Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

RUTH WALDEN ET AL.

les plaignants

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

DEVELOPPEMENT SOCIAL CANADA,
CONSEIL DU TRESOR DU CANADA, ET
L'AGENCE DE GESTION DES RESSOURCES HUMAINES
DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

les intimés

DÉCISION SUR REQUÊTE

2008 TCDP 35
2008/08/08

MEMBRE INSTRUCTEUR : Karen A. Jensen

Canadian Human
Rights Tribunal

Tribunal canadien
des droits de la personne

[1] Tout juste avant le début de l'audience visant à trancher des questions relatives aux mesures de redressement, la Commission et les plaignants ont déposé une requête demandant la production de documents qui se trouvent en la possession d'une personne que les intimés prévoyaient appeler comme témoin expert. Les intimés ont rétorqué que les documents étaient assujettis au privilège relatif au litige.

[2] J'ai reporté la résolution de la question à l'audience en déclarant que je prendrais une décision au besoin, en temps et lieu. Au cours de l'audience, les avocats des plaignants m'ont demandé de rendre une décision avant le témoignage du témoin expert des intimés. Ils ont affirmé que je n'étais pas tenu d'attendre jusqu'au contre-interrogatoire du témoin pour le faire, mais que je pouvais plutôt ordonner la production des documents en question.

[3] Pour les motifs suivants, j'ai décidé qu'il n'y a aucun droit d'exiger la production automatique du dossier de l'expert une fois que le témoin a été appelé à témoigner, comme les plaignants le prétendent. J'ai plutôt conclu que le Tribunal doit examiner les documents afin de déterminer s'il y a eu renonciation au privilège relatif au litige. Si c'est le cas, il doit ordonner la production des documents. J'ai communiqué de vive voix un résumé de mes motifs. Les paragraphes qui suivent sont les motifs écrits que j'avais promis aux parties. Si des incohérences entre les motifs que j'ai prononcés de vive voix et les présents motifs sont notées, les présents motifs prévalent.

I. Première question : Le Tribunal a-t-il la compétence d'examiner les documents?

[4] Dans Blood Tribe Department of Health c. Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), 2008 CSC 44, la Cour suprême a conclu que le Commissaire à la protection de la vie privée n'avait pas la compétence pour examiner les documents pour lesquels le privilège du secret professionnel de l'avocat a été invoqué. La Cour a déclaré que des termes explicites sont requis pour écarter le privilège du secret professionnel de l'avocat parce que ce privilège est présumé inviolable (Blood Tribe, au paragraphe 26).

[5] La question dans la présente affaire diffère de celle dans l'arrêt Blood Tribe. En l'espèce, il est question du privilège relatif au litige. Comme l'a souligné la Cour suprême dans Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, le cadre législatif du privilège relatif au litige et du privilège du secret professionnel de l'avocat est différent. Ces deux privilèges reposent sur des considérations de principe différentes et entraînent des conséquences juridiques différentes. Par conséquent, je ne crois pas que le raisonnement établi dans Blood Tribe s'applique à la présente affaire.

II. Deuxième question : Y a-t-il automatiquement renonciation au privilège relatif au litige à l'égard du dossier de l'expert une fois que celui-ci est appelé à témoigner?

[6] Le privilège relatif au litige signifie que les documents préparés principalement aux fins du litige, y compris les rapports d'expert, n'ont pas à être présentés aux parties adverses sauf s'il y a renonciation au privilège; voir Blank, précité. Cependant, de façon générale, la partie qui a commandé un rapport d'expert renoncera au privilège relatif au litige et déposera le rapport auprès de la cour. À la suite de la renonciation au privilège, les parties adverses ont le droit de voir ce rapport ainsi que tout autre document dans le dossier de l'expert; voir Lax Kw'alaams Indian Band c. Canada (Procureur général), 2007 BCSC 909.

[7] Les tribunaux canadiens ont adopté différentes approches pour déterminer la portée de la renonciation au privilège relatif au litige. Les intimés affirment que par l'application des articles 2 et 40 de la Loi sur la preuve au Canada, le Tribunal est obligé d'appliquer la loi en Ontario. L'article 40 de la Loi sur la preuve au Canada prévoit que dans toutes les procédures qui relèvent de l'autorité législative du Parlement, les lois sur la preuve qui sont en vigueur dans la province où ces procédures sont exercées s'appliquent à ces procédures.

