Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 8/92 Rendue publique le 30 juillet 1992

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

CHANTAL BOUVIER

la plaignante

- et -

MÉTRO EXPRESS ET RÉGENT LACROIX

les intimés

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL:

Daniel Proulx - président Marie-Ange Alcindor-Coulange - membre Jean-Pierre Ménard - membre

ONT COMPARU:

François Lumbu Procureur de la Commission canadienne des droits de la personne

Juan Manzano Procureur de Loomis Courier Service

DATES ET Les 14, 15 janvier et 22 avril 1991 LIEU DE L'AUDIENCE: Ottawa (Ontario)

Le 8 mars 1990, le présent tribunal a été constitué afin d'examiner la plainte déposée le 1er février 1987 par Mme Chantal Bouvier contre M. Régent Lacroix et la compagnie Metro Express et afin de déterminer si les actes décrits dans la plainte constituent un acte discriminatoire fondé sur le sexe (harcélement sexuel) en matière d'emploi en vertu des articles 7 et 13.1 (devenu en 1988 l'article 14) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (ci-après L.c.d.p. ou la Loi).

i- LES FAITS

La plaignante a été embauchée par M. Régent Lacroix au nom de la compagnie Metro Express et a travaillé pour cette compagnie du 9 avril au 10 septembre 1986. Elle prétend qu'à partir du mois de juin elle a été l'objet de plaisanteries et de gestes de nature sexuelle de façon continuelle par son supérieur Régent Lacroix, lesquels l'ont finalement obligée à démissionner.

Avant d'aborder les témoignages de la plaignante et de l'intimé Lacroix en détail, il convient de noter immédiatement que, bien qu'au départ la plainte ait été dirigée contre la compagnie Metro Express, la Commission n'a pas jugé bon d'assigner cette dernière devant le tribunal.

Cette décision semble avoir été prise en raison du fait que Metro Express a été vendue a une nouvelle entreprise de courrier, à savoir Loomis Courier Service Ltée (ciaprès Loomis), le 5 mai 1988. C'est donc cette dernière qui a été assignée par la Commission.

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Comme la compagnie Loomis prétend qu'elle n'est pas liée par les obligations de son prédécesseur et qu'en conséquence elle n'a rien à voir dans cette affaire, la question se pose de savoir qui, de Metro Express ou de Loomis, ou des deux, est responsable du harcélement commis par l'employé Lacroix, si le tribunal conclut qu'il y a eu effectivement harcèlement.

Voilà pourquoi utilisant les pouvoirs que lui confére l'art. 50 L.c.d.p., le tribunal a décidé d'assigner le président de la compagnie Metro Express, M. William Onofre. Ce dernier n'a toutefois pas répondu à l'invitation du tribunal et ne s'est pas présenté aux audiences.

Un dernier point de nature procédurale mérite d'être souligné avant d'aller plus loin. Au début de l'enquête, le procureur de Loomis a demandé que l'affaire soit entendue à huis clos. Le procureur de la Commission ne s'est pas opposé à cette demande non plus que l'intimé Lacroix. La Loi permet en effet à un tribunal de décréter le huis clos en ces termes: Art. 52. Les audiences du tribunal sont publiques, mais le tribunal peut, dans l'intérét public, ordonner le huis clos pour tout ou partie de leur durée.

Vu l'importance primordiale du caractère public du processus judiciaire dans notre société, tout particuliérement dans le domaine des droits de la personne où l'aspect éducatif de ce processus joue un rôle de premier plan, et vu les arrêts Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175 et Edmonton Journal c. Alberta, [1989] 2 R.C.S. 1326, nous avons refusé la demande de huis clos présentée par Loomis. Comme l'a souligné Mme la juge Wilson dans cette dernière affaire qui traitait

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du caractére public des proces en matiére de séparation et de divorce, l'intérêt de toutes les parties exige parfois la divulgation de détails même intimes et délicats de la vie des conjoints:

Mais en plus de l'intérêt du public en général dans un processus judiciaire public, il peut y avoir des arguments impérieux en sa faveur qui concernent les intérêts de l'ensemble des plaideurs. Beaucoup d'entre eux se sentent dédommagés moralement par la révélation publique des injustices qu'ils estiment avoir subies seuls et sans aucun secours de la société. En effet, c'est peut-être la premiére fois qu'un conjoint peut parler ouvertement d'événements qui se sont déroulés dans l'intimité du domicile. Ils peuvent se sentir réconfortés par l'appui public que leur donne le systéme contre des humiliations qu'ils ont subies en privé. (p. 1361)

Nous estimons que ces remarques s'appliquent également dans les cas de plainte de harcèlement sexuel. Néanmoins, compte tenu de la possibilité réelle en l'espéce que Loomis subisse un préjudice injuste sous forme d'atteinte à sa réputation si nous convenions ultérieurement que cette entreprise n'a effectivement rien à voir dans cette affaire, nous avons jugé qu'il était dans l'intérêt public d'émettre une ordonnance de non- publication limitée dune part aux noms des parties et d'autre part à la durée de l'enquéte et de l'audition. La Commission et l'intimé Lacroix n'ont pas fait objection à cette ordonnance.

Quatre témoins seulement ont été entendus dans cette affaire. La plaignante elle-même, un collégue de travail, l'intimé Lacroix ainsi qu'un représentant de la compagnie Loomis.

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Le témoignage de Chantal Bouvier

Au moment où elle accepta l'offre de l'intimé Lacroix de travailler chez Metro Express comme commis-réceptionniste, Mme Bouvier venait de commencer un cours à temps plein sur l'intégration au marché du travail dispensé par le centre d'emploi du Canada durant les heures normales de travail et pour lequel elle recevait une rémunération de quelque 150 $ par semaine. Elle mit fin donc fin à ce cours de formation qui devait durer environ deux mois, voyant dans l'offre de M. Lacroix une occasion idéale d'intégrer le marché du travail.

Elle commença donc à travailler aux bureaux de Metro Express à Vanier le 9 avril 1986. Son travail consistait principalement à répondre au téléphone afin de transmettre correctement aux divers chauffeurs de la compagnie les messages utiles à la livraison du courrier. Elle devait également mettre de l'ordre dans les bons de commande et les placer dans des classeurs.

Avec elle, ils étaient une dizaine d'employés a travailler aux bureaux de Vanier sous la supervision de Régent Lacroix, soit environ huit chauffeurs, le chauffeur principal (un dénommé Piché) et la plaignante.

Elle était donc la seule femme a travailler à cet endroit.

Les bureaux de Vanier consistait en un grand entrepôt ouvert. Il n'y avait pas de pièces fermées comme telles. Régent Lacroix et Chantal Bouvier y avait chacun un bureau, placé l'un derrière l'autre en sorte que, assis, l'intimé pouvait observer la

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plaignante mais non l'inverse. Les autres employés n'avaient pas besoin de bureau puisque leur travail consistait à livrer le courrier dans des camions destinés à cette fin.

La plaignante indique qu'au début elle aimait cette nouvelle expérience de travail qui, en fait, était pour elle sa toute premiére expérience de travail à temps plein. A peine majeure, elle faisait en effet ses premiéres armes dans le monde du travail. Toutefois, a compter du mois du juin et ensuite de façon répétée jusqu'à sa démission le 10 septembre 1986, la plaignante affirme que l'exercice serein de son travail est devenu impossible à cause du harcèlement verbal et physique de son supérieur immédiat, l'intimé Lacroix.

Elle affirme que Régent Lacroix lui faisait constamment des remarques sur ses jambes et ses fesses qu'il trouvait belles. Il lui demandait pourquoi elle ne portait pas de mini-jupe, pourquoi elle portait un jupon empêchant de voir ses jambes et même pourquoi elle n'enfilait pas un bikini pour se faire bronzer à l'extérieur au moment de sa pause, c'est-à-dire lorsque tous les chauffeurs étaient sur la route et qu'ils étaient tous les deux seuls au bureau. La plaignante affirme également que Régent Lacroix faisait des plaisanteries sur ses sous-vêtements avec les autres chauffeurs. Par ailleurs, il exigeait d'elle qu'elle porte une robe en tout temps, ce que la plaignante trouvait ridicule puisqu'elle ne recevait pas de clients dans cet entrepét (sauf à l'occasion un ou deux marchands ayant un commerce dans la même rue) et que les lieux de travail étaient plutôt poussiéreux.

