Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 13/93 Décision rendue le 27 juillet 1993

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE: BOBBI STADNYK

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

COMMISSION DE L'EMPLOI ET DE L'IMMIGRATION DU CANADA

l'intimée

DÉCISION

TRIBUNAL: Raymond William Kirzinger Président

ONT COMPARU: Mme M.R. Jamieson, représentante de la Commission

Mme Myra Yuzak, représentante de l'intimée Mme Bobbi Stadnyk, en son nom

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE: Le 30 septembre et les 1er et 2 octobre 1992, et les 11, 12, 13, 14 et 15 janvier 1993 Regina (Saskatchewan)

DÉCISION

La présente cause concerne une plainte déposée aux termes des articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Bien des questions en litige portaient sur des faits et, par conséquent, le tribunal a entendu un grand nombre de dépositions.

La plainte en cause porte pour l'essentiel sur une entrevue d'emploi que le Centre d'emploi et d'immigration du Canada (ci-après le CEIC) a fait subir à la plaignante en 1989. Il importe cependant de faire un bref survol des antécédents de la plaignante en ce qui a trait à ses rapports avec le gouvernement fédéral avant cette entrevue, si l'on veut bien saisir le contexte dans lequel celle-ci a été menée ainsi que les questions qu'elle soulève.

En septembre 1981, la plaignante est entrée en fonction à l'aéroport de Regina, à titre de pompier à l'emploi de Transports Canada. Elle est l'une des premières femmes à avoir occupé un poste de pompier au Canada. Si l'on se fie à sa déposition, elle a été victime de harcèlement sexuel très intense à l'aéroport. Elle a été renvoyée et, par la suite, elle a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (ci-après la CCDP). Cette plainte fit l'objet d'un règlement et la plaignante fut réintégrée dans ses fonctions à l'aéroport de Regina. Selon Mme Stadnyk, le harcèlement s'est alors poursuivi et, de fait, aggravé. La Commission de la fonction publique (ci-après la CFP) a réagi en tentant de muter Mme Stadnyk. Celle-ci déposa une autre plainte auprès de la CCDP relativement au fait qu'elle continuait de subir du harcèlement depuis son retour au travail.

La CFP a fait des efforts considérables pour transférer Mme Stadnyk à un autre ministère, mais elle n'y est pas parvenue. La deuxième plainte a ensuite fait l'objet d'un règlement et il fut notamment décidé que Mme Stadnyk serait considérée comme une employée excédentaire, ce qui lui garantissait le statut de bénéficiaire de priorité si un poste devenait vacant au sein d'un autre ministère. La désignation d'employée excédentaire ne fut toutefois attribuée à la plaignante qu'à la suite de l'entrevue en cause.

Par suite des problèmes qu'elle a vécus comme victime de harcèlement sexuel, la plaignante est en quelque sorte devenue une militante contre ce phénomène. Elle a sollicité activement les médias afin de rendre publiques les difficultés que lui occasionnait le gouvernement fédéral. On a également pu la voir à W5, émission télédiffusée à l'échelle nationale, où elle a parlé du harcèlement sexuel qu'elle avait subi au sein du gouvernement fédéral. Les médias ont communiqué avec elle à quelques reprises afin de mettre l'histoire à jour, mais il semble que, plus souvent qu'autrement, c'est la plaignante elle-même qui a établi le premier contact avec eux. De fait, une revue de presse qu'elle avait préparée a été produite en preuve à l'audience, qui révélait assez nettement l'assiduité avec laquelle la plaignante poursuivait les médias.

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Le bureau du CEIC à Regina a fait paraître une offre d'emploi à l'automne de 1988 dans le but de combler un poste d'agent d'information régional - 2 (IS-2). Dans le cadre de la procédure de dotation anticipée de ce poste, le CEIC souhaitait sélectionner deux candidats qualifiés, ce qu'elle avait d'ailleurs fait avant l'entrevue.

Un agent classé IS-2 doit notamment s'occuper de la planification et de la production de documents d'information et de promotion, renseigner les employés du CEIC au sujet des programmes et des politiques d'information concernant le public et communiquer avec des représentants d'autres ministères (à tous les paliers de gouvernement) et des médias ainsi qu'avec des membres du public.

Le directeur régional de la CFP pour le Saskatchewan et le Manitoba, John Charrette, a personnellement tenté de muter Mme Stadnyk. Alors qu'il se trouvait à l'emploi du CEIC à Regina, il a fait appel à ses relations pour obtenir à la plaignante une entrevue d'emploi (en janvier 1989). Entre-temps, le CEIC avait demandé à la CFP de délivrer des autorisations de sécurité afin qu'un poste puisse être offert aux deux candidats qualifiés. Même si elle n'avait pas le pouvoir de le faire (étant donné que Mme Stadnyk n'avait pas encore le statut d'employée excédentaire), la CFP a refusé de délivrer les certificats d'autorisation, parce qu'elle voulait que la candidature de la plaignante soit prise en considération pour le poste. Il semble qu'une certaine confusion régnait à la CFP à ce moment quant à savoir si la plaignante jouissait ou non du statut de bénéficiaire de priorité. Or il a été clairement établi qu'un tel statut n'a été accordé à la plaignante que quelques mois après l'entrevue.

A la même époque, Susan Hogarth était Directrice régionale des affaires publiques du CEIC pour la Saskatchewan. Le 18 janvier 1989, une réunion a eu lieu à un bureau de la CFP à Regina afin que soit discutée, entre autres, la question de la nomination possible de Mme Stadnyk au poste IS-2. John Charrette, Susan Hogarth et certaines autres personnes assistaient à cette réunion. Mme Hogarth avait alors affirmé que la perspective d'interviewer la plaignante l'inquiétait. Elle craignait que les dés ne fussent pipés pour celle-ci (compte tenu de ses qualités personnelles) et elle redoutait aussi la possibilité d'un conflit d'intérêts. Mais on la pressa de rencontrer la plaignante, ce qu'elle accepta de faire. La CFP devait pour sa part fixer la date et le lieu de la rencontre.

Un jour avant la tenue de cette rencontre, soit le 17 janvier 1989, un article était paru dans le Regina Leader Post au sujet des ennuis en matière de harcèlement sexuel qu'avait subis la plaignante dans le cadre de son emploi au sein du gouvernement fédéral. Cet article ainsi que certains autres publiés dans le même journal avaient été rédigés par une journaliste du nom d'Ann Kyle, qui couvrait aussi le domaine des relations de travail

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(ce qui vise le CEIC) pour le Regina Leader Post. Susan Hogarth a vu l'article en question et l'a découpé en vue de s'en servir pendant l'entrevue. Lorsqu'elle rencontra John Charrette, ils discutèrent aussi de cet article.

L'entrevue a eu lieu au bureau de la CFP à Regina le 25 janvier 1989, sous la direction de Mme Hogarth. Seules cette dernière et la plaignante étaient présentes. La plaignante a estimé offensante la façon dont l'entrevue avait été menée et inconvenants certaines des questions posées ainsi que les propos qui s'ensuivirent. Pour l'essentiel, les dépositions de la plaignante et de Mme Hogarth se recoupent en ce qui a trait aux parties prétendument offensantes de l'entrevue. Mais le contexte dans lequel ces propos auraient été tenus varie considérablement d'une déposition à l'autre. Il est par conséquent nécessaire d'examiner séparément les dépositions faites à ce sujet par Mmes Stadnyk et Hogarth. La plainte porte essentiellement sur l'entrevue et c'est pourquoi je fournirai plus de détails sur la preuve s'y rapportant.

Selon le témoignage de Mme Stadnyk pendant son interrogatoire principal, l'entrevue s'est déroulée dans une grande salle de réunion au milieu de laquelle se trouvait une table. La plaignante et Mme Hogarth étaient assises à cette table lorsque, sans même se présenter, Mme Hogarth s'est penchée vers l'avant avec ses mains sur ses hanches et a demandé à la plaignante :

[TRADUCTION]

Que pensez-vous des contacts corporels qui surviennent près du photocopieur?

Le tribunal a demandé à Mme Stadnyk si cette question était bien la première chose que lui avait dite Mme Hogarth, ce à quoi Mme Stadnyk a répondu : Oui, en ajoutant que la question de Mme Hogarth l'avait confondue et surprise et qu'elle n'y avait pas répondu verbalement. Lorsqu'elle a vu que Mme Stadnyk ne lui répondait pas, Mme Hogarth s'est à nouveau penchée vers elle et lui a dit en montant la voix :

[TRADUCTION]

Alors, que pensez-vous des contacts corporels qui surviennent près du photocopieur?

