Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 18/93 Décision rendue le 8 octobre 1993

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE

L.R.C. (1985) ch. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE

SHIRLEY (STARRS) MCKENNA

la plaignante

et

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

et

LE MINISTERE DU SECRÉTARIAT D'ÉTAT

l'intimé

DÉCISION

TRIBUNAL : Anne L. Mactavish

ONT COMPARU : Me Prakash Diar et Me Helen Beck Avocats de la Commission canadienne des droits de la personne

Me Brian J. Saunders Avocat de l'intimé

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE Les 7, 8 et 9 juin 1993 Ottawa (Ontario)

T R A D U C T I O N

TABLE DES MATIERES

I LA PLAINTE

II L'OBTENTION DE LA CITOYENNETÉ

III LA RÉSIDENCE PERMANENTE

IV LA CITOYENNETÉ COMME SERVICE

V QUI EST LE PUBLIC?

VI PREUVE DE DISCRIMINATION

VII MOTIF JUSTIFIABLE

a) Témoignage de Mildred Morton

b) Témoignage de Joan Atkinson

c) Principes de droit applicables

d) Analyse

VIII APPLICATION RÉTROSPECTIVE

IX LIEU DE LA DISCRIMINATION

X VICTIMES DE LA DISCRIMINATION

XI RÉPARATION

I LA PLAINTE

Shirley (Starrs) McKenna est une citoyenne canadienne qui demeure en permanence à Dublin, en Irlande. Mme McKenna reste là-bas avec son époux, qui a les citoyennetés canadienne et irlandaise. Les McKenna ont cinq enfants. Les trois fils McKenna sont tous trois les fils biologiques de Mme McKenna et sont citoyens canadiens, étant nés au Canada tous les trois. Les McKenna ont également deux filles adoptées, Mary Caragh et Siobhan Maria. Caragh est née en Irlande le 24 mai 1974 et a été adoptée par le docteur McKenna et son épouse le 20 mai 1975. Siobhan est née en Irlande le 21 janvier 1975 et a été adoptée le 19 février 1976. Les deux adoptions ont été faites en Irlande, conformément au droit irlandais.

En 1979, la famille McKenna a décidé de faire un séjour au Canada. Mme McKenna s'est donc adressée à l'ambassade du Canada à Dublin pour obtenir des passeports canadiens pour ses filles, afin de ne pas être tenue de demander les visas par ailleurs nécessaires pour les citoyens irlandais qui séjournent au Canada. Selon le témoignage de Mme McKenna, un fonctionnaire de l'ambassade du Canada à Dublin lui a dit que les enfants n'étaient pas admissibles à la citoyenneté canadienne. Apparemment, la citoyenneté était transmise uniquement par le père des enfants et, en tant que mère des enfants, elle ne pouvait transmettre la citoyenneté canadienne à ses filles. En outre, Mme McKenna a appris que, comme les enfants avaient été adoptées en Irlande, elles n'avaient pas droit automatiquement à la citoyenneté canadienne. Mme McKenna a dit qu'elle n'a pas été informée de l'existence de solutions qui lui permettraient d'obtenir la citoyenneté canadienne pour ses filles; cependant, comme l'indique sa correspondance subséquente, elle a effectivement été avisée que, pour être admissibles à la citoyenneté, les enfants devraient d'abord être admises légalement au Canada comme résidentes permanentes.

Mme McKenna dit avoir demandé si ses enfants biologiques auraient automatiquement eu droit à la citoyenneté canadienne, s'ils étaient nés en Irlande. Le fonctionnaire de l'ambassade a répondu par l'affirmative.

La famille McKenna est venue passer trois semaines au Canada en 1979, les filles McKenna ayant probablement obtenu les visas de visiteur exigés. C'est la seule fois que Siobhan et Caragh sont venues au Canada.

Mme McKenna a dit qu'elle était irritée que ses filles adoptives reçoivent un traitement différent de celui dont ses enfants biologiques auraient fait l'objet. Selon elle, ce traitement était inéquitable et c'était le seul contexte dans lequel ses filles adoptives étaient traitées différemment de ses fils biologiques.

En avril 1986, Mme McKenna a écrit à l'ombudsman, au ministère de la Justice à Ottawa, pour lui faire part des renseignements qu'elle avait obtenus en 1979 et pour lui demander si la politique relative aux enfants adoptés était encore en vigueur. Voici la réponse de Catherine Lane, la greffière de l'enregistrement de la citoyenneté, en date du 12 mai 1986 :

[TRADUCTION]

J'ai pris connaissance de votre lettre du 10 avril 1986 dans laquelle vous avez déploré le fait que vos

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enfants adoptées ne sont pas admissibles à la citoyenneté de la même façon que vos enfants naturels.

Le Canada a sa propre législation en matière de nationalité depuis le 22 mai 1868. Depuis cette date, il existe deux grandes façons d'obtenir la nationalité dérivée. La première réside dans l'application du principe du jus soli (droit du sol), selon lequel la nationalité ou la citoyenneté est celle du lieu de naissance, indépendamment de la nationalité des parents du sujet, tandis que l'autre réside dans l'application du principe du jus sanguinis (droit du sang), selon lequel la nationalité ou la citoyenneté découle des liens du sang, quel que soit le lieu de naissance. L'enfant naturel et l'enfant adopté n'ont jamais été traités de la même façon par la loi canadienne en matière de nationalité. A titre d'exemple, voici le libellé de l'alinéa 3(1)b) de la Loi sur la citoyenneté actuellement en vigueur, qui concerne la citoyenneté des enfants nés en dehors du Canada d'un père ou d'une mère canadien :

Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, un citoyen est toute personne qui est née hors du Canada après l'entrée en vigueur de la présente loi et dont, au moment de sa naissance, le père ou la mère, mais non un parent adoptif, était citoyen Canadien.

La Loi sur la citoyenneté est entrée en vigueur le 15 février 1977. Comme l'indiquent clairement les dispositions de l'alinéa 3(1)b) de cette loi, le concept de la citoyenneté ou de la nationalité acquise par les liens du sang a été conservé. Néanmoins, l'alinéa 5(2)a) de cette même loi énonce que l'enfant mineur d'un citoyen peut obtenir la citoyenneté s'il a été admis au Canada à titre de résident permanent. Si vos filles adoptives sont âgées de moins de 18 ans, elles pourront obtenir la citoyenneté une fois qu'elles auront été admises au Canada à titre de résidentes permanentes. Si vous décidez d'opter pour cette solution, vous devrez communiquer avec les autorités de l'immigration de l'ambassade du Canada à Dublin.

Enfin, même si je comprends que les renseignements fournis dans cette lettre risquent de vous déplaire, je dois m'en tenir aux exigences de la loi.

Insatisfaite de cette réponse, Mme McKenna a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission). Voici le texte de la plainte de Mme McKenna, déposée le 30 mars 1987 :

[TRADUCTION]

Le ministère du Secrétariat d'État a agi de façon discriminatoire à mon endroit pour un motif fondé sur ma situation de famille, en refusant d'accorder à mes deux

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filles adoptives la citoyenneté canadienne, contrairement à l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Mon époux et moi-même sommes citoyens canadiens. Nous avons trois fils qui sont nés au Canada. Ils ont tous la citoyenneté canadienne et irlandaise. A notre retour en Irlande, mon époux et moi-même avons adopté deux filles. Nous nous sommes adressés à l'ambassade du Canada à Dublin pour obtenir la citoyenneté canadienne pour nos deux filles et nous avons appris qu'elles n'avaient pas automatiquement droit à la citoyenneté canadienne, parce que nous ne sommes pas leurs parents naturels. Cette réponse a été confirmée dans une lettre en date du 12 mai 1986 du Secrétariat d'État du Canada.

Mme McKenna a tenté encore une fois d'obtenir la citoyenneté canadienne pour ses filles. Le 31 janvier 1991, elle a écrit à l'honorable Gerry Weiner, le ministre du Multiculturalisme et de la Citoyenneté. Dans sa lettre, Mme McKenna a demandé, au nom de ses filles, la citoyenneté conformément au paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, 1974-75-76, ch. 108. Cette disposition accorde au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire d'ordonner au ministre d'attribuer la citoyenneté afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada. La Commission a reçu la réponse à la demande de Mme McKenna au cours de la démarche de conciliation et cette réponse n'a donc pas été déposée en preuve en l'espèce. Cependant, Mme McKenna nous a dit au cours de son témoignage que ses filles n'ont toujours pas la citoyenneté canadienne.