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Puis, selon la plaignante, les propos de nature sexuelle de l'intimé se sont graduellement transformés en comportement, voire en avances de nature sexuelle au cours des mois de juin, juillet et août. Ainsi, a au moins deux reprises, Régent Lacroix lui aurait détaché un bouton de sa chemise. Voici la relation de cet incident par la plaignante (Transc., vol. 1, p. 34):

J'avais toujours, je laissais toujours deux boutons déboutonnés, comme toute autre femme fait, quand on se met en linge d'été, une blouse d'été, on se déboutonne toujours deux boutons. C'était pas à lui de venir puis de me détacher un autre bouton puis dire laisse-moi faire. Je l'ai repoussé puis il m'a dit laisse-moi faire, je ne te ferai pas mal, ça aurait l'air plus beau voir la craque de tes seins.

Autre incident: alors qu'elle s'était fait mal à un pied et qu'elle était assise, Régent Lacroix est venu l'aider à tenir le sac de glace qu'elle plaçait sur sa cheville. Cependant, il en a profité pour caresser la cuisse de la plaignante en disant regarde donc ça si elle a une belle patte (transc., vol 1, p. 36).

Autre incident: une journée de pluie, alors qu'il était seul avec la plaignante comme a l'habitude, Lacroix l'aurait invitée à avoir des relations sexuelles dans un endroit isolé de l'entrepét, où il gardait un oreiller et une couverture. Voici comment la plaignante décrit cet incident (transc., vol. 1, p. 35):

C'était toujours la répétition toujours, toujours, c'était jamais ... puis au mois de juin aussi, j'ai oublié de faire mention, c'est qu'il pleuvait dehors. Il a dit qu'il avait un oreiller puis une couverte puis une table en arrière où est-ce qu'ils mettaient leurs colis, leurs boîtes et ces choses-là.

Il dit je pourrais fermer l'office, il n'y aurait pas personne pour nous voir on pourrait ... bon, ça serait un beau temps pour jouer aux fesses. C'est ça qu'il m'a envoyé.

La j'ai resté sur mes gardes, j'ai resté neutre, j'ai rien fait, j'ai pas répondu à son opinion, j'ai resté assise,

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j'ai pas bougé, mais je me mettais sur mes gardes par exemple.

Dernier incident: le 10 septembre, alors que la plaignante se levait de son bureau, Régent Lacroix lui aurait donné une tape sur les fesses.

Indignée, la plaignante a terminé sa journée de travail qui tirait alors à sa fin et décida de ne plus revenir. Elle téléphona à Lacroix le lendemain pour l'informer de sa décision sans lui en révéler le motif exact. Lacroix ne lui demanda pas non plus pour quel motif elle décidait de quitter son emploi.

Par la suite, elle a écrit une lettre datée du 18 septembre 1986 à un dénommé Gaston Lambert, contrôleur au service de la comptabilité chez Metro Express à Montréal pour se plaindre du traitement dont elle avait été victime de la part de Régent Lacroix. Elle n'eût jamais de réponse a cette lettre. Pourtant, dans la piéce C-7 qui consiste en une lettre de M. Tony Ravenda, le gérant des opérations régionales, adressée à la Commission, le signataire confirme qu'il a reçu la lettre de la plaignante dans laquelle elle signalait le harcèlement sexuel dont elle avait été l'objet.

La plaignante est ensuite entrée en contact par téléphone avec M. Ravenda (ce que confirme la pièce C-7). Ce dernier, selon les dires de la plaignante, lui a offert de régler l'affaire par un paiement de 500 $. La plaignante lui aurait alors répondu qu'elle avait été victime de harcèlement sexuel et qu'elle voulait que ses droits soient reconnus. Elle a également parlé au téléphone avec le président de la compagnie, M. William Onofre. Celui-ci lui a

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affirmé qu'il la rappellerait, mais il n'en fait rien.

Pendant ces trois mois où elle faisait l'objet de propos ou de comportement à caractère sexuel, comment réagissait la plaignante? Tant qu'il ne s'agissait que de paroles déplacées, celle-ci choisissait de ne rien dire, de ne pas réagir à ses blagues de mauvais goût: J'étais inexpérimentée, je ne savais pas quoi répondre, je restais à mon bureau, j'osais plus rien faire affirme-t-elle (transc., vol. 1, p. 33-34). Mais lorsqu'il en est venu a toucher la plaignante, celle-ci affirme lui avoir dit plusieurs fois de s'arrêter mais qu'il avait pour toute réponse: I'm the boss, I can do whatever I want (transc., vol. 1, p. 41 et 98).

Par ailleurs, la plaignante n'osait pas trop affronter M. Lacroix par crainte de perdre son emploi et de faire perdre le sien a son fiancé qui travaillait au même endroit comme chauffeur. C'est pourquoi, sauf vers la fin, elle n'a même pas parlé de tous ces incidents de harcèlement dont elle était victime a son fiancé. Elle savait qu'il s'énerverait et que Régent Lacroix pourrait lui faire perdre son emploi. Ce qui aurait été très grave puisque son fiancé venait tout juste de s'acheter un camion neuf et qu'il avait absolument besoin de travailler pour le payer. Les chauffeurs étaient en effet, depuis juillet 1986, courtiers a leur propre compte et non salariés de Metro Express.

Malgré tout, la plaignante a fini par signaler les faits à son fiancé vers la fin de l'été. Lacroix se mit en colère et ordonna a la plaignante de se taire, lui rappelant de garder au bureau ce

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qui se passait au bureau. Quelque temps après, soit vers le 5 septembre, Lacroix avertit la plaignante qu'il n'était pas satisfait de ses services et qu'elle avait deux semaines pour améliorer son travail a défaut de quoi il devrait la congédier.

Quant à elle, la plaignante affirme qu'elle n'avait jamais reçu la moindre plainte de la part de Régent Lacroix auparavant, ni d'aucun chauffeur sauf peut-être Piché, le chauffeur principal, une fois ou deux parce qu'elle aurait mal compris ou classé un message téléphonique. A part ces incidents isolés, rien. D'où son étonnement lorsque l'intimé l'a menacée de la congédier.

Le reste du témoignage de Chantal Bouvier porte sur ses pertes de revenu à la suite de sa démission et sur les dommages moraux qu'elle prétend avoir subis en raison de cette experience pénible. Nous y reviendrons lorsque nous traiterons des dommages.

Le témoignage de Marcel Chartrand

La Commission a fait entendre un deuxième et dernier témoin. Il s'agit de M. Marcel Chartrand qui était livreur de courrier chez Metro Express en même temps que la plaignante. Essentiellement, M. Chartrand est venu corroborer le témoignage de la plaignante pour tous les incidents dont il a eu personnellement connaissance.

Il confirme donc avoir été présent lors de l'incident de la blessure à la cheville de la plaignante et avoir vu Régent Lacroix mettre la main sur la cuisse de celle-ci en disant qu'elle avait une belle patte. Il affirme que la plaignante était alors trés mal a l'aise, qu'elle est restée saisie et qu'elle est partie dés

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la fin de la journée sans mot dire.

Il affirme également avoir vu Régent Lacroix détacher la blouse de la plaignante lors dune journée oû celle-ci se plaignait de la chaleur.

Chartrand aurait alors averti Lacroix que cela était déplacé. Il semble en effet que la plaignante se confiait à lui à l'occasion pour lui mentionnner que Lacroix était tannant, qu'il lui demandait de porter des jupes, qu'il aimait la voir porter des chemisiers plus décolletés, etc. alors qu'il ne venait a peu près personne du grand public dans cet entrepôt.

Chartrand était présent lorsque les chauffeurs faisaient des plaisanteries de mauvais goût sur les dessous de la plaignante, plaisanteries auxquelles participait Lacroix. Selon lui, la plaignante essayait tant bien que mal de vivre avec ces plaisanteries même si parfois elles étaient déplacées.

Il a affirmé que, cété rendement au travail, il n'a jamais eu le moindre probléme avec la plaignante et qu'il n'a jamais entendu un autre chauffeur se plaindre de son travail.