Mme Stadnyk a déclaré que Mme Hogarth avait poursuivi en affirmant que l'attitude de la plaignante envers le harcèlement sexuel était bien connue et que le gouvernement fédéral était en quelque sorte une [TRADUCTION] association d'anciens élèves. Mme Hogarth a ensuite sorti l'article du Regina Leader Post, l'a lancé sur la table et a déclaré :

[TRADUCTION]

Votre attitude est bien connue et elle est inacceptable, et les employés de la fonction publique fédérale ne doivent pas rendre public ce genre de renseignement.

Mme Stadnyk a soutenu que Mme Hogarth avait ensuite affirmé qu'elle avait vécu une certaine expérience à l'emploi du gouvernement fédéral et qu'elle avait demandé à la plaignante de lui dire comment elle aurait réagi dans la même situation. Cette situation se résumait à ceci : une employée consacre deux semaines à la préparation d'un exposé destiné à un groupe de

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gestionnaires. Pendant la présentation de cet exposé, un homme à l'arrière de la salle ne cesse de lorgner l'employée en question et, lorsque la présentation est terminée, il lui dit qu'elle a de belles jambes.

La plaignante a déclaré qu'elle avait alors répondu :

[TRADUCTION]

Etes-vous en train de me dire qu'il y a un problème de harcèlement sexuel dans votre groupe de travail?,

ce à quoi Mme Hogarth aurait répliqué :

[TRADUCTION]

Non, nous n'avons aucun problème,

avant d'ajouter :

[TRADUCTION]

Nous avons cependant un employé qui a la très mauvaise habitude d'agir de la sorte, mais nous savons comment composer avec cette situation.

Mme Stadnyk a déclaré que la discussion avait ensuite porté sur les conflits d'intérêts qui pourraient découler du fait qu'elle avait des relations parmi les gens des médias et que l'emploi qu'elle postulait en était un de relations publiques. Elle a précisé à ce sujet qu'il s'agissait d'un conflit entre une affaire personnelle et une affaire publique, et qu'elle était en mesure de traiter chacune séparément et de régler tout conflit éventuel.

Mme Stadnyk avait pris des notes peu après l'entrevue et, à l'audience, elle a demandé qu'elles soient admises en preuve. Il semble que ces notes concernaient des sujets qui irritaient Mme Stadnyk et qui sont résumés ci-dessus. Le tribunal a refusé de les admettre en preuve. Il importe de mentionner, à cet égard, que si ces notes avaient été produites par la plaignante, elles auraient finalement été jugées inutiles, étant donné qu'il n'y avait aucune contradiction entre les dépositions en ce qui concerne les incidents qui ont indisposé Mme Stadnyk.

Mme Stadnyk a déclaré que l'entrevue avait duré environ quinze minutes et qu'elle avait surtout consisté en une opération de rejet de son point de vue sur le harcèlement sexuel. Quand tout a été terminé, Mme Stadnyk était très contrariée et elle s'est sauvée à toutes jambes de la salle d'entrevue.

Lors de son contre-interrogatoire, la plaignante a admis qu'elle n'avait peut-être pas tout dit au sujet de l'entrevue pendant l'interrogatoire principal. Elle a affirmé qu'elle s'était d'abord souvenue des événements qui l'avaient irritée. Elle a reconnu qu'elle avait peut-être été accueillie par un bonjour! au début de l'entrevue. Bref, elle a dit ne pas se souvenir des événements qui ne l'avaient pas contrariée.

Susan Hogarth, en revanche, a fourni un compte rendu très détaillé de l'entrevue lors d'un interrogatoire principal d'une durée approximative d'un jour et de contre-interrogatoires d'une durée approximative de deux jours, tous menés par la plaignante et la CCDP. Selon la déposition de

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Mme Hogarth, l'entrevue a débuté par une salutation, il y a eu une discussion au sujet du poste disponible et Mme Hogarth a décrit le rôle d'un agent d'information et le type de relation qu'il entretenait avec les médias. La conversation a ensuite porté sur les conflits d'intérêts et sur le fait qu'on ne saurait tolérer qu'il y ait un conflit entre les intérêts personnels d'un agent d'information et les intérêts du ministère. Mme Hogarth a fait allusion au plus récent article paru dans le Regina Leader Post au sujet de la plaignante et a mentionné à celle-ci qu'Ann Kyle se trouvait également à être la journaliste qui couvrait les questions de relations de travail au sein du CEIC. Mme Stadnyk a déclaré qu'elle comprenait le problème que cela posait, mais Mme Hogarth a eu l'impression que la plaignante ne considérait pas qu'il s'agissait vraiment d'un conflit d'intérêts. Puis il a été question des rapports continus qu'entretenait la plaignante avec les médias et Mme Hogarth a mentionné que John Charrette s'inquiétait de la possibilité que des employeurs potentiels fassent connaissance de la plaignante par l'entremise des médias. Il avait déjà dit à Mme Hogarth qu'en raison de l'article paru le 17 janvier 1989, [TRADUCTION] toutes sortes de possibilités d'emplois avaient été gaspillées. Mme Stadnyk a déclaré que cela était [TRADUCTION] leur problème et non le sien. Mme Hogarth a ensuite demandé à Mme Stadnyk comment elle en était venue à faire la connaissance d'Ann Kyle et, à ce stade de leur entretien, Mme Stadnyk n'a pas mentionné qu'elle avait l'intention de cesser de défendre sa cause par l'entremise des médias.

Mme Hogarth a expliqué à la plaignante que sa position au sujet du harcèlement sexuel était bien connue et que, les intrigues de bureau étant ce qu'elles sont, certains employés pourraient être tentés d'exploiter cette position comme un point faible ou sensible. Mme Hogarth a mentionné que son service n'était ni meilleur ni pire que les autres sur ce plan et qu'elle ne pouvait pas garantir [TRADUCTION] qu'il n'y aurait aucun harcèlement.

C'est à ce moment que Mme Hogarth a questionné Mme Stadnyk au sujet de deux types de situations associées à du harcèlement sexuel. Mme Hogarth a aussi dit qu'elle connaissait ces situations ou les avait elle-même vécues, et son but était de savoir comment Mme Stadnyk y réagirait. Mme Hogarth a paraphrasé la première question comme suit :

[Traduction]

Pendant que vous vous servez du photocopieur, un jeune commis, et j'ai bien dit : un jeune commis, fait irruption et se frotte contre vous (le contact corporel Xerox). Que faites-vous?

En guise de réponse, la plaignante a apparemment minimisé la portée de ce type d'incident. Elle a laissé entendre que ce genre de contact était accidentel, qu'il survenait généralement à cause d'un manque d'espace. Mais Mme Hogarth a rejeté cette explication et affirmé qu'il s'agissait bel

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et bien d'un cas de harcèlement sexuel, d'un geste offensant. La plaignante a déclaré qu'elle savait faire la différence entre un accident et du harcèlement, mais elle n'a jamais répondu à la question qui lui était posée.

La deuxième question a été paraphrasée par Mme Hogarth comme suit :

[TRADUCTION]

Vous venez de présenter un exposé auquel vous aviez consacré beaucoup de temps et d'efforts. Cet exposé s'adressait à un groupe de gestionnaires. L'un d'entre eux vous mentionne que vous avez de belles jambes, plutôt que de commenter votre présentation. Que faites-vous?

Relativement à cette deuxième situation, la plaignante a déclaré qu'elle savait accepter une plaisanterie. Puis elle a ajouté qu'elle parlerait directement à la personne ayant fait la remarque.

A ce stade de l'entrevue, Mme Hogarth estimait que les relations de la plaignante avec les médias représentaient un important sujet de préoccupation, qui ne compromettait toutefois pas encore complètement ses chances de décrocher le poste. Quant à l'appréciation de la plaignante des situations hypothétiques de harcèlement, elle révélait des [TRADUCTION] besoins en formation (étant donné que les réponses fournies étaient trop indulgentes au goût de Mme Hogarth; mais on pourrait apprendre à la plaignante diverses façons de composer avec ce type de situation).