II L'OBTENTION DE LA CITOYENNETÉ

La citoyenneté s'obtient de l'une des trois façons suivantes :

  1. par l'application du principe du jus soli;
  2. par l'application du principe du jus sanguinis;
  3. par la naturalisation.

Chacun de ces concepts est reconnu dans la Loi sur la citoyenneté. Dans le cas du principe du jus soli, la citoyenneté s'acquiert par la naissance, littéralement sur le sol du pays en question. Quant au principe du jus sanguinis, il pose que la citoyenneté découle des liens du sang, c'est-à-dire que la citoyenneté du sujet est fondée sur celle de son père ou de sa mère biologique. Enfin, les étrangers peuvent devenir citoyens lorsque l'État accorde leur demande en ce sens; cette démarche est appelée la naturalisation.

Dans le cas des McKenna, les fils McKenna étaient citoyens canadiens, parce qu'ils sont nés au Canada de citoyens canadiens. S'ils étaient nés en Irlande, ils auraient encore eu automatiquement droit à la citoyenneté canadienne, compte tenu du principe du jus sanguinis. Toutefois, les filles McKenna, qui ne sont pas les enfants biologiques des McKenna, c'est- à-dire leurs enfants par les liens du sang, ne peuvent obtenir la citoyenneté par l'application du principe du jus sanguinis, mais plutôt par l'application de la démarche de naturalisation.

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Avant 1977, la citoyenneté découlant du principe du jus sanguinis était transmise principalement par le père, sauf dans le cas des enfants nés hors des liens du mariage. Dans le cas des enfants nés après le 15 février 1977, la citoyenneté découlant du principe du jus sanguinis est maintenant transmise par la mère ou par le père.

Toute personne qui respecte les exigences de la Loi sur la citoyenneté peut se prévaloir du droit d'obtenir la citoyenneté canadienne par naturalisation. L'article 5 de la Loi sur la citoyenneté régit le processus de naturalisation. Le paragraphe 5(1) de cette même Loi énonce les exigences relatives à la naturalisation des étrangers adultes, notamment le fait que l'étranger doit avoir été légalement admis au Canada à titre de résident permanent, avoir une connaissance suffisante de l'une des langues officielles du Canada et avoir une connaissance suffisante du Canada. La Loi renferme une disposition concernant le cas des étrangers mineurs qui demandent la naturalisation (alinéa 5(2)a)) :

(2) Le ministre attribue en outre la citoyenneté :

a) sur demande qui lui est présentée par la personne autorisée par règlement à représenter celui-ci, à l'enfant mineur d'un citoyen, légalement admis au Canada à titre de résident permanent et n'ayant pas depuis perdu ce titre en application de l'article 24 de la Loi sur l'immigration.

Le mot enfant comprend, selon la définition de la Loi, l'enfant adopté ou légitimé conformément aux lois du lieu de l'adoption ou de la légitimation.

Cette disposition s'appliquerait aux enfants de parents naturalisés ou aux enfants adoptifs de Canadiens.

III LA RÉSIDENCE PERMANENTE

Selon la Loi de 1976 sur l'immigration, ch. 52, un résident permanent est une personne qui a obtenu le droit d'établissement, mais qui n'a pas acquis la citoyenneté canadienne.

Il existe trois grandes catégories d'immigrants admissibles à devenir résidents permanents :

  1. les immigrants indépendants;
  2. les immigrants membres de la catégorie de la famille;
  3. les immigrants pouvant être admis pour des raisons d'ordre humanitaire.

Les immigrants indépendants sont choisis pour l'apport économique direct qu'ils peuvent fournir au Canada et comprennent les travailleurs spécialisés et les gens d'affaires. Ces candidats sont évalués d'après l'apport qu'ils peuvent fournir, que ce soit sur le plan de leurs aptitudes professionnelles précises, de leur compétence en matière commerciale, de leurs aptitudes d'entrepreneur ou de l'investissement qu'ils peuvent faire, ainsi que d'après leurs aptitudes linguistiques, leur âge et leur éducation. En outre, ces candidats doivent respecter certaines normes en matière de santé, ils ne doivent pas avoir de casier judiciaire et ne doivent pas constituer une menace pour la sécurité nationale.

Les membres de la catégorie de la famille sont admis en raison des liens qu'ils ont avec un citoyen canadien qui, à son tour, doit être prêt à parrainer le requérant. Ces candidats ne sont pas assujettis aux mêmes

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critères de sélection que les requérants indépendants et ont automatiquement droit à la résidence permanente, une fois que toutes les exigences de la Loi sur l'immigration ont été respectées. Cependant, ils doivent respecter les exigences légales concernant la santé, le casier judiciaire et la sécurité.

Les immigrants pouvant être admis pour des raisons d'ordre humanitaire comprennent les réfugiés au sens de la Convention, c'est-à-dire les personnes visées par la définition de réfugié établie par les Nations Unies, ainsi que les autres personnes qui, même si elles ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention, peuvent néanmoins être admissibles comme résidents permanents pour des motifs humanitaires.

Les enfants mineurs peuvent être parrainés comme membres de la catégorie de la famille, pourvu qu'ils soient âgés de moins de 19 ans et ne soient pas mariés, ou qu'ils soient âgés d'au moins 19 ans et étudiants à temps plein ou substantiellement à charge d'un parent subvienne à la majeure partie de leurs besoins financiers en raison de leur état de santé. Les enfants adoptifs peuvent également être parrainés aux fins de la résidence permanente, sous réserve des exigences supplémentaires suivantes:

  1. l'adoption doit avoir été faite conformément aux lois du pays où elle a eu lieu;
  2. l'adoption doit avoir eu lieu avant que l'enfant n'atteigne l'âge de 19 ans (avant février 1993, l'adoption devait avoir eu lieu avant que l'enfant n'atteigne l'âge de 13 ans);
  3. le bureau de protection de l'enfance de la province de destination doit déclarer par écrit qu'il n'a aucune objection aux dispositions relatives à l'accueil et à la garde de l'enfant (la lettre de non-opposition);
  4. depuis février 1993, la Loi sur l'immigration exige que la personne ne soit pas adoptée dans le but d'obtenir son admission au Canada (l'adoption de convenance).

Ni les enfants adoptifs non plus que les enfants biologiques qui cherchent à être admis comme résidents permanents ne sont assujettis aux critères de sélection et aux exigences linguistiques; cependant, dans un cas comme dans l'autre, les exigences légales concernant la santé, la criminalité et la sécurité s'appliquent.

Une fois que l'enfant mineur est admis comme résident permanent, une demande de citoyenneté peut être faite. Il n'est pas nécessaire d'attendre pendant un certain temps avant de présenter cette demande et la citoyenneté peut être accordée très rapidement une fois que la demande a été présentée. Cependant, pour être admissible à la citoyenneté, la personne qui en fait la

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demande doit avoir obtenu le statut de résident permanent et doit donc avoir prouvé, à cette fin, qu'elle a l'intention de résider en permanence au Canada.

IV LA CITOYENNETÉ COMME SERVICE

L'intimé soutient que la citoyenneté est un statut politique et que, à ce titre, elle n'est pas un service au sens de l'article 5 de la LCDP. Voici le libellé de l'article 5, qui est invoqué à l'appui de la plainte en l'espèce :

5. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public :

  1. d'en priver un individu;
  2. de le défavoriser à l'occasion de leur fourniture.

La situation de famille est un motif de distinction illicite (art. 3 de la LCDP).

Dans Le Deuff c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), (1986) 8 CHRR D/3690, le Tribunal a rendu la décision suivante :

... la Commission de l'Emploi et de l'Immigration du Canada tient ses pouvoirs d'une loi adoptée par le Parlement du Canada. Cette loi est d'application générale et lorsque le gouvernement du Canada applique une loi d'application générale, il fournit un service destiné au public. (à la page D/3696)

Cette conclusion a été confirmée par un tribunal d'appel ((1988) 9 CHRR D/4479, p. 4481).