Un dernier aspect du témoignage de M. Chartrand concerne la politique de harcélement chez Metro Express. La question de savoir si une telle politique existait chez Metro Express, Chartrand a relaté l'événement suivant. Pendant cet été 1986, les livreurs sont passés du statut de salarié de l'entreprise à celui d'entrepreneurs indépendants. Or, lors d'une réunion à ce sujet qui eut lieu un samedi et a laquelle le président de Metro Express ainsi que d'autres membres du personnel cadre de Montréal étaient présents, Chartrand s'est informé spécifiquement sur ce sujet. Il

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voulait savoir s'il existait une politique chez Metro Express en matière de harcèlement sexuel et quelles allaient être les obligations des chauffeurs à cet égard. Voici la réponse qu'il a reçue (transc., vol. 1, p. 117-118):

On a eu un meeting un samedi, Chantal n'était pas là. Paul était là, tous les chauffeurs au complet on était assemblés là pour l'affaire de l'incorporation puis étant donné qu'on devenait incorporé et qu'on devenait nos propres patrons on voulait savoir, moi j'ai posé la question s'il y avait une politique de harcélement par la compagnie établie antérieurement parce que étant donné qu'on devenait nos propres patrons on pourrait s'en faire passer des belles ou écoute bien chose, si t'es pas content tu ne le prends pas ou vas-t-en chez vous, on voulait savoir si on avait des protections et la réponse était brève, la réponse que j'ai eue c'est on n'a pas affaire à discuter de ça, on discute de l'incorporation et puis par cette réponse-là que j ai eue puis que tout le monde ont eu cette journée-là il n'y en avait pas de politique de harcèlement ou que ce soit que ga voudra pour la protection de nous autres, et encore bien moins pour mademoiselle.

Le témoignage de Régent Lacroix

M. Lacroix, qui n'était pas représenté par avocat lors des audiences, a d'abord tenu à apporter quelques précisions sur l'horaire de travail de Mme Bouvier. Il y a eu quelques flottements à ce sujet lors du témoignage de cette dernière dont nous n'avons pas encore fait état parce que nous reviendrons là-dessus un peu plus loin.

Quant aux accusations de harcèlement sexuel, l'intimé estime d'une façon générale que la plaignante a tout simplement mal interprété ses remarques qui se voulaient des compliments et ses gestes ou attitudes qui n'étaient que ceux d'un patron responsable. Il est opportun de noter ici que c'était la premiere fois que

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l'intimé avait une employée placée directement sous ses ordres chez Metro Express, c'est-à-dire à l'égard de laquelle il avait un lien d'autorité direct.

Ainsi, l'intimé nie d'abord catégoriquement qu'il ait suggéré à Mme Bouvier de ne pas porter de jupons qui cachent ses jambes. En ce qui regarde les exigences vestimentaires au travail, l'intimé affirme qu'il a simplement demandé à Mme Bouvier de s'habiller proprement. Il nie toutefois lui avoir interdit de mettre des pantalons, l'obligeant par la méme occasion à toujours porter des robes ou des jupes. Il nie enfin lui avoir caressé la cuisse lors de l'incident de la cheville blessée et l'avoir invitée à avoir des relations sexuelles dans un coin isolé de l'entrepét un jour de pluie de juin.

L'intimé ne nie cependant pas tous les propos que la plaignante lui a prétés, mais en donne une interprétation différente. Voici comment il précise lui-méme, en réponse aux questions du tribunal, ce qu'il appelle les compliments qu'il adressait à la plaignante en ce qui concerne sa personne et sa façon de s'habiller (transc., vol. 2, p. 21é):

Q. Vous avez dit que lorsque madame Bouvier s'habillait de façon ajustée vous lui faisiez des fois la remarque qu'elle avait de belles formes la ...

R. H'mmm-H'mmm.

Q. Bon. Vous rappelez-vous les termes que vous utilisiez pour lui dire çà?

R. Bon, je lui disais que l'habillement gu'elle avait lui donnait de belles formes, elle avait un beau body, un beau corps.

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En ce qui concerne l'incident de la blouse, il confirme qu'il s'est produit, mais que loin d'en détacher un bouton supplémentaire, il a plutôt tenu les deux pointes de ladite blouse et suggéré à la plaignante de rattacher un bouton parce qu'il trouvait sa blouse trop décolletée. Il ne nie pas que Marcel Chartrand lui ait signalé le caractére déplacé de son geste lors de cet incident, mais il insiste pour dire que Chartrand ne lui a parlé de cela qu'aprés le départ de la plaignante de chez Metro Express, c'est-à-dire aprés le 10 septembre 198é. De la même façon, il ne nie pas l'incident du bikini, mais dit plutôt avoir déclaré le contraire à la plaignante, à savoir que le devant des bureaux de Metro Express n'était pas un endroit approprié pour se faire bronzer pendant les pauses et que, si elle voulait se faire bronzer au soleil, elle devrait alors sien aller chez elle ou alors porter un bikini (ce qui, dans son esprit, était évidemment exclu).

L'intimé confirme également avoir fait des blagues sur les sous- vêtements de la plaignante avec les chauffeurs mais uniquement hors la présence de celle-ci. Du reste, interrogé par le tribunal sur ses responsabilités à ce sujet, l'intimé n'a jamais cru en avoir et ne voyait pas pourquoi il n'aurait pas participé à ces blagues de mauvais goût avec les autres employés. Selon lui, la plaignante n'a donc pu apprendre l'existence de ces plaisanteries que par l'entremise de son fiance qui travaillait comme livreur chez Metro Express au même moment.

Concernant enfin l'incident final de la tape sur les fesses le 10 septembre 198é, jour de la démission de la plaignante, l'intimé

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avoue qu'il s'est produit mais qu'il ne s'agissait en aucune façon d'un geste de nature sexuelle. Au contraire, il affirme que, dans un mouvement de colère, il lui a administré une correction parce qu'elle refusait de se servir de cartes conçues par le chauffeur principal Piché pour prendre les messages. Par ailleurs, il a confirmé que la plaignante lui a téléphoné le lendemain de cet incident pour l'aviser qu'elle ne revenait plus au travail, qu'il ne lui a pas demandé pourquoi elle avait pris cette décision et qu'il n'avait pas cru bon non plus de s'excuser de son geste plutôt inusité.

Pour ce qui est du rendement au travail de la plaignante entre le 9 avril et le 10 septembre 1986, le témoignage de l'intimé Lacroix est assez difficile à relater parce qu'il apparaît un peu confus et contradictoire.

Il a d'abord affirmé que le rendement de Mme Bouvier au travail était tout à fait satisfaisant au début. Appelé à préciser ce qu'il entendait par l'expression au début, il a affirmé qu'il s'agissait des mois d'avril et de mai, c'est-à-dire à l'époque où la plaignante travaillait à temps plein. Lorsqu'elle est passee à temps partiel à la fin de mai, certains chauffeurs auraient commencé à se plaindre du travail de la plaignante.

L'intimé n'a pas été en mesure de dire qui étaient ces chaufffeurs, combien ils étaient et quelle était la nature exacte de leurs plaintes. Seul le seul chauffeur principal, un dénommé Piché, a été identifié par l'intimé comme étant insatisfait du rendement de la plaignante en raison du fait qu'elle ne se servait pas toujours de cartes de classement de commande préparées par lui.

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L'intimé a déclaré tout d'abord qu'il avait donné un avertissement à la plaignante le 5 septembre 1986 sous forme de période de probation de deux semaines parce que Piché voulait son congédiement. Par la suite, en réponse aux questions du procureur de la Commission, il a ajouté que l'avertissement du 5 septembre n'était pas le premier. Il prétend avoir déjà dit à Mme Bouvier à quelques reprises auparavant que son rendement au travail n'était pas satisfaisant et en avoir même parlé au gérant des opérations régionales Montréal, M. Tony Ravenda. Sauf un incident relatif aux cartes message préparées par le livreur principal Piché au début de septembre, M. Lacroix a toutefois été incapable de préciser en quoi le travail de la plaignante était de mauvaise qualité ou causait préjudice aux chauffeurs ou à la compagnie avant cela.

L'intimé ne s'explique pas pourquoi il est l'objet d'accusations de harcélement sexuel. Il affirme que la plaignante ne lui a jamais fait savoir que son comportement ou son langage a son égard étaient inacceptables. Selon lui, la plaignante n'agit que par vengeance, probablement parce qu'elle n'a pas pu conserver un emploi à temps plein chez Metro Express aprés le mois de mai. Il évoque la thèse d'un complot avec les chauffeurs Chartrand et Bilodeau (le fiancé de la plaignante) qui, se trouvant tous en situation financière difficile à la fin de l'été 1986, ont décidé de harceler la compagnie en portant des plaintes au Conseil des relations de travail et à la Commission canadienne des droits de la personne.