Il est bon de mentionner ici que la plaignante avait pris l'habitude d'enregistrer ses conversations téléphoniques. A l'audience, elle a déclaré qu'elle avait environ soixante rubans en sa possession. Afin d'assurer le suivi de son dossier, elle a téléphoné à Mme Hogarth à quelques reprises, et elle a enregistré ces conversations. Pendant l'interrogatoire principal que lui a fait subir la CCDP, la plaignante a fait allusion à l'un de ces rubans relativement à une conversation téléphonique qu'elle a eue avec Mme Hogarth le lendemain de l'entrevue. La CCDP avait alors indiqué qu'elle n'avait pas l'intention de produire ce ruban en preuve, ce à quoi l'intimée avait rétorqué qu'elle le ferait certainement pour sa part quand viendrait le moment de présenter sa preuve. Puis le ruban en cause est mystérieusement disparu et a apparemment refait surface lorsque la plaignante a contre-interrogé Mme Hogarth. (La plaignante n'a toutefois pas produit le ruban en preuve.) A la fin du réinterrogatoire de Mme Hogarth par l'intimée, le ruban fut produit en preuve avec le consentement de toutes les parties. Dans la conversation qu'il contient, Mme Stadnyk fait allusion à la discussion qu'elle a eue avec Mme Hogarth au sujet des situations de harcèlement sexuel, à l'inconfort que cela lui avait occasionné et au fait que Mme Hogarth avait

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mentionné qu'il y avait un individu dans son groupe de travail [TRADUCTION] qui avait la mauvaise habitude d'agir de la sorte.

C'est là le seul élément de la preuve de Mme Hogarth qui a quelque peu dérouté le tribunal, étant donné que cet individu n'avait pas été mentionné plus tôt dans sa déposition. Elle a expliqué à ce sujet qu'elle ne s'était tout simplement pas souvenue de cette affaire lorsqu'elle avait précédemment fait sa déposition. Il s'agit donc de noter que cet élément de preuve n'a tout simplement pas été mentionné dans la déposition antérieure de Mme Hogarth et que celle-ci l'a révélé à l'occasion de son réinterrogatoire. Elle s'en est seulement souvenue lorsqu'elle a entendu l'enregistrement. Mme Hogarth a déclaré qu'elle avait discuté de cette situation avec Mme Stadnyk juste avant de lui poser les deux questions concernant le harcèlement sexuel et afin d'amener l'idée que son service n'était pas mieux que d'autres. Elle avait dit à Mme Stadnyk qu'il y avait un employé dans son groupe de travail qui se tenait trop près des gens lorsqu'il leur parlait. Cela indisposait Mme Hogarth, mais elle avait remarqué que cet homme s'approchait tout autant des autres gens dans le bureau lorsqu'il s'adressait à eux, peu importe s'il s'agissait d'hommes ou de femmes. Elle en avait donc conclu que certaines personnes s'approchaient plus que d'autres de leurs interlocuteurs et que cela représentait apparemment un problème davantage pour elle que pour l'employé en cause. Elle a ensuite soumis ses deux hypothèses à Mme Stadnyk.

Je dois aussi émettre un commentaire relativement à l'entretien téléphonique enregistré qu'ont eu la plaignante et Mme Hogarth. Dans sa déposition, la plaignante a décrit Mme Hogarth comme étant une personne agressive, quelque peu brutale et à la voix retentissante. Or il est intéressant de noter que l'entretien téléphonique en question nous révèle plutôt une femme relativement douce, réservée et affable.

Lorsque Mme Hogarth lui a présenté les deux cas de harcèlement, Mme Stadnyk a révélé qu'elle avait l'intention de collaborer avec l'écrivaine Maggie Siggins en vue de la rédaction d'un livre sur ses expériences en tant que victime de harcèlement sexuel au sein de la fonction publique. Mme Hogarth a été renversée par cette déclaration. Mme Stadnyk n'avait pas parlé de ce projet au début de l'entrevue et Mme Hogarth lui a demandé si elle voulait obtenir [TRADUCTION] justice, une revanche ou le poste. Mme Hogarth a eu l'impression à ce moment que la plaignante ne voulait pas du poste. Elle a estimé que celle-ci n'avait pas les qualifications requises pour l'occuper. Elle a toutefois répété à maintes reprises, alors qu'elle témoignait, que, jusque-là, elle avait surtout songé à la possibilité de donner une formation à la plaignante plutôt qu'à la question de savoir si elle était qualifiée pour le poste.

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Mme Hogarth a mis fin a l'entrevue en avisant la plaignante qu'elle pouvait s'attendre à avoir des nouvelles de la CFP dans un avenir rapproché, et les deux femmes se sont laissées sur une note cordiale.

Selon la déposition de Mme Hogarth, l'entrevue a duré de quarante-cinq à cinquante minutes environ, bien qu'aucune des deux personnes concernées n'ait pris quelque note que ce soit pendant son déroulement. Toujours selon cette déposition, près des trois-quarts de l'entrevue s'était déroulé lorsque Mme Hogarth aurait présenté les deux situations hypothétiques.

Après l'entrevue, Mme Hogarth a rencontré John Charrette qui lui a demandé comment cela s'était passé. Elle lui a dit que la plaignante projetait d'écrire un livre avec Maggie Siggins. M. Charrette lui a alors dit :

[TRADUCTION]

Nous ne pouvons donc pas l'embaucher.

Laquelle des deux versions entendues décrit vraiment les faits se rapportant à l'entrevue? Voilà ce que le tribunal doit établir. Le tribunal estime qu'il y a une certaine cohérence entre les deux versions (en ce qui concerne les points particuliers mentionnés par Mme Stadnyk dans sa déposition). Par exemple, nous ne sommes pas confrontés à un scénario selon lequel la plaignante affirme qu'on lui a posé deux questions au sujet du harcèlement sexuel et l'autre partie nie lui avoir adressé ces questions. Nous avons tout simplement affaire, pour l'essentiel, à des variantes au sujet d'un contexte.

Il ressort de la déposition de la plaignante qu'à l'époque de l'entrevue, elle avait cessé de travailler depuis un certain temps et était angoissée. Selon sa propre expression, elle se sentait [TRADUCTION] comme un animal en cage. Il semble qu'elle souffrait à ce moment de divers maux principalement imputables à des troubles émotifs. Par la suite, un médecin lui a recommandé de quitter son emploi au sein du gouvernement fédéral, faute de quoi elle ne devait pas s'attendre à vivre pendant de longues années (en raison de son état émotif et des effets que celui-ci aurait pu avoir sur son état physique). Ces troubles semblent avoir fortement influencé la réaction de la plaignante face à l'entrevue et le souvenir qu'elle en a.

J'estime que la déposition de la plaignante au sujet de l'entrevue n'est tout simplement pas digne de foi. Sa description de l'entrevue pendant l'interrogatoire principal comportait plusieurs éléments incroyables. Il est très révélateur que la plaignante ait admis, lors du contre-interrogatoire, que l'entrevue ne se résumait peut-être pas à ce qu'elle en avait dit et qu'elle ne se souvenait que de ce qui l'avait irritée. Mme Hogarth, en revanche, est demeurée à la barre des témoins pendant environ trois journées entières. Ses réponses étaient détaillées et cohérentes et elle a paru franche, directe et crédible dans sa façon de témoigner.

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De fait, la plaignante a été autorisée à recourir à un enregistrement d'une déclaration verbale faite antérieurement par Mme Hogarth à un enquêteur de la CCDP, et ce, afin de démontrer le manque de cohérence total entre le discours que tenait Mme Hogarth à l'audience et celui qu'elle tenait auparavant. La plaignante a relevé un certain nombre d'incohérences dans ces déclarations et le tribunal a jugé que, de fait, il y en avait trois. Toutefois, il importe de noter qu'il s'agissait d'incohérences tout à fait négligeables, ne constituant, à la limite, que des façons différentes de décrire une même situation. Dans certains cas, enfin, ces incohérences ne concernaient que des détails sans importance. Étant donné leur nature, le tribunal n'estime pas qu'elles nous permettent de remettre en cause la fiabilité ou la crédibilité de Mme Hogarth en tant que témoin. D'autant qu'il a été établi que la plupart des incohérences présumées, particulièrement les principales d'entre elles, étaient sans fondement.