Dans Anvari c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada), (1988) 10 CHRR D/586 (rév. pour d'autres motifs, décision non publiée de la Cour d'appel fédérale rendue le 16 avril 1993), il a été décidé que l'octroi par le gouverneur en conseil d'une exemption à l'égard de certaines des exigences applicables au statut d'immigrant admis en vertu de la Loi sur l'immigration constituait un service destiné aux parties.

Par ailleurs, dans Menghani c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada et al, (1992) 17 CHRR D/236, le Tribunal a jugé que le fait de refuser une demande de statut d'immigrant reçu équivalait à refuser un service au sens de l'article 5 de la LCDP.

Tout comme la Loi sur l'immigration, la Loi sur la citoyenneté a une portée générale et, en appliquant les dispositions de cette dernière Loi, le gouvernement du Canada fournit un service destiné au public.

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En outre, pour déterminer la nature de ce service, le Tribunal estime qu'il n'y a pas de différence entre le statut d'immigrant admis dont il était question dans l'affaire Menghani et le statut de citoyen.

Le Tribunal est donc d'avis que l'octroi de la citoyenneté constitue un service au sens de l'article 5 de la LCDP.

V QUI EST LE PUBLIC?

L'intimé soutient que le public visé par l'article 5 de la LCDP ne comprend pas les ressortissants étrangers qui demeurent en dehors du Canada. Selon l'intimé, le libellé du paragraphe 40(5) nous fournit des indices concernant la question de savoir qui est visé comme membre du public aux fins de l'article 5 de la Loi. Le paragraphe 40(5), que nous commenterons de façon plus détaillée dans la partie X de notre décision, décrit quelles plaintes doivent être traitées en application de la LCDP et restreint les pouvoirs de la Commission à celui de statuer sur les plaintes découlant d'actes accomplis au Canada dans un certain nombre de circonstances déterminées. La Commission a également le pouvoir restreint de statuer sur les plaintes liées à des actes ou à des omissions survenus en dehors du Canada, lorsque la victime est un citoyen canadien ou un résident permanent.

Un argument semblable a été invoqué dans Naqvi c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada et autres (décision non publiée, TD 2/93, 8 janvier 1993). Dans cette affaire, le Tribunal a conclu que le public, dans le contexte de l'article 5 de la LCDP, n'était pas restreint par l'article 40 de la Loi. Pour en arriver à cette conclusion, le Tribunal s'est fondé tant sur les objectifs de l'article 3 de la Loi sur l'immigration (portant sur l'absence de discrimination) que sur l'interprétation large à donner aux dispositions réparatrices de la LCDP (voir Naqvi, p. 40).

Depuis l'affaire Naqvi, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans Berg c. University of British Columbia et al (décision non publiée, rendue le 19 mai 1993). Dans cette affaire, la Cour suprême utilise, pour définir le public, la méthode relationnelle que préconise le professeur Greschner dans son article intitulé Why Chambers is Wrong: A Purposive Interpretation of Offered to the Public, (1988) 52 Sask. L. Rev. 161. Selon Greschner,

[TRADUCTION] ...nous interpréterions le mot public en termes relationnels : le public est le groupe avec lequel l'offrant a une relation publique (p. 182).

Le professeur Greschner a conclu que tous les services offerts par un gouvernement devraient être considérés comme des services offerts au public (la Cour d'appel fédérale en est arrivée à une conclusion semblable dans Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391, aux pages 399-400).

Souscrivant à l'analyse du professeur Greschner, le juge en chef s'est exprimé comme suit à la page 35 de la décision rendue dans l'affaire Berg :

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L'idée de définir un groupe client pour des services ou des installations particuliers fait porter l'enquête sur les facteurs appropriés de la nature du logement, des services ou des installations et sur la relation qu'ils établissent entre le fournisseur de logement, de services ou d'installations et l'usager du logement, des services ou des installations...

Dans le contexte de l'octroi de la citoyenneté, le groupe client correspond, par définition, aux personnes qui ne sont pas citoyens. Le Tribunal est donc d'avis que Siobhan et Caragh McKenna sont des membres du public visés par l'article 5 de la LCDP.

VI PREUVE DE DISCRIMINATION

Dans le cas d'une plainte fondée sur la LCDP, c'est d'abord au plaignant qu'appartient le fardeau d'établir une preuve prima facie de discrimination; une fois cette preuve établie, c'est l'intimé qui doit établir un motif justifiable selon la prépondérance des probabilités. (Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, (1990) (décision non publiée rendue le 4 mai 1990), C.A.F.; O'Malley c. Simpsons- Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536 et Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202).

La preuve prima facie a été définie comme suit :

...celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l'absence de réplique de [l'intimé]. (O'Malley, précité, p. 558)

Dans Andrews c. The Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, la Cour suprême du Canada a défini le mot discrimination comme suit :

...la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d'un individu le sont rarement. (p. 174-175)

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Le Tribunal en vient à la conclusion que la Commission et la plaignante ont établi une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille.

Il convient de souligner que la plainte a été formulée d'après la situation de famille de Mme McKenna, c'est-à-dire sa situation de parent adoptif. Toutefois, la preuve et les plaidoiries ont porté sur le statut des enfants.

L'intimé n'a pas contesté que le statut d'un enfant adopté est visé par le critère de la situation de famille dont il est fait mention au paragraphe 3(1) de la LCDP.

L'intimé admet que les enfants biologiques de citoyens canadiens, nés à l'étranger, ont automatiquement droit à la citoyenneté canadienne, contrairement aux enfants adoptés à l'étranger par des Canadiens. Cette distinction semble être une différence incontestable de traitement qui découle uniquement du statut de l'enfant en tant qu'enfant biologique ou adoptif d'un citoyen canadien.

L'intimé allègue que la Loi sur la citoyenneté ne fait aucune distinction entre les enfants biologiques et les enfants adoptés. Il fait valoir que tous les enfants, qu'ils soient subséquemment adoptés ou non, ont la citoyenneté de leurs parents biologiques. Ainsi, si la mère biologique de Caragh ou de Siobhan était canadienne, elles auraient également la citoyenneté canadienne. L'intimé a admis que, dans cette situation, les dispositions relatives au secret de l'adoption appliquées dans le pays en question font qu'en pratique l'enfant subséquemment adopté ne sera peut-être pas en mesure d'établir qu'il a un père ou une mère canadien.

L'intimé ajoute que tous les enfants de personnes qui ne sont pas des Canadiens, qu'ils soient adoptés ou biologiques, sont traités de la même façon à l'alinéa 5(2)a) de la Loi sur la citoyenneté et obtiennent le statut de citoyens plus facilement que les autres ressortissants étrangers, parce qu'ils sont membres d'une famille qui cherche à obtenir la naturalisation.

Bien que chacun des arguments de l'intimé soit valable en soi, il ne permet pas de résoudre le principal problème en l'espèce. Ce problème réside dans le fait que les enfants adoptés à l'étranger par des Canadiens doivent suivre la démarche de naturalisation pour obtenir la citoyenneté canadienne, tandis que les enfants biologiques nés à l'étranger de Canadiens obtiennent automatiquement la citoyenneté canadienne. Cette différence de traitement découle uniquement de la situation de famille de l'enfant, soit du fait qu'il est un enfant adopté.

Il importe de rappeler que, même si un droit absolu à la citoyenneté naît dès que toutes les exigences relatives à la naturalisation ont été respectées, l'enfant, pour être naturalisé, doit d'abord devenir résident permanent du Canada, c'est-à-dire qu'il doit prouver qu'il a l'intention de demeurer en permanence au Canada. Aucune condition comparable n'est

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imposée aux enfants biologiques de citoyens canadiens. En outre, pour obtenir le statut de résident permanent, l'enfant adopté doit respecter les exigences de la Loi sur l'immigration concernant la santé, la sécurité et la criminalité. Il est donc possible qu'un enfant adopté qui souffre d'une grave déficience ne puisse obtenir la citoyenneté canadienne, puisqu'il ne peut satisfaire aux exigences relatives à la santé nécessaires à l'obtention du statut de résident permanent du Canada.