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Le témoignage de Harry Eamon

A l'emploi de Loomis depuis novembre 1985, M. Eamon a été transféré à Montréal en mai 1988 pour assumer le poste de gérant régional de cette compagnie pour le Québec puis celui de viceprésident responable de l'est du Canada. M. Eamon a été interrogé par son procureur afin d'exposer au tribunal le sens du contrat de vente intervenu le 5 mai 1988 entre la compagnie à numéro 121112 Canada Inc. (ci-aprés 121112) et la compagnie Loomis et afin de clarifier les relations existant entre ces deux compagnies.

Me Lumbu s'est objecté au témoignage de M. Eamon dans la mesure où il portait sur l'interprétation dudit contrat de vente au motif que ce témoin n'avait pas participé à sa négociation et que de toute façon l'interprétation d'un contrat est une question de droit. Conformément à sa pratique habituelle, le tribunal a choisi de laisser le témoin exprimer son point de vue sur le contrat de vente en question. Il va de soi toutefois que l'objection de Me Lumbu sur l'interprétation du contrat est tout à fait fondée et qu'en conséquence l'opinion de M. Eamon sur le sens et la portée d'un contrat n'a aucune incidence sur l'interprétation qu'il faut en donner. Cela ne fait qu'éclairer le tribunal sur la position que Loomis adopte d'un point de vue juridique, position sur laquelle ce tribunal devra trancher en droit. En revanche, le témoignage de M. Eamon sur les relations entre les deux compagnies et sur les échanges qu'il a eus avec la Commission depuis la vente de Metro Express slavére pertinent puisqu'il traite de questions de faits qui sont du ressort et de la connaissance personnelle du

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témoin.

Ainsi, la position de Loomis quant au contrat de vente intervenu entre les compagnies 121112 et Loomis le 5 mai 1988, c'est que Loomis n'a pas acheté ladite compagnie a numéro dont le président est William Onofre, mais uniquement certains actifs de cette compagnie, a savoir la raison sociale Metro Express, sa liste de clients, ses camions, son équipement de bureau, etc. Selon lui, comme l'atteste une lettre du bureau de l'Inspecteur général des institutions financiéres du gouvernement du Québec datée du 10 janvier 1991, la compagnie 121112 existe toujours, elle exploite d'autres services de messagerie, elle est à jour en ce qui regarde la Loi concernant les renseignements sur les compagnies, L.R.Q., c. R-22 puisqu'elle a produit un rapport d'activités au mois de septembre 1990 et son président est toujours M. William Onofre (Pièce I-3).

Il ajoute que Loomis n'a pas acheté les comptes recevables de 121112 ni assumé ses obligations légales. Enfin, selon lui, l'employeur de la plaignante n'est pas Loomis et ne l'a jamais été, mais bien la compagnie 121112 et son président William Onofre. Lorsque Loomis a acheté les actifs de l'entreprise Metro Express exploitée par 121112, Loomis n'a pas réembauché les employés de Metro Express, sauf certains d'entre eux seulement aprés qu'ils aient été licenciés par 121112. De toute façon, à l'époque de la vente, ni la plaignante ni l'intimé n'apparaissaient sur la liste des employés de Metro Express. Loomis ne peut en aucun cas avoir été leur employeur et n'a donc rien à voir dans cette affaire.

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En ce qui concerne les relations existant entre 121112 et Loomis, M. Eamon affirme qu'il s'agit de relations d'affaires exclusivement, c'est-à- dire de relations limitées à la livraison de courrier. Il n'existe aucun lien de quelque nature que ce soit entre ces deux compagnies, qui sont deux entités entiérement séparées. Elles n'ont aucun dirigeant commun, aucun conseil d'administration commun, ni aucun actionnaire commun. Du reste, Loomis aurait même fait saisir la compagnie 121112 et l'entreprise qu'elle exploitait sous la raison sociale Capitaine Courrier pour dettes impayées au cours de l'année 1990. Interrogé par le tribunal sur une clause du contrat de vente en vertu de laquelle le président de 121112, M. William Onofre, s'est tout de même engagé à travailler pour Loomis à titre de consultant pour une période de douze mois suivant la vente de Metro Express, soit du 5 mai 1988 au 5 mai 1989, le témoin a répondu qu'il s'est en fait agi d'un contrat de services en vertu duquel Onofre devait étre disponible pour répondre aux questions de Loomis et la conseiller au besoin sur les marchés québécois et ontarien. Onofre ne travaillait pas physiquement dans les bureaux de Loomis.

Loomis a été mise au courant de la plainte logée par Mme Bouvier pour la premiére fois par une lettre que lui a fait parvenir le service des enquêtes de la Commission le 6 décembre 1988. Adressée à M. Eamon lui-même en sa qualité de gérant régional de Loomis, cette lettre l'informait que la plainte en question allait être soumise à l'attention des autorités de la Commission pour qu'elles statuent à son sujet étant donné que les

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efforts de conciliation entre les deux parties n'avaient pas produit de réglement. Accompagnée de tous les documents qui allaient être déposés devant la Commission, la lettre accordait trente jours à Loomis pour présenter ses observations.

Qu'a fait M. Eamon lorsqu'il a reçu cette lettre? A-t-il communiqué avec William Onofre qui, a cette date, était toujours lié par contrat à Loomis? Non. Il a plutôt décidé de faire parvenir cette lettre aux avocats de la compagnie qui ont préparé la réponse de la compagnie à la Commission par une lettre signée par le président de Loomis et datée du 23 février 1989. Du reste, M. Eamon affirme que, malgré l'existence du contrat d'un an avec William Onofre se terminant le 5 mai 1989, ni la compagnie ni lui personnellement n'ont eu quelque communication que ce soit avec 121112 ni avec son président depuis la réception de la lettre du 6 décembre 1988 de la Commission. De toute façon, il savait par un de ses employés, un dénommé Steve MacDonald, qui avait travaillé auparavant chez Metro Express, que William Onofre était au courant de cette affaire. Il n'y aurait eu qu'une seule tentative, infructueuse, d'entrer en contact avec M. William Onofre environ une semaine avant le début des audiences de la présente affaire, soit au début du mois de janvier 1991. A part cela, tout le courrier destiné à 121112 et reçu chez Loomis était renvoye sans avoir été ouvert à 121112 ou encore un employé de 121112 passait le prendre aux bureaux de Loomis à l'occasion.

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II- LE DROIT

Nous sommes appelés à trancher trois questions distinctes dans la présente affaire:

  1. En quoi consiste le harcèlement sexuel selon la Loi et le comportement de l'intimé Lacroix en était-il?
  2. Dans l'affirmative, l'employeur était-il responsable du comportement de son employé et si oui, qui, de 121112 ou de Loomis, porte cette responsabilité?
  3. à quelles indemnités la plaignante a-t-elle droit si elle a été victime de harcèlement sexuel?

A) Y a-t-il eu harcèlement sexuel à l'endroit de la plaignante?

L'art. 13.1 L.c.d.p. (devenu l'art. 14) interdit le harcèlement en matière d'emploi à son premier paragraphe et précise à son second paragraphe que le harcèlement sexuel est réputé être un harcélement fondé sur un motif de distinction illicite. La Loi ne définit toutefois pas en quoi consiste cette forme particulière de discrimination. On doit s'en rapporter à la définition qu'on en donne en jurisprudence portant sur le sujet et appliquant des lois ayant le même objet que la L.c.d.p., a savoir l'élimination de la discrimination, en milieu de travail notamment.

La Cour suprême du Canada a eu l'occasion de se pencher sur la notion de harcèlement sexuel dans l'arrêt bien connu Janzen c. Platy Enterprises Ltd, [1989] 1 R.C.S. 1252. Elle avait alors à décider si le harcélement sexuel constituait de la discrimination fondée sur le sexe en vertu de la Loi sur les droits de la -personne du Manitoba. Au moment oa les incidents de cette affaire ont eu

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lieu, cette loi ne traitait pas spécifiquement du harcélement sexuel. La Cour a néanmoins conclu à l'unanimité que le harcélement sexuel constituait effectivement une forme de discrimination fondée sur le sexe.

S'exprimant au nom de la Cour, le juge en chef Dickson a alors précisé ce qu'il fallait entendre par harcélement sexuel, les diverses formes qu'il pouvait revétir et le fardeau de preuve qui en découle pour la victime éventuelle.

Voici tout d'abord la définition qu'en retient le juge en chef Dickson à la page 1284:

... j'estime que le harcèlement sexuel en milieu de travail peut se définir de façon générale comme étant une conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des consequences préjudiciables en matiére d'emploi pour les victimes de harcélement. [... ] Le harcélement sexuel en milieu de travail est un abus de pouvoir tant économique que sexuel. Le harcélement sexuel est une pratique dégradante, qui inflige un grave affront à la dignité des employés forcés de le subir.