[8] Je ne suis pas certaine que l'on puisse dire que les procédures ont été exercées en Ontario. Mme Walden n'a pas pris de chance en déposant sa plainte en Ontario, mais elle n'est pas la seule plaignante en l'espèce. Il y a environ 400 autres plaignants qui habitent et travaillent dans différentes provinces du Canada. Les événements qui ont donné lieu aux plaintes se sont produits dans plus d'une province.

[9] Les parties ont conclu une entente selon laquelle les plaignants, à l'exception de Mme Walden, ont été considérés comme ayant déposé une plainte lorsqu'ils ont communiqué avec un représentant régional des plaignants, qui a inscrit leur nom sur une liste des plaignants. Sinon, les plaignants auraient probablement déposé des plaintes individuelles auprès des bureaux régionaux de la Commission partout au Canada.

[10] Il faut également reconnaître que les procédures en cause sont de nature administrative et les premiers documents introductifs (les plaintes) n'ont pas été déposés auprès d'un palais de justice local, mais plutôt auprès d'un organisme fédéral (la Commission), qui a un mandat national. De plus, les demandes de la Commission pour la tenue d'une instruction sont présentées au Tribunal, qui a également un mandat national.

[11] À la lumière des faits précédents, il est pratiquement impossible de cerner une seule province comme lieu où les procédures ont été exercées. Ainsi, même s'il faut recourir à la jurisprudence des cours supérieures provinciales, le droit de la preuve d'une province ne peut pas facilement suppléer le droit d'une autre province. En outre, il semble ressortir de l'examen de la jurisprudence mentionnée par les parties, de même que des précédents connexes, qu'un consensus sur l'état du droit dans une province donnée n'est pas toujours perceptible. Pour ces motifs, j'ai décidé de ne pas limiter mon examen du droit à la juridiction de l'Ontario.

[12] Il existe au moins deux approches au Canada de renonciation au privilège relatif au litige : l'une favorise une production accrue et l'autre penche vers une interprétation plus restrictive de la renonciation au privilège relatif au litige.

[13] L'affaire Vancouver Community College c. Phillips, Barratt, (1987), 20 B.C.L.R. (2d) 289, est un exemple de l'approche qui favorise une production accrue. Dans cet arrêt, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu que l'exception quant au privilège relatif au litige s'étend de façon large à tous les documents qui se trouvent en la possession du témoin et qui sont utiles à la préparation ou à la formulation des opinions émises, ainsi qu'à la cohérence, à la fiabilité et à la compétence du témoin et à toute autre question portant sur sa crédibilité; voir également Jesionowski c. Gorecki, [1992] C.A.F. no 816; Browne (Litigation Guardian of) c. Lavery, [2002] O.J. no 564 (C.S.).

[14] Ce ne sont pas tous les tribunaux qui se sont montrés disposés à interpréter d'une façon si large la renonciation au privilège relatif au litige. Par exemple, dans Bell Canada c. Olympia and York Developments Ltd. (1989), 68 O.R. (2d) 103 (H.C.J.), la cour était saisie d'une requête visant à obliger un expert à produire toute la correspondance entre l'avocat donnant instruction et lui-même. La cour a refusé d'ordonner la production demandée et a déclaré qu'en acceptant de le faire, le privilège avocat-client serait mis en péril. Ainsi, la cour a refusé d'appliquer le raisonnement établi dans Vancouver Community College, précité; voir aussi Edmonton (City) c. Lovat Tunnel Equipment Inc., 2000 ABQB 182; R. c. 1278481 Ontario Ltd., 2007 NLTD 151; Highland Fisheries Ltd. c. Lynk Electric Ltd. (1989), 63 D.L.R. (4th) 493 (C.S. de la N.-É.); Martin c. Inglis, 2002 SKQB 24.

