Tribunal canadien des droits de la personne

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Décision rendue le 24 février 1984

D. T. 3/ 84

DANS L’AFFAIRE DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE S. C. 1976- 1977, C. 33, version modifiée ET DANS L’AFFAIRE d’une conférence préparatoire à l’audience tenue devant un tribunal des droits de la personne constitué en vertu de l’article 39 de la Loi canadienne sur les droits de la personne

ENTRE

LE SYNDICAT DES TRAVAILLEURS DE L’ÉNERGIE ET DE LA CHIMIE, SECTION LOCALE 916 Plaignant

- ET

ÉNERGIE ATOMIQUE DU CANADA LIMITÉE (PROJET CANDU) Mis en cause

DÉCISION RELATIVE AUX QUESTIONS PRÉALABLES DEVANT : Susan Ashley, Lois Dyer, Pierre Denault

ONT COMPARU : Daniel Ublansky Avocat du plaignant, Russell Juriansz Avocat de la Commission canadienne des droits de la personne, Eric Durnford Avocat du mis en cause

DATE DE LA CONFÉRENCE PRÉPARATOIRE A L’AUDIENCE : le 5 décembre 1983 à Halifax (Nouvelle- Écosse) les 11 et 12 janvier 1984 à Halifax (Nouvelle- Écosse)

La présente décision porte sur des questions préalables de compétence soulevées dans le cadre d’une conférence préparatoire à l’audience tenue le 5 décembre 1983 et les 11 et 12 janvier 1984. La plainte comme telle a pour motif la disparité salariale, plus particulièrement le refus d’accorder une rémunération égale pour des fonctions équivalentes conformément à l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (ci- après appelée la Loi). Signalons qu’il a été convenu, lors de la conférence préparatoire à l’audience, que les noms des parties, dans l’intitulé de la cause, seraient les suivants : le Syndicat des travailleurs de l’énergie et de la chimie, section locale 916, et Énergie atomique du Canada Limitée (projet CANDU). Avant d’étudier le bien- fondé de la plainte, il nous faut déterminer si nous sommes habilités à entendre l’affaire, compte tenu des arguments avancés par l’avocat du mis en cause.

1. A l’audience du mois de décembre, l’avocat de la Commission a fait part de son intention de tenter de prouver l’existence d’un acte discriminatoire au sens non seulement de l’article 7 de la Loi mais également de l’article 11 qui traite spécifiquement de la disparité salariale. L’avocat du mis en cause s’est opposé à toute modification de la plainte. Le représentant de la Commission, M. Juriansz, était d’avis qu’il n’était pas nécessaire de modifier la plainte que le tribunal se devait d’examiner de toute façon (paragraphe 39( 1)). La plainte étant fondée sur la disparité salariale, il a fait valoir qu’il serait possible de redresser la situation en invoquant soit l’article 11, soit l’article 7; il a affirmé qu’aucun nouveau motif de plainte ne serait soumis.

Pour décider s’il serait possible ou souhaitable de fonder la plainte sur un nouveau motif, il nous faut nous reporter au texte de loi d’où nous vient notre autorité. Le paragraphe 39( 1) dé là Loi dispose que

"La Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt d’une plainte, constituer un tribunal des droits de la personne (ci- après dénommé, à la présente Partie, le tribunal) chargé d’examiner la plainte."

Les paragraphes suivants traitent de l’incompatibilité de certaines fonctions avec celles de membre du tribunal, de la composition du tribunal et de la rémunération de ses membres. La plainte que nous sommes chargés d’étudier est datée du 27 avril 1979 (pièce R- 10); sans faire explicitement allusion à l’article de la Loi soi- disant violé, elle est ainsi libellée :

La section locale 9- 916 (employés de bureau) est formée de femmes dans une proportion le 97 p. 100. Nous croyons que c’est pour cette raison que notre rémunération ne peut raisonnablement se comparer à celle d’autres travailleurs syndiqués de la même usine. D’autres sections locales sont- formées uniquement d’hommes. Nous sommes également d’avis que si les membres masculins de notre section locale sont désavantagés, c’est en raison du pourcentage élevé de femmes dans cette section.