VII MOTIF JUSTIFIABLE

Malgré la conclusion du Tribunal selon laquelle l'intimé a pris une décision discriminatoire à l'endroit de Siobhan et Caragh McKenna en raison de leur situation de famille, l'intimé peut encore prouver que cette différence de traitement repose sur un motif justifiable. Voici l'extrait pertinent de l'article 15 de la LCDP :

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

g) le fait qu'un fournisseur de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public, ou de locaux commerciaux ou de logements en prive un individu ou le défavorise lors de leur fourniture pour un motif de distinction illicite, s'il a un motif justifiable de le faire.

L'intimé soutient essentiellement que le traitement différent des enfants adoptés prévu par la Loi sur la citoyenneté se justifie parce que l'octroi automatique du droit à la citoyenneté canadienne aux enfants adoptés de la même façon qu'aux enfants biologiques des citoyens canadiens pourrait mener à une utilisation abusive du système d'immigration, notamment par le recours à l'adoption de convenance.

a) Témoignage de Mildred Morton

Mildred Morton a témoigné pour l'intimé; Mme Morton est la directrice intérimaire de la politique d'immigration de la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada. Mme Morton a décrit la migration croissante de personnes vers les pays industrialisés et expliqué que, à l'heure actuelle, seuls trois pays reçoivent des immigrants, soit le Canada, les États-Unis et l'Australie. Un pays qui reçoit des immigrants est un pays qui accepte que des ressortissants étrangers en deviennent résidents permanents et citoyens. Il est établi que le Canada accepte proportionnellement plus d'immigrants par tête que les États-Unis ou l'Australie. D'après le plan d'immigration couvrant la période 1991-1995, 250 000 personnes seront admises chaque année.

Selon Mme Morton, au cours des années 1970, la pratique consistant en l'adoption au Canada, par des citoyens canadiens, de frères ou soeurs étrangers dans les dernières années de leur adolescence, afin de les faire échapper à l'application des critères de sélection de la Loi sur l'immigration, a sérieusement préoccupé le ministère de l'immigration. En 1974, 90 adoptions de cette nature ont été enregistrées en Ontario. En

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1975, ce nombre est passé à 900 et, pour la période allant de mai 1977 à mai 1978, on a compté plus de 2 000 adoptions du même genre.

Pour tenter de résoudre ce problème, le législateur a modifié la Loi sur l'immigration en 1978 de façon à exiger que l'adoption crée un véritable lien de filiation entre les parties concernées. Selon le témoignage de Mme Morton cependant, il est apparu que cette dernière exigence ne pouvait, en fin de compte, servir à justifier la tenue d'enquêtes sur l'authenticité d'une adoption donnée, car les tribunaux ont jugé qu'une fois la légalité de l'adoption établie à la satisfaction des autorités, les obligations parentales nécessaires prenaient automatiquement naissance et empêchaient de faire enquête sur l'authenticité de l'adoption. Même si on ne m'a présenté aucune décision en ce sens, ce témoignage n'a été contesté ni par la Commission ni par la plaignante.

Mme Morton a ajouté que, dans les modifications de 1978, le législateur a également exigé que l'adoption ait lieu avant que l'enfant n'atteigne l'âge de 13 ans. D'après Mme Morton, on voyait dans cette exigence une [TRADUCTION] mesure draconienne, pour reprendre l'expression de cette dernière, qui permettrait d'abaisser considérablement le nombre d'adoptions de convenance.

Jusqu'en février 1993, les autorités de l'immigration n'avaient pas le pouvoir d'enquêter sur l'authenticité d'une adoption. La seule mesure prise pour tenter de résoudre ce problème a été l'application de la mesure draconienne concernant l'âge de l'adoption. En février 1993, le législateur a modifié le règlement adopté sous l'autorité de la Loi sur l'immigration pour tenter de résoudre ce problème. Le nouveau règlement prévoit qu'un enfant adopté ne comprend pas une personne adoptée dans le but d'obtenir l'admission de celle-ci au Canada. Selon Mme Morton, les agents des visas ont maintenant le pouvoir de déterminer si une adoption est authentique ou non.

Mme Morton a reconnu que, dans le cas des adoptions faites en dehors du Canada, les autorités de l'immigration n'ont pas encore le pouvoir de déterminer si l'adoption est dans l'intérêt de l'enfant.

Pour qu'un enfant adopté obtienne le statut de résident permanent, il faut, entre autres choses, que les autorités aient reçu une lettre de non- opposition du bureau de protection de l'enfance de la province de destination. Mme Morton a dit que, en pratique, certaines provinces estiment qu'elles ne sont pas habilitées à faire ce genre de lettre et se contentent d'énoncer cette position dans une lettre en ce sens. Même si cette façon de faire suffit apparemment à satisfaire aux exigences des autorités de l'immigration, Mme Morton a reconnu qu'elle ne permettait pas de protéger les intérêts de l'enfant.

b) Témoignage de Joan Atkinson

Joan Atkinson est la directrice des litiges et des affaires juridiques de la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada. Au cours de son témoignage, elle a dit que le nombre de demandes de droit

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d'établissement se rapportant à des enfants adoptés à l'étranger oscille constamment entre 2 000 et 2 500. En 1992, 1 043 enfants adoptés à l'étranger ont obtenu le droit d'établissement au Canada. En outre, 206 enfants étrangers ont obtenu le droit d'établissement au Canada afin d'être adoptés, au Canada, par le répondant canadien.

Dans le passé, de 10 % à 15 % des enfants adoptés à l'étranger se sont vu refuser l'admission. Mme Atkinson a dit que ce pourcentage augmentera probablement, compte tenu des modifications de février 1993.

Le plus grand nombre d'enfants adoptés qui cherchent à obtenir leur droit d'établissement viennent d'abord d'Asie, puis de l'Amérique centrale et, en troisième lieu, des Antilles. De toute évidence, la procédure d'adoption suivie dans certains pays comporte de graves problèmes de fraude et de corruption. Une preuve troublante a été présentée au sujet de certains cas d'enfants enlevés à leurs parents naturels par la force ou au moyen de subterfuges à des fins d'adoption. Certains de ces cas ont été découverts par des agents des visas qui cherchaient à savoir si l'adoption avait été faite conformément au droit local.

Mme Atkinson a confirmé que, grâce aux récentes modifications, les agents des visas seront maintenant en mesure d'examiner l'authenticité et les motifs de l'adoption.

c) Principes de droit applicables

Dans l'affaire Rosin, précitée, la Cour d'appel fédérale a conclu, à la page 408, que les mots exigences professionnelles réelles ou justifiée (EPJ) ou qualifications professionnelles réelles de l'article 15 de la LCDP ont le même sens que les mots motif justifiable, sauf que les premières expressions se rapportent à des situations d'emploi, tandis que la seconde est utilisée dans d'autres contextes.

La Cour suprême du Canada a décidé que, même lorsque la défense de l'EPJ (et, par voie de conséquence, celle du MJ) s'applique, il faut interpréter l'exception de façon restrictive, afin de ne pas nier les obligations plus larges de la LCDP. Comme l'a dit l'honorable juge Sopinka dans Commission ontarienne des droits de la personne c. Zurich Insurance Company, (1992) 16 C.H.R.R. D/255 :

Une des raisons pour lesquelles nous avons ainsi décrit les lois sur les droits de la personne [d'une nature spéciale] c'est qu'elles constituent souvent le dernier recours de la personne désavantagée et de la personne privée de ses droits de représentation. Comme les lois sur les droits de la personne sont le dernier recours des membres les plus vulnérables de la société, les exceptions doivent s'interpréter restrictivement. (p. D/263)

Comme nous l'avons déjà mentionné, le fardeau de preuve se rapportant au MJ est le fardeau de preuve habituel en matière civile, soit la prépondérance des probabilités (arrêt Etobicoke, précité, à la page 208).

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La preuve à établir pour appuyer une défense fondée sur un MJ doit être davantage qu'une preuve impressionniste (arrêt Etobicoke, précité, p. 212).

