Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Canadian Human Rights Tribunal

Entre :

Roger Desmarais

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel du Canada

l’intimé

Décision sur requête

No dossier : T1617/16310

Membre instructeur : Réjean Bélanger

Date : Le 25 février 2014

Référence : 2014 TCDP 5


Table des matières

I.......... Aperçu. 1

II........ La plainte. 1

III....... La requête. 3

IV....... Les faits. 3

V........ Les arguments. 7

A.           La position de l’intimé. 7

(i)           L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Moore soutient une limitation de la portée de la présente plainte. 7

(ii)          Les présents faits se prêtent à une conclusion de discrimination systémique. 8

(iii)         La bonne administration de la justice préconise de limiter la portée de la présente plainte. 10

(iv)         La présente requête ne pouvait pas être présentée plus tôt 11

(v)          Les ordonnances demandées. 11

B.           La position de la Commission. 12

(i)           La requête ne devrait pas être accordée en l’absence d’une audience sur le fond. 12

(ii)          La plainte ne devrait pas être limitée aux deux périodes d’incarcération du plaignant sous la garde du SCC.. 13

(iii)         L’objet de la LCDP appuie le rejet de la requête de l’intimé. 15

(iv)         L’arrêt Moore ne s’applique pas de la façon qu’a fait valoir l’intimé. 17

C.           La position du plaignant 18

(i)           La plainte ne doit pas être limitée aux deux périodes d’incarcération du plaignant. 18

(ii)          Un examen de situation de discrimination systémique est nécessaire et utile au cas du plaignant 19

(iii)         La requête de l’intimé retarde davantage la présente instance. 21

VI....... Analyse. 21

A.           La compétence du Tribunal pour examiner les allégations de discrimination systémique  22

(i)           L’arrêt Moore. 25

(ii)          Limiter la portée de l’audience et la divulgation des faits aux périodes d’incarcération du plaignant 27

(iii)         La bonne administration de la justice. 29

(iv)         Le choix du moment pour la présente requête. 30

VII..... Conclusion et décision. 30

 

 


I.       Aperçu

[1]               Les faits relatifs à cette plainte ont la possibilité de soulever des questions importantes et complexes concernant le traitement des détenus atteints de déficience intellectuelle qui sont sous la garde et le contrôle du Service correctionnel du Canada (le SCC). La portée de ces questions et leurs incidences sont au cœur de la présente requête.

II.    La plainte

[2]               Le 12 mars 2008, Mme Doreen Lothian, la tutrice légale du plaignant, M. Roger Desmarais, a déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), dans laquelle elle allègue que le SCC a agi de façon discriminatoire envers M. Desmarais du fait de sa déficience intellectuelle et de sa situation de famille, en contravention de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP).

[3]               Dans la plainte, il est allégué que des actes discriminatoires ont été commis de façon continue au cours de deux peines fédérales différentes que le SCC était chargé d’administrer : la première peine s’étendant du 13 novembre 2001 au 12 novembre 2003, et la deuxième, du 20 décembre 2005 au 19 décembre 2007.

[4]               En outre, dans la plainte, il est allégué que la discrimination dont a fait l’objet M. Desmarais [traduction] « résultait d’une question systémique liée au traitement des délinquants atteints de déficience intellectuelle et en particulier de ceux qui ne disposent pas d’un soutien familial adéquat ».

[5]               La plainte précisait qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve, à cette étape-ci de la procédure, pour donner à penser qu’il était susceptible que les questions systémiques, qui existaient au moment où M. Desmarais a allégué avoir été victime de discrimination, ne sont pas disparues.

[6]               Le 22 novembre 2010, David Langtry, vice-président de la Commission, a informé les parties, par lettre, de sa décision :

[traduction]

[...] la Commission a décidé, conformément à l’article 49 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP), de demander au président du Tribunal canadien des droits de la personne de désigner un membre pour instruire la plainte parce que :

les questions soulevées par cette dernière révèlent l’existence possible d’obstacles systémiques au traitement et à la réadaptation des détenus atteints de déficience intellectuelle et que, en conséquence, un examen plus poussé du Tribunal canadien des droits de la personne est justifié.

[…]

À titre de renseignement, les parties a une plainte peuvent demander à la Cour fédérale d’examiner la décision de la Commission en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

[7]               Le 16 août 2012, la Commission a remis au Tribunal son exposé des précisions, dans lequel elle a en outre défini les actes de discrimination systémique constante qui, selon elle, sont au cœur de la discrimination dont M. Desmarais a fait l’objet. Les voici :

a)                  le placement en isolement des détenus atteints de déficience intellectuelle, qui a des effets négatifs sur leur bien-être physique et mental;

b)                  le manque de programmes adaptés aux besoins des détenus atteints de déficience intellectuelle;

c)                  des politiques prévoyant l’évaluation des risques et le classement selon le niveau de sécurité;

d)                 les processus en cause pour obtenir un consentement éclairé afin de recueillir des renseignements sur un détenu atteint d’une déficience intellectuelle ou souffrant d’une maladie mentale.

III.  La requête

[8]               Le 26 juillet 2013, l’intimé a déposé une requête en radiation d’une partie de la plainte. Plus précisément, l’intimé fait valoir que le Tribunal devrait faire fi des éléments de l’instruction portant sur la discrimination systémique ou, à titre subsidiaire, limiter leur portée aux périodes pertinentes, en l’occurrence de 2001 à 2003, pour les questions portant sur les pratiques en matière d’isolement préventif en vigueur au SCC et la présumée absence de programmes destinés aux détenus atteints de déficience intellectuelle, et, de 2004 à 2006, pour les allégations fondées sur les politiques applicables à l’évaluation des risques et au classement selon le niveau de sécurité.

[9]               L’intimé demande en outre, à titre subsidiaire, que la divulgation des éléments de preuve relatifs aux allégations de discrimination systémique soit limitée aux documents qui définissaient la situation dans laquelle se trouvait le plaignant au moment où il purgeait sa peine sous la surveillance du SCC.

IV. Les faits

[10]           M. Desmarais, qui est né le 2 octobre 1982, a reçu un diagnostic de retard mental (QI global de 56), selon les critères du DSM-IV, et est analphabète.

[11]           En 2001, alors que le plaignant était âgé de 18 ans, il a été reconnu coupable de trois infractions sexuelles et d’une introduction par effraction; il a été condamné, entre autres, à une peine d’emprisonnement de deux ans dans un pénitencier fédéral et à trois années de probation, et il a été vivement recommandé qu’il soit transféré à l’Institut Philippe‑Pinel de Montréal (l’Institut Pinel) pour recevoir des traitements.

[12]           Au cours du procès, le juge, qui voulait s’assurer que M. Desmarais soit transféré à l’Institut Pinel après la condamnation, a appelé comme témoin M. Bigras, un agent de classement du SCC.

[13]           Dans son témoignage, M. Bigras a affirmé que M. Desmarais faisait partie d’un groupe de détenus sous responsabilité fédérale qui étaient atteints de déficits cognitifs graves. M. Bigras, qui n’avait jamais rencontré M. Desmarais, a mentionné que, mis à part le QI de ce dernier, il savait peu de choses sur M. Desmarais. Néanmoins, il prévoyait que M. Desmarais ne se serait pas incarcéré dans une prison à sécurité minimale, mais pourrait se retrouver dans la prison à sécurité maximale de Port‑Cartier. En outre, son ordonnance de maintien en incarcération ferait très probablement l’objet d’un examen. Voici quelques‑unes des déclarations faites par M. Bigras :

Excusez, je sais que [...] je connais un peu ses délits. Je n’ai lu aucun rapport puis je sais un peu la [...] à cause de son quotient intellectuel, ça se limite ça

[...]