(traduction)

Le formulaire de plainte alors en usage comportait des cases que le plaignant devait cocher, afin d’indiquer le type de discrimination dont il prétendait être victime. La case sexe avait été cochée, aucune case n’étant prévue pour la disparité salariales Selon une lettre adressée par la Commission au mis en cause en date du 3 juillet 1979 (pièce R- 11) et apparemment jointe au formulaire de plainte, le motif de la plainte- était lié à l’article 11. C’est en décembre 1983, dans le cadre de la conférence préparatoire à l’audience, qu’il est d’abord apparu que la preuve devrait être présentée en tenant compte également de l’article 7.

Les fonctions du tribunal sont énumérées en partie comme suit au paragraphe 40( 1) de la Loi :

"Le tribunal doit, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à sa discrétion, à tout intéressé, examiner l’objet de la plainte pour laquelle il a été constitué..."

D’après le formulaire de constitution du tribunal (pièce T- 1) signé par M. R. G. L. Fairweather et daté du 3 octobre 1983, nous avons été chargés de :

déterminer si l’acte ayant fait l’objet de la plainte constitue un acte discriminatoire fondé sur le sexe, aux termes de l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de personne.

(traduction)

Nous en sommes donc venus à la conclusion que la plainte que nous avons été chargés d’étudier relève de l’article 11. Tout en admettant qu’il est possible de modifier une plainte pourvu que touts les parties aient le temps de préparer leurs arguments au sujet des questions visées par la modification, nous sommes d’avis qu’il vaudrait mieux éviter de retarder davantage l’audience dans le but de faire admettre un autre motif de distinction. Depuis le dépôt de la plainte en 1979, la Commission et le plaignant ont eu toute latitude d’informer le mis en cause de leur intention d’invoquer l’article 7 tout autant que l’article 11. Il n’est donc pas raisonnable, à la dernière minute, de changer le motif de la plainte. Par conséquent, nous rejetons la demande de la Commission voulant que la plainte soit étudiée à la fois sous l’angle de l’article 7 et de l’article 11.

II. Le mis en cause allègue principalement que le tribunal devrait sommairement rejeter la plainte en vertu des alinéas 36( 2) a) et b), 36( 3) b) et du sous- alinéa 33( b) iii). Ces textes de loi font état du pouvoir de la Commission d’obliger le plaignant à épuiser d’abord la procédure de règlement des griefs ou à faire instruire la plainte selon des procédures prévues par une autre loi, avant ou au lieu de se prévaloir des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Voici les passages en question :

"36( 2) Dans les cas où, au reçu du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission est convaincue

a) qu’il est préférable que le plaignant épuise les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont raisonnablement ouverts, ou

b) que la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi du Parlement, elle doit renvoyer le plaignant à l’autorité compétente.

(3) Dans les cas où, au reçu du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission est convaincue

a) que la plainte est fondée, qu’il n’y a pas lieu de la renvoyer conformément au paragraphe (2), ni de la rejeter pour les motifs énoncés aux sous- alinéas 33b) ii) à (iv), elle peut accepter le rapport; ou

b) que la plainte n’est pas fondée ou qu’il y a lieu de la rejeter pour les motifs énoncés aux sous- alinéa 33b)( ii) à (iv), elle doit rejeter la plainte."

La partie de l’article 33 qui nous intéresse se lit comme suit :

"Sous réserve de l’article 32, la Commission doit statuer sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime la plainte irrecevable dans les cas où il apparaît à la Commission ...

b) que la plainte

i) pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon les procédures prévues par une autre loi du Parlement,

ii) n’est pas de sa compétence,

iii) est frivole, vexatoire, sans objet ou entachée de mauvaise foi, ou... Les articles 33 et 36 portent donc que la Commission doit éviter de statuer sur les plaintes qui lui paraissent répondre à certains critères et, également, qu’elle doit renvoyer le plaignant à l’autorité compétente si, au reçu du rapport d’enquête, elle juge que celui- ci devrait épuiser la procédure de règlement de griefs ou que la plainte pourrait être instruite selon des procédures prévues par une autre loi. (Il faut signaler que même si rien ne nous permettait de croire qu’un enquêteur avait été nommé ou qu’un rapport avait été soumis conformément au paragraphe 36( 1), ce qui aurait justifié l’application du paragraphe 36( 2) ou (3), nous avons néanmoins procédé à l’étude du bien- fondé de l’argument.)

