de différente couleur ou de matière chimique différente, ou trois différents types de cônes, mais très probablement chimiques."

"Le problème de la vision chromatique semble être, comme je l’ai mentionné tout à l’heure, qu’une personne présentant une déficience chromatique est incapable d’absorber ou que ses cônes réagissent comme il se doit aux lumières de ces diverses intensités et que si la déficience concerne le rouge, le vert ou le bleu - il s’ agit des protanopes, des dentéranopes et des trichromates - l’absence des trois est extrêmement rare, mais la déficience commune se trouve dans la région centrale de la zone d’absorption des couleurs, dans le cône vert, et quand vous composez une couleur, à partir de toute combinaison, vous devez mélanger ces trois intensités de lumière pour la produire."

Le Dr Liddy est d’avis que la déficience de M. Bicknell se situe dans la zone centrale, celle qui absorbe la lumière verte. Prié de dire quelles difficultés M. Bicknell éprouverait à distinguer les couleurs, il a répondu ce qui suit: Je pense qu’il est extrêmement difficile de savoir comment voit une personne qui souffre de déficience chromatique. Ainsi, si elle reconnaît le vert, c’est tout simplement parce que quand elle était petite - il s’agit d’une déficience congénitale -, sa mère l’a un jour invitée à admirer la beauté de la verdure au printemps, de sorte que cette couleur est devenue le vert pour elle. De même, elle reconnaîtra le brun ou le rouge, parce que depuis une promenade automnale elle en est venue à tenir pour brune ou rouge cette teinte de lumière. (p. 236 du procès- verbal).

Selon le Dr Liddy, environ huit pour cent des hommes présentent des déficiences chromatiques, déficiences qu’on peut démontrer au moyen de trois tests.

"Le premier est le test spectral, qui repose sur l’anomaloscope de Nagel. C’est le seul test qui mesure avec exactitude la déficience, et il est très simple. On projette une couleur à une personne, généralement le jaune. Il dispose de deux boutons, et il doit reproduire le même jaune en mélangeant le rouge et le vert, le rouge et le bleu, etc., selon la situation. Toutefois, ce test n’est guère répandu." (p. 238 du procès- verbal).

Deuxièmement, il y a les tests de discrimination. Les tests de discrimination reposent sur l’utilisation des plaques. On projette un numéro, une forme ou symbole sur un arrière- plan quelconque. La couleur est évidente pour une personne à la vision normale, mais elle ne l’est pas pour un déficient chromatique. Chacun des tests est nommé d’après son inventeur. (p. 239 du procès- verbal).

Enfin, il y a les tests pratiques. La lanterne est destinée à déterminer si une personne peut identifier rapidement et avec précision une couleur d’avertissement dans un environnement particulier. Ce genre de test vise à réduire ou à simuler les conditions qui peuvent exister dans l’environnement normal. Toute personne qui perçoit la couleur la perçoit pour deux raisons: la couleur en soi d’une part, et son intensité d’autre part. Les deux lui permettent d’identifier la couleur. (p. 240 du procès- verbal).

Le médecin a également déclaré qu’une déficience chromatique n’était pas susceptible d’amélioration et qu’à ce jour il n’existait aucune prothèse adéquate.

Il a par ailleurs commenté le test pratique administré par le ministère des Transports.

"Ce test ne permet pas de filtrer les pilotes, car ce sont les tests précédents qui le font, au moyen des plaques et de la lanterne. Il ne donne qu’une marge de manoeuvre. Il permet d’accorder une dispense à la personne qui a échoué aux deux premiers tests. Il y a lieu de supposer que dans certaines circonstances il s’agit d’un test adéquat, pourvu que la technologie que la personne utilise soit peu sophistiquée."

Prié de dire si, à son avis, un déficient chromatique majeur pourrait réussir le test pratique, il a répondu (p. 245 du procès- verbal):

"Je penserais que oui, si les conditions sont appropriées."

Il est intéressant de noter que presque tous les médecins appelés à témoigner, y compris ceux du ministère des Transports, partageaient le scepticisme du Dr Liddy au sujet de la valeur du test pratique.

Contre- interrogé, le Dr Liddy a été invité à passer en revue les tests qu’on avait fait subir A M. Bicknell. Il a confirmé que celui- ci présentait une deutéranopie moyenne, et que le test de la lanterne administré à M. Bicknell en 1982 ne l’avait pas été correctement. Il aurait dû le répéter. (p. 246 du procès- verbal).

