Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

SUZANNE LEE

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MINISTÈRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

- et -

BARRY MACLACHLAN

les intimés

DÉCISION SUR LA COMPÉTENCE

Décision no 1

2001/03/08

MEMBRE INSTRUCTEUR : Anne Mactavish, présidente

TRADUCTION

[1] Cette cause implique deux plaintes déposées par Suzanne Lee, une première à l'encontre de son employeur, le ministère de la Défense nationale (MDN), et une deuxième à l'encontre de Barry Maclachlan, l'un de ses collègues. Mme Lee allègue avoir été victime de harcèlement sexuel de la part de M. Maclachlan, contrairement à l'article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Mme Lee allègue, en outre, qu'elle a été l'objet d'un traitement discriminatoire de la part du MDN du fait qu'il ne lui a pas fourni un lieu de travail exempt de harcèlement et qu'il a refusé de la garder à son service en raison de son sexe et de sa déficience, contrevenant ainsi aux articles 7 et 14 de la Loi.

[2] Je comprends que M. Maclachlan, qui se représente lui-même, s'oppose à la poursuite de sprocédures pour le motif qu'il existe une crainte raisonnable de partialité institutionnelle à l'égard du Tribunal canadien des droits de la personne.

[3] À cet égard, M. Maclachlan se fonde sur l'arrêt rendu récemment par la Cour fédérale dans l'affaire Bell Canada c. CTEA, Femmes Action et Commission canadienne des droits de la personne (Bell Canada) (1). Dans Bell Canada, Madame la juge Tremblay-Lamer, de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, a conclu que le Tribunal canadien des droits de la personne n'était pas un organisme indépendant ou impartial du point de vue institutionnel puisque la Commission canadienne des droits de la personne a le pouvoir d'émettre des directives ayant un effet obligatoire pour le Tribunal (2). La juge Tremblay-Lamer a également conclu que l'indépendance du Tribunal était compromise du fait qu'il faut obtenir l'agrément de la présidente pour qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi (3). Par conséquent, la juge Tremblay-Lamer a ordonné la suspension des procédures dans l'affaire Bell Canada jusqu'à ce que les problèmes qu'elle a soulevés en ce qui concerne le régime législatif aient été réglés.

[4] M. Maclachlan soutient que le régime législatif considéré par la juge Tremblay-Lamer comme insuffisant pour assurer l'indépendance du Tribunal canadien des droits de la personne entre en jeu dans la présente instance, et que, par conséquent, l'on devrait suspendre les procédures jusqu'à ce que les problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer aient été remédiés.

[5] Le MDN ne conteste pas la compétence du Tribunal.

[6] Mme Lee n'a fait valoir aucun argument à l'égardde l'arrêt Bell Canada à la présente instance. La Commission canadienne des droits de la personne soutient que les allégations dont M. Maclachlan est l'objet et qui ont donné lieu à la plainte de Mme Lee portent sur une période durant laquelle M. Maclachlan était un employé du MDN. En tant qu'employé de la Couronne, M. Maclachlan ne peut contester la validité d'un régime établi en vertu d'une loi fédérale et, ne peut contester la compétence du Tribunal. À cet égard, la Commission se fonde sur l'arrêt rendu par la Cour fédérale dans Territoires du Nord-Ouest c. Alliance de la fonction publique du Canada (4). Par ailleurs, la Commission soutient que l'objection de M. Maclachlan n'est pas fondée, et que le Tribunal devrait procéder à l'instruction de cette plainte.

I. L'affaire Territoires du Nord-Ouest c. AFPC s'applique-t-elle en l'espèce?

[7] Dans l'affaire Territoires du Nord-Ouest c. Alliance de la fonction publique du Canada, on s'est interrogé sur le statut constitutionnel des Territoires du Nord-Ouest. Plus particulièrement, il s'agissait pour la Cour fédérale de déterminer si le statut des Territoires du Nord-Ouest avait évolué au point que ceux-ci étaient désormais sur un pied d'égalité avec les provinces, à titre de Couronne distincte de la Couronne fédérale. Ayant conclu que les Territoires du Nord-Ouest faisaient encore partie de la Couronne fédérale, la Cour fédérale a statué que les Territoires du Nord-Ouest n'avaient ni la qualité ni le pouvoir de contester la législation fédérale. La question dont il s'agit dans la présente instance est très différente.