Le mis en cause soutient que le plaignant aurait dû essayer de faire corriger la situation par le truchement de la négociation collective et des dispositions du Code canadien du travail et que la Commission, en allant jusqu’à constituer un tribunal pour étudier la plainte, a dépassé les limites de sa compétence du fait qu’elle n’a pas insisté auprès du plaignant afin qu’il épuise ces autres recours qui sont peut- être plus appropriés. L’avocat de la commission fait valoir que nous ne sommes pas habilités à étudier la façon dont la Commission a exercé le pouvoir discrétionnaire qu’elle détient en vertu de ces textes de loi.

Le mis en cause fait l’historique de la négociation collective entre les deux sections locales (916 pour les employés de bureau et 785 pour les employés d’usine) et la société; il a affirmé que les sections locales, du fait qu’elles n’avaient jamais cherché, dans le cadre de la négociation collective depuis 1978, à obtenir l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes et qu’elles avaient accepté les taux de rémunération fixés par les conventions négociées, n’avaient pas le droit de contester maintenant ces taux en vertu des articles de la Loi traitant de la parité salariale.

Il n’est pas nécessaire de revenir en détail sur les négociations entre la société et le syndicat. Ils ont tous deux admis que la question de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes avait été abordée au cours de la négociation collective dans l’après- midi du 27 juin 1978, peu après la promulgation de la Loi. La pièce C- 1 rend compte des notes prises par M. Brown à cette occasion. M. Kane a indiqué qu’étant donné que la société n’était pas disposée à comparer les emplois, le syndicat avait jugé préférable de déposer une plainte en vertu de la Loi sur les droits de la personne plutôt que de faire traîner les négociations. Il a également déclaré que le syndicat avait ajouté aux ententes signées depuis 1978 un avenant selon lequel il signait sous réserve de la décision rendue par la Commission relativement à la plainte de la disparité salariale. Dans le cadre des négociations de 1980, le syndicat a demandé qu’on augmente de 50 à 70 p. 100 les salaires des membres de la section locale 916 afin de les faire correspondre un peu mieux à ceux des membres de la section locale 785. M. Brown a reconnu qu’en agissant ainsi, le syndicat avait probablement pour objectif de régler la plainte de la disparité salariale. La société n’a pas accepté ces demandes salariales.

La pièce C- 2 rend compte des modifications et des ajouts à la convention collective entre la section locale 916 et le mis en cause, prenant fin le 31 mai 1981; on y retrouve la remarque suivante :

MODIFICATION : 16: 03 Rajuster tous les taux conformément au principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes. Prendre comme point de comparaison les taux consentis aux employés des usines d’eau lourde de Glace Bay et de Port Hawkesbury et y ajouter une augmentation générale de 20 p. 100.

On n’a pas tenu compte de cette modification dans l’entente conclue entre les parties. Bien qu’il semble que cette question ait été soulevée dans le cadre des négociations, rien ne porte à croire qu’elle ait fait l’objet de discussions sérieuses ou qu’elle puisse être un jour à l’origine d’une grève. Au cours de la ronde de négociation suivante, les parties étaient liées par les restrictions inhérentes à la loi C- 124, même si certaines reclassifications de postes ont eu lieu.

Selon M. Brown, la société trouvait difficile de négocier les salaires de ses employés alors que la Commission enquêtait sur la plainte de disparité salariale. Aussi a- t- elle écrit au Conseil canadien des relations de travail (pièce R- 8) pour lui demander son avis sur la façon de procéder. Sa lettre, datée du 11 avril 1980, se lit en partie comme suit :

... par la présente, nous désirons vous aviser du fait que nous nous estimons incapables de mener à terme des négociations portant sur l’une ou sur l’ensemble des questions économiques jusqu’à ce que la Commission canadienne des droits de la personne ait statué sur la plainte qui lui a été soumise.

(traduction)

Le Conseil canadien des relations de travail a fait parvenir cette lettre à la Commission, qui, dans sa réponse, en date du 29 mai 1980 (pièce R- 9), a déclaré notamment ce qui suit :

... le dépôt d’une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne ne constitue pas un obstacle à la conclusion d’une entente par la voie de la négociation collective. Il est du devoir des deux parties en cause d’en arriver à des ententes qui ne soient pas contraires à la loi.