On n’a pas toujours l’encadrement à la détention en protection où on les envoie en isolement préventif […][1].

[14]           Le plaignant a purgé sa première peine du 13 novembre 2001 au 12 novembre 2003.

[15]           Le plaignant a d’abord été incarcéré au Centre régional de réception où son cas a été évalué en vue de déterminer le classement approprié selon le niveau de sécurité. Le SCC a attribué au plaignant le niveau de sécurité moyenne et a déterminé que ce dernier devrait être incarcéré à La Macaza, un établissement situé dans la région de Québec, qui a mis en place un certain nombre de programmes à l’intention des délinquants sexuels.

[16]           Il est ressorti du processus d’évaluation que M. Desmarais nécessitait :

[traduction]

un traitement intensif ciblant plus particulièrement les besoins des délinquants sexuels atteints de déficience intellectuelle et, à long terme, d’un plan de suivi cohérent en vue d’une réinsertion sociale[2].

[17]            En février 2002, l’Institut Pinel a refusé la demande d’admission de M. Desmarais.

[18]           Également en février 2002, l’Unité régionale de santé mentale du SCC (l’URSM) a refusé d’admettre M. Desmarais, parce que, semble-t-il, elle n’avait pas la [traduction] « structure ou les possibilités de traitement appropriées pour un délinquant sexuel anglophone ayant un niveau de fonctionnement trop bas[3] ».

[19]           Le 10 avril 2002, le plaignant a été placé en isolement préventif à La Macaza, parce qu’il avait été exploité sexuellement par d’autres détenus et avait fait l’objet de plaintes pour [traduction] « masturbation compulsive ». Selon un rapport psychologique du SCC, M. Desmarais était incapable de participer au programme de traitement des délinquants sexuels de l’établissement La Macaza en raison de [traduction] « problèmes liés à son retard mental[4] ».

[20]           Le plaignant a été gardé en isolement préventif pour une période de 11 mois.

[21]           En octobre 2003, le plaignant a de nouveau été placé en isolement préventif, cette fois après avoir menacé un employé.

[22]           Le plaignant a été mis en liberté le 12 novembre 2003 après avoir purgé sa peine.

[23]           Depuis 2003, le plaignant a été soumis à un régime de protection, soit la tutelle. Le 7 juin 2007, la Cour supérieure du Québec a nommé Mme Doreen Lothian à titre de tutrice légale de M. Desmarais.

[24]           En juillet, octobre et novembre 2005, le plaignant a été arrêté pour plusieurs violations de conditions de probation, de même que pour avoir résisté à une arrestation.

[25]           Le 21 décembre 2005, le plaignant a été condamné, entre autres, à une peine d’emprisonnement de deux ans concernant ces arrestations. Il a purgé cette deuxième peine du 21 décembre 2005 au 20 décembre 2007.

[26]           Compte tenu de ses antécédents, le plaignant a reçu la cote de sécurité maximale. Toutefois, son transfert dans un établissement à sécurité maximale a été suspendu lorsque le SCC a demandé son transfert à l’Institut Pinel.

[27]           Le ou vers le 7 février 2006, l’Institut Pinel a accepté la demande d’admission du plaignant, qui a été transféré dans cet établissement en avril 2006 où il est resté jusqu’à la fin de sa période d’emprisonnement.

[28]           Le 19 mars 2008, le plaignant, par l’entremise de sa tutrice, a déposé une plainte de discrimination auprès de la Commission, au titre de l’article 5 de la LCDP.

[29]           Le 12 avril 2011, dans le contexte de nouvelles accusations criminelles pour des incidents de nature sexuelle qui ont eu lieu après la deuxième période d’emprisonnement du plaignant, ce dernier a été déclaré inapte à subir son procès par la Chambre criminelle de la Cour du Québec.

[30]           Le 26 juillet 2011, le Tribunal administratif du Québec (le TAQ) a confirmé la décision de la Cour du Québec, à savoir que le plaignant était inapte à subir son procès, et a ordonné qu’il soit gardé en détention.

[31]           Le 10 septembre 2013, le TAQ, qui examinait chaque année la situation du plaignant afin de déterminer s’il était devenu apte à subir son procès, a déclaré qu’il était devenu apte à subir son procès et a renvoyé l’affaire devant le tribunal pénal.

[32]           À la suite de cette décision, M. Desmarais a été mis en détention dans un établissement sous responsabilité provinciale à Rivière‑des‑Prairies, en attendant de se présenter à nouveau devant le tribunal, le 21 septembre 2013.

V.    Les arguments

A.                La position de l’intimé

(i)                 L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Moore soutient une limitation de la portée de la présente plainte

[33]           L’arrêt rendu le 9 novembre 2012 par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, est au cœur de la position de l’intimé. Les paragraphes ci‑dessous expliquent l’interprétation que donne l’intimé de l’arrêt Moore.

[34]           L’affaire Moore porte sur des allégations de discrimination de la part de la province de la Colombie‑Britannique contre Jeffrey Moore, un enfant atteint d’un trouble d’apprentissage sévère dont les besoins en enseignement correctif intensif n’ont pas été comblés par le réseau scolaire public au cours d’une période de contraintes budgétaires dans cette province.

[35]           Tout au long de ses motifs, la Cour suprême du Canada insiste sur la nécessité de mettre l’accent sur une plainte de discrimination « durant la période pertinente » : arrêt Moore, aux paragraphes 35, 37, 50 et 51. Elle souligne également que les redressements accordés par un tribunal doivent être confirmés « compte tenu de la portée concrète de la plainte » : arrêt Moore, au paragraphe 56. Cette décision a jeté un nouvel éclairage sur les cas où une situation de « discrimination systémique » était invoquée dans les allégations pour élargir la portée d’une plainte individuelle. L’intimé fait valoir que, depuis l’arrêt Moore, ce n’est plus possible.

[36]           L’intimé soutient que, compte tenu de cet arrêt récent, les cours et le Tribunal doivent s’assurer que les instructions du Tribunal reposent sur la situation particulière du plaignant. Quelles que soient les conclusions de nature systémique tirées dans un cas particulier, elles doivent donc découler directement de cette situation personnelle.

(ii)               Les présents faits se prêtent à une conclusion de discrimination systémique

[37]           L’intimé affirme que les présents faits ne permettent pas de conclure à l’existence de discrimination systémique et que les allégations du plaignant ne concernent que la première période d’incarcération et qu’une brève partie de la deuxième période d’incarcération.

[38]           Plus précisément, l’intimé fait valoir que l’examen par le Tribunal de la pratique du SCC de placer en isolement préventif les détenus atteints de déficience intellectuelle devrait être limitée aux pratiques en vigueur au SCC de 2001 à 2003 et pour quelques jours en avril 2006, lorsque le plaignant a été mis en isolement préventif. Il fait observer que le plaignant n’a jamais été assujetti à de longues périodes d’isolement préventif au cours de sa deuxième période d’incarcération.