[15] Je crois que l'approche adoptée par la Cour suprême de la Colombie-Britannique à l'égard de la common law sur le privilège relatif au litige et la renonciation dans Lax Kw'alaams Indian Band c. Canada (Attorney General), 2007 BCSC 909, constitue une approche équilibrée pour trancher la question. Cette affaire concerne une demande visant la production des dossiers de travail de trois témoins experts pour la défense, soit des biologistes. Les dossiers comprenaient des rapports provisoires, de la correspondance entre les avocats et les experts ainsi que d'autres types de rapports.

[16] La Cour a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Je ne crois pas que les déclarations formulées dans Vancouver Community College c. Phillips, Barratt par le juge Finch, tel était alors son titre, concernant les exceptions à la renonciation au privilège relatif au litige peuvent être considérées comme des exceptions générales qui s'appliqueront à toutes les affaires quelles que soit les circonstances. Le juge énonçait des exemples où il pouvait y avoir exception, mais le principe qu'il adoptait était celui selon lequel la cour doit trouver un équilibre entre les politiques concurrentes de la divulgation et du privilège et déterminer ce qui est juste dans chacun des cas (Lax Kw'alaams Indian Band, précité, au paragraphe 15).

[17] Pour déterminer s'il y a eu renonciation au privilège relatif au litige, le décideur doit tenir compte du principe suivant : lorsqu'un expert qui n'est pas une partie est appelé à témoigner, ou lorsque son rapport est produit en preuve, il devra peut-être produire des documents en sa possession qui se rapportent ou pourraient se rapporter à des questions de fond quant à sa preuve ou sa crédibilité, sauf s'il est injuste ou incorrect d'exiger une telle production.

[18] La Cour suprême de la Colombie-Britannique a réglé le différend en examinant les documents de manière à déterminer si le privilège relatif au litige s'appliquait. La Cour a conclu que certains des documents devaient être divulgués parce qu'ils touchaient le fondement de l'opinion du témoin ou de sa crédibilité; voir aussi Piché et als c. Lecours Lumber Co. Ltd. et al (1993), 13 O.R. (3d) 193, où la Cour de l'Ontario (Division générale) a adopté une approche semblable pour résoudre des réclamations concernant le privilège relatif au litige, mais en appliquant un différent critère.

[19] Il importe également de noter qu'un certain nombre de cours ayant adopté une approche semblable à celle adoptée par la cour dans Lax Kw'alaam Indian Band, précité, se sont fondées sur un passage tiré du texte de Sopinka et Lederman intitulé The Law of Evidence in Canada, dans lequel les auteurs font des observations sur le Collège communautaire de Vancouver en déclarant ce qui suit :

[traduction]

Quant à la crédibilité de l'expert, il faut faire preuve de prudence avant que cela ne devienne le fondement de la divulgation généralisée de toute correspondance entre l'avocat et l'expert ainsi que des rapports provisoires. En tout état de cause, les avocats pourraient adopter la pratique générale de détruire les ébauches une fois qu'elles ne sont plus utiles pour simplement éviter le problème; voir Sopinka et Lederman, The Law of Evidence in Canada (2nd ed.), à la page 763, cité dans Martin c. Inglis, précité, au paragraphe 10.

[20] Je crois qu'il est important de ne pas oublier ces commentaires lorsqu'il s'agit d'évaluer s'il y a eu renonciation au privilège relatif au litige à l'égard des documents qui se trouvent en la possession de l'expert.

[21] J'ai demandé aux parties de me fournir une copie des documents à l'égard desquels le privilège relatif au litige est invoqué. J'ai déclaré que je les examinerais afin de décider s'il y avait eu renonciation au privilège en tenant compte des principes susmentionnés.

Karen A. Jensen

OTTAWA (Ontario)
Le 8 août 2008

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T1111/9205, T1112/9305 et T1113/9405

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Ruth Walden et al. c. Développement social Canada, Conseil du Trésor du Canada et l'Agence de gestion des ressources humaines de la fonction publique du Canada

DATE DE LA DÉCISION SUR REQUÊTE
DU TRIBUNAL :

Le 8 août 2008

ONT COMPARU :

Laurence Armstrong

Pour les plaignants

Ikram Warsame

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Patrick Bendin/Claudine Patry

Pour les intimés

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