Il importe également de noter que Mme Stadnyk ne s'est pas révélée un très bon témoin. Sa déposition nous a paru manquer quelque peu de naturel pendant l'interrogatoire principal. Plutôt que de donner sa version de tous les faits, elle s'est souvent bornée à relater les faits qu'elle jugeait propres à promouvoir sa cause.

J'estime qu'il est approprié ici de citer un passage d'une décision de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique rapporté dans Lindhal v. Auld- Philips Ltd. (1986), 7 C.H.H.R. D/3396 (B.C.H.R.C.), p. D/3398 :

[Traduction]

[...] tiré du jugement rendu par le juge O'Halloran de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans Faryna v. Chorny (1952), 2 D.L.R. 354 (p. 356-358) :

Bref, le seul critère véritable de la véracité de la déposition d'un témoin dans un cas comme celui-là est de voir si celle-ci concorde avec la prépondérance des probabilités qu'une personne pratique et renseignée jugerait volontiers raisonnables dans cette situation et ces conditions...

De même, dans une autre décision de la Colombie-Britannique, à savoir Forsyth v. Matsqui (1988), 10 C.H.H.R. D/5854 (B.C.H.R.C.), p. D/5857, le Board of Inquiry a déclaré ce qui suit à propos d'une preuve circonstancielle :

[Traduction]

[...] on peut conclure qu'il y a eu discrimination lorsque la preuve sur laquelle elle repose la rend plus probable que les autres inférences ou hypothèses envisageables.

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Bref, ces décisions incitent le tribunal à déterminer quelle version des faits est la plus plausible.

Dans l'ensemble, le tribunal juge que Mme Hogarth s'est révélée un témoin crédible et digne de foi, ce qui n'est pas vraiment le cas pour Mme Stadnyk. Notamment, le fait que celle-ci ait déclaré que l'entrevue avait consisté en une attaque personnelle brève et brutale, perpétrée par une intervieweuse agressive, calculatrice et condamnable nous démontre que sa description de cette entrevue est, tout simplement, déraisonnable et invraisemblable et, assurément, la moins plausible des deux. C'est pourquoi le tribunal retient celle de Mme Hogarth.

A la suite de l'entrevue, Mme Hogarth et la plaignante se sont entretenues trois fois au téléphone. Le lendemain de l'entrevue, la plaignante a téléphoné à Mme Hogarth et, tel que nous l'avons mentionné plus haut, elle a enregistré leur conversation. De toute évidence, cet appel avait été fait dans le but de confirmer la teneur des questions posées à l'entrevue. Comme elle l'avait mentionné dans son témoignage, Mme Stadnyk croit que le gouvernement fédéral lui a menti par le passé et elle a l'intention de voir à ce que cela ne se produise plus. Le tribunal est d'avis qu'à ce moment, ainsi qu'au début de l'audience, Mme Stadnyk croyait que Mme Hogarth nierait lui avoir posé les questions prétendument offensantes.

Par la suite, Mme Stadnyk a de nouveau téléphoné à Mme Hogarth et lui a demandé quand les examens auraient lieu; elle lui a ensuite confirmé qu'elle était préoccupée par la discussion qu'elles avaient eue pendant l'entrevue au sujet du harcèlement sexuel. La CFP avait été chargée d'aviser Mme Stadnyk que sa candidature n'avait pas été retenue. Comme elle était au courant de ce fait, Mme Hogarth s'est très peu compromise et ne s'est pas montrée particulièrement réceptive les deux fois où Mme Stadnyk lui a téléphoné.

A la suite de la deuxième conversation, Mme Hogarth s'est rendue compte que la plaignante avait été perturbée par la discussion qui avait eu lieu pendant l'entrevue, puisqu'elle en avait longuement parlé lors de leurs deux conversations téléphoniques. Mme Hogarth avait d'ailleurs rappelé Mme Stadnyk dans le but de lui dire que l'entrevue ne visait pas à l'offenser et que, si elle avait été froissée, elle s'en excusait.

La preuve a permis d'établir qu'à la suite de l'entrevue, Mme Stadnyk a été avisée par la CFP que sa candidature n'avait pas été retenue pour le poste IS-2.

Mme Hogarth a fait parvenir à la CFP une note de service, datée du 10 février 1989, dans laquelle elle commente l'entrevue et confirme que, pendant la [TRADUCTION] majeure partie de celle-ci, elle s'est surtout

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employée à questionner Mme Stadnyk au sujet de son recours aux médias. Les raisons invoquées à l'appui du rejet de la candidature de Mme Stadnyk figuraient aussi dans cette note, à savoir : 1) Mme Stadnyk avait tendance à prendre des décisions en fonction de situations isolées, 2) elle a semblé incapable de tenir compte du point de vue de quelqu'un d'autre pour régler un problème, et 3) elle risquait de se retrouver dans une situation de conflit d'intérêts (puisqu'elle projetait de collaborer à la rédaction d'un livre).

Le 29 juillet 1989, Mme Stadnyk a déposé une plainte auprès de la CCDP, alléguant qu'elle avait été victime de discrimination fondée sur le sexe. En voici le texte :

[Traduction]

La Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (CEIC) a agi de façon discriminatoire à mon endroit en ne me traitant pas équitablement et en me harcelant lors d'une entrevue d'emploi, et en refusant de m'embaucher en raison de mon sexe (féminin), ce qui va à l'encontre des articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le 25 janvier 1989, Susan Hogarth, Directrice régionale des affaires publiques, m'a fait passer une entrevue pour un poste d'agent d'information (IS-2) auprès de la CEIC. Pendant cette entrevue, elle m'a demandé à trois reprises de donner mon point de vue sur les contacts corporels survenant à proximité d'un photocopieur et elle m'a mentionné qu'il y avait un homme dans son groupe de travail qui était très porté sur ce genre de chose. Elle m'a dit qu'elle ne jugeait pas que son comportement constituait un problème et s'est dite préoccupée par l'effet que ma présence pourrait avoir au bureau, étant donné que mon opposition au harcèlement sexuel était bien connue.

Le 30 septembre 1990, la plaignante a quitté la fonction publique fédérale, en raison, principalement, de son état de santé et de son état émotif.

En ce qui a trait à la tenue de l'audience, la plaignante s'est réservée le droit de contre-interroger des témoins d'entrée de jeu et, tandis que l'audience progressait (et que la plaignante se familiarisait avec les procédures), elle a agi de plus en plus comme une partie indépendante. Une fois la présentation de la preuve de l'intimée commencée, la plaignante a demandé que l'on entendît des témoins experts. Comme la plaignante n'était pas avocate de formation et qu'il y a eu à un moment donné un ajournement de l'audience, le tribunal lui a permis d'appeler à la barre une experte oeuvrant dans les domaines de la sociologie et de la condition féminine, afin qu'elle témoignât à la reprise de l'audience.

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Alison Hayford, professeure de sociologie détenant un doctorat en géographie politique et sociale, était un témoin compétent en tant qu'experte en sciences humaines spécialiste des questions touchant la condition féminine. Elle a déclaré que la définition du harcèlement sexuel avait constamment évolué au fil des ans et qu'elle englobait un rapport de forces ayant eu pour effet, traditionnellement, de réduire les femmes au silence. De plus, les hommes et les femmes ont une conception différente du harcèlement. La professeure Hayford a expliqué comment ce rapport de forces pouvait se manifester dans le cadre d'une entrevue d'emploi. Il importe de noter que, lorsqu'on l'a contre-interrogée, elle a mentionné qu'il pouvait être approprié de poser des questions au sujet du harcèlement sexuel dans certaines circonstances (si cela avait un lien avec le poste en cause), mais que dans la plupart des cas ce genre de questions n'était pas indiqué.

Chacune des parties a aussi appelé à la barre un expert en journalisme, afin qu'il traite de la question du conflit d'intérêts.

Le témoin de l'intimée, le professeur Nick Russell, a été jugé compétent, de l'avis de toutes les parties, en tant qu'expert en éthique journalistique. Il rédige actuellement une thèse de doctorat sur ce sujet, et a aussi soumis un livre à un éditeur pour fins de publication. Le professeur Russell a paru articulé et bien informé au tribunal. Selon le professeur Russell, les journalistes doivent être justes et objectifs, faire preuve de beaucoup d'intégrité et de transparence et donner une impression de neutralité. Ces traits sont essentiels à l'établissement de leur crédibilité. En ce qui concerne les agents d'information, les journalistes qui travaillent avec eux doivent pouvoir leur faire confiance.

