Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

COLLEEN CREMASCO

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

l'intimée

MOTIFS DE LA DÉCISION

Décision no 1

2002-09-30

MEMBRE INSTRUCTEUR : Paul Groarke

[TRADUCTION]

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION

II. LES FAITS

III. LA JURISPRUDENCE

A. La question dont le Tribunal est saisi

B. La doctrine de la chose jugée

C. L'application de l'élément lié à la compétence de la doctrine de la chose jugée aux décisions des arbitres

D. Abus de procédure

IV. DÉCISION

A. Demande de mutation à l'établissement de Cranbrook

B. Cessation de l'obligation d'adaptation en 1994

I. INTRODUCTION

[1] Je suis saisi du présent cas par voie de requête préliminaire. Le plaignante allègue que la Société canadienne des postes a fait preuve de discrimination à son endroit en omettant de remplir son obligation d'adaptation compte tenu de sa déficience, c.-à-d. une blessure lombaire.

[2] Il serait utile, en guise d'explication, d'établir les antécédents de la présente décision. Lorsque le Tribunal est saisi d'une plainte, il envoie un questionnaire à chacune des parties. Dans sa réponse au questionnaire, l'intimée a indiqué qu'elle voulait soulever les questions suivantes :

  1. La plainte est inopportune et, par conséquent, contrevient à l'alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne;
  2. Aux termes de l'alinéa 41(1)a), la plaignante a épuisé la procédure de règlement de grief et l'arbitre a pris une décision, dont la Commission doit tenir compte;
  3. La question en litige dans la présente plainte est la même que celle qui a été soulevée dans une plainte antérieure, que la Commission a jugée non fondée. À la fois la Commission et la plaignante ne devraient pas être autorisées à poursuivre la seconde plainte.

Le membre instructeur a indiqué par la suite que ces questions devraient être abordées dans des documents écrits.

[3] On pourrait supposer, par souci d'indulgence, que l'intimée n'a pas pleinement pris en compte sa position. Il est difficile de comprendre la deuxième question, comme le libellé à l'alinéa 41(1)a) diffère grandement de la formulation employée par l'intimée. De plus, suivant les deux premières questions, le Tribunal doit examiner l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission, au sens de l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le Tribunal a par la suite reçu les observations écrites de l'intimée et de la Commission, dont j'ai pris connaissance. La plaignante a fait savoir au Tribunal qu'elle adoptait la même position que celle de la Commission.

[4] Dans ses observations écrites, l'intimée a établi les trois questions qu'elle soulevait d'une manière un peu différente. Elle y fait observer que :

  1. La plainte est inopportune, au sens de l'alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne;
  2. La même question soulevée par la plaignante a fait l'objet d'une décision lors de l'arbitrage, conformément à l'alinéa 41(1)a) de la Loi;
  3. La plainte est vexatoire, au sens de l'alinéa 41(1)d) de la Loi.

Suivant la position générale de l'intimée, la Commission canadienne des droits de la personne n'aurait pas dû exercer son pouvoir discrétionnaire dans son traitement de la plainte, conformément au paragraphe 41(1) de la Loi.

[5] Essentiellement, la Commission a indiqué dans sa réponse que le Tribunal n'avait pas compétence pour se pencher sur les observations de l'intimée, car celles-ci se rapportent à l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission, au sens de l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. L'intimée soutient que ces questions ne peuvent être tranchées que par la Cour fédérale du Canada par voie de contrôle judiciaire. J'aimerais préciser que les délais visant un tel contrôle judiciaire sont échus depuis longtemps.

[6] Je suis d'accord avec la position de la Commission à cet égard, et j'éprouve certaines difficultés concernant la façon dont l'intimée a initialement présenté son cas. Il reste toutefois une question de fond dont il faut tenir compte et pour laquelle il faut rendre une décision. Après un examen sommaire de la question, j'ai tenu une conférence préparatoire téléphonique le 28 août 2002, au cours de laquelle j'ai invité les parties à présenter des arguments supplémentaires relativement au principe de la chose jugée. J'étais surtout préoccupé par le fait que la troisième question dans la réponse au questionnaire n'avait pas été convenablement abordée.

[7] La Commission et l'intimée m'ont depuis transmis d'autres observations écrites. Lors de la conférence préparatoire, la plaignante a de nouveau informé le Tribunal qu'elle adoptait les observations de la Commission.

II. LES FAITS

[8] Les parties ne m'ont pas fourni un exposé officiel des faits, ce qui aurait été utile. Néanmoins, les faits principaux dans l'affaire sont les suivants.

[9] La plaignante s'est blessée au dos lorsqu'elle occupait un poste à temps plein à la Société canadienne des Postes en 1986. Une description de la blessure et des difficultés qui en ont découlé est comprise dans la décision du premier arbitre. Ces faits ont donné lieu à une discussion continue entre la plaignante et l'intimée, relativement à ses fonctions en tant qu'employée.

[10] La plaignante a par la suite été mutée dans un poste à temps partiel à Victoria, où il y a eu un différend concernant l'obligation d'adaptation. Cette situation a été aggravée par le fait qu'elle s'est de nouveau blessée au dos et qu'elle a touché des prestations d'indemnisation pour accident de travail, de novembre 1990 à septembre 1991. La plaignante a demandé à Postes Canada de clarifier les restrictions médicales associées à ses fonctions lorsque ses prestations d'indemnisation pour accident de travail ont expiré.

[11] Pendant que la plaignante touchait des prestations pour accident de travail, le 24 juillet 1991, elle a présenté une demande officielle de mutation à l'établissement de Cranbrook. En octobre 1991, l'établissement de Cranbrook lui a offert un poste à temps plein. Cette offre d'emploi a toutefois été retirée lorsque le surintendant Siegenthaler a pris connaissance des déficiences de la plaignante. À son avis, pour reprendre les propos de l'intimée, les déficiences physiques de la plaignante étaient incompatibles avec les exigences du poste vacant.

[12] La plaignante a déposé deux griefs auprès de son syndicat le 17 mars 1992. Dans le premier, elle a allégué que Postes Canada a omis de remplir son obligation d'adaptation dans son poste à son centre de tri du courrier de Victoria. Dans le second grief, elle a contesté la décision de retirer l'offre d'emploi à l'établissement de Cranbrook. Deux mois et demi plus tard, c'est-à-dire le 2 juin, la plaignante a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne et a soulevé les mêmes questions. Il était indiqué dans la plainte que la plaignante avait déposé un grief relativement à la mutation.

[13] Mme Cremasco est retournée au travail en février 1994, où elle a assumé des fonctions modifiées à l'établissement de Victoria. Cela s'explique en partie par le fait qu'elle avait pris un congé de maternité. La plaignante est revenue au travail, comme elle l'a elle-même indiqué : sur une base graduelle, à temps partiel, soit cinq heures par jour quatre jours par semaine, en assumant un ensemble de fonctions qui tenait compte de mes déficiences (1). Selon la position de la plaignante et de la Commission, cet arrangement a pris fin en mai ou juin 1994.

[14] Les griefs déposés auprès du syndicat ont été entendus peu après. Durant l'audition, Mme Cremasco a témoigné que son supérieur s'attendait à ce qu'elle remplisse toutes les fonctions du poste. Le 24 novembre 1994, l'arbitre Jolliffe a rendu une décision favorable à l'endroit de la plaignante. Dans sa décision, il passe en revue de façon très détaillée l'historique de sa relation avec son employeur. Il y est également question de l'obligation de la Société à l'égard des employés partiellement handicapés de façon permanente ainsi que des fonctions modifiées.

[15] L'arbitre Jolliffe était d'avis que les deux griefs devraient être traités séparément. À la page 44 de la décision, il a conclu que les mesures [prises par la Société] à l'établissement de Cranbrook constituaient manifestement un présumé manquement, distinctement identifiable, aux droits d'ancienneté de la requérante aux termes de la convention collective. Il a également indiqué que le grief avait été déposé passé les délais prescrits à l'article 9.10(a) de la convention collective, c'est-à-dire plus de 25 jours ouvrables après que la plaignante eût prise connaissance des circonstances donnant lieu au grief.

[16] Ici, l'affaire prend une nouvelle tournure. Malgré la décision rendue par l'arbitre Jolliffe, à savoir que le grief a été déposé hors du délai prescrit, ce dernier semble avoir convenu du bien-fondé des arguments de l'intimée quant à la question de fond. Ces arguments sont énoncés à la page 48 de la décision. Quoiqu'il en soit, l'arbitre a conclu que la mutation n'était pas convenable dans les circonstances. Il aborde dans sa décision la question de contrainte excessive, et il discute assez longuement de l'obligation d'adaptation de l'employeur à l'égard des employés partiellement handicapés.

[17] À mesure que la procédure progressait, la signification des commentaires de l'arbitre semble être devenue l'élément central du différend. Bien que dans sa décision l'arbitre critique à certains égards la plaignante, il indique clairement que la Société a fait preuve de négligence relativement à son obligation d'adaptation envers celle-ci. À la page 51, il est indiqué :

[Traduction]

Les faits dans cette affaire rendent manifeste ce qui équivaut à une démarche cavalière et insouciante, sur une longue période, qu'ont emprunté certains des membres de la direction concernant la blessure lombaire connue dont souffrait la requérante et les restrictions qui en découlaient.

Dans sa décision, l'arbitre Jolliffe a ordonné à la Société d'indemniser la plaignante. Au lieu de préciser le montant, il a laissé le soin aux parties de négocier le règlement. Dans la décision, l'état de la situation actuelle entre les parties est discuté, et il semble y être prévu que celles-ci négocient la question en instance liée à l'obligation d'adaptation. La dernière phrase se lit comme suit : Je demeure saisi de cette affaire dans l'éventualité où [les parties] sont incapables de s'entendre.

[18] En décembre 1994, une nouvelle question a été soulevée lorsque Mme Cremasco a présenté une seconde demande de mutation à l'établissement de Cranbrook parce que son conjoint y était muté. La demande a été refusée du fait qu'il était impossible de remplir l'obligation d'adaptation relative à la déficience de la plaignante à l'établissement de Cranbrook. Postes Canada était d'avis que le couple avait choisi de s'installer à Cranbrook en sachant fort bien qu'il n'y avait pas de poste vacant pour Mme Cremasco à l'établissement.