[39]           En ce qui concerne le présumé manque de programmes du SCC, destinés aux détenus atteints de déficience intellectuelle, l’intimé fait valoir que l’examen devrait être limité à la première période d’incarcération du plaignant, parce qu’il a été transféré à l’Institut Pinel peu de temps après avoir été incarcéré pour la deuxième fois et qu’il n’avait donc pas besoin d’un programme offert par le SCC.

[40]           L’intimé fait valoir en outre que l’examen par le Tribunal des politiques applicables qui prévoient l’évaluation des risques et le classement selon le niveau de sécurité ne devrait porter que sur les deux périodes d’incarcération du plaignant, parce que des pratiques différentes peuvent ou non avoir été élaborées après avril 2006 et qu’elles ne sont pas prises en compte dans l’évaluation de la situation particulière du plaignant.

[41]           En réponse à l’allégation de la Commission selon laquelle les processus mis en place par le SCC pour obtenir le consentement éclairé d’un détenu atteint de déficience intellectuelle ou souffrant d’une maladie mentale et pour ainsi avoir accès aux renseignements personnels sont discriminatoires, l’intimé soutient que cette question devrait également se limiter aux deux périodes d’incarcération du plaignant.

[42]           L’intimé fait valoir que la portée de l’instruction de la plainte par le Tribunal devrait être limitée de cette façon, puisque le plaignant a cessé d’être sous la responsabilité du SCC depuis 2007 et qu’il demeure peu probable et hypothétique que le plaignant se retrouve éventuellement sous la garde du SCC et, que cela, finalement, dépend en grande partie du plaignant lui-même. En outre, comme, selon toute probabilité, l’intimé ne sera plus jamais jugé apte à subir un procès, il s’ensuit qu’il ne tirerait aucun avantage personnel d’un examen de l’évolution des pratiques et des politiques du SCC. L’intimé fait valoir qu’il serait donc inutile pour le Tribunal d’examiner les pratiques actuelles du SCC et de surveiller la mise en œuvre de mesures correctives, parce que, à l’instar de Jeffrey Moore qui ne pouvait pas réintégrer le réseau scolaire public, le plaignant ne réintégrera probablement jamais un pénitencier fédéral.

[43]           L’intimé soutient que, ainsi qu’il est exposé dans l’arrêt Moore, l’examen devrait porter sur la discrimination dont aurait été victime le plaignant au cours des longues périodes où il était sous la surveillance du SCC. Étendre la portée de l’instruction aux politiques antérieures et actuelles du SCC, liées aux quatre motifs de discrimination allégués dans la plainte, reviendrait à transformer le Tribunal en une commission d’enquête parlementaire et à réorienter la portée de l’instruction bien au‑delà de la situation particulière du plaignant. L’intimé soutient que cette interprétation de l’arrêt Moore est appuyée par le récent arrêt rendu par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique dans l’affaire British Columbia v. Mzite, 2013 BCSC 116 (l’arrêt Mzite), et la déclaration de cette cour au paragraphe 54, qui est rédigée ainsi :

[traduction]

En tant qu’arbitre saisi de la plainte particulière, son enquête sur les pratiques mises en place à VIRCC, qui ont donné lieu à des interruptions d’administration de médicaments, porterait sur la période d’incarcération de M. Mzite. S’il était conclu à l’existence d’un acte discriminatoire à l’époque, il ne pourrait être présumé qu’une mesure de redressement individuelle accordée à M. Mzite aurait une incidence sur les autres se trouvant dans sa situation, deux ans après la date de la mise en liberté de M. Mzite. La valeur accordée à l’allégation de discrimination systémique pour déterminer s’il est dans l’intérêt public d’accueillir cette plainte très tardivement déposée semble indiquer un but répréhensible, en l’espèce une enquête sur les pratiques en matière de fourniture de médicaments aux détenus du VIRCC, à compter de décembre 2010, soit au moins vingt mois après qu’ont été commis les actes discriminatoires allégués par M. Mzite. Je conclus que cela, combiné aux erreurs susmentionnées dans l’évaluation de la raison du retard, est manifestement déraisonnable.

[44]           L’intimé soutient que les faits nouveaux ayant pu survenir depuis l’incarcération du plaignant n’ont pas de rapport avec l’instruction dans la présente plainte. Le Tribunal ne devrait donc pas se livrer à une analyse de la discrimination systémique, car celle-ci ne serait d’aucune utilité pour le plaignant.

[45]           L’intimé fait valoir que, bien que les faits particuliers de l’affaire Desmarais ne donnent pas lieu à un vaste examen des pratiques du SCC, l’affaire Starblanket, qui est aussi actuellement devant le Tribunal, pourrait être plus appropriée. Cette affaire a également trait à un détenu atteint de déficience intellectuelle qui a passé de longues périodes en isolement préventif. Cependant, contrairement à M. Desmarais, M. Starblanket est encore actuellement incarcéré dans un établissement fédéral ou l’était il y a peu de temps encore.

(iii)             La bonne administration de la justice préconise de limiter la portée de la présente plainte

[46]           Suivant les articles 44 à 46 de la Loi, l’intimé soutient que, si le Tribunal accepte d’examiner l’ensemble des pratiques et des politiques mises en place par le SCC depuis 2001, considérant que le plaignant n’est nullement touché par ces politiques, il faudrait un engagement très ferme de la part de toutes les parties et du Tribunal au chapitre des ressources financières et humaines, parce que la divulgation des faits aurait, de manière exponentielle, une portée plus large et qu’il y aurait plus de témoins, c.-à-d., des témoins ordinaires et des témoins experts.

(iv)             La présente requête ne pouvait pas être présentée plus tôt

[47]           L’intimé fait valoir qu’il n’aurait pu présenter une demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision de la Commission de renvoyer pour ces motifs la plainte au Tribunal, parce que le renvoi a été effectué le 2 novembre 2010, soit deux ans avant que la Cour suprême du Canada ne rende sa décision dans l’affaire Moore.

[48]           L’intimé soutient en outre qu’il ne pouvait présenter cette requête plus tôt et affirme que, de toute façon, ni le plaignant ni la Commission ne seraient lésés par le retard de quelques mois entre la date de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Moore et la date de la présente requête.

[49]           Il fait observer qu’il est dans l’intérêt de toutes les parties que le Tribunal statue sur la présente requête avant l’audience et qu’il est plus avantageux de procéder de le faire maintenant que de le faire après la divulgation complète des éléments de preuve et le début des audiences.

(v)               Les ordonnances demandées

[50]           Pour ces raisons, l’intimé fait valoir que le Tribunal devrait retirer les allégations de discrimination systémique du cadre de l’instruction.

[51]           L’intimé demande aussi que toutes les demandes de divulgation qui ne se rapportent pas aux circonstances particulières de la plainte soient rejetées, parce qu’elles sont en dehors du cadre de l’instruction du Tribunal et ne sont donc pas pertinentes.

[52]           À titre subsidiaire, si le Tribunal demeure convaincu qu’il y aurait certains avantages à examiner les allégations de discrimination systémique, l’intimé demande qu’un tel examen soit limité aux périodes précises pendant lesquelles le plaignant était détenu dans une institution sous la surveillance du SCC.

[53]           À titre subsidiaire, l’intimé demande que la divulgation des éléments de preuve relatifs aux allégations de discrimination systémique se limite aux documents qui traitent de la situation qui existait au moment où le plaignant était incarcéré sous la surveillance du SCC, pas à un autre moment.

 

B.                 La position de la Commission

(i)                 La requête ne devrait pas être accordée en l’absence d’une audience sur le fond.