La nature et la portée de la défense EPJ/MJ ont récemment été examinées avec soin dans Thwaites c. Forces armées canadiennes (décision non publiée, TD 9/93). Dans une analyse approfondie du droit, le Tribunal a souligné que, pour établir une défense EPJ/MJ, l'intimé doit prouver qu'il respecte les critères tant subjectifs qu'objectifs. Il doit d'abord établir que la condition discriminatoire a été imposée honnêtement et de bonne foi, d'une façon conforme à des pratiques commerciales solidement fondées (arrêt Zurich Insurance, précité, p. D/264). L'intimé doit également respecter un critère objectif en prouvant que la règle en question était raisonnablement nécessaire à l'exploitation de son entreprise. Comme l'a dit le Tribunal dans Thwaites, C'est un critère de nécessité et non de commodité (p. 44).

Si une partie intimée peut prouver qu'elle est justifiée de traiter deux catégories de personnes différemment, elle n'a pas pour autant un pouvoir discrétionnaire illimité en ce qui a trait aux règles ou aux pratiques qu'elle adopte. Lorsque des distinctions discriminatoires sont justifiées, leur application ne doit pas créer plus de discrimination que ce n'est nécessaire. Pour prouver que l'exception créée à l'article 15 de la LCDP s'applique, il faut établir qu'il n'existait pas de solution de rechange raisonnable qui serait moins discriminatoire tout en permettant à l'intimé d'atteindre ses objectifs opérationnels légitimes (arrêt Zurich, précité, p. D/264; voir également Ville de Brossard c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 25 R.C.S. 279, aux pages 311 et 312).

d) Analyse

L'intimé a présenté une preuve au sujet des problèmes découlant de l'adoption de convenance. L'avocat de la Commission a effectivement admis que les adoptions de convenance existaient et que la procédure d'adoption fait l'objet d'abus dans le monde entier. Le Tribunal reconnaît que le fait d'accorder automatiquement aux enfants adoptés le statut de citoyen canadien permettrait à certaines personnes de contourner les exigences de la législation canadienne en matière d'immigration. Il est donc raisonnable et justifiable d'exiger, comme condition préalable à l'octroi de la citoyenneté canadienne, la preuve des faits suivants :

  1. l'adoption a été faite conformément au droit local;
  2. l'adoption a créé un véritable lien de filiation entre le parent et l'enfant et n'a pas été faite dans le but d'obtenir l'admission au Canada.

Toutefois, selon l'alinéa 5(2)a) de la Loi sur la citoyenneté, pour qu'un enfant adopté obtienne la citoyenneté canadienne, il doit avoir acquis le statut de résident permanent conformément aux dispositions de la Loi sur l'immigration. A cette fin, il doit prouver qu'il a l'intention de demeurer en permanence au Canada. En outre, une lettre de non-opposition doit être obtenue du bureau de protection de l'enfance de la province de destination. L'enfant doit avoir été adopté avant l'âge de 19 ans

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(auparavant 13 ans) et respecter certaines exigences concernant la santé, la criminalité et la sécurité.

L'intimé n'a présenté aucune preuve permettant de justifier l'application de l'exigence relative à la résidence permanente dans le cas des enfants adoptés. On a soutenu que cette exigence visait à établir un lien entre le Canada et la personne qui demande la citoyenneté. Toutefois, lorsque cette personne est légalement l'enfant d'un citoyen canadien par suite d'une adoption authentique et qu'un véritable lien de filiation existe entre le parent et l'enfant, le lien créé avec l'enfant adopté est comparable à celui qui existe avec l'enfant biologique né à l'étranger.

En ce qui a trait à la lettre de non-opposition, Mme Morton a dit clairement au cours de son témoignage que, même si l'ajout de cette exigence découle d'une bonne intention, dans bien des cas, il n'est pas utile.

Mme Morton a mentionné que l'exigence liée à l'âge (13 ans) était une mesure draconienne visant à résoudre le problème de l'adoption de convenance. Un examen du motif de l'adoption dans chaque cas permettra de résoudre ce problème sans qu'il soit nécessaire de tirer une conclusion automatique fondée sur l'âge que l'enfant avait à son adoption. En fait, il serait difficile de trouver meilleur exemple du type de présomption visée dans l'affaire Andrews, savoir une présomption fondée sur des caractéristiques personnelles appliquée de façon généralisée à un groupe, que la présomption voulant que toutes les adoptions d'enfants âgés de plus de 13 ans (ou 19 ans) soient suspectes.

L'intimé n'a présenté aucune preuve permettant d'expliquer pourquoi les enfants adoptés devraient faire l'objet d'un examen préliminaire aux fins de la citoyenneté pour des raisons liées à la santé, à la criminalité ou à la sécurité, tandis que les enfants biologiques ne seraient pas astreints à des exigences de cette nature. En conséquence, l'intimé ne s'est pas acquitté du fardeau de preuve pesant sur lui à cet égard.

Le Tribunal n'est donc pas convaincu que les exigences supplémentaires imposées par l'application de l'alinéa 5(2)a) de la Loi sur la citoyenneté de concert avec la Loi sur l'immigration sont raisonnablement justifiées au sens de l'alinéa 15g) de la LCDP.

VIII APPLICATION RÉTROSPECTIVE

L'avocat de l'intimé soutient que, aux fins de l'octroi de la citoyenneté, le statut de Siobhan et de Caragh a été déterminé à la naissance ou à l'adoption, événements qui sont tous deux survenus avant l'entrée en vigueur de la LCDP, soit avant le 1er mars 1978. Selon l'intimé, ce qu'on recherche ici, c'est l'application rétrospective de la LCDP, c'est-à-dire qu'on veut invoquer la Loi pour modifier un statut qui existait avant la proclamation de celle-ci.

A l'appui de cet argument, l'intimé invoque les décisions que la Cour fédérale a rendues dans Latif c. Commission canadienne des droits de la

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personne et al, [1980] 1 C.F. 687 et Benner c. Canada (Secrétariat d'État), (1991) 43 F.T.R. 180 (conf., décision non publiée de la Cour d'appel fédérale, datée du 30 juin 1993).

La Commission est d'avis que l'acte discriminatoire a été commis au moment de la demande de citoyenneté, mais elle n'a cité ni jurisprudence ni doctrine à l'appui de cette position.

Dans l'affaire Latif, le plaignant a été congédié par le ministère du Revenu national en 1974. Il a allégué avoir fait l'objet d'un traitement discriminatoire et la Commission de la fonction publique (CFP) a tenu une enquête à ce sujet. Jugeant que les allégations de Latif étaient bien fondées, la CFP a recommandé, en mai 1978, qu'il soit rétabli dans ses fonctions et qu'une pénalité moins lourde soit appliquée. Le ministère a refusé de donner suite à cette recommandation. Latif a alors déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, alléguant que le refus du ministère d'accepter les recommandations de la CFP constituait en soi de la discrimination. La Commission a refusé d'accepter la plainte, parce que les actes reprochés ont eu lieu avant l'entrée en vigueur de la LCDP. La Cour d'appel fédérale a confirmé la position de la Commission, jugeant que la décision du ministère de s'en tenir à sa décision initiale ne pouvait être considérée, aux fins de la LCDP, comme une pratique discriminatoire distincte. S'exprimant au nom de la Cour, le juge Le Dain a conclu que le fait d'appliquer la LCDP à des actes survenus avant le 1er mars 1978 aurait pour effet de donner à cette Loi un caractère rétrospectif, conséquence qui n'était pas justifiée par le libellé de la Loi.

Cependant, la Cour a précisé que la discrimination en question concernait un événement survenu avant l'adoption de la Loi plutôt qu'une caractéristique ou un statut acquis avant la date d'entrée en vigueur de celle-ci (voir la page 701).

Dans son ouvrage intitulé The Construction of Statutes (2e éd.), Driedger résume l'importance de cette distinction comme suit :

[TRADUCTION]

... il faut donc se demander si les faits qui surviennent avant l'adoption de la loi en déclenchent l'application ou si seuls les faits survenus entre la date de l'adoption et la date de l'application ont cet effet.

Ces faits antérieurs peuvent se rapporter à un statut ou à une caractéristique ou encore à un événement. Lorsqu'il s'agit d'un statut ou d'une caractéristique (un état), on ne donne pas d'effet rétrospectif à la disposition lorsqu'on l'applique à des personnes ou à des choses qui ont acquis le statut ou la caractéristique avant l'adoption de la disposition, si elles l'ont au moment où celle-ci entre en vigueur; toutefois, lorsqu'il s'agit d'un événement (une chose survient ou se matérialise), on donne un effet rétrospectif à la disposition si on l'applique de façon à imposer une nouvelle obligation ou pénalité ou à attribuer

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un nouveau défaut à l'égard d'un événement survenu avant l'adoption de la disposition en question (voir également Côté, Interprétation des lois, aux pages 123 à 125).

