Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 19/93

Décision rendue le 25 octobre 1993

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

L.R.C. (1985), ch. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

Entre

BRIAN TWEEDIE

le plaignant

et

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

et

HENDRIE AND COMPANY LIMITED

l'intimée

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL : Keith C. Norton Président

Janet Ellis Membre

Jane Armstrong Membre

ONT COMPARU :

Me Michael Horan Avocat de l'intimée

Me Prakash Diar Avocat de la Commission

DATE ET LIEU 10 septembre 1993

DE L'AUDIENCE Toronto (Ontario)

T R A D U C T I O N

INTRODUCTION

Au cours d'une conférence préparatoire à l'audience, laquelle conférence a été tenue le 14 juillet 1993, l'avocat de l'intimée a informé le Tribunal de son intention de présenter une requête préliminaire en vue d'obtenir une suspension des procédures, en raison de la longue période qui s'est écoulée entre la date de l'incident ayant donné lieu à la plainte et la date du dépôt de celle-ci ainsi qu'en raison du déni de justice naturelle et de la violation de l'obligation d'équité que le même retard a occasionnés.

Le tribunal a tenu l'audience en l'espèce le vendredi 10 septembre 1993 dans le seul but d'entendre la preuve et les arguments concernant la requête préliminaire de l'avocat de l'intimée et non dans le but d'examiner le bien-fondé de la plainte elle-même.

LES FAITS MIS EN PREUVE

Voici, par ordre chronologique, les faits pertinents quant à la question du retard :

1. 25 octobre 1985

Ce jour-là, un incident est survenu entre M. Brian Tweedie et son superviseur, M. Guy Joubert, et M. Tweedie a alors été avisé qu'il était congédié.

2. 28 ou 29 octobre 1985

M. Tweedie est allé consulter son médecin au sujet de la réapparition d'un problème de santé qui, a-t-il dit, l'ennuyait le 25 octobre et qui découlait d'un accident professionnel antérieur. Son médecin a pris les mesures nécessaires pour qu'il reçoive des prestations d'invalidité de la Commission des accidents du travail pendant une période de trois mois.

3. 30 octobre 1985

Une audience a été tenue au sujet du congédiement de M. Tweedie et la mesure disciplinaire a alors été réduite à une suspension de cinq jours. Cette décision a été prise conformément aux clauses de la convention collective alors en vigueur entre l'intimée et la Fraternité canadienne des cheminots, employés des transports et autres ouvriers (la Fraternité).

Les personnes suivantes assistaient à cette réunion :

Brian Tweedie - le plaignant

Cecil Cooper - délégué syndical de la Fraternité

Tom Singer - délégué syndical de la Fraternité

Guy Joubert - superviseur de M. Tweedie

Ernest Cripps - directeur de terminal

George C. Hendrie - directeur de l'exploitation

Timothy Harris - directeur des ventes et stagiaire destiné à remplacer M. Cripps

En outre, au cours de cette réunion, M. Tweedie a avisé l'intimée qu'il recevait des prestations d'invalidité.

4. Après cette réunion, M. Tweedie a été inscrit, à une date non précisée, à un programme de réorientation professionnelle par son agent de réadaptation de la Commission des accidents du travail. Finalement, il n'a pas réussi à suivre ce programme.

5. En février 1986, après l'expiration des trois mois au cours desquels il a reçu des prestations d'invalidité, M. Tweedie a tenté de retourner travailler pour l'intimée. Il a vu sa demande refusée jusqu'à ce qu'il prouve de façon satisfaisante à l'intimée les raisons de son absence conformément aux clauses de la convention collective.

6. 16 avril 1986

M. Tweedie a reçu du siège social de l'intimée une lettre recommandée visant à l'informer d'une réunion qui aurait lieu ce jour-là avec un agent de réadaptation de la Commission des accidents du travail.

Les personnes présentes à la réunion étaient les suivantes :

George C. Hendrie - directeur de l'exploitation

Cecil Cooper - délégué syndical de la Fraternité

Tom Singer - délégué syndical de la Fraternité

Brian Tweedie

Un agent de réadaptation de la Commission des accidents du travail

Cette réunion concernait l'examen des conditions du retour au travail de M. Tweedie. Il a été convenu que M. Tweedie aurait besoin d'un certificat médical attestant qu'il était apte à faire le travail.