(traduction)

Nous savons qu’Energie atomique du Canada Limitée et la section locale 9- 916 négocieront bientôt une nouvelle convention collective. L’enquête poursuivra néanmoins son cours. (traduction)

La Loi n’exige pas que les parties épuisent les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs avant de déposer une plainte. En fait, elle stipule que dans les cas où la Commission est convaincue que les parties auraient dû se prévaloir de ces recours, celle- ci doit renvoyer la plainte à l’autorité compétente. Nous ne savons pas quels étaient les faits dont la Commission disposait au moment où elle a décidé de donner suite à la plainte, bien que la pièce R- 9 donne à entendre qu’elle était au courant des difficultés perçues par la société en ce qui a trait à la négociation des questions salariales. D’après les éléments de preuve dont nous avons été saisis, il semble que le syndicat ait tenté de mettre sur le tapis la question de l’égalité de rémunération mais que lui- même et la société aient convenu qu’il fallait laisser la Commission statuer sur la plainte. En fait, selon M. Brown, il était difficile de faire autrement (pages 206 et 207 de la transcription).

La société s’est appuyée sur l’article 2 des conventions collectives (repris dans toutes les conventions conclues par la section locale 916 depuis 1978), qui se lit comme suit :

Advenant qu’une disposition de la présente convention s’avère incompatible avec une loi applicable en l’espèce, les parties devront se rencontrer et en arriver à un règlement satisfaisant de ladite disposition en conformité avec la loi; les autres dispositions demeureront exécutoires et lieront les deux parties.

(traduction)

Selon la société, cette disposition oblige les parties à régler la question de la parité salariale par le biais des procédures- établies. Aucune des parties n’a, semble- t- il, invoqué cet article relativement à la plainte de la disparité salariale, mais nous ne croyons pas qu’il s’agisse là d’une omission importante. Quelles qu’aient été les mesures prises dans le but de régler la question à la table de négociation, nous estimons qu’il n’existe aucune preuve que la Commission ait abusé du pouvoir discrétionnaire dont elle dispose aux termes de l’article 33 ou 36. En venir à la conclusion qu’un syndicat doit épuiser la procédure de règlement des griefs ou revendiquer ses droits en vertu du Code canadien du travail avant de pouvoir saisir la Commission d’une plainte, équivaudrait à restreindre considérablement le droit des syndiqués de se prévaloir des recours prévus par des lois comme la Loi canadienne sur les droits de la personne. A notre avis, tel n’était pas l’intention des législateurs qui ont énoncé l’objet de la Loi en termes généraux à l’article 2. L’obligation d’interpréter les textes législatifs réparateurs de façon juste, large et libérale, selon l’article 11 de la Loi d’interprétation, exclut cette approche restrictive.

Le mis et cause s’est également appuyé sur l’alinéa 33b)( iii) qui dispose que la Commission ne doit pas statuer sur une plainte qui lui paraît

frivole, vexatoire, sans objet ou entachée de mauvaise foi. Dans la lettre susmentionnée, qu’elle a adressée au Conseil canadien des relations de travail (pièce R- 8), la société énonce comme suit son argument relatif à la mauvaise foi du syndicat.

... La société est prête à négocier un règlement salarial qui aplanisse tous les différends subsistant entre les parties. Le syndicat a cependant exprimé clairement son intention de déposer une nouvelle plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne une fois que la convention collective négociée aura été signée.

Nous sommes d’avis qu’en adoptant cette position, le syndicat témoigne de sa mauvaise foi et qu’il n’est absolument pas disposé à négocier un règlement exécutoire en ce qui a trait aux questions économiques. (traduction)

Nous ne croyons pas que le syndicat ait négocié de mauvaise foi, simplement parce qu’il s’est prévalu des recours que lui offrait la Loi, et nous rejetons cet argument. Quoi qu’il en soit, rien ne prouve que la Commission ait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon injuste ou abusive.