[19] La plaignante a déposé un grief relativement à sa seconde demande de mutation au début de 1995. Elle a également présenté une demande de congé d'études, que l'employeur lui a accordée. Ce congé a été prolongé en 1996 et 1997. Malgré le nouveau grief et la plainte relative aux droits de la personne en instance, la plaignante, le syndicat et l'intimée ont négocié un règlement provisoire plus tard au cours de l'année. Mme Cremasco a touché environ 34 000 $ suite à la décision favorable à son endroit rendue par l'arbitre Jolliffe.

[20] La Commission et l'intimée ont continué à traiter la plainte relative aux droits de la personne. Dans une lettre du 14 mars 1996, la Commission a indiqué que la question de la mutation était toujours en instance. La Société a marqué son désaccord en ces termes :

[Traduction]

Pour ce qui est de la demande de mutation de Mme Cremasco à l'établissement de Cranbrook, nous maintenons toujours que l'arbitre Jolliffe en a tenu compte dans sa décision. Si l'on prend en considération toute la décision, il est évident que tous les faits et les arguments pertinents ont été abordés lors du processus d'arbitrage intégral. Les témoins ont témoigné sous serment et leur témoignage est clairement établi dans la décision. Même si l'arbitre n'avait pas compétence pour entendre le grief du fait de la question des délais, ce dernier a indiqué que l'établissement de Cranbrook ne constituait pas une affectation convenable pour la requérante, ce que la Société maintient toujours.

Dans cette lettre, la Société ajoute que le troisième grief serait traité sous peu par voie d'arbitrage.

[21] Selon la position de la Commission, la preuve que Postes Canada a présentée relativement à la mutation de la plaignante à l'établissement de Cranbrook était insuffisante et ne permettait pas de déterminer si la Société avait satisfait ou non à son obligation d'adaptation. La Commission était également d'avis que la question touchant l'obligation d'adaptation, quant au retour au travail de Mme Cremasco en 1994, était toujours en instance. La Société a répondu que l'affaire faisait toujours l'objet de négociations et qu'elle pouvait être renvoyée à l'arbitre Jolliffe par l'une ou l'autre partie. Elle a soutenu que l'arbitre avait tranché la question de la mutation à l'établissement de Cranbrook, et a cité un nombre de passages de la décision arbitrale.

[22] Le troisième grief a été rejeté par l'arbitre McKee le 27 février 1998, parce que le syndicat n'avait pas contesté l'opinion exprimée par l'arbitre Jolliffe dans la décision initiale. Bien que l'arbitre McKee ait affirmé que le principe de la chose jugée ne s'applique pas aux audiences d'arbitrage, il était essentiellement d'avis que la teneur des deux griefs était la même. Dans les circonstances, il n'était pas prêt à casser la décision antérieure, à savoir que l'établissement de Cranbrook n'était pas en mesure de remplir l'obligation d'adaptation à l'égard de la plaignante.

[23] L'exposé des faits renferme d'autres détails. La plaignante a demandé un examen médical en décembre 1997, apparemment parce qu'elle ne souffrait plus de sa déficience. Elle a été examinée par un médecin en mars 1998, et celui-ci l'a déclarée apte à reprendre ses fonctions. Par conséquent, son statut de partiellement handicapée de façon permanente a été révoqué. À peu près au même moment, les parties ont convenu d'un protocole d'entente définitif touchant la décision initiale, plus ou moins dans la foulée de la décision de l'arbitre McKee. Ce protocole prévoyait une indemnisation additionnelle de 12 000 $ pour la période de novembre 1993 à février 1994. Il est clairement énoncé dans le protocole que cette somme constitue un règlement intégral et final du grief.

[24] On pourrait croire que ce protocole aurait permis de régler le différend plus important. Mais cela n'a pas été le cas. La correspondance liée à la plainte relative aux droits de la personne s'est poursuivie, malgré ces faits nouveaux, dans laquelle l'intimée a indiqué des motifs détaillés pour lesquels on ne devrait pas poursuivre la plainte. Lorsque plus tard cette année-là, le conjoint de la plaignante a été muté en Ontario, celle-ci a demandé une mutation dans cette province. On lui a par la suite offert un poste de commis des postes à temps partiel à Belleville, poste qu'elle a accepté. L'obligation d'adaptation n'était plus en cause, comme elle ne souffrait plus de sa déficience.

[25] En 1999, Marlene Chambers a été chargée de mener l'enquête de la Commission sur la plainte initiale, qui datait de plus de six ans. Dans une lettre du 29 novembre 1999, elle a fait savoir à l'intimée que plusieurs questions dans la plainte de Mme Cremasco n'avaient pas été abordées durant le processus d'arbitrage. Mme Chambers a ensuite posé une série de questions concernant les deux demandes de mutation ainsi que la période de 1994.

[26] L'intimée a maintenu sa position. Dans une lettre datée du 10 mai 1999, elle a soutenu que toute la question de l'obligation d'adaptation avait été réglée lors de la décision arbitrale initiale. L'intimée a également expliqué pourquoi elle croyait que la demande de mutation à l'établissement de Cranbrook était déraisonnable. D'ailleurs, il est peu fait de cas dans la lettre de la question du retour de Mme Cremasco au travail en 1994, et il y est uniquement indiqué que les mesures d'adaptation qui ont été prises n'ont pas été consignées. Il y est allégué que Mme Cremasco demandait maintenant d'être indemnisée pour la vente de sa maison à Cranbrook, ce qui illustre l'importance de la déterioration des relations entre les deux parties.

[27] La Commission a reconnu que la plainte relative aux droits de la personne pouvait renfermer des irrégularités. Parce que Mme Cremasco avait fait ses allégations en 1992, la Commission s'inquiétait apparemment que sa demande de mutation en 1994 n'avait pas été abordée dans la plainte initiale. Afin de remédier à la situation, la plaignante a déposé une seconde plainte le 31 août 1999. Il s'agit de la plainte dont je suis saisi.

[28] La plainte renferme deux allégations. Selon la première, Postes Canada a omis de remplir son obligation d'adaptation à l'égard de la plaignante lorsque celle-ci a présenté sa seconde demande de mutation à l'établissement de Cranbrook.

[Traduction]

Le 1er décembre 1994, j'ai demandé une mutation à l'établissement de Cranbrook (C.-B.) parce que mon conjoint avait accepté d'y être muté à compter du 3 janvier 1995. Le 16 décembre 1994, le surintendant Siegenthaler m'a informée par écrit que, parce que j'avais toujours le statut de partiellement handicapée de façon permanente, aucun poste ni à l'établissement de Cranbrook ni à l'établissement de Kimberley ne conviendrait à mes déficiences, il était impossible d'ajouter mon nom à la liste des mutations à l'un ou l'autre emplacement.

La plaignante a affirmé que l'intimée a omis de tenir compte de mes besoins d'adaptation et, partant, n'a pu déterminer de façon exacte si elle pouvait remplir son obligation d'adaptation face à mes déficiences à l'établissement de Cranbrook.

[29] La seconde allégation est que Postes Canada a omis de remplir son obligation d'adaptation à l'égard de la plaignante lorsqu'elle a réintégré ses fonctions en 1994 :

[Traduction]

Postes Canada a omis de remplir son obligation d'adaptation à mon retour au travail jusqu'en février 1994. À cette époque, elle a pris des mesures pour répondre à mes besoins à l'établissement de Victoria (C.-B.), où je suis retournée au travail sur une base graduelle à temps partiel, cinq heures par jour et quatre jours par semaine, où j'ai assumé des fonctions variées qui tenaient compte de mes déficiences. Toutefois, en mai ou juin 1994 environ, le gestionnaire de l'établissement, John Brady, m'a fait savoir que l'entente quant à l'obligation d'adaptation avait pris fin. Je devais de nouveau remplir des fonctions de tri du courrier et rester debout pendant tout le quart en faisant les mêmes gestes. En peu de temps, cela a aggravé ma blessure lombaire, et j'ai dû quitter le travail ou m'absenter à de nombreuses reprises en raison des effets négatifs que mes fonctions de tri du courrier ont eu sur ma déficience.

Mme Cremasco a précisé que la décision de M. Brady de modifier l'entente quant à l'obligation d'adaptation était discriminatoire et violait la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[30] Comme on pourrait s'y attendre, l'intimée s'est opposée à cette nouvelle plainte. Dans une lettre du 22 octobre 1999, l'intimée fait observer que la plainte a été déposée près de cinq ans après que les derniers événements allégués se sont produits, ce qu'elle décrit comme un abus flagrant du système. Elle attire l'attention de la Commission sur l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[31] Le 4 janvier 2000, la Commission a fait parvenir à l'intimée une analyse des articles 40 et 41 de la Loi, et a recommandé à la Commission de traiter la nouvelle plainte. Bien que je n'aie pas obtenu copie de cette analyse, j'ai pris connaissance de la réponse que l'intimée a envoyée le 31 janvier 2000. Il est évident que l'enquêtrice a conclu que la plainte initiale et la décision arbitrale afférente n'avaient pas traité l'une ou l'autre question en cause dans la seconde plainte. Il y est également indiqué que la seconde plainte ne serait pas préjudiciable à l'intimée, malgré les objections de cette dernière à ce sujet.

[32] Dans la réponse de l'intimée à l'analyse de l'article 41, Richard Sharp, gestionnaire par intérim de Postes Canada, a contesté la suggestion que la seconde plainte n'avait pas porté préjudice à l'intimée.

[Traduction]

Cette conclusion inquiète beaucoup Postes Canada […] Il est généralement reconnu que la reconstitution d'événements passés est difficile, c.-à-d. la collecte de documents, la désignation de témoins, l'appel à la mémoire, le souvenir des détails, la perte de contexte, etc.

Le ton de la lettre est quelque peu désobligeant, ce qui a semblé provoquer Mme Cremasco, qui a répondu dans une lettre de son cru en mars. Le ton de ses remarques est très clair lorsqu'elle mentionne le traitement dégoûtant que m'a réservé mon employeur. Elle affirme également que sa dignité personnelle a été malmenée.