Il appert de la preuve que M. Tweedie ne savait pas très bien comment ce certificat devait être obtenu. Il pensait qu'on l'appellerait et qu'on lui demanderait de rencontrer le médecin de l'entreprise. Les dirigeants de celle-ci s'attendaient à ce qu'il voie un médecin de la Commission des accidents du travail.

7. Plus tard, M. Tweedie a mentionné, au cours d'une conversation qu'il a eue, à une date non précisée, avec un dénommé M. Tilley, l'agent syndical de la Fraternité, qu'il était frustré par les retards. Il a ajouté qu'il avait l'intention d'aller voir un avocat.

8. M. Tweedie s'est rendu à un bureau d'aide juridique appelé North End Legal Services et a parlé à une avocate nommée Debbie Kehlar. Dans une lettre adressée à l'intimée le 15 septembre 1986, celle-ci a avisé l'entreprise de l'intention de M. Tweedie de retourner au travail.

Il n'y a aucune preuve indiquant que cette lettre ait fait l'objet d'une réponse, bien que George C. Hendrie se rappelle qu'une personne a téléphoné pour dire que M. Tweedie voulait retourner au travail.

9. 24 décembre 1986

Quelque temps avant le 24 décembre 1986, l'avocate de M. Tweedie lui a conseillé de s'adresser à la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP) à St-Catherines. M. Tweedie s'est alors rendu au bureau de la Commission le 24 décembre 1986 et l'a informée de sa plainte.

10. 19 mars 1987

Près de trois mois plus tard, M. Tweedie a été avisé que les formules de plainte officielles étaient prêtes à être signées et elles ont effectivement été signées le 19 mars 1987.

11. 5 juin 1987

L'intimée a déposé une réponse à la plainte, soutenant qu'elle relevait de la compétence fédérale.

12. 20 août 1987

La CODP a avisé le plaignant M. Tweedie qu'il n'avait pas déposé sa plainte devant la Commission qui avait la compétence voulue et, le 20 août 1987, la plainte a été officiellement retirée. Il a alors été informé du fait que son dossier serait transféré au bureau de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) situé à Toronto.

13. 5 mars 1988

Ce jour-là, la plainte officielle déposée auprès de la CCDP était prête à être signée, après un retard inexpliqué de plus de six mois.

14. Septembre 1988

L'intimée a déposé des observations auprès de la CCDP, soutenant que la Commission devrait refuser d'examiner la plainte, parce que l'acte reproché est survenu plus d'un an avant le dépôt de celle-ci.

15. 20 septembre 1988

Ce jour-là, George C. Hendrie a inscrit dans son dossier une note selon laquelle Guy (Joubert) ne pouvait trouver le dossier concernant M. Tweedie.

16. 9 décembre 1988

La CCDP a avisé l'intimée qu'elle avait décidé d'examiner la plainte.

17. 1989

Pendant cette année-là, à une date non précisée, Guy Joubert, l'ancien superviseur de M. Tweedie, a été congédié.

18. Septembre 1990

La CCDP a débuté son enquête pendant ce mois. L'enquêteur a communiqué avec les représentants de l'intimée le 27 septembre 1990, plus de deux ans et six mois après le dépôt de la plainte auprès de la Commission et plus de trois ans après la date à laquelle la CODP devait transférer les dossiers de la plainte. Trois employés ou ex-employés ont été interrogés, soit Geo. C. Hendrie, l'ancien directeur de l'exploitation, Steven Nash, maintenant directeur des services financiers, Donald Appleyard, chauffeur et président du comité local des griefs pour la Fraternité.

19. 1er novembre 1990

Le rapport d'enquête a été finalisé.

20. Avril 1991

La Commission canadienne des droits de la personne a adopté une résolution en vue de nommer un conciliateur chargé de tenter de régler le différend.