Une question fondamentale ressort de l’étude de tous ces arguments, à savoir si un tribunal constitué en vertu de la Loi est habilité à examiner ou à critiquer la façon dont la Commission a exercé le pouvoir que lui confère la Loi. De l’avis de M. Juriansz, nous n’avons pas la compétence voulue. Cette question a déjà été étudiée dans plusieurs autres causes dont le contexte différait cependant de celui de l’affaire qui nous occupe. Après avoir examiné la façon dont il avait été constitué, un tribunal a jugé qu’étant donné qu’il existait des raisons légitimes de douter de son impartialité, même si ces craintes n’étaient pas fondées sur un article précis de la Loi, on avait eu tort de le constituer (Ward c. les Messageries du Canadien National et la Commission canadienne des droits de la personne (1981) 1 CHRD D/ 415). Dans une autre cause, il s’agissait de déterminer si la plainte qui avait donné lieu à la constitution d’un tribunal en était vraiment une (CCDP c. Bell Canada (1981) L CHRR D/ 265). Le tribunal a conclu qu’étant donné que la plainte ne faisait état d’aucun détail, il n’était pas habilité à l’instruire. Il s’agissait d’une plainte dont la Commission avait pris l’initiative en vertu du paragraphe 32( 3) qui l’autorise à agir de la sorte dans les cas où elle a des motifs raisonnables e croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire. Le tribunal a jugé que la plainte en question n’en était pas vraiment une puisqu’il s’agissait d’une lettre adressée par la Commission à la société; par conséquent, la plainte n’ayant pas été présentée comme il se doit, le tribunal n’avait pas été constitué selon les règles et n’avait pas la compétence voulue pour entendre l’affaire. Dans sa décision, le tribunal a signalé ce qui suit (D- 266)

... Bien que les paragraphes 32( 1) et 32( 3) autorisent la Commission à prendre l’initiative de la plainte, et ce, en une forme qui lui soit acceptable, nous ne croyons pas que le Parlement ait eu l’intention de lui accorder une liberté totale. (traduction)

L’affaire en question traitait d’un déni de justice naturelle, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Dans les affaires Ward et Bell, l’examen par le tribunal de la façon dont la Commission avait exercé son pouvoir discrétionnaire était directement lié à la question de sa compétence d’entendre l’affaire, tout comme dans le cas qui nous occupe, ce qui signifie que si nous jugions que la Commission s’est trompée dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, notre propre compétence s’en trouverait mise en doute. Dans les cas du genre de ceux dont il a été question plus haut et dans celui qui nous occupe, on ne peut affirmer que la Commission jouisse d’un pouvoir discrétionnaire absolu. Cependant, d’après les éléments de preuve qui nous ont été soumis, la Commission n’a pas abusé de son pouvoir discrétionnaire en s’abstenant de suggérer au syndicat d’épuiser les autres voies de recours. Au contraire, il semble que des tentatives aient été faites, quoique sans succès, en vue de régler le problème par voie de négociation.

Nous ne croyons pas non plus qu’on ait fait la preuve de la mauvaise foi du syndicat. En conclusion, nous rejetons les arguments du mis en cause et jugeons que l’affaire nous a été soumise correctement et que nous sommes habilités à l’examiner.

III. En ce qui a trait à une autre question préalable, le mis en cause prétend que le paragraphe 11( 2) de la Loi ainsi que l’ordonnance sur l’égalité de rémunération adoptée en conformité avec le paragraphe 22( 2) violent les droits qui lui sont garantis aux termes de l’article 7 de la Charte des droits et libertés, en ce sens qu’ils restreignent injustement les facteurs à prendre en considération pour déterminer si les fonctions des emplois en question sont équivalentes. Le paragraphe 11( 2) se lit comme suit:

"Les critères permettant d’établir l’équivalence des fonctions exécutées par des employés dans le même établissement sont les qualifications, les efforts et les responsabilités nécessaires pour leur exécution, considérés globalement, compte tenu des conditions de travail."

A l’appui de ses allégations, le mis en cause a fait entendre le témoignage de Marilyn Sykes, spécialiste des questions de rémunération, qui a travaillé pour la société de 1975 à décembre 1983 dans le domaine des ressources humaines. Mme Sykes a déclaré que l’élément demande du marché du travail et la négociation collective sont des facteurs qui entrent généralement en ligne de compte au moment de fixer les taux de rémunération, ce qui la porte à conclure qu’en empêchant l’employeur de tenir compte de ces facteurs lorsqu’il fixe les taux de rémunération la Loi restreint injustement sa liberté. Invoqué à l’appui de cet argument, l’article 7 de la Charte se lit comme suit :

"Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale."