Enfin, le Dr Liddy a été invité à donner son avis sur les dangers que pourrait entraîner la déficience de M. Bicknell:

"Je pense qu’une personne comme M. Bicknell risque plus qu’une autre de commettre des erreurs. Il faudrait tenir compte, en particulier, de l’environnement, du type d’appareil et du type de renseignements que celui- ci demande." (p. 253 du procès- verbal).

La Commission a alors présenté un contre- témoin, Douglas Gordon Watt, titulaire d’une maîtrise et d’un doctorat en physiologie de l’université McGill. Le Dr Watt a déjà travaillé avec la NASA au Ames Research Centre et est actuellement professeur adjoint au département de la recherche médicale sur l’aéronautique de l’université McGill. Autrefois consultant auprès de Boeing et du Conseil national de recherches, il demeure associé au Ames Research Centre et possède un brevet de pilote privé.

Il a confirmé que M. Bicknell souffre de deutéranopie moyenne (p. 408 du procès- verbal).

Il a également confirmé l’utilité et la précision des deux premiers tests et a soulevé les mêmes doutes au sujet des tests pratiques. Ils sont passablement imprécis et doivent être administrés assez rigoureusement. A mon avis, on peut obtenir des résultats différents chaque fois. (p. 416 de la transcription).

Les Dr Watt s’est étendu sur les conclusions des pièces 12 et 13 (1976 Accident Experience of Civilian Pilots with Static Physical Defects). Il a exprimé l’avis que l’étude n’était pas probante sur le plan statistique et ne présentait pas beaucoup d’intérêt du point de vue des déficiences chromatiques. Pour réaliser une étude sérieuse sur le plan statistique, il faudrait que les pilotes déficients chromatiques volent pendant de nombreuses heures. Or, du fait de leur déficience, ils ne sont pas autorises à piloter, ce qui rend virtuellement impossible toute étude sérieuse."

Quoi qu’il en soit, le Dr Watt considère que les dangers entraînés par une déficience chromatique sont très minces (p. 425 du procès- verbal), et les caractéristiques du Boeing 767 n’ont guère d’incidence sur son opinion.

Trois autres témoins ont été cités par la Commission: Howard Backman, Victorin Deland et Jean Trottier. M. Bachman est un optométriste de Montréal qui exerce sa profession depuis 1965; il a examiné plusieurs pilotes à leur demande ou à celle du ministère fédéral des Transports.

Le 22 mars 1982, il a examiné M. Bicknell et a établi un rapport (pièce C11). Il a fait subir trois tests à M. Bicknell. D’abord, les plaques de couleur Ishihara; échec. Puis, le test Farnsworth D- 15; échec. Le troisième test a été celui de la lanterne; il a été administré deux fois et M. Backman estime que M. Bicknell a réussi.

"Il a réussi tous les tests sauf un, à savoir le test numéro 9 (il y a 11 tests). Dans le test comportant une lumière, il a identifié comme vert la couleur blanche; dans le test comportant deux lumières, il a confondu blanc- vert avec rouge- vert. On considère qu’il y a échec lorsque la personne échoue à deux des tests. On estime donc qu’il a réussi." (page 451 du procès- verbal).

Contre- interrogé, il a été invité à se reporter à la norme médicale pour la délivrance de brevets aux pilotes civils, et particulièrement aux exigences concernant la perception des couleurs et l’administration du test de la lanterne.

Le tribunal l’a interrogé: Devons- nous comprendre que l’identification d’une lumière blanche ou verte avec une lumière rouge est rédhibitoire?

Réponse: Exact. (p. 459 du procès- verbal) Il a ensuite dit qu’il n’avait rempli qu’une colonne sur deux parce que lorsqu’il a répété le test, M. Bicknell a commis les mêmes erreurs, ci bien qu’il a fait quatre erreurs en tout.

Le tribunal considère comme non probants les témoignages de MM. Deland et Trottier.