21. Un peu plus tard, une proposition de règlement a été communiquée par écrit, mais l'intimée l'a jugée inacceptable.

22. 18 janvier 1993

Me Michael G. Horan, l'avocat de l'intimée, s'est opposé à ce que la CCDP examine la plainte en raison du retard.

23. 5 mai 1993

La CCDP a avisé l'intimée qu'elle avait décidé de demander la nomination d'un tribunal.

DÉCISION

Dans le cadre des arguments qu'elle a invoqués pour demander une suspension des procédures pour cause de retard, l'intimée s'est fondée principalement sur les décisions rendues dans Motorways Direct Transport Ltd. c. Commission canadienne des droits de la personne, décision de la Section de première instance de la Cour fédérale, 1991, 16 C.H.R.R. D/459 (Motorways), et Kodellas v. Saskatchewan (Human Rights Commission) (1989), 5 W.W.R. 1, décision de la Cour d'appel de la Saskatchewan (Kodellas).

Les critères permettant de déterminer si un retard donné est déraisonnable ou non ont été énoncés dans Kodellas v. Saskatchewan Human Rights Commission (1989) 10 C.H.R.R. D/6305 :

[TRADUCTION]

À mon avis, pour déterminer s'il y a un retard déraisonnable dans le contexte de l'article 7 de la Charte relativement à une procédure de réparation fondée sur le Code, les facteurs dont il faut tenir compte sont les suivants : (1) la question de savoir si le retard reproché est déraisonnable à première vue, compte tenu des délais nécessaires et inhérents à une procédure réparatrice de cette nature; (2) la raison ou la personne responsable du retard, compte tenu de la conduite des plaignants (à la demande desquels la procédure a été engagée), de la conduite de la Commission (qui, selon les dispositions du Code, dirige le déroulement des procédures), notamment en ce qui a trait à l'insuffisance ou au caractère restreint de ses ressources institutionnelles, et la conduite de la personne visée par l'allégation de discrimination, par exemple, l'omission de sa part de s'opposer ou de renoncer à un délai; (3) le préjudice qu'a causé le retard à la personne visée par l'allégation de discrimination.

Dans la cause qui nous occupe, le premier facteur que le juge en chef Bayda a mentionné dans l'arrêt Kodellas est simple à établir. À notre avis, ce n'est pas l'incident survenu le 25 octobre 1985 qui donne lieu à la plainte. Il se peut même que ce soit le fait que le plaignant, M. Brian Tweedie, ait eu un statut incertain chez l'intimée pendant une longue période après cette date. Il est possible que l'incident précis qui a pu donner lieu à une plainte soit survenu en avril 1986 ou même en septembre de la même année. Cependant, même si l'on retient cette dernière date, la période écoulée entre celle-ci et la date fixée pour l'audience est de sept ans et deux mois. Ce retard est déraisonnable à première vue, compte tenu des délais nécessaires et inhérents à une procédure réparatrice de cette nature, et c'est là un des facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer si le retard est raisonnable ou non. Dans le cas du deuxième facteur, il convient d'examiner séparément la période qui a précédé la date du dépôt de la plainte de M. Tweedie auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, soit le 5 mars 1988, et la période qui a suivi ce dépôt.

M. Tweedie a d'abord signalé sa plainte à l'attention de la Commission ontarienne des droits de la personne le 24 décembre 1986. Pour une raison inexpliquée, ce n'est que le 19 mars 1987 qu'il a été possible d'obtenir les formules de plainte afin que M. Tweedie les signe. Avant de déposer cette plainte, M. Tweedie a assisté à une réunion tenue avec des membres de l'entreprise intimée pour examiner les conditions de son retour au travail; il a aussi communiqué avec son syndicat et participé à un programme de réorientation offert par la Commission des accidents du travail. On ne saurait lui reprocher d'avoir trop tardé pour faire examiner sa plainte jusqu'à ce moment-là.