Ce qui donne lieu à la discrimination dont il est question en l'espèce, ce n'est pas la date de naissance ou d'adoption des enfants, mais plutôt leur statut comme enfants adoptés de citoyens canadiens. Ce statut est demeuré le même après l'entrée en vigueur de la LCDP.

A l'appui de son argument, l'intimé a également cité la décision que la Section de première instance de la Cour fédérale a rendue dans Benner. L'affaire Benner portait sur une contestation de l'alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté fondée sur les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982. L'alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté confère automatiquement la citoyenneté canadienne aux enfants nés à l'étranger après le 15 février 1977 de femmes canadiennes mariées. Les enfants nés du mariage avant cette date n'obtenaient la citoyenneté automatiquement que si leur père était canadien. Benner, dont la mère était mariée, était né à l'étranger, avant cette date. En conséquence, il était assujetti, entre autres choses, aux dispositions de la loi relatives à la criminalité. Effectivement, Benner faisait face à plusieurs accusations criminelles graves, et sa demande de citoyenneté a, de ce fait, été reportée. Benner a soutenu que le droit à l'égalité que lui reconnaissait l'article 15 avait été violé, parce qu'il n'avait pas été traité de la même façon que les enfants qui se trouvaient dans une situation similaire et qui étaient nés après le 15 février 1977.

Le juge Jerome a conclu (à la page 191) que l'événement déclencheur était la date de naissance de Benner, événement qui a eu lieu bien avant l'adoption de la Charte. De l'avis de la Cour, la pratique discriminatoire reprochée ne s'est pas poursuivie, car la différence prévue entre les femmes mariées et non mariées a été rectifiée par suite de la modification législative adoptée en février 1977. La Cour a conclu que, ce qui était recherché, c'était une application rétrospective de la Charte et elle a donc rejeté la demande.

Après l'audience en l'espèce et avant que la présente décision ne soit rendue, la Cour d'appel fédérale a confirmé le jugement que la Section de première instance avait rendu dans Benner; chacun des trois juges a rédigé des motifs différents. En ce qui a trait à la question de l'application rétrospective, les juges Marceau et Létourneau ont accepté les conclusions du juge de première instance. Toutefois, le juge Linden a d'abord conclu que la discrimination dont les enfants de femmes mariées faisaient l'objet selon la législation précédente n'avait pas été éliminée, car ces enfants étaient encore tenus de respecter des conditions plus exigeantes pour obtenir la citoyenneté que les enfants d'hommes mariés. Il a également conclu que la date pertinente aux fins de l'examen de l'application de la Charte était la date du refus de la demande de citoyenneté. Comme ce refus a eu lieu en 1989, il n'était pas nécessaire d'appliquer la Charte de façon rétrospective. Le juge Linden a cependant souscrit à la conclusion des autres juges car, selon lui, la discrimination était justifiée par l'article premier de la Charte.

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De l'avis du Tribunal, la situation de l'affaire Benner est différente du cas qui nous occupe. Dans l'affaire Benner, les droits accordés par la loi dépendaient de la date de naissance, c'est-à-dire d'un fait ou d'un événement précis antérieur à l'adoption de la Charte. Dans la présente espèce, c'est le statut d'enfant adopté et non la date de la naissance ou de l'adoption des enfants qui donne lieu au traitement différent. Il n'est donc pas nécessaire que le Tribunal applique la LCDP de façon rétrospective pour conclure qu'il a la compétence voulue pour statuer sur le présent litige.

IX LIEU DE LA DISCRIMINATION

Le droit de demander la protection de la LCDP n'est pas universel. Voici ce que prévoit le paragraphe 40(5) de LCDP à cet égard :

(5) Pour l'application de la présente partie, la Commission n'est validement saisie d'une plainte que si l'acte discriminatoire :

  1. a eu lieu au Canada alors que la victime y était légalement présente ou qu'elle avait le droit d'y revenir;

  2. a eu lieu au Canada sans qu'il soit possible d'en identifier la victime, mais tombe sous le coup des articles 8, 10, 12 ou 13;
  3. a eu lieu à l'étranger alors que la victime était un citoyen canadien ou qu'elle avait été légalement admise au Canada à titre de résident permanent.

Comme l'a dit le Tribunal dans Menghani, le paragraphe 40(5) crée une exception au principe de territorialité du droit international, en matière de nationalité, le principe selon lequel les lois sont réputées ne pas avoir d'application extraterritoriale. En d'autres termes, il se peut que la LCDP ait une application extraterritoriale dans le cas des ressortissants canadiens.

Pour déterminer quelle est la disposition applicable du paragraphe 40(5), il faut donc établir où la discrimination a eu lieu.

Dans le cas des demandes de 1986 et 1991, on pourrait apparemment soutenir que la discrimination a eu lieu à Ottawa. Si tel est le cas, le Tribunal n'aurait pas compétence, car les faits du litige indiquent clairement que les dispositions de l'alinéa 40(5)a) ou b), soit les deux dispositions régissant les actes survenus au Canada, ne s'appliquent pas en l'espèce. Toutefois, c'est à l'ambassade du Canada en Irlande que Mme McKenna a présenté la première demande en 1979 et c'est le personnel de cette ambassade qui a refusé cette demande. La preuve n'indique nullement que le cas a été renvoyé à Ottawa.

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A tout événement, l'avocat de l'intimé a admis au cours des plaidoiries que, si le service en question était l'octroi de la citoyenneté à un ressortissant étranger, ledit service a été rendu en Irlande.

X VICTIMES DE LA DISCRIMINATION

L'intimé a contesté la compétence du Tribunal pour le motif que, s'il y a des victimes de discrimination en l'espèce, ces victimes sont Caragh et Siobhan McKenna, qui ne respectent pas les exigences de l'alinéa 40(5)c) de la LCDP en matière de citoyenneté ou de résidence. Selon l'intimé, le refus de la citoyenneté aux enfants McKenna n'a pas eu de répercussions suffisamment directes et immédiates pour la plaignante, Mme McKenna, de façon à faire d'elle une victime au sens de la Loi.

Pour déterminer si Mme McKenna est admissible comme victime, il faut examiner comment les tribunaux ont interprété la LCDP. Le raisonnement à suivre est résumé par la Cour suprême du Canada dans Action Travail des Femmes c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1987] 1 R.C.S. 1114, où le juge en chef Dickson a dit ce qui suit :

La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l'essor des droits individuels d'importance vitale, lesquels sont susceptibles d'être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu'en interprétant la Loi, les termes qu'elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet. Bien que cela puisse sembler banal, il peut être sage de se rappeler ce guide qu'offre la Loi d'interprétation fédérale lorsqu'elle précise que les textes de loi sont censés être réparateurs et doivent ainsi s'interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets. (p. 1134)

(Voir également les arrêts O'Malley, précité, aux pages 546 et 547, et Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, aux pages 89 à 91.)