Dans l’arrêt R. c. Halpert, qu’elle a rendu le 1er novembre 1983, et qui est actuellement en appel, la Cour provinciale de l’Ontario a donné une interprétation large de cet article de la Charte, en venant à la conclusion que les méthodes adoptées par le gouvernement fédéral pour opérer la conversion au système métrique restreignaient indûment les droits du propriétaire de la station- service. Le juge Ross a accepté la définition américaine du terme liberté, et M. Durnford nous exhorte à en faire autant. A la page 33 de ce jugement, le juge Ross cite l’arrêt Board of Regents of State College and Roth (U. S. S. C.) dans son interprétation des termes liberté et propriété qui figurent dans la disposition relative à la procédure du quatorzième amendement.

... sans aucun doute, il faut entendre par là non seulement la liberté à l’égard des contraintes physiques mais également le droit de l’individu de passer des marchés, de se livrer à n’importe laquelle des occupations courantes de l’existence, d’acquérir des connaissances utiles, de se marier, de fonder un foyer et d’élever des enfants, de rendre un culte à Dieu selon la voix de sa conscience, et d’une manière générale, de jouir des privilèges depuis longtemps reconnus comme essentiels à la poursuite légitime du bonheur par les hommes libres. Dans la constitution que se donne un peuple libre, il ne fait aucun doute que le terme liberté doit être interprété dans un sens large. (traduction)

L’arrêt Halpert étant en appel, nous devons attendre l’interprétation qu’une cour d’instance supérieure donnera de l’article 7. Il faut cependant signaler que l’arrêt Halpert traitait essentiellement de pouvoirs draconiens (selon le juge Ross, page 45) dont les inspecteurs sont investis en vertu de la Loi sur les poids et mesures, ainsi que l’absence de justice naturelle dans les méthodes d’application de cette loi. L’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et l’ordonnance sur l’égalité de rémunération diffèrent sensiblement des questions à l’étude dans l’arrêt Halpert. Au fond, l’article 11 est un texte de loi réparateur qui vise à éliminer la disparité salariale entre les hommes et les femmes, surtout dans la mesure où cette disparité découle du fait que les femmes exercent, pour la plupart, des emplois moins rémunérés. Si les réalités du marché du travail et de la négociation collective n’entrent pas en ligne de compte dans l’établissement de l’équivalence des fonctions, c’est peut- être un signe que, jusqu’ici, l’écart salarial ne s’est pas rétréci, dans l’ensemble, précisément parce que ces facteurs servent couramment à fixer les taux de rémunération. En évitant d’en tenir compte dans la législation, le Parlement a peut- être cherché à faire disparaître des obstacles à la parité salariale pour certains groupes d’employés.

Nous estimons que la Loi et l’ordonnance sont suffisamment souples pour nous permettre de nous prononcer, conformément à notre mandat, sur l’équivalence des fonctions et décider de la rémunération a accorder pour des fonctions équivalentes. Cependant, nous ne sommes pas d’accord avec le mis en cause lorsqu’il affirme que le fait pour la Loi de ne pas tenir compte notamment des réalités du marché du travail et de la négociation collective dans l’établissement de l’équivalence des fonctions entrave de façon indûe le pouvoir discrétionnaire du tribunal de trancher la question.

De nombreux textes de loi, tant provinciaux que fédéraux privent l’employeur de la liberté de fixer les taux de rémunération comme il l’entend : pensons, par exemple, aux dispositions relatives au salaire minimum, à l’indemnité de vacances, aux mesures anti- inflationnistes, etc., que l’on retrouve dans la législation sur les normes de travail. Même si l’interprétation que le juge Ross a donnée de l’article 7, était confirmée, il ne nous parait pas évident qu’elle modifierait notre conclusion en l’espèce. Il faut définir la liberté de l’employeur à la lumière d’autres dispositions statutaires, par exemple celles que nous venons de mentionner. Il existe d’autres objectifs et d’autres principes qui doivent être confirmés par des lois, comme en témoigne la Charte elle- même, en vertu de laquelle tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur le sexe (article 15). Même si la thèse exposée dans l’arrêt Halpert relativement à l’article 7 était acceptée, nous pourrions faire valoir que les droits protégés par la Loi ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique (article 1).