Il est bien certain que M. Tweedie a commis une erreur lorsqu'il a déposé sa plainte auprès de la Commission ontarienne. Toutefois, ce n'est que deux mois après avoir été informée de l'argument de l'intimée concernant la compétence fédérale que la Commission ontarienne a avisé M. Tweedie que son dossier serait transféré et, par la suite, il y a eu un autre retard inexpliqué de six mois, ce qui nous a menés en mars 1988. Nous reconnaissons que, comme l'entreprise savait, dès mars 1987, qu'elle devrait répondre à une plainte en matière de droits de la personne, l'erreur de M. Tweedie et les retards bureaucratiques découlant de cette erreur ne sont pas importants pour la position de l'intimée. En conséquence, nous sommes d'avis que la Commission canadienne des droits de la personne n'a pas omis d'observer un principe d'équité sur le plan de la procédure en décidant d'examiner la plainte, même si celle-ci était fondée sur des incidents survenus plus d'un an avant sa réception.

Il n'y a aucune preuve indiquant que, de mars 1988 jusqu'à la date de la présente audience, M. Tweedie a occasionné un retard quelconque.

Hendrie and Company Limited s'est opposée à ce que la Commission examine la plainte dans une lettre qu'elle lui a fait parvenir en date du 18 janvier 1993. Entre septembre 1988 et janvier 1993, l'entreprise n'a pas soulevé la question du retard auprès de la Commission ni adopté d'autres mesures à ce sujet. Même si nous ne croyons pas que l'entreprise ait renoncé à des délais ou consenti à une procédure de la Commission, nous soulignons qu'elle n'a pas agi avec diligence pour s'opposer aux retards après mars 1988.

Cependant, la principale partie à laquelle il faut imputer la responsabilité relative au retard de cinq ans est la Commission.

La Commission a soutenu que le délai institutionnel de cinq ans n'était pas inhabituel, compte tenu de sa charge de travail. Nous avons également pris note du fait que la situation ne peut se comparer à un cas où aucune mesure n'aurait été prise pendant la période de cinq ans. Au contraire, la Commission a examiné la plainte, nommé un conciliateur et communiqué une proposition de règlement à l'entreprise. Sauf en 1989, au cours de laquelle peu de choses ont apparemment été faites, il semble que la Commission a constamment communiqué avec l'intimée, mais qu'elle a procédé lentement et méthodiquement.

Hendrie and Company Limited a invoqué les éléments suivants au sujet du préjudice découlant du retard :

  1. l'entreprise ne peut obtenir certains des documents concernant le plaignant et les incidents;
  2. une personne qui aurait pu témoigner pour l'entreprise est décédée;
  3. certains témoins sont difficiles à trouver et leur recherche occasionnerait des frais pour l'entreprise;
  4. les témoins qui sont disponibles ont des pertes de mémoire.

En ce qui a trait au fait que certains documents ne sont pas disponibles, certains témoins ont dit que le terminal de l'entreprise situé à Niagara, où M. Tweedie travaillait, a été fermé en 1989 et que bon nombre des dossiers contenant des renseignements au sujet des activités poursuivies au terminal ont été rangés dans une remorque d'entreposage. D'après l'entreprise, personne n'est allé à la remorque au cours des quatre dernières années afin de vérifier s'il était possible d'y trouver des dossiers concernant ce cas. En outre, il a été mis en preuve que l'entreprise a retenu les services d'un cabinet d'avocats en 1987 pour la représenter à l'égard de la plainte déposée auprès de la Commission ontarienne des droits de la personne ainsi que les services des consultants L.A. Liversidge and Associates pour examiner les dossiers et préparer un rapport au sujet de l'affaire Tweedie. Il n'y a aucune preuve indiquant que l'entreprise a cherché, par les moyens dont elle disposait, à trouver des documents qui pouvaient concerner sa réponse. Ce n'est pas le retard qui explique le fait que les documents ne sont pas disponibles.