[33] Pour des raisons qui m'échappent, les enquêtes sur chacune des plaintes ont été menées séparément. Quatre jours après avoir reçu la lettre de M. Sharp, Mme Chambers a déposé son rapport sur la première plainte. J'ai obtenu copie de ce rapport, où il est recommandé que la première partie de la plainte soit rejetée compte tenu de la décision de l'arbitre Jolliffe. Au paragraphe 37, elle indique :

[Traduction]

Suivant la preuve, les allégations de la plaignante à savoir que l'intimée n'a pas rempli son obligation d'adaptation lors de son retour au travail en 1991 sont fondées. Toutefois, dans la décision arbitrale du 24 novembre 1994, une indemnisation a été accordée à la plaignante, indemnisation qui est conforme à ce qui est prévu dans la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Mme Chambers n'a pas abordé le retour au travail de Mme Cremasco en 1994.

[34] Il est également recommandé dans le rapport de l'enquêtrice que la partie de la plainte touchant la demande de mutation de Mme Cremasco à l'établissement de Cranbrook soit rejetée. Mme Chambers était d'avis qu'on ne pouvait remplir l'obligation d'adaptation à l'endroit de la plaignante sans :

[Traduction]

[…] l'exclure des équipes de travail tournantes et éliminer tous les éléments de travail sédentaires que doivent accomplir les autres commis des postes, ce qui entraînerait la restructuration complète du calendrier de travail de l'établissement et violerait les dispositions de la convention collective (¶38).

On peut affirmer sans se tromper que les conclusions tirées par l'enquêtrice correspondent exactement à celles de l'arbitre Jolliffe cinq ans plus tôt. L'enquêtrice critique du moins implicitement la plaignante pour avoir demandé et accepté un poste à temps plein à l'établissement de Cranbrook sans toutefois faire connaître ses déficiences.

[35] Le 27 septembre 2000, la Société a été informée que la Commission avait décidé de traiter la seconde plainte. En décembre, la Société a obtenu copie du rapport de l'enquêtrice, qui recommandait apparemment la nomination d'un conciliateur. Bien que je n'aie pas un exemplaire du rapport, les faits établissent clairement que les parties étaient dans une impasse. Selon la position de l'intimée, la plainte avait été traitée quant aux deux chefs. La Commission a soulevé des objections. Je ne crois pas que la situation ait changé du fait que l'affaire a été renvoyée au Tribunal, et les parties en sont au même point, c'est-à-dire qu' elles demeurent encrées dans leur position respective.

[36] Leslie Hine, agente chargée des plaintes et de la conformité à Postes Canada, a répondu comme d'habitude dans une longue lettre en exprimant l'exaspération de l'intimée relativement à la progression dans cette affaire. Dans la lettre, il est indiqué que la position de l'enquêtrice est intenable et une longue liste de points concernant le rapport sont soulevés.

[Traduction]

La Société a longuement justifié pourquoi il lui était impossible de remplir l'obligation d'adaptation à l'endroit de Mme Cremasco à l'établissement de Cranbrook. De plus, le texte intégral de la décision arbitrale a été déposé. Il renferme des renseignements exhaustifs sur les mesures prises pour remplir l'obligation d'adaptation à l'égard de Mme Cremasco, ainsi que l'opinion de l'arbitre selon laquelle il aurait été impossible de répondre aux besoins de Mme Cremasco à l'établissement de Cranbrook. Que cette opinion se rapporte à la demande de mutation présentée en 1991 ou 1994 importe peu. Les critères sur lesquels la décision a été fondée dans les deux cas sont les mêmes. (Soulignement supprimé.)

Il me semble que cette lettre établit un facteur décisif dans cette affaire.

[37] L'auteure de la lettre fait aussi mention plus particulièrement à la question du préjudice.

[Traduction]

M. Brady, gestionnaire de l'établissement qui est le principal témoin relativement à la plainte de Mme Cremasco, ne pouvait tout simplement plus se rappeler certains éléments importants. Si cet état de fait ne dénote pas un préjudice, il faut nous excuser de poser la question suivante, Que constitue un préjudice?

Et plus loin :

[Traduction]

Selon le rapport, la défense de l'intimée n'a pas permis de confirmer ou d'infirmer qu'en mai ou juin 1994 environ, John Brady, gestionnaire de l'établissement, a mis fin à l'entente quant à l'obligation d'adaptation à l'endroit de la plaignante. Il est vrai qu'il nous a été impossible de le confirmer ou de l'infirmer. Trop de temps s'est écoulé depuis. Nous ne savons tout simplement pas ce qu'il en est (d'où le préjudice).

Malgré ces protestations, la Commission a nommé un conciliateur afin de régler la plainte.

[38] D'aucuns se surprendront qu'il a été impossible au conciliateur de régler cette plainte. J'étais initialement inquiet à l'idée que la première plainte a été suspendue pendant que la seconde enquête progressait, mais je n'en tire aucune conclusion. Les deux plaintes ont été révisées par la Commission des droits de la personne en 2002. La Commission a envoyé une lettre à l'intimée le 21 mars 2002, indiquant qu'elle avait adopté la recommandation dans le rapport de l'enquêtrice relativement à la première plainte et qu'elle avait fermé le dossier. Elle a néanmoins décidé de renvoyer la seconde plainte au Tribunal des droits de la personne, le 10 avril 2002.

[39] Je crois qu'il est important, avant d'examiner la jurisprudence, de préciser qu'aucun des faits essentiels ne sont contestés. Les parties ne peuvent s'entendre s'il y a matière à instruction ou non, mais la Commission n'a pas contesté les faits présentés par l'intimée. L'intimée n'a pas non plus contesté les faits présentés par la Commission. Comme il est indiqué au dossier, j'ai fait savoir aux parties lors de la conférence préparatoire que je traitais cette affaire en partant du principe qu'il y avait entente sur les faits essentiels. L'une ou l'autre partie n'a pas soulevé d'objections.

[40] Par mesure de précaution, je crois nécessaire d'indiquer que l'avocat de la Commission semble soulever une objection sur les requêtes préliminaires, bien que fort sommairement, dans sa réponse à la seconde série d'observations. À mon avis, cela survient beaucoup trop tard dans la procédure et ne s'inscrit pas dans les répliques des parties. La Commission ne peut simplement se regimber lors du dépôt de la quatrième série d'observations et émettre une dénégation générale.

[41] Ce qu'il faut souligner, c'est que la Commission n'a pas contesté l'un ou l'autre fait pertinent. Il deviendra évident que je ne suis pas prêt à statuer sur la seconde partie de la plainte, précisément parce que je crois qu'elle soulève des éléments de preuve qui ne peuvent être abordés dans le cadre d'une requête préliminaire. Toutefois, la position qu'a adoptée la Commission dans sa réponse finale est excessive et empêcherait un tribunal de prendre en considération les genres de question qui sont abordés dans la présente décision.

III. LA JURISPRUDENCE

A. La question dont le Tribunal est saisi

[42] La plupart des observations initiales ont porté sur les considérations qui ont été soulevées en vertu de l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. En effet, l'intimée s'est plainte maintes fois que la Commission n'a pas exercé comme il se doit son pouvoir discrétionnaire dans les circonstances.

[43] J'ai déjà fait observer que le Tribunal des droits de la personne n'a pas compétence pour examiner l'exercice par la Commission de son pouvoir discrétionnaire, en application de l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Comme le président l'a indiqué dans l'affaire Eyerley c. Seaspan International Limited (2 août 2000, décision inédite), au paragraphe 4 :

Il n'appartient pas à notre Tribunal de se pencher sur la compétence ou le comportement de la Commission canadienne des droits de la personne. Cese questions relèvent exclusivement de la Section de première instance de la Cour fédérale.

Parallèlement, le juge Richard indique clairement, dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Liu, (1994), 86 F.T.R. 235 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 10, qu'un intimé n'est pas autorisé à lancer une attaque indirecte contre la Commission en soulevant les mêmes questions auprès du Tribunal.

[44] L'avocat de l'intimée a voulu attirer mon attention sur la décision dans l'affaire Vermette c. Société Radio-Canada (1994), 28 C.H.R.R. D/89 (T.C.D.P.), dans laquelle le président a conclu que le Tribunal a compétence pour rejeter une plainte qui a été déposée passé le délai d'un an prévu à l'article 41. Cette décision a été revue par le juge Muldoon dans l'affaire Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Société Radio-Canada (Vermette) (1996), 120 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.), où il a statué qu'un tribunal peut rejeter une plainte s'il conclut qu'il n'y a pas de motifs raisonnables pour priver un intimé des avantages substantiels prévus à l'article 41. Au paragraphe 69, il fait observer qu'un tribunal peut être saisi d'affaires que n'a pas entendues la Commission, et il énumère cinq facteurs à prendre en compte dans une décision à cet égard. Au nombre de ces facteurs se trouve le préjudice à l'endroit de l'intimé.

[45] Tout ce que je peux dire, c'est que la décision dans l'affaire Vermette a été invalidée par les faits ultérieurs. La Cour fédérale s'est de nouveau penchée sur cette question dans l'affaire Oster c. International Longshoremen's & Warehousemen's Union, [2002] 2 C.F. 430, où le Tribunal a emboîté le pas au juge Muldoon relativement à cette question. Au paragraphe 30, toutefois, le juge Gibson a soutenu que le Tribunal avait commis une erreur :

[…] en disant qu'il avait compétence pour statuer sur les objections préliminaires du syndicat, compte tenu de la norme de la décision correcte. Ayant décidé de ne pas demander devant la Cour fédérale le contrôle judiciaire de la décision discrétionnaire par laquelle la Commission a prorogé le délai prévu à l'alinéa 41(1)e) de la Loi, le syndicat ne pouvait tout simplement pas exercer l'autre recours qu'il a choisi, c'est-à-dire qu'il ne pouvait pas soulever devant le Tribunal les mêmes questions qu'il aurait pu soulever dans une demande de contrôle.

Cela correspond aux vues exprimées par le juge Richard dans l'affaire Liu, voir supra. À mon avis, je ne crois pas que l'article 41 puisse être interprété comme dans l'affaire Vermette, et je préfère le raisonnement dans l'affaire Oster.