Le professeur Russell a également mentionné qu'une personne en vue dans la société ne peut être un agent d'information. Cela étant dit, si elle se soumet à un processus visant à ce qu'elle se fasse discrète (à la faveur duquel elle se tiendra à l'écart du public et verra ainsi sa notoriété s'amenuiser), elle pourra devenir apte à occuper un poste d'agent d'information.

En ce qui a trait au cas à l'étude, soit celui d'une personne critiquant l'organisation dont elle fait partie, le professeur Russell a déclaré qu'il s'agissait d'un comportement tout simplement inadmissible. Ce genre de situation donne lieu à un conflit d'intérêts véritable et n'est pas acceptable, même si les critiques sont fondées. Quoi qu'il en soit, un agent d'information ne peut vraiment pas se permettre de critiquer l'organisation qu'il représente.

Le professeur Russell est d'avis que les questions d'éthique occupent une place importante en journalisme. Il a cité à cet égard le Code d'éthique professionnelle de la Société canadienne des Relations

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publiques, Inc. (SCRP) ainsi que le Code of Professional Standards de la Public Relations Society of America (PRSA), et il a confirmé que de tels codes donnent un aperçu fidèle des normes d'éthique auxquelles les journalistes et les relationnistes (y compris les agents d'information) devraient se conformer. Le professeur Russell a également passé en revue les lignes directrices du gouvernement fédéral en matière de conflits d'intérêts et il a confirmé que ces lignes directrices faisaient état avec exactitude des normes d'éthique que doivent respecter les agents information de la fonction publique fédérale.

Contre-interrogé par la CCDP, le professeur Russell a révélé que, du point de vue de l'éthique, un agent d'information serait bien avisé de parler de tout nouveau cas de harcèlement sexuel dont il ferait l'objet au sein d'un groupe de travail. Toutefois, il serait contraire à l'éthique de faire allusion à des cas passés de harcèlement sexuel, en raison du conflit d'intérêts que cela pourrait occasionner.

En vue de réfuter cette preuve, la plaignante a pour sa part invité le professeur Gerald Sperling à témoigner. Celui-ci était un témoin compétent, de l'avis des parties, puisqu'il est un expert en journalisme et qu'il enseigne cette matière ainsi que les sciences politiques.

Selon le professeur Sperling, il existe un grand nombre d'autres conceptions de l'éthique et l'objectivité est, en fait, un non-sens. Toujours selon lui, la conception de l'éthique du professeur Russell est démodée et dépassée, et ne saurait s'appliquer au journalisme tel qu'il se pratique dans la réalité. Le professeur Sperling ne semblait pas connaître les codes d'éthique de la SCRP et de la PRSA.

Contre-interrogé au sujet d'une situation hypothétique s'apparentant au cas à l'étude, le professeur Sperling a paru très évasif et réticent à émettre une opinion sur l'aspect éthique de cette situation. Chaque fois qu'il s'est fait interroger, il s'est contenté, en guise de réponse, de poser une série de questions à des fins de clarification. Il a cependant admis que, si le gouvernement jugeait que ses politiques étaient adéquates, il serait difficile pour une personne telle que la plaignante de défendre le point de vue du gouvernement sur le harcèlement sexuel et de critiquer en même temps ce point de vue à titre personnel (même si elle le faisait en dehors de l'exercice de ses fonctions).

Sans conteste, le tribunal juge plus favorablement les opinions du professeur Russell que celles du professeur Sperling. Lorsque le professeur Russell a donné son opinion d'expert, il a fait preuve de précision et a su se limiter aux questions concernant l'éthique journalistique sur lesquelles il avait été appelé à se prononcer. Il est un assez grand expert et spécialiste de ce domaine et il nous a paru franc et compétent à titre de témoin expert.

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Le professeur Sperling, en revanche, ne semblait pas avoir de connaissances ou de formation particulières en matière de déontologie, hormis une expérience pratique en journalisme. Il ne semblait pas connaître grand-chose à l'éthique et s'est borné à laisser entendre que celle-ci comptait pour peu dans la pratique réelle du journalisme.

Je retiens donc l'opinion du professeur Russell, selon laquelle l'éthique revêt de l'importance (aux yeux des agents d'information et des journalistes), et qu'il est important et souhaitable d'éviter les conflits intérêts et de tendre à l'objectivité. Même en supposant que le professeur Sperling a raison lorsqu'il affirme que l'éthique ne constitue pas une grande priorité pour la plupart des journalistes actifs, un employeur potentiel doit pouvoir s'attendre à ce qu'un candidat respecte certaines normes raisonnables et reconnues en matière d'éthique. Le fait qu'un grand nombre de journalistes dérogent à l'éthique de leur profession (le tribunal n'atteste pas nécessairement la réalité de ce fait) n'entraîne pas que toute considération d'ordre déontologique soit inutile.

Je vais maintenant examiner les dispositions législatives et les règles de droit pertinentes qui s'appliquent aux faits de l'espèce.

La plainte a été portée aux termes des articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, dont voici le texte :

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu; b) de le défavoriser en cours d'emploi.

14. (1) Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu : [...] c) en matière d'emploi.

(2) Pour l'application du paragraphe (1) et sans qu'en soit limitée la portée générale, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.

Le tribunal est d'avis que la plainte de Mme Stadnyk pourra être accueillie si l'une des hypothèses qui suit est avérée.

1) Le défaut ou le refus de l'intimée de poursuivre l'administration de tests, dans le cadre de la dotation du poste d'agent d'information, constitue une violation de l'alinéa 7a).

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2) Les questions posées par l'intimée à la plaignante et la discussion qu'elle a eue avec celle-ci au sujet du harcèlement sexuel pendant l'entrevue, et la façon dont la plaignante a été traitée en général eu égard à l'obtention éventuelle d'un poste, constituent un traitement défavorable au sens de l'alinéa 7b).

3) L'entrevue a été menée de manière telle qu'elle constituait du harcèlement sexuel et qu'elle contrevenait au paragraphe 14(1).

Au début du résumé de sa preuve, l'intimée a choisi de faire des concessions ou de donner son accord relativement à d'éventuelles questions litigieuses. Le tribunal croit que ce choix est conforme à la majorité des précédents et il décide de ces questions de la manière concédée ou consentie par l'intimée, selon le cas. Les questions dont il a été convenu sont les suivantes :

  1. la Loi canadienne sur les droits de la personne doit recevoir une interprétation large et libérale;
  2. la définition des expressions employeur et emploi dans la Loi peut comprendre les notions d'emploi et d'employeur éventuels et, par conséquent, la conduite adoptée par un employeur éventuel pendant une entrevue est assujettie aux dispositions de la Loi;
  3. les employeurs peuvent être tenus responsables des actes de leurs employés aux termes de la Loi; dans le présent cas, le CEIC a l'entière responsabilité de tout acte discriminatoire posé par Susan Hogarth;
  4. aux termes de la Loi, le harcèlement sexuel peut être pratiqué entre individus du même sexe.

L'intimée, en outre, n'a pas opposé comme moyen de défense que sa conduite découlait d'exigences professionnelles justifiées (aux termes de l'article 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne), qui n'est donc pas en cause ici.

La plaignante et la CCDP allèguent que l'un des motifs pour lesquels le CEIC a refusé d'accorder un emploi à la plaignante tient au fait qu'elle avait été antérieurement victime de harcèlement sexuel ou qu'elle était une femme (ou les deux), ce qui constituerait, dans un cas comme dans l'autre, un motif illicite de distinction aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Il est clair qu'il suffit que la discrimination soit l'un des motifs du refus ou du rejet, plutôt que le motif unique ou principal. Comme l'a déclaré succinctement le juge MacGuigan dans l'arrêt Holden et Commission canadienne des droits de la personne c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1991), 4 C.H.R.R., D/12, (C.A.F.), p. D/15 :

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Comme l'indique la jurisprudence, il suffit que la discrimination constitue un fondement de la décision de l'employeur : Sheehan c. Upper Lakes Shipping Ltd., [1978] 1 C.F. 836, p. 844 (Section d'appel de la Cour fédérale), décision infirmée pour d'autres motifs par la Cour suprême du Canada dans [1979] 1 R.C.S. 902.