Le caractére général de cette définition frappe. Le harcèlement sexuel comprend donc toute conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur une personne ou son milieu de travail.

Mais quelles formes de comportement peuvent équivaloir à une conduite de nature sexuelle non sollicitée? Adoptant le point de vue exprimé par la doctrine à ce sujet, la Cour suprême va notamment référer à la description qu'en ont faite Backhouse et Cohen dans leur ouvrage The Secret Oppression: Sexual Harassment of Working Women (1978), à la page 38:

Le harcélement sexuel peut se manifester tant sur le plan physique que psychologique. Ses formes les moins graves comprennent les insinuations verbales et les marques d'affection importunes. Le harcélement sexuel peut cependant

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prendre la forme d'un comportement extrême comme la tentative de viol ou le viol. Physiquement, il peut s'agir d'étreintes, d'attouchements, de frôlements, de pincements ou de regards concupiscents. Psychologiquement, le harcèlement peut comporter des invitations continuelles à des rapports physiques intimes qui prennent d'abord la forme de sousentendus et peuvent aller jusqu'aux demandes explicites de rendezvous et de faveurs sexuelles.

Référant ensuite à diverses définitions législatives du harcèlement sexuel pour pouvoir identifier les diverses formes que peut prendre le harcélement sexuel, la Cour citera l'art. 247.1 du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2, mod. par ch. 9 (11. supp.), art. 17 qui se lit comme suit:

247. 1 . . harcèlement sexuel s'entend de tout comportement, propos, geste ou contact qui, sur le plan sexuel:

  1. soit est de nature à offenser ou humilier un employé;
  2. soit peut, pour des motifs raisonnables, être interprété par celui-ci comme subordonnant son emploi ou une possibilité de formation ou d'avancement à des conditions à caractère sexuel.

Les conclusions que la Cour tire de sa consultation du Code canadien du travail sont trés importantes car, contrairement à ce qui était le cas dans l'affaire Janzen, ce Code est applicable à la relation de travail à l'étude ici. Or, en vertu de la présomption de cohérence des lois traitant des mêmes matiéres, c'est-à-dire des lois in pari materia (voir à ce sujet: P.-A. COTÉ, Interprétation des lois, 2e éd., Y. Blais, 1990, p. 323 et suiv. et L.-P. PIGEON, Rédaction et interprétation des lois, 2e éd., Québec: éditeur officiel, 1978, p. 44), il faut présumer que le législateur fédéral a voulu donner à la notion de harcèlement sexuel dans la L.c.d.p. le même sens que celui qu'on trouve dans le Code canadien du travail. Ces deux lois ont en effet une matiére et un objet

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communs: la suppression du harcèlement sexuel sur le marché du travail.

Ceci est d'autant plus indiqué que le Code canadien du travail référe spécifiquement à son al. 247.4(2)g) à la Loi canadienne sur les droits de la personne concernant la diffusion dune déclaration des droits des employés en matière de harcélement sexuel.

Les conclusions de la Cour, notamment en matière de fardeau de preuve de la victime, sont donc les suivantes à la page 1282 de Janzen:

Il ressort de ces diverses dispositions législatives que ie harcélement sexuel peut revétir des formes variées. Le harcèlement sexuel ne se limite pas à des demandes de faveurs sexuelles faites sous la menace de conséquences défavorables en matière d'emploi si l'employé ne s'y conforme pas. Les victimes de harcélement n'ont pas à établir qu'elles n'ont pas été embauchées, qu'on leur a refusé une promotion ou qu'elles ont été congédiées parce qu'elles ont refusé de participer à des activités sexuelles. [... ] Le harcèlement sexuel englobe également les situations dans lesquelles les demandes sexuelles sont imposées à des employés qui s'y opposent ou dans lesquelles les employés doivent endurer des gestes, des propositions et des commentaires déplacés de nature sexuelle, sans qu'aucune rétribution économique tangible ne soit liée à la participation au comportement.

Bref, le harcèlement sexuel consiste en un comportement à caractère sexuel non sollicité et qui porte atteinte à la dignité personnelle dune autre personne. Flagrant ou subtil, il revêt des formes variées, mais la preuve que doit faire la victime se limite à établir que le comportement dont elle se plaint était 1o de nature sexuelle 20 non désiré et 30 humiliant.

Le harcélement sexuel, ajoute la Cour, est un abus de pouvoir. S'agissant d'imposer a un autre, comme le précise l'art. 247.1 du Code canadien du travail un ((comportement, propos, geste ou contact

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qui, sur le plan sexuel, est de nature à offenser ou humilier un employé, il va de soi qu'une telle situation est particulièrement susceptible de se présenter lorsque le harceleur est en position d'autorité par rapport à sa victime. Nous ne croyons pas toutefois qu'il faille interpréter la définition donnée par le juge Dickson comme signifiant que cet abus de pouvoir ne peut être exercé que par un supérieur hiérarchique dans une entreprise. Il est évident que le harcèlement peut être le fait de collégues trés majoritairement masculins qui, collectivement par example, obligent un ou quelques collégues féminins minoritaires à subir constamment des attitudes ou des gestes sexuels humiliants sur les lieux de travail.

Du reste, le Code canadien du travail stipule, dans sa définition du harcélement sexuel que lion retrouve à l'art. 247.1, que celui-ci résulte soit de propos ou de gestes à caractére sexuel de nature à humilier un employé, ce qui n'exige pas que l'auteur dune telle conduite soit un representant de l'employeur, soit de propos ou gestes qu'un employé peut raisonnablement interpréter comme subordonnant son emploi ou une promotion à des exigences sexuelles, ce qui au contraire implique forcément que cette conduite provienne d'un supérieur hiérarchique ayant un lien d'autorité direct sur l'employé.

En d'autres termes, si l'abus de pouvoir est une des caractéristiques du harcélement sexuel, cela ne signifie pas nécessairement que la victime doive prouver qu'il provient d'un supérieur hiérarchique. Si toutefois cette preuve peut être apportée, elle constitue sans aucun doute une circonstance

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aggravante dont un tribunal peut tenir compte dans l'évaluation du préjudice matériel et moral subi par la victime.

En l'espèce, il ne fait aucun doute que la plaignante a fait l'objet de harcélement sexuel et ce, de la part de son superieur hiérarchique, celui-ci même qui l'a embauchée, savoir l'intimé Réjean Lacroix. Il est clair que les compliments, pour reprendre sa terminologie, qu'il a fréquemment adressés à la plaignante pendant plus de trois mois, constituaient des propos à caractére sexuel de nature à l'offenser ou à l'humilier. Il va sans dire qu'il est complétement déplacé de la part d'un patron de répéter à une de ses employées qu'elle a un beau corps, qu'elle a une belle patte, de lui recommander de s'habiller de telle ou telle façon, de mettre un bikini au moment de la pause et de faire des plaisanteries de mauvais goat sur la couleur ou la forme de ses sous- vêtements. L'inviter, méme à la blague, à jouer aux fesses dans un endroit isolé du bureau constitue des propos sexuels encore plus désobligeants.

Il est également clair que l'intimé est allé plus loin que les simples remarques déplacées. Il a posé à l'égard de son employée Chantal Bouvier des gestes sexuels non équivoques en lui détachant à plus d'une reprise et en présence de témoins, dont M. Marcel Chartrand, un bouton de son chemisier afin de dévoiler sa poitrine, il lui a caressé la cuisse et lui a même donné une tape sur les fesses, incident extrêmement humiliant qui a finalement provoqué le départ de la plaignante.

Il ne fait aucun doute dans notre esprit que la version des

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faits donnée par la plaignante était droite, crédible et correspondait à la réalité, telle qu'elle l'a vécue au cours des mois de juin à septembre 1986 aux bureaux de Metro Express. Le témoignage du livreur Chartrand était aussi franc et direct et par conséquent tout aussi digne de foi que celui de la plaignante. Au contraire, la déposition de l'intimé était dénuée de crédibilité comme le démontrent les explications farfelues et parfois même contradictoires qu'il a données pour justifier certains de ses gestes.

C'est ainsi qu'il dit avoir non pas détaché un bouton de la blouse de Mme Bouvier mais rattaché un bouton; il admet ensuite, en contestant toutefois les dates de l'événement, que Marcel Chartrand lui a signalé le caractére déplacé de son geste. Pourquoi le livreur Chartrand lui aurait-il fait un reproche à ce sujet s'il avait posé un geste aussi inoffensif? L'ensemble du témoignage de l'intimé portant sur son comportement à l'égard de la plaignante apparaît donc peu de digne de foi et c'est sans hésitation que le tribunal lui préfére celui de la plaignante.