[46] Dans ses observations écrites, la Commission a soutenu que l'intimée peut seulement soulever les questions aux termes de l'article 41 devant la Cour fédérale. Je suis d'accord avec la Commission, mais j'éprouve néanmoins des réserves fondamentales. Le simple fait que la Commission a renvoyé la plainte au Tribunal ne la prive pas de son pouvoir de déterminer si la plainte devrait être traitée lors d'une audition. Il est vrai que, se faisant, le Tribunal doit trancher le même genre de questions que celles qui seraient soulevées dans une demande de contrôle judiciaire. Il y a une différence fondamentale, toutefois, concernant l'objet de l'instruction du Tribunal, qui consiste à déterminer s'il est juste ou non de tenir une audience, plutôt que d'établir si la Commission a agi de façon indiquée dans les circonstances.

[47] Les autres membres du Tribunal des droits de la personne ont adopté la même position. Dans la décision préliminaire dans l'affaire Désormeaux c. Commission de transport régionale d'Ottawa-Carleton (19 juillet 2002, inédite), par exemple, au paragraphe 13, la présidente Mactavish distingue entre la contestation d'une décision de renvoyer une affaire au Tribunal et la contestation de la compétence du Tribunal d'entendre l'affaire.

Bien que le Tribunal ne puisse réexaminer les décisions de la Commission, il ne s'ensuit pas de la décision Oster qu'une fois que la Commission a rendu une décision discrétionnaire, conformément à l'article 41 ou 44 de la Loi, le Tribunal n'a pas du tout compétence pour examiner les faits sous-jacents à cette décision.

Lorsque le Tribunal est d'avis que les faits sous-jacents entachent l'équité procédurale, il peut en conséquence les aborder.

B. La doctrine de la chose jugée

[48] L'intimée a essentiellement soutenu que l'application de la doctrine de la chose jugée, qui comprend le principe de l'irrecevabilité fondée sur l'identité des questions en litige, empêche la plaignante et la Commission de tenir une audition relativement à la présente plainte. Attardons-nous à la jurisprudence à cet égard.

[49] L'expression latine res judicata signifie simplement la chose jugée (2). Dans le dictionnaire juridique de Black, la doctrine est expliquée brièvement comme suit :

[Traduction]

Dans l'ensemble, la règle générale prévoit qu'une fois qu'une affaire a fait l'objet d'une décision judiciaire, elle est définitivement jugée. Massie c. Paul, 263 KY. 183, 92S.W.2D11, 14 (3).

La doctrine se présente sous des formes variées, qu'il est souvent possible de confondre.

[50] Avant d'aborder les particularités de la doctrine de la chose jugée, il serait utile de préciser que celle-ci est assortie de deux raisons d'être communes. La première consiste à assurer l'irrévocabilité des procédures judiciaires, et la seconde, à empêcher qu'une partie ne soit tourmentée deux fois pour une même affaire. À mon avis, il n'y pas de motifs pour lesquels ces raisons d'être ne pourraient s'appliquer à la procédure relative aux droits de la personne, aussi longtemps que les objectifs fondamentaux de cette procédure sont respectées.

[51] L'autorité la plus utile à cet égard semble être la récente édition de l'ouvrage The Doctrine of res judicata, par George Spencer Bower, qui définit la règle générale comme suit :

[Traduction]

Dans le droit britannique, la doctrine de la chose jugée se rapporte à une décision rendue par un tribunal judiciaire ayant compétence pour entendre l'affaire ainsi que sur les parties, en vue de rendre une décision définitive sur l'affaire de façon que celle-ci ne puisse par la suite être remise en litige, sauf dans le cadre d'un appel, par les mêmes parties ou leurs ayants droits. (¶3) (4)

Cette doctrine comporte deux effets. Tout d'abord, elle empêche les parties de contester dans des procédures ultérieures les conclusions de droit et les faits que la décision a établis de façon nécessaire (5). En second lieu, la doctrine met fin à la cause d'action, l'intégrant dans le jugement, d'où la maxime : transit in rem judicatem.

[52] Le premier effet est habituellement désigné comme l'irrecevabilité fondée sur l'identité des questions en litige. Le second, en vertu duquel les causes d'action sont unifiées, est désigné au Canada comme l'irrecevabilité fondée sur l'identité des causes d'action. J'aimerais reprendre les propos éloquents de Bower, selon lesquels la première règle vise à empêcher la contradiction, tandis que la seconde, l'opposabilité ou la réparation (6). À ce point-ci, du moins, l'intimée s'en est tenue à la première règle.

[53] Bower précise que l'expression irrecevabilité fondée sur l'identité des questions en litige a été utilisée la première fois par Higgins J. dans un jugement dissident dans l'affaire Hoysted (1921) 29 RDP 537, p. 561 (7). L'expression peut être problématique parce qu'elle ne permet pas de distinguer entre les situations où on a invoqué la doctrine de la chose jugée pour interdire la procédure et celles où les parties sont empêchées de contester une question qui a fait l'objet d'une décision antérieure. Quoi qu'il en soit, le premier élément de la doctrine se rapporte à la compétence de l'instance décisionnelle, tandis que le second, à l'introduction de la preuve.

[54] Donald Lange reconnaît la difficulté à faire cette distinction dans son ouvrage The Doctrine of Res Judicata in Canada, où il indique que cette doctrine constitue une règle de la preuve d'exclusion (8). Il cite l'affaire Masunda c. Downing (1986), 27 D.L.R. (4e éd.) 268 (B.C.S.C.), concernant la proposition selon laquelle : il est de la capacité des parties de soulever l'affaire et de la capacité du second tribunal de trancher l'affaire pour laquelle il n'a cependant pas compétence. Il se peut que ce soit cette difficulté quant à la distinction qui explique pourquoi Bower préfère décrire la doctrine de la chose jugée comme une règle de la politique officielle (9).

[55] Parce que la question qu'il faut trancher consiste à savoir si la plainte doit être entendue par voie d'audition, il n'est pas nécessaire de s'attarder ultérieurement à l'élément lié à la preuve de la doctrine. Il semble toutefois y avoir un troisième élément de la doctrine. Il est juste de dire qu'une notion officieuse de la doctrine de la chose jugée est apparue dans la jurisprudence des suites de situations dans lesquelles l'existence d'autres procédures rendrait tout simplement injuste la poursuite d'une affaire.

[56] Donald Lange décrit cette doctrine comme un abus de procédure par remise en litige (10). L'objet de la doctrine relative à l'abus de procédure consiste apparemment à remédier aux écarts dans l'application du principe de la chose jugée, où ses exigences techniques n'ont pas été satisfaites. Il semble qu'il s'agisse d'une forme de recours discrétionnaire, qui autorise un organisme décisionnel à refuser d'entendre un cas qui nuirait à l'intégrité de sa procédure.

[57] Il faut toutefois distinguer les effets du premier et du troisième élément de la doctrine de la chose jugée. Lorsqu'une affaire a déjà été tranchée par une cour de juridiction supérieure, par exemple, on pourrait croire qu'un tribunal n'a pas compétence pour donner suite à l'affaire. La Cour suprême du Canada a toutefois compliqué les choses, dans l'affaire Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc. [2001] J.C.S. no 46 (Q.L.), en décidant explicitement qu'un décideur a une marge de manœuvre et qu'il peut refuser d'appliquer la doctrine lorsqu'il en découlerait une injustice. On reconnaît ainsi l'origine de la doctrine dans la politique officielle. Pourtant, la difficulté pour un organisme comme le Tribunal tient au fait que sa compétence n'est pas une question discrétionnaire.

[58] Quoi qu'il en soit, il y a des cas dans lesquels cette distinction est claire. Dans l'affaire Kaloti c. M.C.I. [2000] 3 C.F. 390 (C.F.A.), par exemple, J. Décary cite un passage de la décision rendue par L.J. Auld dans l'affaire Bradford & Bingley Building Society c. Seddon [1999] 1 W.L.R. 1482 (C.A.), avec son approbation. À la page 1490, le juge English distingue entre la doctrine de la chose jugée et l'abus de procédure :

[Traduction]

La précédente, qui prend la forme de l'irrecevabilité fondée sur l'identité des causes d'action, interdit absolument la remise en litige au même titre que l'irrecevabilité fondée sur l'identité des questions en litige, sauf dans des cas spéciaux ou des circonstances spéciales [...] La [doctrine de l'abus de procédure], qui peut être appliquée lorsqu'il n'y a pas irrecevabilité fondée sur l'identité des causes d'action ou des questions en litige, n'est pas visée par le même critère. Il revient au tribunal d'équilibrer les revendications opposées d'une partie auprès d'un tribunal, et le droit de l'autre partie de ne pas faire injustement l'objet de procédures à répétition, compte tenu de la décision antérieure dans l'affaire [...]

La distinction à faire dans la présente affaire est que l'élément lié à la compétence dans la doctrine de la chose jugée n'est pas, et je devrais peut-être ajouter de façon générale, une mesure discrétionnaire. D'ailleurs, l'abus de procédure constitue une doctrine discrétionnaire.

[59] Les observations dans les affaires Kaloti et Bingley concernent l'origine de la doctrine de la chose jugée, qui semble découler de l'autorité propre aux décisions des cours supérieures. Ainsi, dans l'affaire Commission canadienne des droits de la personne c. British American Bank Note Co., [1981] 1 C.F. 578, au paragraphe 4, C.J. Thurlow a soutenu que le Tribunal des droits de la personne n'était pas autorisé à trancher une question touchant la répartition des pouvoirs, et son opinion à ce sujet n'impose pas l'irrecevabilité fondée sur la chose jugée et n'est pas contraignante pour l'une ou l'autre partie (11). La Cour suprême du Canada a adopté le même raisonnement dans l'affaire Canadien Pacifique Limitée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, au ¶26, où elle a précisé que les décisions des tribunaux administratifs n'ont pas le poids de la chose jugée.