A mon avis, la preuve présentée par l'intimée à cet égard est plus que concluante. La preuve a révélé que la plaignante avait critiqué le gouvernement fédéral et entendait continuer de le faire. Le poste IS-2, par ailleurs, devait être comblé par un candidat qui agirait comme porte- parole du gouvernement fédéral et, à ce titre, il n'était pas impossible qu'il dût à un moment ou à un autre traiter d'un cas de harcèlement sexuel. Pendant l'audience, on a donné comme exemple de ce genre de situation le fait que le gouvernement fédéral a annoncé son intention (à l'époque où l'audience avait lieu) de cesser le versement de prestations d'assurance-chômage aux personnes qui quittaient leur emploi sans motif valable. Cette nouvelle avait créé des remous dans le public, qui craignait qu'une telle mesure causât des difficultés aux personnes qui quittaient leur emploi parce qu'elles étaient victimes de harcèlement sexuel. Si Mme Stadnyk avait été agent d'information auprès du CEIC à ce moment-là, elle aurait eu à expliquer et à défendre la position du gouvernement sur ce sujet.

Il y a un grand nombre d'employés de la fonction publique fédérale qui pourraient se dissocier de la position du gouvernement sur la question du harcèlement sexuel sans que cela ne soit trop grave, mais il ne fait aucun doute que, dans le cas d'un agent d'information, cela porterait davantage à conséquence. Quoi qu'il en soit, il est difficile de concevoir comment une personne critiquant le gouvernement fédéral sur la place publique pourrait aussi être un agent d'information efficace, crédible et fiable.

Cette prémisse élémentaire s'appuie sur un certain nombre de points soulevés par l'intimée.

Le Code régissant les conflits d'intérêts et l'après-mandat s'appliquant à la fonction publique (ci-après le Code), publié par le Conseil du Trésor, a été produit comme pièce à l'audience. Il est évident que les lignes de conduite qui y sont décrites s'appliquent au poste IS-2 convoité par la plaignante. Lorsque celle-ci avait décroché un poste de pompier à l'aéroport de Regina, elle avait signé une déclaration stipulant qu'elle avait lu et compris le Code. Il est prévu à l'article 7 de l'annexe A du Code qu'avant ou au moment d'assumer leurs fonctions officielles, les employés doivent signer un document attestant qu'ils ont lu et compris le code et qu'ils s'engagent, comme condition d'emploi, à l'observer.

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Lors de son témoignage, Mme Stadnyk a déclaré qu'elle n'était pas vraiment au courant de l'existence du Code et que son contenu lui échappait. Même s'il était vrai qu'elle ne connaît ni ne comprend les lignes de conduite figurant dans le Code, il n'en ressort pas moins clairement de l'article 7 susmentionné que les fonctionnaires doivent comprendre le Code et, comme condition d'emploi, l'observer. Si la plaignante n'était pas au courant de son existence ou ne le comprenait pas, cela, vraisemblablement, la rendait fautive et n'aurait pas permis de l'excuser si elle s'était trouvée dans une situation de conflit d'intérêts à titre d'agent d'information (en collaborant, par exemple, à la rédaction du livre que l'on sait).

Je vais maintenant citer les articles de ce code s'appliquant à la présente affaire, à savoir :

4. Le présent code a pour objet d'accroître la confiance du public dans l'intégrité des employés et dans l'administration publique fédérale:

[...] (d) en réduisant au minimum les possibilités de conflit entre les intérêts personnels des employés et leurs fonctions officielles, et en prévoyant les moyens de régler de tels conflits, le cas échéant, dans l'intérêt public.

5. [...] il incombe a chaque employé de prendre les dispositions qui s'imposent pour éviter les conflits d'intérêts réels, potentiels ou apparents [...]

6. Chaque employé doit se conformer aux principes suivants :

  1. il doit exercer ses fonctions officielles et organiser ses affaires personnelles de façon à préserver et à faire accroître la confiance du public dans l'intégrité, l'objectivité et l'impartialité du gouvernement;
  2. il doit avoir une conduite si irréprochable qu'elle puise résister à l'examen public le plus minutieux; pour s'acquitter de cette obligation, il ne lui suffit pas simplement d'observer la loi;
  3. il ne doit pas conserver d'intérêts personnels, autres que ceux autorisés par le présent code, sur lesquels les activités gouvernementales auxquelles il participe pourraient avoir une influence quelconque;
  4. dès sa nomination, et en tout temps par la suite, il doit organiser ses affaires personnelles de manière à éviter les conflits d'intérêts réels, potentiels ou apparents; l'intérêt public doit

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toujours prévaloir dans le cas où les intérêts du titulaire entrent en conflit avec ses fonctions officielles; [...]

g) il lui est interdit d'utiliser à son propre avantage ou bénéfice les renseignements obtenus dans l'exercice de ses fonctions officielles et qui, de façon générale, ne sont pas accessibles au public [...]

26. Les employés peuvent occuper un emploi extérieur ou participer à d'autres activités à moins que cet emploi ou ces activités risquent d'entraîner un conflit d'intérêts [...] L'administrateur désigné peut exiger que ces activités soient réduites, modifiées ou abandonnées s'il a été déterminé qu'il existe un risque réel ou potentiel de conflit d'intérêts.

L'article 16 du Code prévoit, par ailleurs, que, dans un cas comme l'espèce, les employés doivent éviter de poser un acte proscrit par le Code.

Si un employé omet de se conformer au Code, il est prévu à l'article 33 que cet employé s'expose à des mesures disciplinaires, y compris, le cas échéant, le congédiement.

Le Code et certaines autres lignes de conduite s'appliquant aux fonctionnaires ont été contestés à quelques reprises devant les tribunaux au nom du droit à la liberté d'expression. Les parties à la présente cause n'ont pas invoqué directement la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après la Charte) ni, entre autres, le droit à la liberté d'expression prévu à son article 2. Quoi qu'il en soit, la Charte a été mentionnée régulièrement pendant l'audience, les parties ont fait allusion à la liberté d'expression et certaines argumentations étaient fondées sur des décisions portant sur la Charte ou le droit à la liberté d'expression, ou les deux. L'arrêt Osborn c. La Reine (1991), 82 D.L.R. 4th 321 (C.S.C.), par exemple, qui traite de la Charte, a été mentionné par les parties, tout comme l'arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la fonction publique (1985), 9 C.C.E.L. 233 (C.S.C.), dans lequel il est question du droit à la liberté d'expression. Bien que les parties n'aient pas présenté avec insistance des arguments fondés sur la Charte ou le droit à la liberté d'expression, il nous paraît nécessaire d'y faire allusion en relation avec la question du Code et du désir de la plaignante de critiquer le gouvernement publiquement (étant donné que de tels arguments ont été indirectement soulevés devant le tribunal).

Je n'ai pas l'intention de traiter en détail de la question de la Charte et de la liberté d'expression (surtout, encore une fois, en raison de la teneur de l'argumentation des parties). Si cette question avait été débattue avec insistance, j'aurais statué sans réserve que, dans le cas

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d'un agent d'information et dans le contexte de la présente affaire, le Code restreint le droit à la liberté d'expression de Mme Stadnyk dans des limites raisonnables.

En plus du Code, l'intimée a aussi produit comme pièces le Code d'éthique professionnelle de la SCRP et le Code of Professional Standards de la PRSA. L'expert en éthique journalistique cité par l'intimée a confirmé que ces codes sont reconnus dans les milieux du journalisme et des relations publiques.

Le Code de la SCRP prévoit notamment que :

a) Dans la pratique des relations publiques, un membre doit servir avant tout l'intérêt public et ne doit ni agir ni induire d'autres personnes à agir d'une façon qui pourrait influer défavorablement sur le domaine des relations publiques, sur la collectivité ou sur la Société.

c) Un membre doit respecter les confidences de ses clients ou employeurs, passés, présents et éventuels.

d) Un membre ne doit pas représenter des intérêts opposés ou concurrents sans le consentement exprès des intéressés après que tous les faits leur ont été révélés.

On peut en outre lire ce qui suit dans le Code de la PRSA :

[Traduction]

1. Un membre doit mener sa carrière professionnelle en accord avec l'intérêt public [...]

10. Un membre ne doit pas représenter des intérêts opposés ou concurrents sans le consentement exprès des intéressés après que tous les faits leur ont été révélés.