Les propos et gestes avaient donc un caractère nettement sexuel, ils étaient humiliants ou offensants pour la plaignante et ils étaient non désirés. Il ressort de la preuve que, compte tenu de son age (elle était à peine majeure) et du fait qu'il s'agissait de son premier emploi, compte tenu également qu'elle ne voulait pas nuire à son fiancé qui était déjà à l'emploi de Metro Express, la plaignante n'a pas toujours protesté ouvertement et énergiquement aux comportements de son patron. Le malaise qu'elle ressentait et son attitude, qui consistait à rester froide ou à ne pas répondre

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aux remarques ou invitations de son patron, a toutefois été constante et elle était de nature, de l'avis du tribunal, à faire comprendre clairement a l'intimé que sa conduite à caractère sexuel n'était pas désirée par la plaignante. De toute façon, celle-ci s'est également opposée expressément à ses commentaires a plusieurs reprises.

Nous en concluons donc que la plaignante a été victime de harcèlement sexuel au sens de l'art. 13.1 L.c.d.p. (aujourd'hui l'art. 14) de la part de l'intimé Régent Lacroix et que c'est pour cette raison que la plaignante a été forcée de quitter son emploi. Son milieu de travail était devenu intolérable. Dans ce contexte, le mauvais rendement de la plaignante et sa mise en période de probation de deux semaines au début de septembre 1986 apparaissent nettement comme des prétextes. Nous sommes donc d'avis qu'ils constituent en réalité un congédiement déguisé. Voir à ce sujet: Janzen c. Platy Enterprises, (1985) é C.H.R.R. D/2735, p. D/27é8; Cox c. Jagbritte, (1982) 3 C.H.R.R. D/609, par. 5593-5594; voir aussi GAGNON, LEBEL & VERGE, Droit du travail, 1987, P.U.L., p. 75; G.W. ADAMS, Canadian Labour Law, 1985, Canada Law Book, p. 497.

B) La responsabilité de l'employeur en matière de harcèlement La responsabilité des employeurs a l'égard des actes de leurs employés dans des situations de discrimination ou de harcèlement a été établie dans l'arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987) 2 R.C.S. 84. La question que la Cour supreme avait a trancher était celle de savoir si un employeur est responsable des

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actes discriminatoires accomplis sans autorisation par ses employés dans le cadre de leur emploi en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Rappelant que ce genre de loi vise non pas à rechercher les fautes et à en punir les auteurs mais bien à éliminer le fléau de la discrimination dans certains secteurs clés d'activité comme l'emploi, le juge La Forest a statué qu'une interprétation large et libérale axée sur l'objet réparateur de la L.c.d.p. exige que les redressements qui y sont prévus, notamment la réintégration et l'indemnisation pour le préjudice tant matériel que moral des victimes de discrimination, soient efficaces. Or, l'objet réparateur ne pourrait être atteint si, par une interprétation étroite, un employeur n'était pas tenu responsable des actes discriminatoires de ses employés.

Du reste, comme l'intention n'est pas pertinente en matiére de discrimination, le fait que le harcèlement ait été commis A l'insu de l'employeur est sans importance sur sa responsabilité: Robichaud, précité, p. 92-94.

Il importe également de mentionner que le par. 65(1) L.c.d.p. prévoit expressément que les actes ou omissions commis par un employé ou un dirigeant dans le cadre de son emploi sont réputés avoir été commis par la personne, l'organisme ou i'association qui l'emploie. Le par. 65(2) précise les conditions a remplir de la part de l'employeur pour se libérer des obligations qui sont les siennes en vertu des actes discriminatoires commis par ses employés. L'employeur devra établir 1) que l'acte a eu lieu sans son consentement, 2) qu'il a pris toutes les mesures

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nécessaires pour l'empêcher et 3) qu'il a ensuite tenté d'en atténuer ou d'en éliminer les effets.

La preuve démontre en l'espéce que si le harcélement a eu lieu initialement sans le consentement de la direction de l'entreprise, primo celle-ci n'a pris aucune mesure pour empêcher que cela ne se produise et secundo elle n'a nullement tenté d'en atténuer ou d'en éliminer les effets une fois informée de l'existence du harcèlement exercé par l'intimé Lacroix. Le livreur Chartrand a en effet témoigné qu'il avait soulevé la question de l'existence d'une politique en matière de harcèlement sexuel chez Metro Express à une réunion où les dirigeants de l'entreprise étaient présents. La réponse qu'il a reçue était claire et nette: il n'y en avait pas et il n'était pas question d'en envisager une lors de cette réunion.

Le témoignage non contredit de la plaignante concernant les démarches qu'elle a entreprises auprés de la direction aprés sa démission, c'est que le gérant des opérations régionales (Tony Ravenda) et le président de la compagnie (William Onofre) n'ont absolument rien fait pour tenter d'éliminer le harcèlement sexuel que pratiquait leur employé Lacroix.

Aprés de nombreux appels téléphoniques et l'envoi dune lettre signalant les conditions de travail auxquelles elle avait dû se soumettre, tout ce que la plaignante a pu obtenir c'est une offre verbale de régler le tout pour une somme de 500 $. La responsabilité de l'employeur reste donc entiére en vertu de l'art. 65 L.c.d.p.

La difficulté qui se pose en l'espéce n'est donc pas de savoir

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si l'employeur est responsable du harcélement commis par l'intimé Lacroix, mais bien de déterminer 1) qui était son employeur à l'époque où ces actes discriminatoires ont été commis, c'est-à-dire en 1986, et 2) si les obligations de l'employeur de l'époque en cette matiére ont été transmises à la compagnie Loomis qui s'est portée acquéreur des actifs de Metro Express deux ans plus tard.

Pour la plaignante comme pour l'intimé Lacroix, il est certain que leur employeur, du moins l'entreprise pour laquelle il travaillait, c'était Metro Express. La preuve a toutefois révélé que cette entreprise appartenait à une compagnie à numéro, à savoir 121112 Canada Inc., dont le président s'appelle William Onofre. Cette compagnie exploitait également d'autres entreprises de courrier, notamment Capitaine Courrier. Nous en concluons donc que le véritable employeur était la compagnie 121112 qui, comme la preuve l'a démontré, existe toujours, est en régle en vertu de la Loi concernant les renseignements sur les compagnies du Québec et a pour président M. William Onofre.

La cession des actifs de l'entreprise Metro Express à Loomis a-t-elle également opéré cession des obligations légales de 121112? Sur ce point, le procureur de la Commission a plaidé qu'il y avait eu vente d'entreprise au sens de l'art. 44 du Code canadien du travail., ce qui emporte comme consequence que l'acheteur (Loomis) de ladite entreprise s'est trouvé lié par les obligations du vendeur (121112) en vertu des articles 44 à 46 et 189 C.c.t. Au cas contraire, l'acheteur était de toute façon tenu d'assumer les obligations légales du vendeur en vertu du contrat de vente puisque

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l'art. 1.(1)(a) de ce contrat stipule qu'il acquiert le droit de se présenter comme le successeur du vendeur et d'utiliser sa raison sociale (A savoir Metro Express). Par ailleurs, soutient le savant procureur, les clauses, comme l'art. 7.(4) du contrat, par lesquelles le vendeur demeure responsable de toute action en dommages intentée contre lui pour congédiement injustifié avant la date de la vente sont inopposables aux tiers et ne permettent à l'acheteur que de bénéficier d'un recours récursoire contre le vendeur éventuellement.

Le procureur de Loomis a tout d'abord admis que l'achat des actifs de Metro Express constituait une vente d'entreprise au sens de l'art. 44 C.c.t. Il a toutefois contesté avec vigueur la pertinence de cet article qui concerne la continuation dune convention collective de travail lors de la vente d'une entreprise relevant de la compétence du parlement fédéral ainsi que la compétence du présent tribunal en ce qui regarde l'application du Code canadien du travail. Selon lui, la compétence du tribunal se limite à appliquer les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne et non celles d'autres lois fédérales ou encore celles des contrats de vente privés entre compagnies.