Tom Singer était délégué syndical au terminal de Niagara à l'époque où le plaignant travaillait pour l'entreprise. M. Singer est décédé depuis. L'entreprise soutient que M. Singer aurait pu témoigner pour elle, parce qu'il était présent lors de la réunion du 16 avril 1986 ainsi qu'à d'autres moments pertinents. Selon l'entreprise, M. Tweedie a convenu, au cours de cette réunion, de faire quelque chose qu'il a omis de faire par la suite. Le contenu des discussions qui ont eu lieu au cours de cette réunion peut effectivement constituer une preuve importante lors de l'audience dans la présente cause, mais on nous a constamment répété que trois autres personnes étaient présentes en même temps que M. Singer, y compris Cecil Cooper. Celui-ci était le second délégué au terminal et il travaille toujours pour l'entreprise, qui ne lui a cependant pas demandé de venir témoigner. Aucun élément de la preuve ne nous permet de déduire ce que Tom Singer aurait pu dire et l'entreprise le considérait comme un témoin important, parce qu'il était un représentant syndical présent lors des réunions cruciales. Étant donné qu'un autre représentant syndical a assisté aux réunions et que Cecil Cooper travaille encore pour l'intimée, nous sommes d'avis que la preuve ne permet pas de dire que l'impossibilité absolue de faire témoigner M. Singer nuit à l'entreprise.

Il y a une personne qui pourrait témoigner, mais l'entreprise ne sait pas où elle se trouve. Il s'agit du représentant de la Commission des accidents du travail qui était présent lors de la réunion tenue en avril 1986. L'entreprise ne semble pas avoir fait de sérieux efforts pour trouver cette personne et il n'y a aucune preuve indiquant que le témoignage de celle-ci sera favorable à l'intimée. La preuve n'indique pas non plus que les frais liés à la recherche de cette personne sont plus élevés maintenant qu'ils ne l'auraient été plus tôt.

En ce qui a trait aux pertes de mémoire des témoins qui sont disponibles, nous convenons que le souvenir d'événements qui se sont produits sept ans plus tôt sera, tout au mieux, imparfait. Cependant, la perte de mémoire ne constitue pas en soi un facteur suffisant. Il y a certainement des personnes qui éprouvent des pertes de mémoire après de très courtes périodes et ces pertes de mémoire constituent un inconvénient pour chaque partie concernée.

À notre avis, l'entreprise n'a pas présenté suffisamment de preuve au sujet des éléments qu'elle a soulevés pour dire que le retard a nui à la présentation de sa cause.

Il est admis que le plaignant ne dispose d'aucun recours autre que la réparation pouvant découler de la présente audience. Si la plainte devait être rejetée avant même d'être examinée, il est bien évident que le plaignant subirait un préjudice important.

Comme on peut le lire dans l'arrêt Kodellas, précité, le rejet de la plainte formulée en l'espèce, sans enquête, pourrait causer un préjudice à la société :

[TRADUCTION]

Une autre catégorie de personnes susceptibles d'être lésées par une ordonnance interdisant la tenue de l'enquête est l'ensemble de la société. Même si l'intérêt de la société n'est pas aussi direct que celui du plaignant, il est néanmoins réel et important. Cet intérêt comporte deux aspects. Le premier porte sur la reconnaissance de la dignité inhérente aux membres de la famille humaine et le respect de la politique d'ordre public visant à dissuader et à éliminer la discrimination.

Conformément à la décision rendue dans l'affaire Motorways, précitée, il ne doit pas y avoir violation de l'obligation d'équité lors de la nomination d'un tribunal et de l'instruction d'une plainte. Lorsque nous évaluons les facteurs à examiner pour déterminer si le délai apparent était déraisonnable, nous concluons que l'intimée n'a pas prouvé que les autres facteurs sont importants. Le retard apparent n'est pas suffisamment important en soi pour justifier le refus préliminaire de tenir une enquête, lequel refus causera un préjudice sérieux au plaignant et peut-être même à la société.

Il se peut qu'en raison du retard dont il est question en l'espèce, il n'y ait pas suffisamment de preuve pour trancher le litige quant au fond. En outre, il est possible que la preuve présentée pendant l'audience indique que la plainte devrait être rejetée, parce que l'intimée a subi un préjudice important relativement à la présentation de sa défense.

Dans l'affaire Motorways, le plaignant avait déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne en février 1987 après avoir été congédié en décembre 1984. Une autre plainte a été déposée en juillet 1988 et ce n'est que le 13 juin 1990 que la Commission a débuté son enquête.

À la date à laquelle la requête visant à obtenir la suspension des procédures a été présentée devant la Cour fédérale, la cause n'avait pas encore été renvoyée devant un tribunal.