11. Un membre ne doit pas s'engager dans une situation où ses intérêts personnels nuisent ou peuvent nuire à l'exécution d'une obligation envers un employeur ou un client, ou d'autres personnes, sans avoir divulgué intégralement ces intérêts à tous les intéressés [...]

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13. Un membre doit respecter scrupuleusement les confidences et le droit à la vie privée de ses clients ou employeurs, passés, présents et éventuels.

Le professeur Russell a étudié une situation hypothétique fondée sur des faits comparables à ceux auxquels le présent cas nous confronte, et il a affirmé qu'il y avait conflit d'intérêts. Si un employé éventuel a pris position contre son employeur éventuel par le passé et confirmé son intention de continuer à le faire, cela est tout simplement inadmissible et constitue un conflit d'intérêts réel (même si la cause qu'il défend est valable). Il est absolument impensable qu'un agent d'information critique publiquement son employeur.

C'est pourquoi j'estime tout à fait naturel que l'intimée ait été fortement encline à ne pas poursuivre le processus d'entrevue (en raison, encore une fois, du conflit d'intérêts). Dans sa déposition, Mme Hogarth a précisé que, pendant l'entrevue, elle était préoccupée par la question d'un éventuel conflit d'intérêts, mais n'a envisagé la perspective que de [TRADUCTION] besoins en formation. Mais lorsque la plaignante lui a fait part de son intention de collaborer à la rédaction d'un livre sur ses expériences au gouvernement fédéral, elle n'a tout simplement pas pu poursuivre l'entrevue. En plus du conflit d'intérêts, la lettre envoyée par Mme Hogarth à M. Charrette faisait mention du fait que Mme Stadnyk ne possédait pas certaines autres aptitudes requises pour le poste (elle n'arrivait pas, par exemple, à penser autrement qu'en fonction de situations isolées ou à adopter aisément le point de vue de quelqu'un d'autre). Ces motifs valables ne nous permettent évidemment pas, cependant, d'exclure la possibilité que l'un des autres motifs pour lesquels la candidature de la plaignante a été rejetée à ce stade du processus de sélection puisse être assimilé à un motif illicite de distinction.

L'étude de cette question s'apparente à celle des autres points qui pourraient militer en faveur de la plaignante, à savoir que l'on doit établir, de manière objective, si le comportement de l'intimée envers la plaignante (y compris le refus de lui accorder un poste) a été inspiré de quelque façon que ce soit par un motif illicite de distinction.

Il a été clairement établi que la plaignante n'est pas tenue, pour que sa plainte soit accueillie, de démontrer que l'intimée avait l'intention d'agir de manière discriminatoire à son endroit. La Loi canadienne sur les droits de la personne et les autres lois de même type ne visent pas que la discrimination volontaire. Ce principe est reconnu dans des arrêts tels Action Travail des Femmes c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1987] 1 R.C.S. 1114; Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpson-Sears Ltée, [1985] 2 R.C.S. 536; Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561 (qui

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confirme 2 C.F. 531). Dans l'arrêt Action Travail des Femmes, le juge en chef Dickson (tel était alors son titre) déclare à la page 1138 :

Comme nous l'avons l'avons vu, la Cour suprême, dans les arrêts Simpsons-Sears et Bhinder, a déjà reconnu que la législation canadienne sur les droits de la personne vise non seulement la discrimination volontaire mais aussi la discrimination involontaire.

En l'espèce, j'en arrive facilement à la conclusion que ni le CEIC, ni Mme Hogarth n'avaient l'intention d'agir de manière vindicative ou discriminatoire lorsqu'elles transigeaient avec la plaignante. Mais cela ne signifie pas en soi que, d'un point de vue objectif, l'intimée n'a pas agi de manière discriminatoire envers Mme Stadnyk. De même, je crois que celle-ci s'est véritablement sentie offensée et qu'elle pense sincèrement qu'on s'en est pris à elle et qu'on l'a traitée de façon discriminatoire en raison de ses opinions et des problèmes qu'elle avait vécus en matière de harcèlement sexuel. Les tribunaux ont également établi clairement que le fait que la plaignante ait perçu subjectivement de la discrimination ne suffit pas à établir le bien-fondé de sa plainte. On doit appliquer certains critères raisonnables et objectifs pour évaluer le langage, les mots et les comportements visés par sa plainte. Dans la décision Bell and Korczak v. Ladas and The Flaming Steer Steakhouse (1980), 1 C.H.R.R. D/155 (O.H.R.C.), la Commission ontarienne des droits de la personne a déclaré ce qui suit à la page D/156, au sujet des conversations à caractère sexuel :

[TRADUCTION]

[...] ainsi, les divergences d'opinions entre employés relativement à des questions d'ordre sexuel ne constituent pas nécessairement une violation des dispositions du Code; c'est seulement lorsqu'on peut raisonnablement interpréter le langage ou les mots utilisés comme se rapportant à une condition d'emploi que le Code prévoit un recours.

L'intimée a porté à l'attention du tribunal un certain nombre de décisions où un intimé avait fait preuve de manque de jugement, de mauvais goût ou d'insensibilité à l'endroit de plaignants qui croyaient sincèrement que ces actes et ces paroles procédaient de motifs de distinction illicite. Cependant, les tribunaux ont jugé que ce type de conduite ne constituait pas une infraction aux lois sur les droits de la personne applicables. Voir à ce sujet Dhami c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (1989), 11 C.H.R.R. D/253 (Can.); Fu v. Ontario Solicitor General (1985), 6 C.H.R.R. D/2797 (Ont.); Makkar v. Scarborough (City) (1987), 8 C.H.R.R. D/4280 (Ont.); Syed c. Canada (ministère du Revenu national) (1990), 12 C.H.R.R. D/1 (Can.); Aragona v. Elegant Lamp Co. Ltd. (1982), 3 C.H.R.R. D/1109 (Ont.); Nimako v. Canadian National Hotels (1987), 8 C.H.R.R. D/3985 (Ont.); Watt v. Niagara (Regional Municipality) (1984), 5 C.H.R.R. D/2453 (Ont.).

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La CCDP a soumis en preuve au tribunal un jugement rendu par la Cour d'appel des État-Unis dans lequel les notions de personne raisonnable et de norme objective sont transcendées. Dans l'arrêt Ellison v. Brady (1991), 924 F.2b 872 (9th CLR), ce tribunal a exprimé l'avis qu'en se servant exclusivement du critère de la personne raisonnable, on pourrait en arriver à tolérer des comportements qui, en raison de l'existence de certains stéréotypes, sont jugés acceptables bien qu'ils soient discriminatoires. C'est pourquoi la notion du [TRADUCTION] point de vue de la victime raisonnable a été adoptée.

La Cour d'appel des États-Unis a déclaré ce qui suit à la page 878 de cet arrêt :

[Traduction]

Ensuite, nous croyons qu'en évaluant la gravité et l'aspect insidieux du harcèlement sexuel, on devrait s'appliquer à adopter le point de vue de la victime [...] Si on se borne à se demander si une personne raisonnable est susceptible d'adopter le comportement qui constitue prétendument du harcèlement, on risque d'accentuer le phénomène de discrimination. Ceux qui pratiquent le harcèlement pourraient continuer de le faire impunément tout simplement parce qu'une pratique discriminatoire serait répandue, et leurs victimes n'auraient aucun recours à leur disposition. C'est pourquoi nous préférons analyser le problème du harcèlement du point de vue de la victime. Pour saisir ce point de vue dans son ensemble, il faut procéder, entre autres, à une analyse des points de vue qui sont propres aux hommes et aux femmes. Certains comportements jugés acceptables par les hommes peuvent paraître répréhensibles à un grand nombre de femmes [...] (Un superviseur pourra penser, par exemple, qu'il a le droit de dire à une subalterne qu'elle a une belle silhouette ou de jolies jambes, alors que celle-ci pourra être offensée par de tels commentaires.)

La Cour d'appel poursuit en ces termes à la page 879 :

[Traduction]

Afin de ne pas contraindre les employeurs à composer avec les préoccupations propres à quelques employées hypersensibles, nous jugeons qu'une employée de sexe féminin a démontré, jusqu'à preuve du contraire, qu'un environnement est hostile lorsqu'elle allègue l'existence de comportements qu'une femme raisonnable jugerait suffisamment graves ou insidieux pour qu'ils modifient les conditions d'emploi et rendent le milieu de travail hostile [...]