A cet égard, les tribunaux judiciaires et autres ont récemment eu l'occasion d'examiner un certain nombre de cas où des plaintes liées aux droits de la personne ont été déposées par des personnes qui ne sont pas elles-mêmes les victimes premières ou les victimes directes de la discrimination. Dans Re Singh, [1989] 1 C.F. 430, la Cour d'appel fédérale s'est exprimée comme suit :

La question de savoir qui est la victime de l'acte discriminatoire reproché est presque exclusivement une question de fait. La législation sur les droits de la personne ne tient pas tant compte de l'intention à l'origine des actes discriminatoires que de leur effet. L'effet n'est

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d'aucune façon limité à la cible présumée de l'acte discriminatoire et il est tout à fait concevable qu'un acte discriminatoire puisse avoir des conséquences qui sont suffisamment directes et immédiates pour justifier qu'on qualifie de victimes des personnes qui n'ont jamais été visées par l'auteur des actes en question. (à la page 442)

L'interprétation à donner au mot victime a été analysée en profondeur dans Menghani. Il s'agissait, dans cette affaire, d'une plainte de discrimination fondée sur l'origine nationale ou ethnique. Elle émanait d'un Canadien qui soutenait s'être vu refuser la possibilité de parrainer son frère pour l'obtention du droit d'établissement de celui-ci, en raison des effets discriminatoires des exigences documentaires de l'intimé. Concluant que le plaignant était effectivement une victime au sens de l'alinéa 40(5)c) de la LCDP, le Tribunal a déclaré ce qui suit :

En conséquence, le mot victime désigne simplement une personne qui a subi les conséquences d'un acte discriminatoire, direct ou indirect. En ce sens, Jawahar peut être la victime directe en raison de son statut en vertu de la Loi sur l'immigration ou une victime indirecte parce qu'il a subi les conséquences d'un acte discriminatoire exercé contre son frère. (p. D/252)

Les conclusions tirées dans les affaires Re Singh et Menghani vont de pair avec les décisions sur les droits de la personne dans lesquelles les tribunaux ont jugé que l'on peut effectivement être victime de discrimination par suite d'actions visant des tiers, lorsque ces actions sont fondées sur des caractéristiques personnelles des tiers en question. (Voir, par exemple, New Brunswick School District No. 15 c. New Brunswick (Human Rights Board of Inquiry), (1989) 10 C.H.R.R. D/6426 (C.A. N.-B.); Tabar et al c. Scott and West End Construction Ltd., (1985) 6 C.H.R.R. D/2471 et Jahn c. Johnstone (décision non publiée rendue le 16 septembre 1977, Ontario, Eberts). Plus récemment, dans l'affaire Naqvi, précitée, un tribunal des droits de la personne a conclu que les parents canadiens d'un ressortissant étranger qui s'est vu refuser un visa de séjour pour venir au Canada étaient eux-mêmes victimes de la conduite discriminatoire reprochée.

L'avocat de l'intimé a rappelé au Tribunal que les décisions rendues dans les affaires Menghani et Naqvi faisaient actuellement l'objet d'une révision judiciaire. Il a ajouté que ces décisions devaient être examinées à la lumière du récent jugement que la Cour d'appel fédérale a rendu dans Procureur général du Canada c. Anvari (décision non publiée du 6 avril 1993). Plus précisément, l'intimé invoque les remarques suivantes que le juge Mahoney a formulées dans l'affaire Anvari :

La Loi sur l'immigration est remplie de dispositions qui non seulement permettent mais encore imposent de défavoriser des individus en raison de leur origine nationale; ses dispositions imposent aussi de défavoriser certains en raison de leur âge, de leur situation de famille ou de leur

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invalidité. Ce qui dispense la Commission de la nécessité de surveiller constamment l'administration de la Loi c'est la limitation prévue au paragraphe 40(5) LCDP, qui ne l'habilite pas à connaître des plaintes relatives aux incidents survenus à l'extérieur du Canada et formées par des personnes qui ne sont pas légalement admises au Canada. La Loi n'est guère autre chose qu'un ensemble d'actes discriminatoires et, si on accepte la primauté de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui est un texte quasi constitutionnel, ces actes discriminatoires doivent, dans les cas relevant de la compétence de la Commission, être justifiés conformément à l'alinéa 15g) (aux pages 4 et 5).

Le Tribunal ne voit pas en quoi ces commentaires peuvent aider l'intimé. Même si, dans l'affaire Anvari, la Cour a spécifiquement examiné la restriction imposée à la compétence de la Commission canadienne des droits de la personne par le paragraphe 40(5) de la LCDP, elle n'a pas étudié le type de plainte indirecte dont le présent Tribunal est saisi.

S'il est vrai qu'il n'est pas nécessaire d'être la victime première ou directe de la conduite discriminatoire pour invoquer la protection de la LCDP, il est néanmoins évident que ce ne sont pas toutes les personnes touchées plus ou moins indirectement par une pratique discriminatoire qui seront assimilées à des victimes. Le problème réside dans la détermination des personnes qui peuvent être considérées comme des victimes et de celles qui ne le peuvent pas.

Comme nous l'avons déjà mentionné, dans l'affaire Re Singh, M. le juge Hugessen, qui s'exprimait au nom de la Cour d'appel fédérale, a dit qu'il fallait prouver

... des conséquences qui sont suffisamment directes et immédiates pour justifier que l'on qualifie de victime [la plaignante] ...

Le Tribunal a également examiné, dans l'affaire Menghani, la question de savoir qui peut être considéré comme une victime. Il a tenté de proposer des indices, dans le contexte de l'immigration, pouvant aider à déterminer s'il y a un lien suffisamment direct entre le plaignant et la pratique discriminatoire reprochée pour que la plaignante puisse être considérée comme une victime. Voici ce qu'a dit le Tribunal à la page D/253 :

De l'avis du tribunal, il ne faut pas considérer que l'arrêt Singh, supra, restreint les victimes potentielles aux personnes qui réunissent officiellement les conditions prescrites pour agir comme répondants au sens de la Loi sur l'immigration. Pourrait être victime, toute personne qui, au Canada, subit des conséquences suffisamment directes et immédiates, ce que le tribunal peut déterminer en tenant compte des facteurs suivants :

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  1. Le degré de consanguinité qui existe entre le parent canadien et l'immigrant éventuel;
  2. La dépendance (financière, émotive) du parent canadien à l'égard de l'immigrant éventuel;
  3. La privation d'une chance du point de vue commercial ou culturel pour le parent canadien si l'immigrant éventuel ne peut entrer au pays;
  4. L'existence d'un rapport étroit dans le passé entre les deux personnes;
  5. La participation du parent canadien à la demande d'immigration présentée en vertu de la Loi sur l'immigration et de son règlement d'application.

Comme l'a dit le juge Hugessen dans l'affaire Re Singh, la question de savoir qui sera considéré comme une victime est presque entièrement une question de fait. Il appert clairement de la lecture de l'arrêt Menghani que la liste qui précède ne se veut pas une liste exhaustive et qu'une importance plus ou moins grande peut être attribuée à différents facteurs, selon les faits de chaque cause.

Un point commun se dégage cependant de la jurisprudence existant sur cette question. Dans chacune des causes citées, le plaignant a lui-même subi une conséquence ou un désavantage direct par suite de la conduite discriminatoire : dans l'affaire Menghani, comme répondant membre de la catégorie de la famille, le frère canadien était lui-même partie à la demande d'immigration et s'est vu refuser la possibilité de voir son frère se joindre à l'entreprise familiale. Dans Naqvi, les plaignants se sont vu refuser la possibilité de recevoir un visiteur au Canada. Dans Tabar, les plaignants ont perdu diverses possibilités commerciales en raison des pratiques discriminatoires reprochées dans cette cause-là. Dans Jahn, le type de personnes que la plaignante était autorisée à amener chez elle a été restreint par les règles discriminatoires imposées par son propriétaire.

La seule exception possible à la proposition qui précède semble être l'arrêt New Brunswick School District. Dans cette affaire, M. Attis, le père juif d'un enfant d'âge scolaire, avait déposé une plainte fondée sur la Loi des droits de la personne du Nouveau-Brunswick. La plainte portait sur les enseignements antisémites qui étaient prodigués à l'école de l'enfant. Une requête préliminaire visant à contester le statut de M. Attis comme plaignant a été présentée et finalement tranchée par la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick. Celle-ci a conclu que M. Attis avait le statut voulu comme plaignant sans préciser quelles répercussions, s'il y en avait eu, la conduite en question avait eu sur lui. Il est évident qu'il n'était pas nécessaire de le faire, étant donné que la disposition applicable de la Loi du Nouveau-Brunswick est bien différente du paragraphe 40(5) de la LCDP. Voici le libellé de l'article 15 de la Loi du Nouveau-Brunswick :

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Toute personne qui se prétend lésée par suite d'une violation présumée de la présente loi peut présenter une plainte par écrit à la Commission dans les formes que celle- ci a prescrites.

Cette disposition confère manifestement à la Commission du Nouveau- Brunswick une compétence beaucoup plus étendue que celle qui est prévue au paragraphe 40(5) de la LCDP.

Le Tribunal doit donc examiner les répercussions que la discrimination touchant Siobhan et Caragh McKenna a entraînées pour la plaignante.