De toute façon, poursuit-il, l'art. 44 C.c.t. ne fait que confirmer l'effet relatif des contrats lorsque, comme en l'espèce, n'y a pas de convention collective. En sorte que, la question se poser ici est la suivante: qui était l'employeur au moment où l'intimé Lacroix a harcelé la plaignante? Selon lui, il n'existe aucune preuve que Loomis était leur employeur. Au contraire, la

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preuve a démontré que Loomis ne les a jamais embauchés, qu'il n'avait acheté que certains actifs de la compagnie 121112 et qu'il n'y avait aucun lien entre Loomis et 121112 autres que des relations d'affaires relatives à la livraison de courrier. C'est donc 121112 qui était l'employeur des parties en 1986 et c'est contre elle que doit être dirigée la plainte.

Il est certain ici, et le procureur de Loomis l'a concédé, qu'il y a eu vente d'entreprise au sens de l'art. 44 C.c.t. L'examen du contrat intervenu entre 121112 et Loomis révèle qu'il y a eu transfert de l'ensemble des actifs de Metro Express, de son achalandage, de sa raison sociale et que Metro Express constituait une entreprise indentifiable et distincte de la compagnie 121112, conditions reconnues comme essentielles à la vente d'une entreprise tant au Québec (voir: U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, 1104-1106) que dans les ressorts de common law (voir: Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l'industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. é44, é7é-é77).

Dans ce contexte, Loomis a-t-elle succédé aux obligations de son vendeur à l'égard des employés de ce dernier? La question doit être examinée sous deux angles: celui des obligations contractuelles et celui de obligations délictuelles.

Sur le plan contractuel, le principe de base est le même en droit civil qu'en common law. Les contrats n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes; ils n'en ont point quant aux tiers ... stipule le Code civil du Bas-Canada à son article 1023. Selon

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Adams, précité, p. 398, At common law, privity of contract means an agreement binds only its signatories. Cette affirmation est confirmée par ARTHURS, CARTER & GLASBEEK, Labour Law and Industrial Relations in Canada, 3d ed., Kluwer & Butterworths, 1988, p. 133: Where an employer's business is sold, common law would treat the contract as terminated.

Or, c'est précisément pour déroger à ce précepte fondamental en vertu duquel on ne peut lier d'autres personnes que soi-même par contrat que le législateur québécois et le législateur canadien ont adopté des dispositions spécifiques dans leur Code du travail respectif. C'est ainsi que ces deux législateurs ont adopté chacun une disposition (l'article 45 dans les deux cas) en vertu de laquelle les obligations auxquelles est tenu l'employeur et qui découlent d'une convention collective négociée avec le syndicat sont automatiquement transférées à l'acheteur en cas d'aliénation de l'entreprise. Voir au Québec: Adam c. Daniel Roy Ltée, [1983] 1 R.C.S. 683, 688 et Bibeault, précité, p. 1112; dans un ressort de common law, voir Lester, précité, où la juge McLachlin est on ne peut plus explicite à la p. 671: A défaut de mesure législative, l'effet du transfert [d'une entreprise] est de mettre un terme à la relation entre le syndicat et l'employeur, de sorte que les employés perdent leurs droits de négociation. C'est pour résoudre ce probléme que des dispositions sur l'obligation du successeur, comme l'art. 89 de la Labour Relations Act de Terre-Neuve, ont été adoptées.

En ce qui concerne les obligations purement légales, le

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principe de base est également au méme effet en droit civil et en common law et pourrait s'énoncer ainsi: nul n'est tenu de répondre de la faute d'autrui. Les législateurs ont apporté d'importantes dérogations à ce principe. C'est ainsi que la common law (vicarious liability) comme le Code civil (art. 1054) rendent les employeurs responsables des fautes commises par leurs employés dans l'exécution de leurs fonctions.

De même, le législateur fédéral a adopté l'art. 189 C.c.t. qui prévoit, et ceci s'applique méme si les employés ne sont pas syndiqués, qu'en cas de cession d'un employeur à un autre notamment par vente, bail ou fusion - de tout ou partie de l'entreprise fédérale où elle travaille, la personne employée auprés de l'un et l'autre est, pour l'application de la préente section (Section IV: Conges annuels], réputée n'avoir pas cessé de travailler pour un seul employeur. Même si cette dérogation au droit commun est limitée aux obligations légales de l'employeur en matiére de congés annuels, le législateur à toutefois entouré l'application de cet article de conditions précises, comme par exemple l'obligation pour l'employé d'avoir travaillé de façon ininterrompu pendant au moins un an pour le premier employeur et le transfert des salariés auprés du nouvel employeur. Voir l'arrêt Bibeault, précité, p. 1108 pour l'interprétation d'une disposition analogue, à savoir l'art. 96 de la Loi sur les normes du travail du Québec.

Le fondement de ces principes fondamentaux du droit sont évidents: il serait injuste qu'une personne qui ne s'est jamais

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personnellement liée par contrat se voit forcée d'exécuter des obligations auxquelles elle n'a pas consenti comme il serait inéquitable que quelqu'un qui n'a personnellement commis aucune faute civile soit tenu responsable de celle-ci et forcé d'indemniser la victime de cette faute.

Le procureur de la Commission nous a demandés d'appliquer le Code canadien du travail ou, à défaut, de donner une interprétation large et libérale de la Loi canadienne sur les droits de la personne de façon à rendre le nouvel acquéreur de Metro Express responsable des obligations légales et contractuelles de 121112 Canada Inc.

Pour ce qui est de l'application du Code canadien du travail, il semble bien que nous n'ayons pas compétence à cet égard. Le mandat d'un tribunal des droits de la personne découle de la combinaison de plusieurs dispositions de la L.c.d.p. Ainsi, les art. 49 et 50 précisent qu'un tribunal est chargé d'examiner la plainte qui lui est présentée par la Commission des droits de la personne. Une telle plainte doit quant à elle, si on s'en rapporte aux art. 4 et 39, porter sur un acte discriminatoire, c'est-à-dire sur l'un ou l'autre des actes décrits aux art. 5 à 14 de la Loi. En d'autres termes, le mandat d'un tribunal des droits est d'appliquer sa loi habilitante. Il n'a aucune compétence en ce qui concerne l'application du Code canadien du travail qui, de toute façon, ne serait d'aucun secours à la plaignante puisque, d'une part, elle n'était pas syndiquée et que, d'autre part, elle n'avait ni travaillé un minimum de douze mois pour Metro Express ni été

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transférée au nouvel employeur.

En ce qui concerne l'interprétation large et libérale de la L.c.d.p., nous partageons évidemment l'avis qu'elle s'impose dans une telle loi dont le but est réparateur et dont le statut est quasi constitutionnel. Me Lumbu a fortement insisté sur le fait que c'est en s'inspirant de ces principes que le juge La Forest a refusé d'appliquer les régles ordinaires du droit commun de la responsabilité du fait d'autrui dans l'arrêt Robichaud, précité, pour leur substituer un principe de responsabilité plus exigeant et plus large fondé sur la L.c.d.p.

Interpréter une loi genereusement ne revient toutefois pas à y ajouter purement et simplement des normes qui ne s'y trouvent pas, surtout si elles s'avérent tout à fait exorbitantes du droit commun. C'est ainsi que, pour écarter l'application des régles ordinaires de la responsabilité du fait d'autrui en matière délictuelle, le juge La Forest a dû rechercher dans la Loi un fondement à l'élargissement des règles de responsabilité de l'employeur a l'égard des actes discriminatoires commis par ses employés. C'est en examinant l'art. 41 L.c.d.p. (devenu l'art. 53) qui prévoit en particulier l'obligation de réintégrer un employé et en gardant à l'esprit l'impératif d'assurer l'efficacité des redressements soigneusement conçus par le législateur que le juge La Forest en est venu à la conclusion qu'un employeur doit être tenu responsable de tous les actes discriminatoires commis par ses employés dans le cadre de leur emploi, par opposition aux seuls actes qui font partie leurs fonctions à proprement parler comme le

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veut la règle ordinaire de responsabilité, la vicarious liability de common law. Le juge La Forest n'a donc pas inventé un principe de responsabilité de toute pièce sans égard aux dispositions de la Loi.

Nous ne voyons pas en vertu de quelles dispositions il nous serait possible d'interpréter la Loi comme rendant un employeur subséquent responsable des actes discriminatoires commis par un employeur antérieur.

Ceci est encore plus difficile à envisager dans un cas comme en l'espéce où les employés concernés, a savoir la plaignante et l'intimé Lacroix, n'étaient même plus à l'emploi de l'entreprise lorsque celle-ci fut cédée à l'acheteur.