Dans l'affaire Motorways, la partie intimée a présenté sa demande de suspension des procédures avant que la cause ne soit renvoyée devant un tribunal, alors que, dans le cas qui nous occupe, l'intimée a attendu que la cause soit ainsi renvoyée.

En l'espèce, l'avocat de l'intimée a écrit à la Commission en septembre 1988 pour lui demander de ne pas examiner la plainte, parce que les circonstances sur lesquelles elle était fondée étaient survenues plus d'un an avant son dépôt. Il semblerait qu'aucun argument n'ait été invoqué à l'époque au sujet du préjudice causé à l'intimée en raison du retard.

L'intimée n'a soulevé aucune objection avant janvier 1993, soit lorsque ses avocats ont allégué dans une lettre le préjudice causé par le retard. L'avocat de Motorways avait reproché à la Commission d'avoir tardé à entreprendre l'enquête dans une lettre qu'il lui avait adressée en juillet 1989.

À notre avis, les circonstances de l'affaire Motorways sont différentes des faits dont nous sommes actuellement saisis. Dans Motorways, à la date de la requête, l'étude préliminaire n'était pas terminée et aucune décision n'avait encore été prise quant à la tenue d'une enquête officielle. Dans la présente cause, le différend a déjà été renvoyé devant un tribunal.

En outre, dans l'affaire Motorways, les conséquences étaient beaucoup plus lourdes. Pour conclure que la partie intimée subirait un préjudice important si la cause était entendue, la Cour a alors parlé de plaintes qui remontaient à environ vingt ans et a ajouté que huit différents directeurs de terminaux ont surveillé le plaignant. À la date de la requête, Motorways n'a pu trouver qu'un seul des directeurs. Dans le présent cas, il a semblé que, même si l'un des témoins, Tom Singer, qui était délégué syndical à la date pertinente, est décédé, la plupart des personnes qui étaient présentes lors des réunions et des discussions qui concernent le différend en question pourraient témoigner à l'audience. En outre, un deuxième délégué syndical, Cecil Cooper, qui était présent aux moments pertinents, travaillait encore pour l'entreprise et semblerait donc disponible pour témoigner. Même si nous avons été avisés que l'un des délégués syndicaux est décédé, on ne nous a rien dit au sujet de la preuve que cette personne aurait pu présenter et rien n'indique que cette preuve aurait probablement aidé Hendrie; conformément à la conclusion tirée dans R. v. David A., (1992) 10 O.R. 3rd, 241 C.A., [TRADUCTION] il doit sembler effectivement que la preuve manquante aiderait grandement l'accusé pour justifier une suspension des procédures.

À notre avis, Hendrie n'a pas démontré qu'elle avait subi un préjudice sérieux en raison du retard.

Dans l'affaire Kodellas, la Cour d'appel de la Saskatchewan a confirmé une ordonnance par laquelle la Cour du Banc de la Reine a suspendu les procédures relatives aux plaintes déposées par deux personnes contre l'un des intimés, qui était aussi un individu. La cause a été entendue en ce qui a trait aux plaintes formulées contre l'entreprise intimée et, à notre avis, ce fait à lui seul est un élément important qui permet de distinguer cette affaire du cas qui nous occupe. Même s'il a été décidé que l'intimé en question avait subi un préjudice en raison du retard et, plus précisément, que ses droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne reconnus par l'article 7 de la Charte avaient été violés, ces droits ne s'appliquaient pas à une partie intimée qui est une personne morale. En conséquence, les plaignants n'ont pas été privés de leur droit de faire entendre la cause.