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Nous adoptons le point de vue d'une femme raisonnable essentiellement parce que nous jugeons qu'une norme qui n'opère pas de distinction selon les sexes tend à favoriser les hommes et à évacuer systématiquement l'expérience féminine.

D'autant que je sache, aucun tribunal canadien n'a examiné ni suivi l'arrêt Ellison à ce jour, pas plus que la norme de la victime raisonnable. Toutefois, dans le cas qui nous occupe, je crois qu'il serait approprié d'adopter cette approche étant donné que nous avons affaire à une plaignante qui semble être extrêmement touchée par tout commentaire relatif au harcèlement sexuel. Il est également intéressant de noter que, en l'espèce, les griefs qui nous ont été présentés au sujet de l'entrevue concernent deux femmes. Dans l'arrêt Ellison, il est surtout question d'interactions entre les deux sexes, selon le scénario suivant : un homme n'a pas l'intention de harceler une femme et ne juge pas que son comportement envers elle constitue du harcèlement, mais celle-ci ne le voit pas du même oeil. Nous avons pour notre part affaire à deux femmes qui se trouvent dans le contexte d'une entrevue et qui semblent vraiment percevoir les choses différemment.

Compte tenu des objectifs énoncés à l'article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et de la décision que nous avons prise de donner à celle-ci une interprétation large et libérale, je suis disposé à adopter le point de vue de la victime raisonnable (une femme, en l'espèce) aux fins de l'étude de la plainte. Ce faisant, je m'attends à ce que la personne raisonnable (une femme, en l'espèce) se montre davantage touchée et préoccupée par la question du harcèlement sexuel.

Mais même de ce point de vue, soit celui d'une femme raisonnable ayant déjà été victime de harcèlement sexuel, j'en arrive à la conclusion que le déroulement de l'entrevue n'a pas été offensant, pas plus que le rejet de la candidature de la plaignante. Je crois fermement que Mme Stadnyk est l'une de ces [TRADUCTION] quelques employées hypersensibles qui sont mentionnées dans l'arrêt Ellison. La plaignante avait critiqué le gouvernement fédéral et cela avait été largement publicisé. Elle avait ensuite postulé un emploi de porte-parole pour l'un de ses ministères. Comme les critiques avaient surtout porté sur le harcèlement sexuel, j'estime que, dans les circonstances, une femme raisonnable aurait dû s'attendre à se faire questionner au sujet du recours aux médias et du harcèlement sexuel. Si elle avait contesté, par exemple, les politiques environnementales du gouvernement et était candidate à un poste en relations publiques, on l'aurait sans doute questionnée au sujet de son recours aux médias et du fait qu'elle discute sur la place publique de questions d'environnement.

A mon avis, les questions et la discussion portant sur le harcèlement sexuel étaient nécessaires et ne faisaient que découler de la préoccupation

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légitime de l'intimée au sujet du fait que la plaignante s'était servie des médias pour critiquer le gouvernement, puisque ces critiques portaient sur le harcèlement sexuel.

Par conséquent, le tribunal estime que le CEIC n'a pas privé la plaignante de l'occasion (de décrocher un emploi ou de recevoir une formation) en s'appuyant sur un motif illicite de distinction. Je considère également que l'intimée n'a pas défavorisé Mme Stadnyk parce qu'elle avait déjà été victime de harcèlement sexuel ou pour tout autre motif illicite de distinction. Si l'intimée s'est montrée préoccupée par la question du harcèlement sexuel et qu'elle a refusé d'accorder le poste à la plaignante, c'est parce qu'elle avait de bons motifs de le faire, et non des motifs fondés de quelque manière sur une distinction illicite.

En ce qui a trait à la façon dont l'entrevue a été menée par Mme Hogarth, il importe de considérer à ce sujet un passage de l'arrêt Janzen et Govereau c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252, p. 1284, dans lequel le juge en chef Dickson (tel était alors son titre) définit le harcèlement sexuel comme suit :

Sans chercher à fournir une définition exhaustive de cette expression, j'estime que le harcèlement sexuel en milieu de travail peut se définir de façon générale comme étant une conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d'emploi pour les victimes du harcèlement. C'est un abus de pouvoir, comme l'a souligné l'arbitre Shime dans la décision Bell v. Ladas, précitée, et comme cela a été largement reconnu par d'autres arbitres et commentateurs. Le harcèlement sexuel en milieu de travail est un abus de pouvoir tant économique que sexuel. Le harcèlement sexuel est une pratique dégradante, qui inflige un grave affront à la dignité des employés forcés de le subir. En imposant à un employé de faire face à des gestes sexuels importuns ou à des demandes sexuelles explicites, le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est une atteinte à la dignité de la victime et à son respect de soi, à la fois comme employé et comme être humain.

Il est vrai que Mme Hogarth a présenté les deux situations hypothétiques de façon quelque peu subtile et indirecte, mais personne ne s'attend à ce qu'un employeur éventuel se limite à poser des questions directes. Du reste, une approche indirecte permet souvent d'obtenir de meilleures réponses de la part de la personne interviewée, étant donné qu'il devient alors plus difficile pour celle-ci de fournir les réponses qu'elle croit que l'employeur veut entendre. La preuve révèle que Mme Stadnyk vivait des moments très difficiles sur le plan personnel à l'époque de l'entrevue. Elle était sans emploi depuis passablement longtemps et semblait angoissée. Sa relation de l'entrevue ainsi que sa

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déposition ont d'ailleurs semblé trahir l'état dans lequel elle se trouvait à ce moment, dans la mesure où elle n'est parvenue à se souvenir que des choses qui l'avaient irritée et qu'elle a décrites lors de son témoignage (probablement selon son interprétation des faits à l'époque) comme des atteintes inadmissibles à sa dignité et à sa personne. Par conséquent, le tribunal n'a pu nullement prêter foi à cette partie de sa déposition. En se comportant comme elle l'a fait pendant l'entrevue et en refusant d'accorder le poste, l'intimée a agi de bonne foi et d'une manière qui, à mon avis, n'offusquerait pas une femme raisonnable.

Je dois cependant ajouter que je n'approuve pas nécessairement tous les agissements de l'intimée pendant l'entrevue, ni non plus la manière dont l'entrevue a été organisée par la CFP (on est à bon droit de se demander, en effet, pourquoi la CFP a envisagé pour Mme Stadnyk un poste si susceptible de porter flanc à une accusation de conflit d'intérêts). On peut aussi reprocher à la CFP d'avoir tardé à aviser Mme Stadnyk, après qu'on eût décidé de ne plus poursuivre le processus d'entrevue (cela semble avoir causé des difficultés tant à Mme Stadnyk qu'à Mme Hogarth).

Je crois fortement que le point qui milite le plus en faveur de l'accueil de la plainte concerne la façon dont l'entrevue s'est déroulée. Le fait que Mme Hogarth ait laissé entendre qu'il y avait quelqu'un dans son groupe de travail qui l'agaçait par son comportement, et qu'elle ait tout de suite après soumis les deux cas hypothétiques à la plaignante (en précisant qu'ils recoupaient ses propres expériences), aurait inquiété n'importe quelle femme raisonnable ayant déjà été victime de harcèlement. Cependant, je crois aussi que, compte tenu du contexte de l'entrevue, une femme raisonnable aurait jugé que, bien que Mme Hogarth eût pu choisir de meilleurs exemples ou des formulations plus appropriées, on ne pourrait néanmoins affirmer qu'elle a agi de manière discriminatoire au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, du seul fait qu'elle a tenu le langage que l'on sait. Tel qu'il est indiqué dans l'arrêt Janzen, supra, la pratique visée doit inflige(r) un grave affront à la dignité de l'employé éventuel (en l'espèce) qui est forcé de le subir; ce qui, en l'espèce, n'a pas été le cas. J'estime qu'une femme raisonnable ayant déjà été victime de harcèlement sexuel ne jugerait pas que, dans les circonstances, l'entrevue, telle qu'elle s'est déroulée, constituait un grave affront à sa dignité.

Par conséquent, j'en arrive à la conclusion que le bien-fondé de la plainte n'a pas été démontré pour aucun des motifs envisagés, et je dois

donc la rejeter.

FAIT ce 20e jour de mai 1993.

Raymond William Kirzinger

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