Toutes les dispositions de la Loi en matiére de redressements traitent de la responsabilité de l'employeur. L'art. 65 notamment qui élargit cette responsabilité par la création dune présomption, stipule bien que les actes discriminatoires faits par un employé sont réputés avoir été commis par la personne, l'organisme ou l'association qui l'emploie. or, en l'espéce, la preuve est sans faille: la plaignante n'a jamais été à l'emploi de Loomis et cette dernière a acquis l'entreprise Metro Express beaucoup plus tard, soit environ deux ans aprés le harcélement reproché.

Cela ne signifie pas toutefois que l'employeur subséquent ne sera jamais responsable des actes discriminatoires commis par les employés de l'employeur précédent. Ainsi, par exemple, si la vente d'une entreprise n'était qu'une opération factice entre deux compagnies ayant d'importants liens entre elles, comme des dirigeants ou des actionnaires communs, il va sans dire que

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l'utilisation d'un tel subterfuge destinée à éviter l'application de la Loi irait directement à l'encontre de celle-ci et, pour cette raison même, ne devrait pas être acceptée pour écarter la responsabilité de l'employeur subséquent. Voir par ex.: Lester, précité et Kearns c. P. Dickson Trucking Ltd, Trib. can. droits pers., 5 juillet 1988.

En l'espéce, la preuve est encore une fois trés nette: il n'y a aucun lien de droit entre l'ancien employeur (121112) et Loomis qui a acquis l'entreprise Metro Express subséquemment. Il ne peut donc y avoir de lien de droit entre Loomis et la plaignante. Il faut par conséquent en conclure que Loomis n'est pas partie intéressée dans le présent litige et qu'aucune responsabilité ne peut lui être imputée pour les actes commis par l'intimé Lacroix.

C) Les dommages

1. Les dommages matériels

En ce qui concerne les dommages matériels, l'al. 53(2)c) L.c.d.p. stipule que le tribunal a le pouvoir d'ordonner à la personne trouvée coupable d'un acte disriminatoire d'indemniser la vitime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte.

La Cour d'appel fédérale a eu récemment l'occasion de fixer les principes qui doivent nous guider à ce sujet dans l'arrêt Procureur-général du Canada c. Morgan (4 nov- 1991, inédit). Bien que les juges Marceau et MacGuigan aient divergé d'opinion sur plusieurs points et que cela ait provoqué la dissidence de ce

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dernier, il y a eu unanimité sur le principe que seules les pertes matérielles qui découlent directement de l'acte discriminatoire peuvent faire l'objet dune indemnisation. En d'autres termes, il doit y avoir un lien causal clair entre l'indemnité accordée et l'acte discriminatoire. En conséquence, un tribunal se voit dans l'obligation de fixer une limite à la période d'indemnisation.

En l'espèce, la plaignante a travaillé chez l'intimée Metro Express du 9 avril au 10 septembre 1986, c'est-à-dire pendant approximativement cinq mois. Elle y a travaillé six ou sept semaines à temps plein au début, au salaire hebdomadaire d'environ 220 $ (savoir 5.50 $/heure X 40 heures). Elle a été licenciée pendant une semaine pour des fins de réorganisation au mois de mai, puis réembauchée à temps partiel. Elle faisait alors environ 20 heures de travail par semaine au méme taux horaire, pour un salaire hebdomadaire d'environ 110 %.

Comme la plaignante a reçu pendant un an des prestations d'assurance- chômage d'environ 100 $ par semaine lorsqu'elle n'avait pas d'emploi, les dommages matériels qui découlent du harcélement dont elle a été victime se limitent à la période de carence d'environ un mois et demi à laquelle la Commission de l'assurance chômage l'assujettie parce qu'elle avait volontairement quitté son emploi.

Les dommages matériels de la plaignante pour pertes de salaire se limitent donc à cette période et s'élévent à une somme de 660 $, savoir 110 $/semaine X 6 semaines.

En ce qui concerne les intérêts, il ressort de l'arrét Morgan,

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précité, que le tribunal a discrétion tant sur leur octroi que sur le taux applicable, encore que le taux de la Banque du Canada semble devoir être la norme. De plus, si des intérêts sont accordés, il doit normalement s'agir d'intérêts simples, non d'intérêts composés, sauf circonstances exceptionnelles.

Nous sommes d'avis que la plaignante, en l'espèce, a droit, pour être pleinement indemnisée des pertes matérielles subies par l'acte discriminatoire dont elle a été victime, aux intérêts sur la somme de 660 $ au taux de la Banque du Canada, lesquels doivent être calculés à compter du jour où elle a commencé à toucher des prestations d'assurance-chémage. A défaut de preuve précise concernant cette date, nous la fixons ici au 1er novembre 1986.

2. Les dommages moraux

Pour ce qui est des dommages moraux découlant du préjudice psychologique infligé à une victime de harcélement sexuel et qui sont prévus à l'al. 53(3)b) L.c.d.p., les critères à appliquer pour évaluer lesdits dommages ont été énoncés en 1982 par Peter A. Cumming dans une affaire ontarienne qui fait autorité depuis: Torres c. Royalty Kitchenware Ltd, (1982) 3 C.H.R.R. D/858, par. 7758. Il faut tenir compte de la nature du harcèlement (verbal ou physique), du degré d'insistance ou de contacts physiques, de la durée du harcèlement, de la fréquence des gestes posés, de l'age de la victime, de sa vulnérabilité ainsi que de l'impact psychologique du harcélement sur elle.

En l'espéce, la plaignante a été victime pendant trois mois de

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harcèlement à la fois verbal et physique continu. Elle était très vulnérable en raison du fait de son jeune age, du fait qu'il s'agissait de son premier emploi et qu'elle voulait protéger celui de son fiancé qui travaillait au même endroit. L'intimé Lacroix se trouvait en situation de pouvoir et a clairement abusé de ce dernier au détriment de son employée.

En ce qui concerne l'impact psychologique du harcélement sur la plaignante, celle-ci a témoigné du fait que depuis cette expérience pénible, sa conduite sociale est perturbée en ce sens qu'elle ne sait plus comment se comporter en presence d'autres hommes, qu'elle a perdu confiance en elle-meme, ce qui fait qu'elle a mis beaucoup de temps à se trouver un autre emploi après son départ de chez Metro Express et qu'elle n'ose plus aller dans les magasins seule le soir par peur d'être agressee.

Considérant l'ensemble de ces éléments, nous estimons que la plaignante a droit a une indemnité au montant de 2000 $ pour dommages moraux avec intéréts depuis la date de son départ de chez Metro Express. L'examen de la jurisprudence des trois derniéres années (nous avons relevé une quinzaine de décisions) en ce qui concerne les dommages moraux accordés en matiére de harcélement sexuel démontre en effet que les tribunaux des droits de la personne, aprés avoir soupesé les divers éléments de fait reliés aux critéres énoncés dans l'arrêt Torres, accorde généralement entre 1000 $ et 2500 $ pour des actes de harcèlement semblables à ceux dont a été victime la plaignante en l'espèce. La somme de 2000 $, compte tenu de toutes les circonstances en l'espéce, nous

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parait donc appropriée.

En conséquence, nous condamnons conjointement et solidairement les intimés Régent Lacroix et 121112 Canada Inc. à payer CA la plaignante:

  1. la somme de 660 $ à titre de dommages matériels pour pertes de salaire, avec intérêts depuis le 1er novembre 1986 au taux fixé par la Banque du Canada à cette dernière date;
  2. la somme de 2000 $ à titre de dommages moraux pour le préjudice psychologique subi, avec intérêts depuis le 11 septembre 1986 au taux fixé par la Banque du Canada à cette dernière date.

Par ailleurs, le procureur de Loomis s'est objecté au cours des procédures a la production de certaines parties du contrat intervenu le 5 mai 1988 entre 121112 Canada Inc. et Loomis concernant la vente des actifs de Metro Express pour des raisons de confidentialité ou de secret commercial. Nous ne nous sommes pas rendus a son objection, estimant qu'il nous fallait pouvoir consulter l'ensemble du contrat pour prendre une décision éclairée. Nous avons néanmoins ordonné que les pages 30 a 36 dudit contrat (pièce I-7) ne soient pas rendues publiques et que leur consultation soit limitée aux membres du tribunal ainsi qu'aux procureurs au dossier. Cette ordonnance est maintenue.

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Ce 12e jour de juin 1992.

Daniel Proulx, président Marie-Ange Alcindor-Coulange - membre

Jean-Pierre Ménard - membre

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