[54]           La Commission n’accepte pas les arguments de l’intimé, selon lesquels la portée de cette plainte devrait être réduite et qu’il ne devrait pas avoir à fournir des renseignements relatifs à de présumés actes de discrimination systémique constante. Elle fait valoir que le Tribunal est maître de sa propre procédure, mais qu’il doit exercer son pouvoir avec prudence lorsqu’il lui est demandé de rejeter une plainte ou des parties d’une plainte sans tenir une audience. La LCDP prévoit déjà un processus d’examen préalable, qui est effectué par la Commission. Cette dernière fait observer que le renvoi de la plainte au Tribunal n’a pas restreint la portée de la plainte au point d’exclure les allégations de discrimination systémique et que le mandat du Tribunal a été déterminé par la lettre de demande de renvoi de la plainte de la Commission. Le paragraphe 50(1) de la LCDP mentionne également que le Tribunal donne aux parties « la possibilité pleine et entière » de présenter des éléments de preuve ainsi que leurs observations sur les questions soulevées dans la plainte. La Commission est d’avis que, en l’espèce, cela inclut les allégations de discrimination systémique.

[55]           La Commission fait valoir que, selon la décision Buffet c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 16 (Buffet) et la décision Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445 (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada), conf. par l’arrêt Canada (procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, une telle situation nécessite une audience complète sur les faits. Elle s’appuie sur les paroles de la protonotaire Aronovitch dans Canada (Procureur général c. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations et autres, T‑1753‑1708 (Ordonnance modifiée – 26 novembre 2009) à la p. 5 (conf. par Canada (Procureur général c. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations et autres, 2010 CF 343) (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations - ordonnance SSEFPN de 2009), qui a affirmé ce qui suit :

[traduction]

[l]e sujet de la plainte étant sérieux et complexe, je conviens qu’il ne doit pas faire l’objet d’une décision sommaire, rendue sans le dossier factuel nécessaire à l’appréciation globale des questions en cause.

[56]           La Commission soutient que l’espèce porte sur un ensemble complexe de faits et du droit, qui soulèvent de graves questions concernant le traitement des détenus atteints de déficience intellectuelle. Au fil des ans, le Bureau de l’enquêteur correctionnel (le BEC) a constamment rendu compte de la pratique de l’isolement comme moyen de gérer les détenus souffrant de maladies mentales et a fait part de ses préoccupations à ce sujet. Ce point de vue a été repris par la Cour fédérale du Canada, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et le Comité des Nations Unies contre la torture, qui ont déclaré que le placement en isolement cellulaire des délinquants atteints d’une maladie mentale constitue une forme de peine ou de traitement cruel, inhumain et dégradant et, dans certaines circonstances, de torture. La Commission fait valoir que pour bien étudier ces questions, une audience sur le fond de l’affaire est requise.

(ii)               La plainte ne devrait pas être limitée aux deux périodes d’incarcération du plaignant sous la garde du SCC

[57]           La Commission fait valoir en outre que les actes de discrimination systémique sont présumés avoir été commis avant l’incarcération de M. Desmarais et au cours de sa période d’incarcération, et qu’ils se poursuivent toujours. Il est également allégué que de nombreuses autres personnes incarcérées, qui étaient sous la garde et le contrôle du SCC, en ont été victimes. Cela étant, la Commission estime qu’il ne serait pas acceptable que la plainte soit limitée aux deux périodes d’incarcération du plaignant, comme le demande l’intimé, en particulier sur le fondement de la requête préliminaire actuelle. À cet égard, de l’avis de la Commission, il importe peu que le plaignant ne soit plus incarcéré dans un établissement du SCC, qu’il se soit écoulé beaucoup de temps après qu’il a été sous la garde ou le contrôle du SCC et qu’il ne fût plus incarcéré au moment où la plainte a été déposée. En outre et contrairement aux arguments de l’intimé, le fait qu’il ait été jugé inapte à subir son procès en 2011 n’est pas pertinent, parce qu’il pourrait de nouveau être placé sous la garde et le contrôle du SCC.

[58]           La Commission affirme qu’elle tentera de démontrer que tous les faits vécus par M. Desmarais résultent de l’application des politiques ou des pratiques systémiques du SCC. À cette fin, la Commission compte présenter des éléments de preuve factuels semblables à l’égard de détenus atteints de déficience intellectuelle qui ont été placés en isolement cellulaire pendant de longues périodes.

[59]           Au nombre de ces éléments de preuve figurent les cas de Marvin Jeffrey Tekano et de Ashley Smith, l’affaire Starblanket évoquée par l’intimé, de même que de nombreux cas documentés par le BEC au cours de la dernière décennie. Seront également présentés des rapports traitant de la question de l’isolement cellulaire qui ont été publiés par divers organismes de défense des droits de l’homme des Nations Unies. La Commission allègue que, à moins que l’intimé [traduction] « n’affirme catégoriquement que les présumées pratiques ne sont plus employées et s’engage en outre à ce qu’elles ne soient plus employées à l’avenir, la bonne administration de la justice exige que le Tribunal entende les allégations de nature systémique […] ». Le plaignant a le droit de se faire entendre devant le Tribunal et de présenter tous les éléments de preuve, y compris les éléments de preuve se rapportant à la discrimination systémique, à l’appui de ses allégations.

[60]           La Commission est d’avis que, si l’intimé entend soutenir que les présumées pratiques discriminatoires ne sont plus employées ou que les politiques du SCC ont changé, l’intimé a le droit de produire les éléments de preuve y afférents dans la présentation de sa preuve principale. En outre, si M. Desmarais n’établit pas le bien‑fondé de la plainte de discrimination systémique, après avoir eu la possibilité de présenter l’ensemble de la preuve à cet égard lors d’une audience, le Tribunal pourrait alors rejeter les parties de la plainte ayant trait à des aspects systémiques.

[61]           La Commission soutient que, comme c’était le cas dans la décision Emmett c. L’Agence du revenu du Canada, 2013 TCDP 12 (Emmett), l’intimé ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombe de démontrer que sa requête devrait être accueillie.

(iii)             L’objet de la LCDP appuie le rejet de la requête de l’intimé

[62]           La Commission est d’avis que la déclaration de l’intimé selon laquelle le Tribunal ne peut ni entendre les allégations de discrimination systémique ni ordonner des mesures de redressement systémiques nie l’objet même de la LCDP pour deux raisons. La première, c’est que cela minerait l’objectif préventif de la LCDP. Cet objectif est précisé au paragraphe 53(2) de la LCDP, qui est libellé ainsi :

(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(ii)de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

[Non souligné dans l’original.]

[63]           La Commission fait valoir que cet article autorise expressément le Tribunal à utiliser son pouvoir de redressement pour remédier à la discrimination systémique et que son interprétation est en accord avec les termes de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114 (Action Travail), à la page 1142 :

Lorsqu’on a affaire à un tel cas de « discrimination systémique », il se peut qu’une ordonnance comme celle rendue par le tribunal soit le seul moyen de réaliser l’objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[64]           La deuxième raison est que, si la requête du SCC était accueillie, la Commission fait valoir que cela donnerait lieu à un gaspillage important des ressources publiques parce que d’autres plaignants potentiels se trouvant dans une situation semblable à celle de M. Desmarais remettraient en litige les mêmes questions qui sont soulevées en l’espèce.