En ce qui a trait aux autres décisions que l'intimée a citées, nous sommes d'avis qu'elles ne s'appliquent pas non plus aux faits dont nous sommes saisis en l'espèce. La décision rendue dans John Douglas and Jonlee Holdings Ltd. v. Saskatchewan Human Rights Commission, Brenda Marcotte and Terrance G. Hymers, décision non publiée rendue le 25 octobre 1989 (Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan), est semblable à celle qui a été rendue dans l'affaire Kodellas, la plainte ayant été rejetée contre le particulier, tandis que la Cour a autorisé l'instruction de la plainte formulée contre l'entreprise, préservant par le fait même les droits du plaignant. Dans Commercial Union Insurance and Ontario Human Rights Commission (1988) 9 C.H.R.R. D/5140, le retard a été causé par le fait que la Commission des droits de la personne a réexaminé une décision antérieure. Ce délai a causé un préjudice à la partie intimée. En outre, un témoin important est décédé et il semblait qu'aucune autre personne ne serait en mesure de témoigner et de fournir les renseignements qui auraient pu être obtenus du témoin décédé. Encore là, cette situation est différente de l'espèce, où un certain nombre de personnes étaient présentes lors des réunions et des événements en question.

L'affaire Lignes aériennes Canadien International Ltée c. Commission canadienne des droits de la personne 93 CLLC 16037 (Section de première instance de la Cour fédérale du Canada) portait sur l'omission de la Commission des droits de la personne d'aviser le plaignant du fait qu'une offre de règlement de la partie intimée était disponible. Cette situation est elle aussi bien différente de celle qui nous occupe.

Dans Nisbett v. Manitoba Human Rights Commission 92 CLLC 16376 (Cour du Banc de la Reine du Manitoba), l'objet de la plainte avait déjà donné lieu à des poursuites au pénal; comme le procès avait eu lieu, la plainte avait déjà, dans un sens, été tranchée.

La Loi canadienne sur les droits de la personne est une loi réparatrice. Elle ne vise pas à punir les coupables ou à trouver la faute, mais à prévenir et éliminer la discrimination. Les procédures fondées sur cette loi sont donc différentes des procédures pénales et quasi pénales. Comme l'a dit la Cour suprême du Canada dans C.N. c. Canada (Commission des droits de la personne) (1987) 1 R.C.S. 1114-1134, les termes qu'elle [la Loi canadienne sur les droits de la personne] utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet.

Nous avons à l'esprit les commentaires que le président McCamus a formulés dans Hyman c. Sutherland Murray Printing et al (1982), 3 C.H.R.R. D/617, à la page D/621 :

[TRADUCTION]

Comme elle s'est vu confier, par décret du ministre du travail, la tâche, définie par la loi, de tenir une enquête pour déterminer certains faits, la Commission d'enquête devrait tenter de le faire, même si une très longue période de temps s'est écoulée, sauf si, en raison du délai en question, l'exécution de la tâche est devenue impossible.

À notre avis, l'intimée n'a pas établi qu'en raison du temps qui s'est écoulé depuis le dépôt de la plainte, la tâche du tribunal est devenue impossible.

Il faut se rappeler que le plaignant, M. Tweedie, ne peut nullement être blâmé pour le retard reproché en l'espèce; en conséquence, il ne devrait pas être privé de la possibilité de présenter sa cause, en l'absence d'une preuve convaincante indiquant que l'intimée subirait un préjudice important si la cause procédait.

À notre avis, l'intimée n'a pas démontré un préjudice important. Même si, en raison du temps qui s'est écoulé, la mémoire des témoins de l'intimée est peut-être moins bonne, les personnes appelées à témoigner au nom de la Commission et du plaignant auront peut-être elles aussi des pertes de mémoire. L'intimée est au courant de la plainte déposée par le plaignant depuis 1988 et, dans la preuve qu'elle a elle-même présentée, elle a indiqué qu'elle était incapable de trouver certains dossiers dès septembre 1988. Connaissant l'existence de la plainte depuis ce temps, l'intimée avait toute la latitude voulue pour chercher ses dossiers, trouver les différentes personnes concernées et maintenir des liens avec elles. Il semblerait que certaines des personnes qui pourraient avoir un témoignage pertinent à présenter en l'espèce travaillent encore pour l'intimée et pourraient donc être convoquées à l'audience.

En conséquence, l'intimée n'a pas démontré que le retard lui avait causé un préjudice important au point de justifier une suspension des procédures; sa requête est donc rejetée.

Fait le 29 septembre 1993.

Keith C. Norton, président

Janet Ellis, membre

Jane Armstrong, membre

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