[60] Malgré ces décisions, il y a malheureusement peu de jurisprudence qui touche l'application de la doctrine de la chose jugée aux procédures administratives. David J. Mullan semble avoir raison lorsqu'il dit que la doctrine est au moins de portée limitée dans ce contexte :

[Traduction]

La mesure dans laquelle la doctrine de la chose jugée et l'irrecevabilité fondée sur l'identité des questions en litige s'appliquent à la procédure administrative est incertaine. Selon l'ensemble des autorités, elles ne s'appliquent pas ou elles s'appliquent dans des formes différentes et moins décisives que dans le contexte des litiges ordinaires (12).

L'exemple évident est le domaine des relations de travail, comme l'illustre la décision de l'arbitre McKee dans la présente affaire.

[61] Il existe cependant beaucoup de latitude quant à l'application de la doctrine de la chose jugée dans la sphère administrative. Dans leur ouvrage Judicial Review of Administrative Action, par exemple, à 12:6212, Donald Brown et John Evans reconnaissent que le principe de la chose jugée et l'irrecevabilité fondée sur l'identité des questions en litige empêcheraient un tribunal d'entendre une affaire qui a déjà fait l'objet d'une décision dans d'autres procédures portant sur des questions identiques et engageant les mêmes parties (13). Ils précisent ensuite que la décision d'un organisme administratif peut suffire à empêcher une partie de remettre en litige une même question devant un autre tribunal. Les deux auteurs reconnaissent également qu'un tribunal peut refuser d'entendre un cas parce que cela représenterait un abus de procédure.

C. L'application de l'élément lié à la compétence de la doctrine de la chose jugée aux décisions des arbitres

[62] L'intimée a soulevé la question à savoir si les décisions des arbitres du travail entraînent l'application de la doctrine de la chose jugée. Elle a également présenté un argument qui concerne directement la compétence, dont il faut tenir compte en premier lieu. L'intimée soutient que le tribunal dans l'affaire Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929 a rejeté la notion de compétence concurrente et de conflits d'attribution, et a adopté le modèle de compétence exclusive de l'arbitre du travail. Elle cite ensuite l'affaire Rasannen c. Rosemount Instruments Ltd. (1994), 14 O.R. (3e éd.) 267 (C.A. de l'Ont.) à l'appui de sa position : Après examen, à la fois de la décision dans l'affaire Rasannen et l'affaire Weber, il est évident que les tribunaux ont essentiellement laissé entendre que, dans la mesure du possible, les questions en matière d'emploi devraient être abordées par un seul organisme décisionnel.

[63] À mon avis, ce raisonnement peut facilement être réfuté. Un nombre de cas entendus par les cours d'appel montrent que le principe dans l'affaire Weber ne doit pas être interprété de façon à retirer aux plaignants leur droit de déposer une plainte relative aux droits de la personne. Ces cas sont les suivants : Ford Motor Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne) (2001), 209 D.L.R (4e éd.) 465 (C.A. de l'Ont.); Saggers c. Calgary (Municipalité) (2000), 193 D.L.R. (4e éd.) 120; et Commission des droits de la personne de la Saskatchewan c. Cadillac Fairview Corporation (1999), 173 D.L.R. (4e éd.) 609 (C.A. de la Sask.) (14). Dans la récente décision de la Cour fédérale dans l'affaire Société Radio-Canada c. Syndicat des communications de Radio-Canada, [2002] A.C.F. no 1060 (C.F. 1re inst.) (QL), il est également reconnu que la Commission a compétence concurrente touchant les affaires qui découlent d'une convention collective, même si la Cour fédérale a émis certaines réserves à ce sujet.

[64] Il a été soutenu dans d'autres décisions qu'il n'y a aucune parité entre les procédures aux termes d'une convention collective et celles devant les tribunaux des droits de la personne. Le raisonnement de la Cour fédérale dans l'affaire Société Radio-Canada c. Paul, [1999] 2 C.F. 3 (C.F. 1re inst.), met en lumière le fait que les parties ne peuvent se désister par contrat à leurs obligations en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le juge Tremblay-Lamer souligne la prépondérance de la Loi canadienne sur les droits de la personne par rapport à toute autre loi ordinaire (15). La Commission a attiré mon attention sur la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l'affaire Colombie-Britannique c. Tozer (1998), 33 C.H.R.R. D/327, dans laquelle une position similaire est adoptée.

[65] À ce point-ci, il semble que l'argument, selon lequel les procédures relatives à une convention collective empêchent formellement les procédures relatives aux droits de la personne, n'a pas de poids. Comme il est reconnu dans la jurisprudence établie par le Tribunal, dans l'affaire Désormeaux, supra et Leonardis c. Postes Canada (30 juillet 2002, décision inédite), l'argument de l'intimée priverait habituellement la Commission de son droit d'entendre les plaintes relatives aux droits de la personne, ce qui serait contraire à l'intérêt du public.

[66] Il reste à trancher la question à savoir si la décision d'un arbitre du travail entraîne l'application du principe de la chose jugée, ce qui empêcherait un plaignant et la Commission de donner suite à une plainte. S'il y a irrecevabilité dans ce cas, de toute évidence, il s'agit d'une question de compétence, ce qui dépasse largement la question du pouvoir discrétionnaire. D'ailleurs, il semble bizarre de laisser entendre que le principe de la chose jugée s'applique, du moins de façon courante, lorsqu'en premier lieu, il ne s'applique pas dans le domaine des relations de travail.

[67] La décision de la Cour fédérale dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), (1991), 43 F.T.R. 47 (C.F. 1re inst.), peut permettre de répondre en partie à la question. Dans cette affaire, une plaignante a interjeté appel de son renvoi auprès du Comité d'appel de la Commission de la fonction publique (CACFP). Bien que le Comité se soit penché sur la question de la discrimination, le juge Muldoon a soutenu, au ¶65, que cela n'empêchait pas pour autant la plaignante de poursuivre sa plainte relative aux droits de la personne.

Comme il a été indiqué ci-dessus, le CACFP s'est attardé à la question à savoir si la plaignante remplissait ses fonctions plutôt qu'à la discrimination. Par conséquent, le président du Comité d'appel n'a pu examiner sa défense, comme aurait pu le faire un tribunal, et l'a traitée bien sommairement, car elle n'était pas de grande utilité en vue de trancher la question de la compétence. Parce que la question n'est pas eadem questio, il ne s'agit pas d'un cas d'irrecevabilité fondée sur l'identité des questions en litige; Angle c. M.N.R., [1975] 2 R.C.S. 248, p. 257; Department of Aviation c. Ansett Transport, (supra, p. 24), pages 199 et 200 (16).

Si les questions soulevées dans l'interprétation d'une convention collective et de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne sont pas les mêmes, elles ne sont pas visées par la doctrine de la chose jugée, même si les questions en litige se recoupent.

[68] Il est intéressant de souligner que la Cour fédérale n'a pas considéré comme particulièrement important le palier juridictionnel de l'organisme au moment de rendre sa décision. Au ¶55, le juge Muldoon indique ce qui suit :

La question essentielle consiste à savoir si les parties subissent ou subiraient les mêmes effets de l'application ou de la non-application du principe, et non à savoir si l'organisme qui rend la décision est de nature judiciaire, quasi-judiciaire ou administrative. Le peu de communications écrites et de plaidoyers traditionnels n'empêche toutefois pas de déterminer si une partie cherche à plaider un cas devant un conseil, une commission ou un autre tribunal fédéral, cas qui a par le passé fait l'objet d'un litige entre les mêmes parties et pour lequel une décision définitive a été rendue par le même conseil, commission ou tribunal.

Cela appuierait également l'argument selon lequel l'application de la doctrine de la chose jugée, dans ce contexte, doit être envisagée au cas par cas.

[69] La jurisprudence établit que l'irrecevabilité fondée sur la doctrine de la chose jugée s'applique seulement lorsque trois critères fondamentaux sont satisfaits. Dans l'affaire Leonardis, supra, au ¶9, le membre Hadjis a décrit ces critères comme suit :

  1. La décision antérieure traitait de la même question;
  2. La décision antérieure était finale;
  3. Les parties aux deux procédures sont les mêmes ou ont connexité d'intérêt.

Il est évident que ces critères ne seront pas satisfaits dans la majorité des cas que doit instruire le Tribunal, du seul fait que la Commission n'est pas partie à l'autre litige.

[70] Dans le cas présent, je ne peux tout simplement pas voir comment l'intimée peut satisfaire aux critères dans la jurisprudence. Il est vrai que la question est beaucoup plus complexe, pour ce qui est de la demande de mutation de la plaignante, parce que la Commission a adopté la même position que l'intimée lors de la première décision arbitrale, c'est-à-dire le rejet de la demande initiale relative aux droits de la personne. On pourrait ainsi soutenir que la Commission était, du moins sous un certain aspect théorique, concernée par le litige antérieur. Il s'agit exactement du genre de situation qu'il sera mieux indiqué de traiter en appliquant la doctrine de l'abus de procédure.

D. Abus de procédure

[71] À mon avis, la question en cause dans la présente requête consiste à savoir si la plainte dont je suis saisi représente un abus de procédure, ce qui peut nuire au droit de l'intimée à une audition équitable. La première question, par conséquent, que je dois trancher est de savoir si le Tribunal a compétence pour remédier à un abus de procédure. Je crois que la réponse est affirmative.

[72] Comme tout autre organisme d'arbitrage, le Tribunal canadien des droits de la personne est autorisé à réglementer sa procédure. Dans l'affaire Prassad c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 1 R.C.S., 560, au ¶16, par exemple, J. Sopinka s'est penché sur les pouvoirs d'un arbitre aux termes de la Loi sur l'immigration :

Nous abordons ici les pouvoirs d'un tribunal administratif relativement à sa procédure. En règle générale, ces tribunaux sont considérés comme maîtres chez eux. En l'absence de règles précises établies dans les lois ou les règlements, ces tribunaux exercent un contrôle sur leurs propres procédures, sous réserve toutefois de leur observation des règles de l'équité et, lorsqu'ils exercent des fonctions judiciaires ou quasi-judiciaires, des règles de la justice naturelle.

Je crois que cela comprend le pouvoir de remédier à un abus de procédure.