[65]       Dans l’ordonnance SSEFPN de 2009, la protonotaire Aronovitch affirmait ce qui suit :

[traduction]

Il importe, cependant, de permettre un examen complet et minutieux par le tribunal spécialisé en la matière de questions pouvant avoir des répercussions sur la capacité future des peuples autochtones de présenter des plaintes en matière de discrimination.

[66]           La Commission fait valoir que, de même, si la requête du SCC était accueillie, la possibilité pour les détenus handicapés ou tout autre groupe vulnérable dans la société canadienne de déposer éventuellement des plaintes valables qui soulèvent des questions systémiques sera fortement limitée, ce qui aura pour effet de miner davantage l’objectif de la LCDP qui est d’empêcher les actes discriminatoires.

[67]           Enfin, la Commission fait valoir qu’elle ne demande pas au Tribunal de procéder à une « commission d’enquête parlementaire », mais plutôt de remplir l’obligation que lui impose la loi, à savoir d’entendre et d’apprécier les éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes discriminatoires de nature individuelle et systémique, soulevées dans la plainte. Elle fait observer qu’un examen de l’ensemble des pratiques passées et actuelles du gouvernement que requiert cette affaire est le type même d’examen que le Tribunal, en tant qu’organe quasi judiciaire, spécialisé en matière des droits de la personne, est autorisé légalement à mener. À l’appui de sa position, la Commission fait référence aux décisions rendues dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, et l’affaire Hughes c. Élections Canada, 2010 TCDP 4.

(iv)             L’arrêt Moore ne s’applique pas de la façon qu’a fait valoir l’intimé

[68]           La Commission soutient que, contrairement aux arguments de l’intimé, l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Moore n’appuie pas la thèse selon laquelle le Tribunal ne peut pas procéder à un examen des actes de discrimination systémique constante. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada était préoccupée par l’absence de lien entre la portée réelle de la plainte et les mesures de redressement de nature systémique ordonnées. Toutefois, la Cour suprême du Canada n’a pas précisé qu’un tribunal doit, dans tous les cas, limiter son examen et les mesures de redressement à une plainte individuelle.

[69]           La Commission fait aussi observer que l’arrêt Moore est fondé sur un ensemble de faits précis et sur le British Columbia Human Rights Code, et que cette affaire doit être distinguée de l’espèce. Bien que la plainte dans l’arrêt Moore repose sur des éléments de preuve de nature systémique, la discrimination systémique n’était pas en cause (ou une plainte collective, ainsi que l’autorise le British Columbia Human Rights Code); il s’agissait plutôt d’une plainte portant sur des actes discriminatoires individuels. La plainte de M. Desmarais, quant à elle, précise clairement que la plainte soulève des allégations de discrimination individuelle et systémique.

[70]           Le paragraphe 7 de la plainte énonce clairement ce qui suit :

[traduction]

Le caractère systémique de ces actes discriminatoires a été démontré par M. Bigras, un agent de classement du SCC qui a témoigné en 2001 au sujet de l’admission à l’IPPM. M. Bigras, qui n’avait jamais rencontré Roger ou lu de rapports à son sujet, avait prévu avec exactitude, uniquement d’après la déficience intellectuelle de Roger, ce qu’il adviendrait de Roger à l’intérieur du SCC s’il n’était pas envoyé à l’IPPM comme le juge le souhaitait, c’est-à-dire : isolement (isolement cellulaire), ordonnance de maintien en incarcération interdisant la libération d’office, classement au niveau de sécurité minimale […]

[Souligné dans l’original.]

[71]           La Commission fait également observer que le fait que l’application continue d’une pratique discriminatoire systémique est au cœur de la plainte a aussi été souligné dans la section 40/41 du rapport d’enquête, la décision de la Commission, les lettres de demande de renvoi et l’exposé des précisions fourni par les parties au Tribunal. En conséquence, la Commission soutient que l’arrêt Moore ne s’applique pas de la façon qu’a fait valoir l’intimé, parce que des allégations de discrimination systémique ont clairement été soulevées par le plaignant au début de la présente instance. Elle soutient également qu’aucune des décisions qui se sont ensuite fondées sur l’arrêt Moore ou qui ont invoqué cette affaire n’a appliqué le type d’interprétation que l’intimé avance dans sa requête.

C.                La position du plaignant

(i)                 La plainte ne doit pas être limitée aux deux périodes d’incarcération du plaignant.

[72]           Le plaignant s’oppose à la requête de l’intimé selon laquelle la période de divulgation des faits doit être limitée aux deux périodes d’incarcération du plaignant, soit de 2001 à 2003 et de 2005 à 2007. L’acceptation d’une telle position va à l’encontre des principes d’équité administrative qui exigent que les délais doivent, au minimum, être les mêmes pour le plaignant et l’intimé.

[73]           Le plaignant ne peut pas accepter que l’intimé ait accès à des documents importants liés au passé de M. Desmarais, soit de son enfance jusqu’en 2013, alors que le plaignant serait limité à une période qui serait plus courte que la durée de son incarcération. Il en résulterait que le plaignant n’aurait pas accès à des renseignements importants concernant les pratiques du SCC et la gestion de la situation de M. Desmarais.

[74]           En outre, le plaignant soutient que, dans les circonstances actuelles, le début de la « période pertinente » devrait être fixé au moment où ont commencé les actes discriminatoires, soit en novembre 2001, date à laquelle M. Bigras a témoigné devant le tribunal et a prévu avec exactitude ce qu’il adviendrait de M. Desmarais au sein du SCC. La divulgation des faits pertinents devrait commencer par l’ajout de tous les renseignements sur lesquels M. Bigras aurait fondé son témoignage.

[75]           Le plaignant ajoute que la fin de la « période pertinente » devrait être le moment de l’audience afin d’éviter que de nouveaux actes discriminatoires soient commis.

(ii)               Un examen de situation de discrimination systémique est nécessaire et utile au cas du plaignant

[76]           L’un des arguments soulevés dans la requête de l’intimé, qui vise à démontrer que l’examen d’actes de discrimination systémique n’est ni nécessaire ni utile est qu’il n’y a aucune similitude entre la présente affaire et la situation d’un autre détenu handicapé placé sous la surveillance du SCC. Le SCC n’a jamais présenté d’éléments de preuve pour appuyer une telle affirmation et il en découle qu’il n’existe aucune preuve. La référence de l’intimé à l’affaire Starblanket, au paragraphe 46 de sa requête, laisse entendre que les affaires Desmarais et Starblanket ont des éléments en commun, ce qui semble donner en outre à penser que le cas de M. Desmarais n’est pas unique.

[77]           L’intimé a également allégué que les chances que le plaignant réintègre l’établissement fédéral sont faibles, puisqu’il a été déclaré inapte à subir son procès. En conséquence, l’intimé fait valoir que M. Desmarais n’est pas touché par les pratiques et les politiques mises en place par le SCC après la fin de sa période d’incarcération. Le plaignant ne souscrit pas à ce point de vue. En fait, M. Desmarais n’est pas détenu présentement à l’Institut Pinel, mais à l’établissement de Rivière‑des‑Prairies, un centre de détention provincial, en attendant de se présenter à nouveau devant un tribunal. Certes, M. Desmarais est atteint d’une déficience intellectuelle, qui est permanente, mais l’intimé a tort d’assimiler un handicap et une constatation d’inaptitude à la conclusion que l’inaptitude est un état permanent. Une personne handicapée, qui est inapte, peut évoluer, grâce à une formation spéciale, au point où elle comprend le système judiciaire suffisamment pour atteindre le seuil qui sépare l’aptitude physique et mentale de l’inaptitude. En fait, le 10 septembre 2013, le TAQ a statué que M. Desmarais était apte à subir son procès et a renvoyé l’affaire devant un tribunal pénal. En conséquence, il faut présumer qu’il est possible que M. Desmarais puisse encore, dans une certaine mesure, être condamné à une peine fédérale. Par conséquent, une amélioration des pratiques et des politiques du SCC pourrait être bénéfique pour le plaignant.