IV. Etant donné que le syndicat a accepté les taux salariaux fixés par la convention collective et qu’il est l’agent de négociation des deux groupes dont on cherche à comparer les salaires, la société demande qu’il soit considéré comme mis en cause au même titre qu’elle- même, plutôt que comme plaignant. Elle soutient qu’une entreprise assujettie au régime de la négociation collective n’a plus le droit de fixer unilatéralement les taux de rémunération et que le syndicat, qui a accepté les taux fixés pour les sections locales 916 et 785 dans le cadre de la négociation collective, ne devrait pas maitenant être autorisé à les contester.

Nous avons entendu les témoignages du syndicat et de la société dont les points de vue respectifs sont les suivants le syndicat prétend que les ententes ont été passées sous réserve du jugement rendu par la Commission, tandis que la société déclare s’être sentie obligée de laisser la Commission instruire la plainte de disparité salariale. S’il est vrai que l’entreprise ne peut fixer unilatéralement les taux de rémunération, il ne s’ensuit pas nécessairement que les parties sont pour autant sur un pied d’égalité. Il est également vrai que la grève est une arme puissante dont le syndicat aurait pu faire usage s’il avait tenté de régler la plainte au niveau de la négociation collective. Cependant, nous ne souscrivons pas au point de vue du mis en cause voulant que le refus de la part du syndicat d’emprunter cette voie l’ait rendu complice de la fixation de taux de rémunération discriminatoires, compte tenu surtout des éléments de preuve auxquels nous avons déjà fait allusion. Cet argument n’est pas étranger à ceux qui s’appuient sur les articles 33 et 36, et nos observations au sujet de ces derniers valent également pour ce cas- ci. Tout en admettant qu’un tribunal a le pouvoir d’ajouter des parties (Kotyk et Allary c. CEIC et Chuba (décision d’un tribunal d’appel de la CCDP, en date du 29 décembre 1983), nous ne croyons pas qu’il conviendrait de le faire en l’espèce. Nous en venons donc à la conclusion que le syndicat est bel et bien le plaignant dans l’affaire qui nous a été soumise.

V. Dans le cadre de la conférence préparatoire à l’audience, l’avocat du mis en cause a soutenu que le râle de la Commission dans cette affaire devrait se limiter à celui d’observateur ou, tout au plus, à celui de conseiller du tribunal pour ce qui est des questions de procédure. Le tribunal a tranché la question de vive voix, déclarant ce qui suit à la page 49 de la transcription :

La Loi stipulant assez clairement que la Commission a un rôle à jouer dans les activités des tribunaux, nous sommes prêts à la laisser participer aussi activement qu’elle le désire, en ce sens qu’elle peut présenter des éléments de preuve et des arguments et contre- interroger les témoins dans la mesure où elle croit qu’il y va de l’intérêt public.

(traduction)

Il n’est pas nécessaire, à notre sens, de donner des détails sur cette question, si ce n’est pour faire explicitement mention@ du paragraphe 40( 2) de la Loi, qui stipule ce qui suit :

"En comparaissant devant le tribunal et en présentant ses éléments de preuve et ses arguments, la Commission doit adopter l’attitude la plus proche, à son avis, de l’intérêt public, compte tenu de la nature de la plainte."

Dans presque toutes les causes relatives aux droits de la personne, à la fois au niveau provincial et fédéral, il est courant que l’avocat de la Commission présente les arguments, présumément, dans l’intérêt public. Nous croyons que le libellé de la Loi est assez général pour le permettre et, en outre, qu’il s’agit là d’une pratique souhaitable puis qu’elle évite aux plaignants, qui souvent n’ont ni les ressources ni les connaissances pour le faire, d’assumer le fardeau de la preuve.

Maintenant que nous avons réglé toutes les questions préliminaires soulevées par l’avocat et que nous nous en reconnaissons la compétence, nous pouvons examiner le bien- fondé de la plainte.

Fait le 22 février 1984.

Susan M. Ashley, présidente

M. Lois Dyer, membre

Pierre Denault, membre

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