[73] Il y a de nombreuses observations à cet égard dans la jurisprudence qui appuieraient cette thèse. Dans l'affaire Commanda et al. c. Rainbow Concrete Industries Ltd. (25 janvier 2002, Commission d'enquête de l'Ontario), par exemple, à la page 25, un arbitre de l'Ontario a conclu qu'une Commission d'enquête :

[Traduction]

[…] a compétence pour rejeter ou suspendre de façon permanente une procédure qu'elle entreprend sans quoi cela constituerait un abus de procédure. Voir LECL, par. 23(1); Hollis Joe c. Commission des droits de la personne de l'Ontario (1995), 25 C.H.R.R. D/472; et les cas cités dans les présentes au par. 54 (Commission d'enquête de l'Ontario); et Ford Motor Co. of Canada Ltd. c. Ontario (Commission des droits de la personne), (1995), 24 C.H.R.R. D/464 (Div. gén.)

Cette question est sans équivoque en Ontario, parce que l'article 23 de la Loi sur l'exercice des compétences légales, L.R.O. 1990, ch. S-22, confère à une Commission d'enquête le pouvoir de rendre de telles ordonnances ou de donner de telles directives […] comme elle l'estime afin de prévenir tout abus de sa procédure (17). La Loi canadienne sur les droits de la personne ne renferme pas de disposition comparable.

[74] La common law est une autre source qui fait autorité à ce sujet. Dans l'affaire Sawatsky c. Norris (1992), 10 O.R. (3e éd.) 67 (Div. gén. de l'Ont.), par exemple, le Comité de révision, en vertu de la Loi sur la santé mentale, a refusé d'entendre la cinquième demande présentée depuis les six derniers mois par un requérant. À la page 77, le juge Misener fait observer que la mesure législative n'était pas nécessaire :

[Traduction]

En effet, j'aurais cru que le Comité n'ait pas eu à invoquer l'art. 23 [de la Loi sur l'exercice des compétences légales]. J'aurais plutôt cru que le Comité est autorisé, en vertu de la common law, à prévenir l'abus de sa procédure, sous réserve toutefois de l'abrogation législative expresse de ce droit.

Cela est conforme au sens commun, c'est-à-dire qu'une commission ou un tribunal doit pouvoir, dans une certaine capacité, se protéger des parties qui ont recours de façon indue à sa procédure.

[75] Il se peut que la décision la plus utile à ce chapitre soit celle dans l'affaire Kular c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (2000), 192 F.T.R. 296 (C.F. 1re inst.), dans laquelle la Cour fédérale a revu la décision de la Section d'appel de l'immigration de rejeter un second appel en matière de parrainage en appliquant le principe de la chose jugée. Le juge Nadon a cité l'affaire Kaloti, supra, dans laquelle J.A. Décary a soutenu que la décision d'interjeter un second appel qui reposait essentiellement sur les mêmes éléments de preuve constituait un abus de procédure. Il en découle nécessairement, dans ces deux cas, qu'un organisme comme la Section d'appel de l'immigration est autorisée à rejeter une affaire qui, à son avis, constitue un abus de procédure.

[76] Bien que je ne veuille pas comparer les pouvoirs de la Section d'appel de l'immigration et ceux du Tribunal des droits de la personne de façon détaillée, je crois qu'il serait utile de revoir le rôle du Tribunal. La principale obligation du Tribunal, tout comme la Section d'appel de l'immigration, est d'instruire des cas. Le Tribunal est un organisme créé par voie législative, dont les pouvoirs découlent essentiellement de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il est investi des mêmes pouvoirs que ceux d'une cour supérieure, c'est-à-dire, obliger à produire des preuves et, aux termes de l'alinéa 50(3)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de trancher toute question de procédure ou de droit [qui est soulevée durant une audience]. Le Tribunal est également autorisé, aux termes du paragraphe 50(2), à décider toutes questions de droit et […] de fait dans les affaires dont il est saisi.

[77] Ces pouvoirs ne sont pas de nature aussi judiciaire que ceux de la Section d'appel, qui est une cour d'archives (18). Cela ajoute néanmoins foi à l'argument que le Tribunal a le pouvoir de remédier à un abus de sa procédure, qui est de nature suffisamment judiciaire pour nécessiter une protection. L'une des principales raisons pour ce faire est que la réputation du système de défense des droits de la personne serait entachée si le Tribunal entendait une telle plainte. Une autre tient au fait qu'il doit faire un usage judicieux des ressources publiques. La doctrine de l'abus de procédure n'entre en ligne de compte que dans les situations où les intérêts immédiats des parties doivent faire place aux intérêts communs à maintenir la légitimité et l'efficacité du système.

[78] Je crois que bon nombre des observations dans la jurisprudence sont d'application générale. C'est pourquoi, dans l'affaire Kaloti, supra, le juge Décary a indiqué au ¶10 : C'est un fait généralement admis que les cours supérieures ont essentiellement compétence pour prévenir un abus de leurs procédures et, selon certaines indications, il en est de même des tribunaux administratifs. Pour ce qui est du Tribunal canadien des droits de la personne, la question principale peut être formulée suivant les dispositions du paragraphe 50(1) de la Loi, où il est énoncé que le Tribunal accordera à toutes les parties la possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve et des observations. Cette disposition reconnaît un droit fondamental ainsi que procédural, au même titre que le droit de produire des réponses complètes ainsi que de préparer une défense. La jurisprudence établit que le Tribunal est investi du pouvoir discrétionnaire de refuser d'entendre une affaire, lorsqu'on a porté préjudice à ce droit.

[79] Les délais en sont le principal exemple. Dans l'affaire Section locale 916 E.C.W. c. Énergie atomique du Canada (1984), 5 C.H.R.R. 2066 (T.C.D.P.), par exemple, une modification a été refusée parce que cela aurait retardé la procédure. Il fait peu de doute, toutefois, que ce pouvoir s'étend à d'autres formes de préjudice. Dans l'affaire Uzoaba c. Services correctionnels du Canada (1994), 26 C.H.R.R. D/361 (T.C.D.P.), par exemple, le Tribunal a conclu que la preuve relative aux événements qui se sont produits avant le dépôt de la plainte porterait préjudice à l'intimé et devrait donc être exclue. Une partie de la jurisprudence qui se rapporte aux préjudices est passée en revue dans l'affaire Cook c. Onion Lake (2002), 43 C.H.R.R. D/77.

[80] La jurisprudence laisse entendre que la compétence du Tribunal pour prévenir les préjudices comprendrait le pouvoir de rejeter une plainte pour abus de procédure. La principale affaire à ce sujet est sans aucun doute Blencoe c. Colombie-Britannique (Commission des droits de la personne), [2000] 2 R.C.S. 307, dans laquelle la Cour suprême du Canada a soutenu que la notion de préjudice ne peut se limiter à l'iniquité procédurale. Au ¶115, le juge Bastarache affirme ce qui suit :

Je serais disposé à reconnaître qu'un délai inacceptable peut constituer un abus de procédure dans certaines circonstances, même lorsque l'équité de l'audience n'a pas été compromise. Dans le cas où un délai excessif a causé directement un préjudie psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de protection des droits de la personne, le préjudice subi peut être suffisant pour constituer un abus de procédure.

En ce sens, il me semble que la notion d'abus de procédure se rapporte à la seconde raison d'être de la doctrine de la chose jugée, dont il a été fait mention dans l'affaire Bingley, supra, à savoir le droit d'une partie de ne pas faire l'objet de procédures indues, ce qui entraîne un élément d'oppression.

[81] Il s'ensuit que l'équité est une norme large, qui englobe des facteurs variés. Bien qu'il soit important pour le Tribunal de tenir compte de la qualité de la preuve qui se rapporte à une audience éventuelle, la question plus générale à poser est la suivante : Est-il juste d'aller de l'avant? Il serait naïf, dans le présent contexte, de croire que le public ne perçoit pas le processus de traitement des plaintes relatives aux droits de la personne comme une partie intégrante de l'appareil judiciaire. Pour que la réputation du système élargi soit préservée, sa procédure doit être soumise à l'examen du public. Si l'on doit tenir compte d'une perspective particulière, c'est bien celle des gens raisonnables et informés bien qu'ordinaires. La doctrine de l'abus de procédure ne prévoit toutefois pas de distinctions fines. Les vues de personnes sensées, quelles qu'elles soient, qui ont un entendement intuitif du franc jeu, suffisent.

[82] Dans la présente affaire, l'intimée a soulevé un nombre de faits nouveaux, dont l'un qui montre que l'affaire a été rejetée par la Commission, qui l'a par la suite rétablie lorsqu'elle a décidé de traiter la seconde plainte relative aux droits de la personne. Dans ce contexte, l'affaire a des marques de déjà-vu dans la procédure pénale, bien s'il s'agisse d'une question qui aurait dû être soulevée lors d'un contrôle judiciaire. De toute façon, je crois qu'il y a des cas exceptionnels où les inconvénients, les frais et la perturbation générale attribuables à la remise en litige sont suffisants pour entraîner l'application de la doctrine de l'abus de procédure. Même si c'est l'intimée qui a soulevé la question dans la présente affaire, je ne crois pas que l'une ou l'autre partie a intérêt à vivre en état de siège pendant une période aussi longue.

[83] Peut-être que l'observation la plus pertinente, avant de clore la discussion sur les préjudices, est qu'il faut exercer avec beaucoup de discernement le pouvoir d'empêcher un abus de procédure. Comme l'a écrit l'arbitre McKellar dans l'affaire Commanda, supra, à la p. 25 :

[Traduction]

Le pouvoir de rejeter ou de suspendre une affaire pour abus de procédure doit être exercé avec circonspection et seulement dans les cas les plus clairs, particulièrement à la lumière des conséquences sérieuses pour le plaignant, qui ne peut habituellement faire appel à un autre tribunal afin d'affirmer sa revendication. Voir les affaires Gohm c. Domtar Inc. (no 1) (1989), 10 C.H.R.R. D/5968, au par. 43199 (Commission d'enquête de l'Ontario); et Seneca College c. Bhadauria (1981), 2 C.H.R.R. D/104 (C.S.C.).

Le fait de brimer le droit des plaignants à une audience porterait atteinte à la nature réparatrice de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui permet une interprétation large et libérale. Cela est particulièrement délicat dans les affaires où les délais sont attribuables à la Commission au lieu du plaignant. Je n'ai toutefois aucune raison de tirer cette conclusion dans la présente affaire.