[78]       En outre, dans la plainte déposée au nom de M. Desmarais, il est allégué que la discrimination dont il a été victime était d’origine systémique, qu’elle était fondée sur sa déficience et sa situation de famille. Les tribunaux des droits de la personne, en se prononçant sur la portée d’une plainte, ont déjà statué que la preuve de nature systémique est recevable lorsqu’il s’agit de prouver une plainte individuelle. Au paragraphe 64 de l’arrêt Moore, la juge Abella a déclaré ce qui suit :

[…] Le Tribunal était certes autorisé à tenir compte de la preuve de nature systémique afin de décider si Jeffrey avait été victime de discrimination, [...]

[79]           Le plaignant soutient que, même s’il n’y a pas eu présentation de preuve sur la discrimination systémique dans l’arrêt Moore, cette affaire reconnaissait que des plaintes individuelles pouvaient contenir des éléments de preuve de nature systémique et que des mesures de redressement systémiques pouvaient naturellement découler d’une demande. Cela est conforme à la jurisprudence en matière de droits de la personne. Par exemple, dans la décision Radek v. Henderson Development (Canada) Ltd. and others, 2003 BCHRT 6750, le Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique a déclaré : [traduction] « Malgré le fait que j’ai conclu que cette plainte est de nature systémique, il s’agit toujours de la plainte individuelle d’un plaignant ». 

(iii)             La requête de l’intimé retarde davantage la présente instance

[80]           Le plaignant conteste l’affirmation de l’intimé selon laquelle la requête n’aurait pas pu être présentée plus tôt. L’arrêt Moore, qui a été très médiatisé, a été rendu au début de novembre 2012. L’intimé a signé son exposé des précisions le 17 octobre 2012 et s’est engagé à fournir tous les renseignements dans un court délai. Il a reporté le dépôt de ses documents à maintes reprises au cours des mois suivants et, à la fin de mai 2013, la divulgation de renseignements n’avait pas encore été déposée. Ce n’est qu’au cours d’une conférence téléphonique de gestion d’instance organisée par le Tribunal en juin 2013 que l’intimé a annoncé son intention de présenter une requête pour limiter la période de divulgation.

[81]           Même si les allégations de discrimination systémique et l’intention de les examiner avaient été transparentes tout au long du processus, la réticence du SCC à communiquer tous les renseignements en temps opportun a occasionné un retard de près d’un an.

VI.             Analyse

[82]           L’intimé demande au Tribunal de faire fi des aspects systémiques de la discrimination de la présente instruction ou, à titre subsidiaire, de limiter leur portée aux périodes pertinentes, pour les raisons susmentionnées. Ce faisant, l’intimé demande au Tribunal de restreindre considérablement le débat sur la plainte. La Commission et le plaignant s’opposent tous les deux à cette requête.

[83]           Compte tenu du fait que la présente requête a été présentée par l’intimé, il incombe à ce dernier de convaincre le Tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour rejeter les aspects systémiques de la présente plainte. Le Tribunal est maître de sa propre procédure (alinéa 50(3)e) de la LCDP) et a la capacité de rejeter des parties d’une plainte. Toutefois, ainsi qu’il est mentionné dans la réponse de la Commission, lorsqu’il lui est demandé de le faire sur requête préliminaire, sans audience, le Tribunal doit exercer de façon prudente sa compétence et même alors, la jurisprudence précise clairement que cela ne devrait se faire que « dans les cas les plus clairs » : décision Buffet, au paragraphe 39. La LCDP prévoit déjà un processus d’examen préalable, examen qui est effectué par la Commission.

[84]           Lors de l’examen d’une telle requête, le Tribunal doit tenir compte des exigences prescrites au paragraphe 50(1) de la LCDP, qui mentionne que le Tribunal doit donner aux parties « la possibilité pleine et entière » de présenter des éléments de preuve ainsi que leurs observations sur les questions soulevées dans la plainte. Le Tribunal doit aussi rendre sa décision conformément aux règles de justice naturelle : voir Buffet, aux paragraphes 38 à 40, et SSEFPN, aux paragraphes 125, 131, 132 et 140.

[85]           C’est en ne perdant pas de vue ces principes directeurs que je dois trancher la présente requête.

A.                La compétence du Tribunal pour examiner les allégations de discrimination systémique

[86]           La compétence du Tribunal découle de la LCDP :

49.(1) La Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle-ci, que l’instruction est justifiée.

(2) Sur réception de la demande, le président désigne un membre pour instruire la plainte. […]

[87]           La lettre de la Commission du 22 novembre 2010, qui a été signée par David Langtry et qui chargeait le Tribunal d’instruire la plainte, demandait clairement que l’aspect systémique des actes discriminatoires visés par la plainte fasse plus particulièrement l’objet d’un examen :

[traduction]

[…] les questions soulevées par cette dernière révèlent l’existence possible d’obstacles systémiques au traitement et à la réadaptation des détenus atteints de déficience intellectuelle [...].

[88]           La lettre mentionnait aussi ce qui suit :

[traduction]

À titre de renseignement, les parties a une plainte peuvent demander à la Cour fédérale d’examiner la décision de la Commission en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales. La demande à la Cour doit normalement être déposée dans les 30 jours suivant la réception de la décision de la Commission.

[89]           Dans les deux décisions suivantes, le Tribunal a expliqué le but visé par la lettre de demande de la Commission :

e)                  Dans la décision Kanagasabapathy c. Air Canada, 2013 TCDP 7, le Tribunal affirmé que : « c’est cette lettre de demande [de la Commission] adressée à la présidente qui donne compétence au Tribunal à l’égard de la plainte » : décision Kanagasabapathy, au paragraphe 37;

f)                   Dans la décision Emmett, le Tribunal a établi ce qui suit : « Si la Commission avait décidé de rejeter les allégations fondées sur l’âge, elle aurait rendu une décision précise à ce sujet, aurait fourni des motifs pour ce rejet et, par la suite, aurait précisé que cette partie de la plainte était rejetée dans sa lettre de renvoi au Tribunal » : décision Emmett, au paragraphe 40.

[90]           En l’espèce, de même que dans l’affaire Emmett, non seulement la Commission n’a pas restreint une partie de la plainte, mais elle a expressément demandé au Tribunal de vérifier si les questions soulevées par cette dernière [traduction] « révèlent l’existence possible d’obstacles systémiques au traitement et à la réadaptation des détenus atteints de déficience intellectuelle ». Par conséquent, je conclus que la Commission voulait que le Tribunal procède à une instruction de l’ensemble de la plainte déposée par M. Desmarais, en tenant plus particulièrement compte des aspects systémiques. Il n’est pas loisible au Tribunal de contester ou de revoir la décision de la Commission à cet égard : cette compétence relève de la Cour fédérale. Toutefois, dans ce cas, aucune des parties n’a déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

[91]           La LCDP donne explicitement au Tribunal, après le renvoi approprié d’une plainte, le pouvoir nécessaire de corriger et prévenir les actes discriminatoires, tels que ceux qui sont allégués par M. Desmarais. Cet article est libellé ainsi :

53.(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

a)   de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment

(i)     d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(ii)   de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17.