LES SIMULATEURS DE VOL

Les membres du tribunal et les deux avocats ont pu se familiariser avec deux des simulateurs de vol qu’utilise Air Canada pour la formation et l’évaluation de ses pilotes. En compagnie du capitaine David Harold Walker et de ses collègues, nous avons pu visiter les simulateurs de vol sur les appareils Boeing 767 et DC 8. Nous avons pu ainsi nous rendre compte de l’utilisation de la couleur sur un aéroport et dans une cabine de pilotage. A notre avis, la couleur est un dispositif de sécurité dans la cabine et elle a toujours été importante dans un environnement aéroportuaire.

LA JURISPRUDENCE

S’agissant des exigences professionnelles réelles, la principale cause est La Commission ontarienne des droits de la personne et autres v. La municipalité d’Etobicoke, sur laquelle a statué la Cour suprême du Canada (1982, 132 D. L. R. (3d), 14).

A la page 19 de l’arrêt, M. le juge McIntyre aborde la question du fardeau de la preuve, et il déclare ce qui suit: La preuve, à mon avis, doit être faite conformément à la règle normale de la preuve en matière civile, c’est- à- dire suivant la prépondérance des probabilités.

Le juge confirme ensuite (pp. 19- 20) le critère appliqué dans la cause Ontario Human Rights Commission and City of North Bay (1977, 17 O. R. (2d), 712) :

"Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question d’une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général."

Pour ce qui est de la suffisance de la preuve nécessaire pour satisfaire au second critère, le critère objectif, le juge McIntyre a exprimé l’avis qu’il fallait plus qu’une preuve impressionniste mais pas nécessairement une preuve scientifique. Selon lui, une preuve de nature statistique et médicale était plus convaincante que le témoignage de personnes rompues à la profession.

Dans l’arrêt Hodgson v. Greyhound Lines, Inc., 499 F. 2d 859 (7e circuit, 1974), dénégation de certificat, 95 S. Ct. 805 (1975), le tribunal a approuvé le double critère dans les cas où la sécurité est primordiale. C’est ainsi qu’on lit à la page 863:

...( a) public transportation carrier, such as Greyhound, entrusted with the lives and well- being of passengers, must continually strive to employ the most highly qualified persons available for the position of inter- city bus driver for the paramount goal of a bus driver is safety. Due to such compelling concerns for safety, it is not necessary that Greyhound show that all or substantially all bus driver applicants over forty could not perform safely ... Greyhound need only demonstrate however, a minimum increase in harm for it is enough to show that elimination of the hiring policy might jeopardize the life of one more person than might otherwise occur under the present hiring practice."

Dans l’arrêt Paul S. Carson, Ramon Sanz, William Nash, Barry James et Arie Tall v. Air Canada, rendu à la suite d’un appel interjeté de la décision de Sidney N. Lederman (23 octobre 1983), le tribunal passe en revue ces deux causes. C’est ainsi qu’on lit à la page 54:

"The Court’s analysis in Hodgson is similar to the analysis of the Supreme Court of Canada in Etobicoke. With both the position of bus driver and fire fighter, the courts found on the evidence adduced by the employer that the concern for public safety was present in the nature of the duties to be performed. The onus was upon the employer to go further, and show an increase in risk of harm by the removal of the employer’s age ceiling policy. To do so, medical and statistical evidence is to be led on the question of aging. The nature and sufficiency of the evidence required will vary with the circumstances of each case, but the onus is always upon the employer to adduce whatever medical or statistical evidence is available"; Etobicoke, pp. 22- 23.

Le tribunal d’examen a examiné à fond les arrêts américains sur les exigences professionnelles normales et s’est dit d’accord avec celui rendu dans la cause Smallwood v. United Airlines Inc., 661 F. 2d (4e circuit), dénégation de certificat, 102 S. Ct 2299 (1982). Ainsi déclare- t- il à la page 57:

"In our opinion, this test is substantively similar to the one set forth in Etobicoke by the Supreme Court of Canada. The Court of Appeals in Smallwood rejected the several arguments of United that safety would be adversely affected by removing the age limitation finding that United had provisions in place for the medical testing of its pilots of all ages, and thus, United had failed to show the impossibility or impracticality of dealing with applicants individually, pp. 308- 309."

CONSTATATIONS

CONCLUSIONS

Nous souscrivons sans réserve au point de vue d’Air Canada selon lequel il lui incombe principalement d’assurer le transport par avion et sans danger. Ce devoir oblige la société à appliquer des normes de sécurité irréprochables. La Commission canadienne des droits de la personne reconnaît qu’elle est fondée à fixer pour ses pilotes une norme d’acuité visuelle plus élevée que celle fixée par le ministère fédéral des Transports.