[8] Mme Lee a déposé une plainte contre son employeur fédéral, ainsi qu'une autre plainte distincte à l'encontre de M. Maclachlan, non pas à titre de mandataire de la Couronne, mais à titre personnel. Aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, M. Maclachlan est une partie distincte, qui jouit de tous les droits que possèdent une partie à un litige (5). L'avocate du MDN a clairement précisé qu'elle ne représente pas M. Maclachlan dans cette instance.

[9] À titre d'intimé dans une instance relative aux droits de la personne, M. Maclachlan risque d'être tenu personnellement responsable si le Tribunal fait droit en bout de ligne à la plainte de Mme Lee (6).

[10] Par conséquent, je ne suis pas persuadée que le raisonnement que la Cour fédérale a énoncé dans l'affaire Territoires du Nord-Ouest s'applique de quelque façon à la qualité de M. Maclachlan pour contester la compétence du Tribunal canadien des droits de la personne dans cette instance.

II. Applicabilité de l'arrêt Bell Canada en l'espèce

[11] Ni la Commission canadienne des droits de la personne ni Mme Lee n'a fait valoir d'arguments relativement à l'application de l'arrêt Bell Canada à la présente instance, hormis l'affirmation générale de la Commission que l'objection de M. Maclachlan n'est pas fondée. Toutefois, elles n'ont pas admis que l'arrêt Bell Canada s'applique aux faits entourant la présente affaire et par conséquent, j'examinerai d'abord cette question.

[12] Rien ne laisse supposer que la Commission a émis des directives au sujet des questions découlant de ces plaintes. Cependant, je suis d'avis que l'arrêt Bell Canada ne s'applique pas uniquement aux cas où la Commission a explicitement émis des directives conformément au paragraphe 27 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon la juge Tremblay-Lamer, le problème que posent les directives découle des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui confèrent à la Commission le pouvoir d'émettre des directives, et non de l'existence des directives proprement dites (7). Cette opinion est réitérée dans le dispositif du jugement de la juge Tremblay-Lamer :

[Traduction] Je conclus que le vice-président du Tribunal a commis une erreur de droit et a décidé a tort que le Tribunal était une entité organiquement indépendante et impartiale, eu égard au pouvoir de la Commission d'émettre des directives qui le lient... (8)

[13] Le pouvoir de la Commission d'émettre des directives découle de la Loi. Ce pouvoir ne s'applique pas qu'aux affaires de parité salariale. La Loi canadienne sur les droits de la personne régit toutes les instances dont le Tribunal est saisi. En conséquence, je suis d'avis que le jugement rendu dans l'affaire Bell Canada s'applique aux cas où il n'existe peut-être pas de directives.

[14] En ce qui concerne le pouvoir conféré au président du Tribunal de consentir à ce qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi, je ferai remarquer que la Loi canadienne sur les droits de la personne est loin d'être la seule à renfermer une disposition de ce genre. Il existe des dispositions similaires dans les lois habilitantes qui régissent de nombreux tribunaux administratifs (9). Néanmoins, la juge Tremblay-Lamer a conclu que le paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne porte atteinte au principe de l'inamovibilité des membres du Tribunal au point de compromettre l'indépendance et l'impartialité de celui-ci.

[15] Le problème soulevé par la juge Tremblay-Lamer par rapport à la Loi ne concerne pas la façon dont le pouvoir discrétionnaire de la présidente peut être exercé dans un cas particulier, mais plutôt l'existence du pouvoir discrétionnaire proprement dit (10). Je suis liée par sa conclusion à cet égard.

[16] Eu égard à ces motifs, je suis convaincue que l'arrêt Bell Canada s'applique en l'espèce. Je suis également convaincue que l'objection de M. Maclachlan quant à la compétence du Tribunal a été soulevée à la première occasion, et que, par conséquent, le principe de la renonciation ne s'applique pas à M. Maclachlan (11).