[Non souligné dans l’original.]

[92]           Ces pouvoirs accordés au Tribunal assurent l’application de la LCDP. L’objet de celle-ci n’est pas de punir, mais de prévenir la discrimination. Ainsi qu’il est mentionné dans l’arrêt Action Travail, à la p. 1134 :

Pour que tous puissent avoir des chances égales d’« épanouissement », la Loi cherche à interdire les « considérations » fondées notamment sur le sexe. C’est l’acte discriminatoire lui-même que l’on veut prévenir. La Loi n’a pas pour objet de punir la faute, mais bien de prévenir la discrimination.

[Non souligné dans l’original]

 

(i)                 L’arrêt Moore

[93]           L’intimé fait valoir que, si le Tribunal a compétence pour examiner les allégations de discrimination systémique, l’arrêt Moore s’oppose à cet examen en l’espèce, parce qu’il y a absence de lien entre les allégations et la plainte.

[94]           Dans l’arrêt Moore, bien que la Cour suprême du Canada ait confirmé la conclusion de discrimination du Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique contre Jeffrey Moore et la conclusion relative à la responsabilité du district scolaire à cet égard, elle a constaté que les éléments de preuve qui constituaient le fondement de la responsabilité de la province étaient trop indirects pour établir que le plaignant avait été victime de discrimination. Ce faisant, la Cour suprême du Canada a précisé que la discrimination systémique doit avoir un lien avec la plainte telle qu’elle est formulée par le plaignant, plainte qui, dans cette affaire, a été faite au nom de Jeffrey Moore. La Cour suprême du Canada a rejeté l’approche dualiste du Tribunal en matière de discrimination (individuelle et systémique), en affirmant que les mesures de redressement ordonnées par un tribunal doivent « découler de la demande » : voir l’arrêt Moore, aux paragraphes 58 à 71.

[95]           Malgré les arguments contraires de l’intimé, je ne considère pas que cet arrêt empêche l’examen des actes de discrimination systémique en l’espèce. Contrairement à la plainte formulée dans l’arrêt Moore, qui concernait uniquement Jeffrey, la plainte de M. Desmarais fait clairement état d’une discrimination de nature systémique et a été renvoyée pour ce motif au Tribunal. Le paragraphe 7 de la plainte est ainsi libellé :

[traduction]

Le caractère systémique de ces actes discriminatoires a été démontré par M. Bigras, un agent de classement du SCC qui a témoigné en 2001 au sujet de l’admission à l’IPPM. M. Bigras, qui n’avait jamais rencontré Roger ou lu de rapports à son sujet, avait prévu avec exactitude, uniquement d’après la déficience intellectuelle de Roger, ce qu’il adviendrait de Roger à l’intérieur du SCC s’il n’était pas envoyé à l’IPPM comme le juge le souhaitait, c’est-à-dire : isolement (isolement cellulaire), ordonnance de maintien en incarcération interdisant la libération d’office, classement au niveau de sécurité maximale […]

[Souligné dans l’original.]

[96]           Jumelées à la lettre de renvoi de la Commission au Tribunal, lettre qui, ainsi qu’il est mentionné précédemment, contient clairement des allégations de discrimination systémique, je suis d’avis que ces allégations sont présentées, en l’espèce, au Tribunal en bonne et due forme. Par contre, dans l’arrêt Moore, la Cour suprême du Canada a conclu que la portée de l’enquête et des ordonnances réparatrices en découlant avait été élargie au‑delà de l’objet des plaintes précises déposées par Jeffrey à l’étape du contrôle judiciaire : arrêt Moore, aux paragraphes 68 et 69.

[97]           Il s’ensuit que, en l’espèce, si le Tribunal tient compte de la preuve de discrimination systémique et ordonne des mesures de redressement systémiques dans l’éventualité où il juge que la plainte est fondée, cela serait conforme à la décision de la Cour suprême du Canada.

[98]           L’intimé se fonde sur l’arrêt Mzite à l’appui de son interprétation de l’arrêt Moore. L’arrêt Mzite portait sur une décision du Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique d’accepter la plainte de M. Mzite malgré le fait que celle-ci avait été déposée en dehors du délai de six mois prévu à l’alinéa 8(1)b) du Human Rights Code. Le Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique a conclu que, compte tenu de la nouveauté de la plainte et de ses aspects systémiques, il était dans l’intérêt public, conformément à l’alinéa 22(3)a) du Human Rights Code, d’accepter la plainte malgré le délai. Lors du processus de contrôle judiciaire, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu que le Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique avait commis une erreur à cet égard. De l’avis de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, une décision relative à la plainte de M. Mzite aurait dû se limiter à la période d’incarcération de ce dernier qui avait pris fin vingt-deux mois plus tôt, donc elle ne pourrait servir « l’intérêt public », conformément à l’alinéa 22(3)a), si elle appuyait l’acceptation de la plainte.

[99]           Avec égards, j’estime que cette décision n’est pas utile à la présente requête. La Cour semble limiter l’instruction de la plainte à la période d’incarcération de M. Mzite et fait observer que toute mesure de redressement en découlant n’aurait qu’une valeur limitée pour les autres compte tenu du délai. Toutefois, cette affirmation vise à déterminer si la plainte doit être acceptée bien après l’expiration du délai de prescription en raison de l’intérêt public au sens du Human Rights Code. Je ne suis pas d’accord pour dire qu’il s’agit là d’une interprétation de l’arrêt Moore qui doit être transposée au contexte actuel. Je constate, en outre, que cette décision ne lie en rien le Tribunal.

 

(ii)               Limiter la portée de l’audience et la divulgation des faits aux périodes d’incarcération du plaignant 

[100]       L’intimé demande, en outre, que l’audience et la divulgation des faits se limitent principalement à la première période d’incarcération, puisque les allégations de discrimination durant la deuxième période d’incarcération ne concernent qu’une période de temps limitée. L’intimé affirme que, puisque M. Desmarais n’est plus incarcéré et qu’il est peu probable qu’il se retrouve sous la garde du SCC à l’avenir, le fait d’étendre la portée de l’audience et la divulgation des faits à des dates dépassant cette période, reviendrait à dépasser la portée de la plainte et à aller à l’encontre de l’arrêt Moore.

[101]       Il importe de souligner que, dans l’arrêt Moore, la Cour suprême du Canada a infirmé la décision du Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique d’octroyer des réparations d’ordre systémique, mais elle n’a cependant pas interdit au Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique de prendre en compte des éléments de preuve systémiques dans sa décision pour établir le bien‑fondé de la plainte. En fait, la Cour suprême du Canada a expressément reconnu la capacité du Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique à tenir compte de la preuve de nature systémique afin de décider si Jeffrey avait été victime de discrimination : arrêt Moore, au paragraphe 63.