[84] Je crois également devoir commenter la question des délais, qui représente un facteur clé dans la présente affaire. Comme toutes parties, la plaignante et la Commission sont tenus de donner suite à une action avec toute la célérité raisonnable, ce qui est visé par la doctrine de l'abus de procédure. Brown et Evans, dans leur ouvrage The Judicial Review of Administrative Action, à 9:8101, écrivent ce qui suit :

[Traduction]

[…] il a été indiqué que le pouvoir de suspendre une procédure pour délai déraisonnable dont jouit un tribunal administratif et l'autorité de la cour d'exercer un contrôle judiciaire pour ce motif sont analogues au pouvoir discrétionnaire propre aux cours de suspendre les procédures pénales pour abus de procédure, pouvoir qui doit être exercé seulement dans les cas les plus clairs.

L'arbitre, dans l'affaire Commanda, supra, fait ressortir qu'un tribunal doit redresser toute iniquité dans la procédure, dans la mesure du possible, sans toutefois la suspendre. Je conviens du bien-fondé de ce principe, bien qu'il ne s'applique pas dans la présente affaire.

[85] Les cours tranchent la question des délais de deux manières. La première consiste à déterminer si les délais étaient déraisonnables; la seconde, si on a porté préjudice à l'intimé. La seconde manière se rapporte à l'élément crucial dans la législation en matière de droits de la personne, où il est prévu que les plaignants ne doivent pas être privés de leurs droits à une audience, à moins qu'il n'y ait des préjudices réels et substantiels à l'endroit de l'intimé. Dans l'affaire Commanda, supra, à la p. 26, par exemple, la Commission d'enquête de l'Ontario a indiqué que l'intimé doit démontrer qu'il a subi un préjudice substantiel véritable en raison des délais. C'est pour cette raison, et peut-être d'autres, que le genre de critère employé pour déterminer un retard indu puisse ne pas être aussi utile dans le traitement des plaintes relatives aux droits de la personne que dans d'autres domaines (19).

[86] La décision du Tribunal dans l'affaire Lee c. B.C. Maritime Employers Assoc. (1995), 10 C.H.R.R. D/193, dans laquelle un retard de cinq ans n'était pas suffisant pour justifier l'application de la doctrine, laisse supposer une telle situation. Le tribunal souligne particulièrement, au paragraphe 21, la formulation des préjudices actuels et considérables à l'égard des intimés, qui a été employée dans l'affaire Cluff c. Canada (ministère de l'Agriculture) (no 1) (16 juin 1992, inédite) (T.C.D.P.), p. 11f. Dans cette dernière affaire, le Tribunal a soutenu qu'un retard de 53 mois n'était pas suffisant pour constituer des délais déraisonnables au sens de la Charte canadienne des droits et libertés. Un tribunal devrait entreprendre une enquête, dans la mesure du possible, malgré ce retard.

[87] Je suis néanmoins enclin à penser qu'il y a un point où les délais sont tellement prolongés qu'ils sont préjudiciables en soi. Il est toutefois impossible de dire où se situe ce point. Il variera d'un cas à l'autre, et le Tribunal doit faire preuve de beaucoup de discernement en vue de l'établir. Dans les faits, la capacité de toute partie de prouver ou de réfuter un cas s'effrite avec le temps. Les frais et les inconvénients associés au litige s'accroissent également, ce qui donne éventuellement lieu au principe de la vexation envisagé dans la doctrine de la chose jugée. Il peut être utile de signaler, dans le présent contexte, que les délais dans l'affaire Blencoe étaient de l'ordre de deux ou de trois ans au lieu d'une décennie.

IV. DÉCISION

A. Demande de mutation à l'établissement de Cranbrook

[88] J'aborde maintenant la plainte dont je suis saisi. La première partie de celle-ci se rapporte à la demande de mutation à l'établissement de Cranbrook en 1994, ce qui est compliqué par le fait que la plaignante a présenté deux demandes de mutation.

[89] La seule différence entre les deux demandes de mutation présentée par la plaignante est que la seconde a été faite trois ans après la première. Il n'y a pas eu de changement durant cette période. L'arbitre Jolliffe, dans le différend, a donné raison à l'employeur, et l'intimée s'était ancrée dans sa position. La plaignante devait savoir qu'elle aggravait les choses.

[90] Le différend entre les parties en 1994 était le même. Comme l'a indiqué la Commission des droits de la personne, dans ses observations :

[Traduction]

La plaignante a déposé deux plaintes aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne à l'endroit de l'intimée. La première (no W08473), qui a éventuellement été rejetée par la Commission, et la seconde (no P49588), qui est essentiellement une modification de la première, représentent l'affaire que doit instruire le Tribunal.

Il serait erroné d'accorder trop d'importance au choix de mots de la Commission. Néanmoins, je suis dans l'impossibilité de comprendre comment une plainte peut être rejetée aux termes de la Loi, puis modifiée. Il faut souligner que le fait essentiel dans les deux plaintes se rapporte aux mêmes circonstances en droit.

[91] Il me semble que toute distinction à faire entre le rejet par Postes Canada de la demande de mutation en 1992 et en 1994 est fort artificielle. Le lien entre les deux décisions arbitrales et les deux plaintes est plus que suffisant pour justifier l'application de la doctrine de l'abus de procédure ainsi que le principe officieux de la chose jugée. Le problème est que la seconde plainte a essentiellement servi à remettre en litige la première. Elles reposent sur le même fondement et doivent toutes deux être accueillies ou rejetées.

[92] D'où l'importance du rapport de l'enquêtrice sur la première plainte. J'ai été impressionné par la brève évaluation de l'affaire qu'a effectuée Mme Chambers, qui est entièrement et résolument neutre. Dans son enquête sur la plainte, elle était d'avis que l'intimée ne pouvait remplir son obligation d'adaptation à l'égard de la plaignante à l'établissement de Cranbrook sans subir de contrainte excessive. Il ne faut pas laisser de place à l'ambiguïté; dans les faits, la Commission a reconnu le bien-fondé de cette évaluation lorsque la plainte a été rejetée.

[93] Il ne me revient pas de revoir les décisions de la Commission. Mais comment peut-il être juste de procéder dans les circonstances? Dans les faits, la demande de mutation a été abordée à quatre ou cinq reprises : deux fois lors de l'arbitrage, au moins une fois par l'enquêtrice, et deux fois par la Commission. La Commission a abondé dans le sens des arbitres, mais a par la suite décidé d'enquêter plus avant sur cette affaire lorsqu'elle a décidé de renvoyer la plainte au Tribunal. Je crois fermement que la poursuite de cette affaire représente un abus de procédure.

[94] Lorsqu'on ajoute la question des délais, et l'historique des relations entre les parties, je crois ne pas avoir d'autre choix que de rejeter cette partie de la plainte sans tenir d'audience. Mme Cremasco a présenté une demande de mutation en 1991, c'est-à-dire il y a 11 ans. Bien que la Commission ait donné suite plus rapidement à cette affaire après que les griefs ont été réglés en 1998, il s'agit de plusieurs années après que la plainte a initialement été déposée. La plainte dont je suis saisi a été déposée en 1999, c'est-à-dire cinq ans après que la situation se soit présentée. Il y a eu des délais ultérieurs avant que l'affaire soit portée devant le Tribunal.

[95] Je suis conscient que l'intimée a sa part de responsabilité dans les délais dans cette affaire. Toutefois, il y a des instances où le seul passage du temps rend injuste la tenue d' une audience. Bien qu'il ne me revienne pas de conseiller les parties, la difficulté où se trouvent la Commission et la plaignante tient au fait qu'elles n'ont pas poursuivi la plainte. Les parties ont été pendant trop longtemps dans un état permanent de négociation, d'arbitrage, d'enquête et de procédures officielles - qu'il est juste, je crois, d'appeler un état de combat. Il est temps de mettre fin à cette affaire.

[96] Ma première préoccupation est liée à l'équité de la procédure devant le Tribunal, qui doit tenir compte des objectifs louables de la Loi. Il est impossible de le faire lorsque l'intimée a subi le genre de préjudices rattaché à un tel délai. Je crois qu'une personne ordinaire, de jugement raisonnable et informée de tous les faits, serait contrariée à l'idée que du temps et des efforts supplémentaires doivent être consacrés afin de régler l'affaire. Il serait contre-indiqué de tenir une audience, avec tous les inconvénients et les frais associés, lorsque celle-ci constituerait un abus de procédure.

[97] Selon Donald Lange, une des raisons pour lesquelles la doctrine de la chose jugée est appliquée, est tout simplement que la vie est trop courte. L'irrévocabilité des procédures judiciaires repose sur un précepte philosophique solide, c'est-à-dire, dans la société humaine, il arrive un point où l'engagement des ressources publiques limitées ne peut être justifié. Toute chose doit avoir une fin, et le cours normal de la vie doit reprendre sans les perturbations inévitables qui accompagnent les procédures judiciaires. Je ne crois pas qu'il serait juste pour la plaignante, les témoins éventuels dans cette affaire, ou même les avocats d'entreprendre une instruction relativement à la demande de mutation à l'établissement de Cranbrook.

[98] La plaignante et la Commission peuvent adopter la position que tout préjudice causé à l'intimée doit être abordé dans le cadre d'une audience. Je ne peux accepter ce raisonnement. Si la doctrine de l'abus de procédure s'applique dans la présente affaire, c'est pour les mêmes motifs que ceux de la doctrine de la chose jugée. La difficulté à aborder ces questions lors d'une audience tient au fait qu'une telle manière de procéder permettrait exactement ce que le principe de la chose jugée vise à prévenir, c'est-à-dire une remise en litige de la question, ce qui comporte des frais et des inconvénients considérables pour toutes les parties. Comment cela protège-t-il un intimé contre une vexation ultérieure?