Nous sommes également d’avis qu’une norme relative à la perception des couleurs est essentielle sur le plan de la sécurité. Cet impératif est reconnu par le ministère fédéral des Transports, lequel retient la perception des couleurs comme l’un des critères pour la délivrance de brevets aux pilotes de ligne. Ce critère est prescrit par diverses organisations nationales et internationales du domaine des transports. Le tribunal a pu se rendre compte par lui- même de la nécessité d’une telle norme dans la cabine de pilotage et sur les aéroports.

La décision qu’on nous demande de prendre est de déterminer non pas si M. Bicknell est un pilote compétent, mais si la norme de perception chromatique d’Air Canada est appropriée et représente une exigence professionnelle normale pour cet employeur. Aucun argument n’a été invoqué concernant le premier critère de l’arrêt rendu dans la cause Etobicoke. Il est évident qu’Air Canada a établi sa norme de bonne foi, et il convient de noter que celle- ci est moins élevée que celle qu’elle appliquait en 1978.

Notre tâche, par conséquent, consiste à décider si Air Canada satisfait au second critère, le critère objectif, énoncé dans l’arrêt Etobicoke, et si les risques augmenteraient dans l’hypothèse où la société assouplirait sa norme.

Les dépositions faites devant nous par des médecins, en particulier les Drs Liddy et Watt, indiquent que l’anomaloscope permet de détecter avec plus d’exactitude les déficiences chromatiques que les tests purement pratiques. On a souligné l’importance d’une application rigoureuse et soignée de ce dernier test, et rien dans les dépositions recueillies n’indique la façon dont on a fait subir le test à M. Bicknell en 1975.

De plus, il ressort clairement des témoignages que si une déficience chromatique peut être détectée, on ne connaît pas la nature exacte de la déficience de l’intéressé du fait qu’on ne sait pas ce qu’il perçoit et qu’il n’y a pas de moyen sûr de déterminer cela. La médecine est relativement peu avancée dans ce domaine. Ce qui nous conduit aux tests scientifiques visant à démontrer l’accroissement des risques, comme dans les causes Etobicoke et Smallwood. Il est évident que peu de tests ont été effectués; le seul document disponible, l’étude de 1976 citée plus haut, est d’une validité douteuse, encore qu’il suscite certaines préoccupations. Le commentaire du Dr Watt selon lequel nous nous trouvions devant une situation inextricable était plus pertinent. Les gens qui présentent des déficiences chromatiques n’obtiennent pas la permission de piloter, de sorte qu’il n’est pas possible d’effectuer des tests de sécurité avec un nombre suffisant de gens.

A notre avis, M. Bicknell n’a réussi à aucun des tests de perception des couleurs généralement acceptés; il a réussi au test pratique du ministère des Transports en une occasion, dans des circonstances et des conditions qu’il est impossible de déterminer. Quoi qu’il en soit, ce test n’est pas uniformément fiable et ne peut être administré exactement de la même manière à tous les aspirants pilotes.

Nous sommes persuadés que la norme d’Air Canada, à savoir la réussite au test de la lanterne, est acceptable et justifie qu’elle ne se conforme pas à l’article 14 de la Loi sur les droits de la personne. C’est un test qui peut être administré efficacement à tous les aspirants pilotes et ne dépend pas des conditions atmosphériques, de l’intensité de la couleur ou de l’inexpérience ou de l’inattention du préposé. L’impératif de sécurité, qui prime tous les autres dans le transport aérien, exige ce degré de certitude.

Eu égard à ce qui précède, la plainte est rejetée. Nous aimerions dire quelques mots sur l’offre faite par Air Canada au terme de l’audience. Indépendamment de l’affaire débattue, M. Marchand, avocat d’Air Canada, a offert à M. Bicknell 500 $ pour couvrir ses dépenses à Montréal durant les entrevues. Nous sommes heureux que cette offre ait été faite, mais nous pourrions nous être attendus à un chiffre plus généreux du fait que, comme l’a admis le capitaine Pigeon, Air Canada ne s’est pas conformé à sa pratique habituelle dans le traitement de la demande de M. Bicknell.

FAIT ce 4e jour du mois de janvier 1984.

Wendy Robson

Daniel G. Hill

Raymond Robillard

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