III. Conclusion relative à la plainte à l'encontre de M. Maclachlan

[17] À la lueur des conclusions énoncées ci-haut, je n'ai d'autre choix à mon avis que d'ajourner sine die l'instruction de la plainte de Mme Lee à l'encontre de M. Maclachlan jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait déterminé que le Tribunal canadien des droits de la personne est indépendant et impartial au niveau institutionel. C'est avec beaucoup de réticence que j'en viens à cette conclusion. Il est bien établi qu'il est dans l'intérêt public de faire en sorte que les plaintes de discrimination soient traitées de façon expéditive (12). Ma décision d'ajourner sine die l'instruction de la plainte à l'encontre de M. Maclachlan ne sert pas l'intérêt public. Elle ne sert pas l'intérêt de Mme Lee, qui, cinq ans après le dépôt de sa plainte à l'encontre de M. Maclachlan devant la Commission, ne peut toujours pas se présenter devant le Tribunal. L'épée de Damoclès que représentent les allégations non prouvées de discrimination continuera de pendre au-dessus de la tête de M. Maclachlan pendant une période indéterminée, sans qu'il ait l'occasion de se défendre.

[18] Cependant, l'intérêt public ne se limite pas à une justice expéditive : les Canadiens en cause dans une instance relative aux droits de la personne ont droit à une audience devant un tribunal équitable et impartial. Selon la Cour fédérale, le Tribunal canadien des droits de la personne ne constitue pas un tel tribunal.

IV. La plainte à l'encontre du MDN

[19] Mme Lee a déposé une plainte distincte à l'encontre du MDN. Le MDN a indiqué qu'il ne conteste pas la compétence du Tribunal. Par conséquent, je ne rendrai à ce moment-ci aucune ordonnance à l'endroit du MDN relativement à cette plainte.

[20] Toute partie désireuse de faire valoir des soumissions relativement à la question à savoir si la plainte de Mme Lee à l'encontre du MDN peut ou devrait être instruite à la lueur de ma conclusion à l'égard de la plainte à l'encontre de M. Maclachlan, peut dépoaser par écrit lesdites soumissions au Tribunal au plus tard le 1er avril 2001.

V. Ordonnance

[21] Eu égard aux motifs énoncés ci-dessus, l'objection de M. Maclachlan est accueillie, et l'instruction de la plainte de Mme Lee à l'encontre de M. Maclachlan est ajournée sine die, jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer dans l'arrêt Bell Canada relativement à la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait jugé que le Tribunal canadien des droits de la personne est indépendant et impartial en tant qu'institution.


Anne L. Mactavish

OTTAWA (Ontario)

Le 8 mars 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIERS DU TRIBUNAL Nos : T629/1701 et T630/1801

INTITULÉ DE LA CAUSE : Suzanne Lee c. Ministère de la Défense nationale et Barry Maclachlan

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : 8 mars 2001

ONT COMPARU :

Suzanne Lee Pour elle-même

Daniel Pagowski Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Adrienne Mahaffey Pour le Ministère de la défense nationale

Barry Maclachlan Pour lui-même

1. Dossier T-890-99, 2 novembre 2000.

2. Voir les paragraphes 27 (2) et 27 (3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

3. Paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

4. [1999] A.C.F. no 1970.

5. Paragraphe 50 (1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

6. Article 4 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

7. Bell Canada, par. 86.

8. Bell Canada, par. 128.

9. Voir, par exemple, l'article 63 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, c- I-2, concernant les membres de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié; le paragraphe 9 (1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. 1985, c. 47 (4e supp.); le paragraphe 12 (2) du Code canadien du travail concernant les membres du Conseil canadien des relations industrielles; le paragraphe 14 (3) de la Loi sur le statut de l'artiste, 1992, c. 33, concernant les membres du Tribunal canadien des relations professionnelles artistes-producteurs; et le paragraphe 7 (1) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, c. 18. Voir aussi le paragraphe 45 (1) de la Loi sur la Cour fédérale et l'article 16 de la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, L.R.C. 1985, c. T-2.

10. Bell Canada, at par. 109.

11. Voir Zündel c. Commission canadienne des droits de la personne et autres., Dossier A-215-99, 10 novembre 2000, In re Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103, p. 112.

12. Soit dit en passant, le juge Richard, alors qu'il faisait partie de la Section de première instance de la Cour fédérale, a réitéré ce principe dans un jugement rendu antérieurement dans l'affaire Bell Canada. (Voir Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier et autres, [1997] A.C.F. no 207.)

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