[99] De toute évidence, il y a des cas où il n'est pas évident que la doctrine de l'abus de procédure s'applique qu'une fois que l'audience a débuté. Je crois néanmoins que l'intimée dans cette affaire a droit à une réparation. Il faut souligner que la Loi canadienne sur les droits de la personne n'accorde aucune réparation à l'intimée si l'affaire fait l'objet d'une instruction, parce qu'elle n'a pas droit au recouvrement de ses frais. Il y a des raisons de principes pour ce faire qui doivent être respectées. Il faut néanmoins en tenir compte dans les rares cas où les doctrines, comme celle de l'abus de procédure, entrent en ligne de compte.

[100] J'aurais également tendance à rejeter la plainte en invoquant les délais indus, dans la mesure où la doctrine de l'abus de procédure ne s'appliquerait pas. À mon avis, il n'y a pas de distinction sensible à faire entre une demande de mutation en 1991 et une autre en 1994. Cela est rendu manifeste par le fait que l'intimée ne pourrait se défendre, pour ce qui est de la seconde plainte relative aux droits de la personne, sans présenter au Tribunal l'historique complet du cas et, plus particulièrement, de la première demande de mutation. On pourrait s'attendre à ce que le gros de la preuve fournie par l'employeur et la plaignante soit exactement le même que celui sur lequel s'est fondée la première décision arbitrale.

[101] À toutes fins pratiques, les délais dans la présente affaire remontent à 1991 au lieu de 1994. Il s'agit d'une période de plus de dix ans, ce qui est en soi préjudiciable à l'intimée. Une aussi longue période suffit pour compliquer la collecte des éléments de preuve nécessaires pour préparer une défense. La reconstitution des événements est toujours imparfaite, et toute tentative de repérer les documents pertinents serait difficile et incomplète. Il se peut que des témoins en cause soient décédés, se soient retirés ou aient déménagé. Les installations auront de toute évidence changé, et les processus de travail en vigueur dans les établissements de tri de la Société peuvent avoir évolués entre-temps. Peut-être qu'il n'y a pas lieu de se questionner à ce sujet, mais j'ai suffisamment d'expérience des litiges pour reconnaître le genre de difficulté que cela pose.

B. Cessation de l'obligation d'adaptation en 1994

[102] La seconde partie de la plainte se rapporte à la cessation de l'obligation d'adaptation en 1994. Bien que j'aie certaines réserves concernant cet aspect du cas, je ne crois pas que le fait d'entendre cette partie de la plainte constituerait un abus de procédure. Bien au contraire, je crois qu'il y a là matière à instruction, ce que le Tribunal doit prendre en considération.

[103] Je me suis inspiré à cet égard de la décision dans l'affaire Bleszynski c. Admann International Trade Inc., (1993), 66 C.A.O. 74 (Div. gén. Ont.), dans laquelle trois juges de la Cour divisionnaire de l'Ontario se sont montrés enclins à admettre que des décisions administratives prises par des autorités concurrentes peuvent donner lieu à l'application de la doctrine de la chose jugée ou à l'irrecevabilité. Une importante caractéristique de l'affaire est que les parties ne contestaient pas les faits. Il semble qu'il s'agisse de la considération décisive dans cette affaire.

[104] La question que je dois trancher relativement à la seconde partie de la présente plainte est fort différente. Au paragraphe 43 des observations de la Commission, par exemple, l'avocat soutient ce qui suit :

[Traduction]

Il est respectueusement soumis que les événements de 1994 qui ont donné lieu à la seconde plainte n'ont jamais été abordés par un arbitre. Au moment des événements allégués, c.-à-d. trois ans après les événements dans la première plainte, les circonstances de la plaignante avaient changé, l'intimée devait remplir de façon continue une obligation d'adaptation à son égard, et l'arbitre Jolliffe avait seulement statué sur les événements de 1990 et 1991.

L'intimée a contesté cette position.

[105] Je crois que les questions soulevées dans ce contexte doivent être abordées dans une audience. Un désaccord grave découle de la preuve parce Mme Cremasco et son supérieur semblent avoir adopté des positions différentes relativement à ses conditions d'emploi. Il y a également un ensemble de questions juridiques complexes dont il faut tenir compte. L'une concerne la signification de l'arbitrage, et l'autre, la portée du règlement, dont les effets me semblent toujours vagues.

[106] À mon avis, cette partie de la plainte est visée par le principe de la prudence énoncé dans l'affaire Commanda, supra, et d'autres cas. Suivant ce principe, un tribunal devrait hésiter à rejeter une plainte sans tenir d'audience. Dans l'affaire A.F.P.C. c. Ministre du personnel G.T.N.O (no 3) (10 juin 1999, décision inédite), à la p. 70, par exemple, le Tribunal s'est inspiré de la décision dans l'affaire Bader c. Ministère de la Santé et du Bien-être national (17 janvier 1994) T356/0393 (T.C.D.P.), à la p. 9, où le président a indiqué qu'un tribunal ne doit pas refuser de se prononcer sur une affaire quant au fond sauf dans des circonstances explicites.

[107] Je suis conscient du fait que la question des délais est toujours en suspens. Mais il s'agit d'une situation où il faut reconnaître la primauté au caractère quasi-constitutionnel du processus de défense des droits de la personne. Bien que je sois d'avis que les délais de six ans sont extrêmement longs et dépassent les limites de l'équité, je ne crois pas que cela soit suffisant pour l'emporter sur le droit de la plaignante à une audience. Des inquiétudes réelles sont soulevées dans la présente affaire, compte tenu du fait que l'intimée m'a remis une déclaration sous serment du supérieur de Mme Cremasco, qui ne se rappelle plus les mesures qui ont été prises afin de remplir l'obligation d'adaptation à l'endroit de cette dernière.

[108] L'affaire doit néanmoins être entendue par voie d'audition. Je n'ai pas l'intention de faire appel à la jurisprudence sans donner aux autres parties l'occasion de déposer des éléments de preuve et de procéder au contre-interrogatoire du supérieur. Si la preuve déposée à l'audience établit que les délais à instruire la plainte ont nuit au droit de l'intimée de présenter des réponses intégrales et de préparer une défense entière, l'intimée a le droit de poser cette question à l'audience. Cela pourrait également soulever la question de l'application de la doctrine de la chose jugée, dans la mesure où la preuve l'appuie. En outre, comme je l'ai indiqué, le reste de la plainte est rejeté.
Originale signée par

Paul Groarke

OTTAWA (Ontario)

30 septembre 2002

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU DOSSIER DU TRIBUNAL : T702/0702

INTITULÉ DE LA CAUSE : Colleen Cremasco c. Société canadienne des postes

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : 30 septembre 2002

ONT COMPARU :

Colleen Cremasco Pour elle-même

Monette Maillet Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Zygmunt Machelak Pour la Société canadienne des postes

1. 1 Ces propos sont tirés de la seconde plainte.

2. 2 Voir Albert Maynard, Dictionnaire de maximes et d'élocutions latines utilisées en droit, 3e édition (Cowansville : Yvon Blais, 1994).

3. 3 Black's Law Dictionary (St. Paul, Minn. : West 1979).

4. 4 Sous la direction de K.R. Handley. (Butterworth : Londres, 1996).

5. 5 Voir Bower, ¶2.

6. 6 Voir Bower, ¶392.

7. 7 Voir Bower, ¶182. Higgins a apparemment été confirmé sur appel dans [1926] A.C. 155.

8. 8 Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada (Markham : Butterworths, 2000), p. 9. À la même page, Lange cite les affaires Bennett c. Colombie-Britannique (Commission des valeurs mobilières) (1992), 94 D.L.R. (4e éd.) 339 (B.C.C.A.), p. 353; Skibinsky c. Skibinsky (1956), 18 W.W.R. 497 (C.A. Sask.) p. 499; et MacNeil c. MacNeil (1967), 53 M.P.R. 353 (N.S.S.C.), p. 363, qui font autorité relativement à cette proposition.

9. 9 Voir Bower, ¶9.

10. 10 Voir Lange, ch. 7.

11. 11 La nature du Tribunal a changé avec le temps, et l'adoption du paragraphe 50(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne lui a conféré le pouvoir de trancher des questions de droit.

12. 12 David J. Mullan, Administrative Law, 3e éd. (3 C.E.D.) (N.P. : Carswell, 1996).

13. 13 Donald J.M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (Toronto : Canvasback, 1998). Voir aussi Bleszynski c. Admann International Trade Inc., (1993), 66 C.A.O. 74 (Div. gén. Ont.), citée infra.

14. 14 La Cour suprême du Canada a refusé d'accorder l'autorisation d'en appeler à la fois dans les affaires Saggers et Cadillac Fairview. Apparemment, une demande d'autorisation d'en appeler a été déposée dans l'affaire Ford.

15. 15 L'appel de la décision dans l'affaire 2001 C.F.A. 93 n'est d'aucune utilité dans le présent contexte.

16. 16 Au ¶57, le juge Muldoon précise les motifs de l'application du principe de l'irrecevabilité fondée sur l'identité des questions en litige dans le contexte des procédures relatives aux droits de la personne comme suit : L'objet sous-jacent de l'irrecevabilité fondée sur l'identité des questions en litige est d'interdire à une partie à un litige antérieur de contester de nouveau une question, qui a été tranchée de façon définitive, dans de nouvelles procédures intentées à l'endroit de la même partie opposée, litige qui serait entendu par le même tribunal ou un autre ayant compétence pour instruire et trancher la question de nouveau. Bien qu'elle soit libellée différemment, la conclusion ci-dessus est la même que celle dans les ouvrages et affaires suivants : Bullen, (1972) 21 D.L.R. (3e éd.) 628, p. 631 (B.C.S.C.); Morin c. Comité national de révision de l'USD, [1875] 1 C.F. 3, p. 20 à 25; Spencer-Bower et Turner : The Doctrine of Res Judicata (2e éd.) p. 9 à 19; Sopinka et Lederman : The Law of Evidence in Civil Cases, Butterworths, Toronto, 1974, p. 365-366.

17. 17 Aux termes du paragraphe 4.6 de la Loi, la Commission a également le pouvoir de rejeter une procédure sans tenir d'audience.

18. 18 Voir le paragraphe 69.4 de la Loi sur l'immigration, R.S.C. 1985, ch. I-2, maintenant la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, S.C. 2001, ch. 27, art. 274.

19. 19 Le Tribunal a appliqué ce critère, bien que quelque peu modifié, dans l'affaire Vermette, supra.

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