Au cours de son témoignage, Mme McKenna a dit que le rejet de la demande de citoyenneté de ses filles lui semblait inéquitable et que cette décision l'irritait :

[TRADUCTION]

... Il ne serait que juste que, lorsque vous adoptez vos enfants, ceux-ci aient des droits au même titre que vos propres enfants naturels. (Transcription, p. 15)

Selon Mme McKenna, c'est la seule fois que ses filles adoptives ont été traitées différemment de ses enfants biologiques.

Mme McKenna a ajouté qu'elle était très fière d'être canadienne et que c'est la raison pour laquelle elle voulait que ses filles adoptives aient les mêmes droits que ses enfants biologiques. Dans la lettre qu'elle a fait parvenir à l'honorable Gerry Weiner le 31 janvier 1991, Mme McKenna écrit ce qui suit :

[TRADUCTION]

En plus d'offrir à nos enfants toutes les commodités de la vie, nous avons tenté de leur montrer l'importance de certaines choses intangibles, comme le privilège découlant de la citoyenneté canadienne. Mes fils ont bénéficié de leur citoyenneté canadienne en travaillant au Canada pendant plusieurs étés tout en poursuivant leurs études à l'université. Ils ont ainsi eu la possibilité de connaître les gens, la géographie, la culture et les valeurs qui ont eu beaucoup d'importance dans notre vie jusqu'à ce que nous déménagions en Irlande en 1968. Si la stabilité économique ou politique de l'Irlande est en péril, mes fils seront donc beaucoup plus enclins à considérer le pays où nous habitions précédemment, le Canada, comme leur foyer.

Mes filles n'ont pas la même possibilité. Même si elles peuvent demeurer au Canada pendant un an jusqu'à ce qu'elles atteignent l'âge de 18 ans, une séparation d'un an au cours des années difficiles de l'adolescence nous empêcherait d'atteindre le but que nous nous étions fixé en les adoptant, soit leur offrir une famille qui les aiderait et les soutiendrait au moins jusqu'à ce qu'elles deviennent majeures.

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Nous voulons que nos filles adoptives aient les mêmes droits, privilèges et responsabilités que nos fils biologiques. En fait, comme les enfants ont un passé national et ethnique différent, nous avions souhaité que le partage des valeurs et des privilèges inhérents à la citoyenneté canadienne constitue l'un des liens qui permettrait de consolider l'unité familiale.

En ce qui a trait au séjour au Canada en 1979, il est évident que les filles McKenna ont été traitées différemment, parce que leurs parents ont dû obtenir des visas de visiteur pour qu'elles puissent entrer au Canada. Il semble que les visas nécessaires ont été obtenus et que les vacances ont eu lieu comme prévu.

C'est là l'ampleur des répercussions dont Mme McKenna a fait état au cours de son témoignage. Au cours des plaidoiries, Mme McKenna a ajouté qu'elle avait des craintes concernant la sécurité de ses filles. S'il y avait un bouleversement politique en Europe, Mme McKenna dit que ses fils pourraient partir en utilisant leurs passeports canadiens, tandis que ses filles ne le pourraient pas.

De l'avis du Tribunal, les conséquences de la pratique discriminatoire étaient suffisamment directes et immédiates pour faire de Mme McKenna une victime au sens de l'alinéa 40(5)c) de la LCDP. Après avoir examiné les cinq critères énoncés dans Menghani, le Tribunal estime que, comme parent légal des deux filles, Mme McKenna avait des liens familiaux très étroits avec les cibles directes de la pratique discriminatoire, sans parler des liens financiers et émotifs qui en découlent. Mme McKenna a été privée de la possibilité de transmettre sa citoyenneté canadienne, qui constitue un élément très important de son héritage, à ses filles. Tous les membres de la famille McKenna se sont vu refuser la possibilité de partager les valeurs et les privilèges inhérents à la citoyenneté canadienne, comme Mme McKenna l'a dit, avantage commun qui aurait permis de renforcer l'unité familiale. Enfin, en ce qui a trait au dernier des critères formulés dans l'arrêt Menghani, il est évident que Mme McKenna est le seul membre de la famille à avoir participé aux démarches visant à obtenir la citoyenneté canadienne pour les filles. Elle semble s'être chargée de toutes les demandes de renseignements au nom de la famille et elle est l'auteur de toute la correspondance pertinente. Elle est donc une des victimes de la pratique discriminatoire dont ses filles ont fait l'objet.

XI RÉPARATION

Le Tribunal en est arrivé à la conclusion que la Loi sur la citoyenneté crée de la discrimination à l'encontre de tous les enfants adoptés par les citoyens canadiens, laquelle discrimination est fondée sur la situation de famille de ces enfants. Cette discrimination est justifiée dans la mesure où les enfants adoptés sont tenus de prouver que l'adoption a été faite conformément au droit local, qu'elle a créé un lien de filiation véritable entre le parent et l'enfant et qu'elle n'avait pas pour but de permettre l'admission au Canada. Les exigences supplémentaires imposées aux enfants adoptés par l'alinéa 5(2)a) de la Loi sur la

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citoyenneté ainsi que par la Loi sur l'immigration et le règlement s'y rapportant à l'égard de la résidence permanente n'ont pas été justifiées au sens de l'alinéa 15g) de la LCDP.

Lorsqu'il est établi que l'application d'une loi crée de la discrimination de façon injustifiée, les tribunaux peuvent ordonner que cette loi ne soit plus appliquée (Procureur général du Canada c. Druken, [1989] 2 C.F. 24, p. 35). Il semble que ce soit ici un cas où il convient d'exercer ce pouvoir.

Le Tribunal ordonne donc à l'intimé de cesser la pratique discriminatoire que constitue l'application des dispositions de la Loi sur la citoyenneté, notamment l'alinéa 5(2)a), de façon à créer à l'égard des enfants adoptés par les citoyens canadiens une discrimination au-delà de celle que le Tribunal juge justifiée.

Le Tribunal ordonne également à l'intimé de consulter la Commission au sujet des mesures ordonnées, conformément à l'alinéa 53(2)a) de la LCDP. Le Tribunal, reconnaissant le bien-fondé de la préoccupation relative à la possibilité que la procédure d'immigration fasse l'objet d'abus, suspend l'exécution de l'ordonnance du Tribunal pendant une période de six mois, afin de permettre cette consultation.

Mme McKenna n'a demandé aucune indemnité et n'a pas cherché non plus à obtenir une ordonnance fondée sur l'alinéa 53(3)b) de la LCDP. Toutefois, la Commission et la plaignante demandent toutes deux au Tribunal d'ordonner que la citoyenneté canadienne soit accordée à Siobhan et Caragh McKenna.

Lorsque le bien-fondé d'une plainte a été démontré, l'alinéa 53(2)b) de la LCDP permet à un tribunal d'ordonner à un intimé d'accorder les droits, possibilités ou privilèges qui ont été refusés en raison de la pratique discriminatoire. La citoyenneté est manifestement un privilège.

L'intimé n'a pas contesté le pouvoir que j'ai de rendre une ordonnance de cette nature.

Le Tribunal est convaincu que l'adoption de Caragh et de Siobhan McKenna a été faite de bonne foi et non pour des fins touchant à l'immigration, ce que l'intimé a d'ailleurs admis. Le Tribunal est également convaincu que l'adoption a créé un véritable lien de filiation entre les parents et les enfants. La plaignante a témoigné au sujet de la démarche qu'elle a suivie pour adopter les enfants. L'intimé n'a pas contesté le fait que les adoptions se sont déroulées conformément au droit irlandais.

Même si Caragh et Siobhan sont maintenant âgées de plus de 18 ans et seraient donc assujetties à des exigences différentes en matière d'obtention de la citoyenneté, lorsque les différentes demandes ont été présentées, elles répondaient aux exigences que le Tribunal estime justifiées. Selon le Tribunal, il convient que le privilège refusé par suite de l'imposition d'exigences dont le bien-fondé n'a pas été établi soit maintenant accordé aux filles McKenna. Le Tribunal ordonne donc à

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l'intimé de prendre les mesures nécessaires le plus tôt possible pour que Siobhan et Caragh McKenna obtiennent la citoyenneté canadienne.

FAIT le 7 septembre 1993.

Anne L. Mactavish

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