[102]       L’intimé cherche à obtenir, dans le cadre d’une requête préliminaire, la radiation des  allégations de discrimination systémique en dehors des périodes d’incarcération du plaignant sous la surveillance du SCC, un pouvoir discrétionnaire que le Tribunal, ainsi qu’il est précisé ci‑dessus, ne doit exercer que « dans les cas les plus clairs ». Si le Tribunal devait consentir à la requête présentée, cela empêcherait le plaignant d’invoquer, en appui à sa propre plainte de discrimination, quelque élément de preuve de discrimination systémique au SCC en dehors des périodes où il a été incarcéré. Dans l’arrêt Moore, la Cour suprême du Canada a expressément reconnu le fait qu’une preuve de nature systémique « puisse jouer un rôle important dans l’établissement du bien-fondé d’une plainte en matière de droits de la personne » : arrêt Moore, au paragraphe 65. Il ne fait nul doute qu’une preuve de discrimination systémique commise par le SCC à l’égard de détenus atteints de déficience intellectuelle, pendant les périodes d’incarcération de M. Desmarais et en dehors de ces périodes, peut appuyer la plainte individuelle de discrimination du plaignant.

[103]       L’intimé fait valoir en outre qu’à l’instar de Jeffrey Moore, qui avait terminé ses études secondaires et ne réintégrerait pas le réseau scolaire public, M. Desmarais n’est plus sous la surveillance du SCC et, ayant été jugé inapte à subir un procès, il ne le serait pas à l’avenir. Par conséquent, ainsi qu’il a été conclu dans l’arrêt Moore, toute réparation au-delà de la période de temps pertinente à la plainte individuelle, dépasse la portée de la plainte.

[104]       Ainsi qu’il est mentionné précédemment, la présente requête concerne la divulgation et la portée de l’audience, et non quelque mesure de redressement d’ordre systémique possible à l’avenir. Par ailleurs, M. Desmarais a fait l’objet d’une réévaluation et a récemment été jugé apte à subir un procès. Il pourra donc, à l’avenir, se retrouver possiblement à nouveau placé sous la garde du SCC. Ainsi, les pratiques et les politiques actuelles du SCC à l’égard des personnes atteintes de déficience intellectuelle comme M. Desmarais s’avèrent pertinentes pour le plaignant. Cela appuie leur inclusion dans le cadre de la divulgation et de l’audience.

[105]       De plus, si la plainte est jugée fondée, il incombera au Tribunal, conformément à l’alinéa 53(2)a), d’accorder une mesure de redressement « destinée à prévenir des actes semblables ». En l’absence d’une connaissance des pratiques et des politiques actuelles du SCC à l’égard des détenus atteints de déficience intellectuelle, le Tribunal ne sera pas en mesure d’élaborer ou de mettre en œuvre toute mesure de redressement, contrecarrant ainsi l’objet même de la LCDP.

[106]       J’estime qu’il est approprié de citer la décision rendue par le Tribunal relativement à la même question dans l’affaire Emmett, décision qui indique la voie à suivre :

À cette étape de la procédure, avant d’avoir reçu les éléments de preuve au sujet du bien‑fondé des allégations de la plaignante, je ne vois aucun motif pour lequel je pourrais rejeter les demandes de mesures de redressement de la plaignante qui sont postérieures à la période visée par sa plainte. On ne m’a d’ailleurs présenté aucun fondement légal, que ce soit la Loi ou une autre source, qui restreint la période pour laquelle un plaignant peut demander une mesure de redressement. [...] Enfin, la plaignante doit encore établir un lien entre les actes discriminatoires allégués et sa perte alléguée. S’il n’y a aucun lien, et que les mesures de redressement demandées ne sont liées qu’aux plaintes de représailles, aucun redressement ne sera accordé. L’intimée aura la possibilité pleine et entière de présenter ses observations à ce sujet lors de l’audience.

[107]       Tout comme dans l’affaire Emmett, on ne m’a présenté aucun fondement légal permettant de restreindre la période visée par la plainte du plaignant.

[108]       Pour ces motifs, j’ai établi que la période pertinente pour la présentation des documents divulgués et la portée de l’audience débutera en novembre 2001, le jour où M. Bigras a témoigné et établi des prédictions quant à l’avenir du plaignant au SCC, et se terminera le jour du prononcé de la présente décision.

(iii)             La bonne administration de la justice

[109]       L’intimé a fait valoir que le fait d’autoriser le plaignant à aller de l’avant avec ses allégations de discrimination systémique augmenterait les coûts pour l’ensemble des parties et le Tribunal en raison du grand nombre de documents à divulguer. Bien qu’il soit toujours difficile de faire ces prédictions, je suis d’avis que le fait de trancher ces questions d’une manière qui se répercute sur le plaignant, ainsi que sur les plaignants comme lui à l’avenir, permettrait d’éviter une multitude de cas et se traduirait par des économies en matière de coûts pour toutes les parties concernées. À mon avis, cela servirait mieux l’intérêt de la justice.

[110]       L’intimé a ajouté que l’affaire Desmarais n’était pas aussi appropriée et aussi justifiée que l’affaire Starblanket, qui est aussi actuellement devant le Tribunal, aux fins d’une analyse de la discrimination systémique touchant les détenus qui sont atteints de déficience intellectuelle. Je ne peux répondre à une assertion de ce genre, étant donné que l’affaire Desmarais relève de ma compétence, mais qu’il en va autrement pour toute autre affaire gérée par d’autres membres du Tribunal.

(iv)             Le choix du moment pour la présente requête

[111]       Compte tenu de ce qui précède, je n’estime pas nécessaire d’exposer plus en détail cette question.

VII.          Conclusion et décision

[112]       La présente affaire implique un ensemble complexe de faits, comme en témoignent les paragraphes 8 à 32 ci‑dessus, et de dispositions législatives, qui soulèvent des questions directement liées aux politiques et aux pratiques de l’intimé eu égard au traitement des détenus atteints de déficience intellectuelle. Compte tenu de la prudence que doit exercer le Tribunal au moment de rejeter certains aspects d’une plainte sur un fondement préliminaire, et du libellé clair du formulaire de plainte et de la lettre de renvoi au Tribunal, j’estime que les allégations de discrimination systémique ne peuvent être établies qu’une fois que les parties ont eu l’occasion de présenter, lors d’une audience, tous les éléments de preuve se rapportant à cette affaire. Cet avis est appuyé par bon nombre d’affaires déjà mentionnées : voir par exemple les affaires Buffet et SSEFPN.

[113]       Le Tribunal détient toujours la capacité de rejeter des parties systémiques de la plainte, dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire en matière de redressement. Ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé en vertu de principes, en tenant compte du lien qui existe entre l’acte discriminatoire et la perte alléguée (arrêt Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, au paragraphe 37) et de manière raisonnable, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire ainsi qu’aux éléments de preuve présentés (décision Hughes c. Élections Canada, 2010 TCDP 4, au paragraphe 50).

[114]       Pour ces motifs, ma décision est la suivante :

La requête est annulée;

La période de divulgation débute en novembre 2001, le jour où M. Bigras a témoigné, et se termine le jour où la présente décision est rendue.

Signé par

Réjean Bélanger

Membre instructeur du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 25 février 2014



[1] A -2 Cour du Québec, Chambre criminelle, transcription du témoignage de M. Bigras devant le juge Vaillancourt, 2001-10-03, pages 31 à 35.

[2] A-3 SCC, évaluation psychologique initiale, J. Drugge, 2002-01-11, p. 5.

[3] A-4 SCC, notes d’activité psychologique de J. Drugge, 2002-01-11, p. 5.

[4] A-35 SCC, rapport psychologique, J. Desmarais, 2013-11-02, p. 5.

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