Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

PHYLLIS P. McAVINN

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

STRAIT CROSSING BRIDGE LIMITED

l'intimée

MOTIFS DE DÉCISION

D.T. 13/01

2001/11/15

MEMBRE INSTRUCTEUR : Pierre Deschamps, président

TRADUCTION

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION

II. CONTEXTE

III. PLAINTE

IV. LA LOI

V. ANALYSE

VI. MESURES DE REDRESSEMENT

V1I. ORDONNANCE

I. INTRODUCTION

[1] En l'espèce, la plaignante, Mme Phyllis McAvinn, allègue avoir fait l'objet d'une discrimination fondée sur le sexe, en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi). Plus particulièrement, la plaignante allègue qu'elle n'a pas été embauchée en 1997 comme patrouilleur du Pont de la Confédération parce qu'elle était une femme.

II. CONTEXTE

[2] Mme Phyllis McAvinn est née à Summerside (l'Île-du-Prince-Édouard). Elle a obtenu son diplôme d'études secondaires en 1985. En juillet 1985, elle a commencé à travailler au service de traversier de Marine Atlantique, le plus grand employeur de la région de Borden-Carleton à l'Île-du-Prince-Édouard. Elle a travaillé pendant près de 12 années chez Marine Atlantique, où elle a occupé divers postes : troisième cuisinière, deuxième cuisinière, serveuse, caissière, adjointe à la salle des machines, femme de pont et matelot 3e classe (sans spécialité) (pièces C-1 et C-2).

[3] En 1993, on a annoncé la construction d'un pont reliant l'Île-du-Prince-Édouard au continent. Diverses entités ont participé au projet du Pont de la Confédération : Strait Crossing Development Inc. (SCDI), l'entrepreneur initial, Strait Crossing Joint Venture (SCJV), la société chargée de la construction du pont, Strait Crossing Bridge Limited (SCBL), la société qui devait être chargée d'exploiter le pont après sa construction et, enfin, les trois actionnaires de ces sociétés, soit Strait Crossing Inc. (SCI), G.T.M.I. (Canada) Inc. et Ballast Needham Canada Limited (pièce R-15).

[4] L'aménagement d'un pont reliant l'Île-du-Prince-Édouard au continent s'est traduit par la disparition du service de traversier et la mise à pied de quelque 600 travailleurs. La fermeture du service de traversier signifiait qu'environ 600 personnes risquaient de perdre leur emploi en même temps et que la grande majorité d'entre eux seraient à la recherche d'emploi.

[5] À l'instar de beaucoup d'autres employés de Marine Atlantique, Mme McAvinn ne croyait pas au début que le projet de raccordement permanent se concrétiserait et que le service de traversier serait démantelé. Ce n'est que lorsqu'elle a vu le pont prendre forme en 1995 que Mme McAvinn a commencé à se rendre compte qu'elle allait perdre son emploi, une fois les travaux de construction terminés.

[6] En vertu de l'entente sur les retombées régionales du Projet de raccordement dans le détroit de Northumberland, qui a été signée le 7 octobre 1993 par SCDI, SCI, Northern Construction Company Ltd., G.T.M.I. (Canada) Inc. et le gouvernement du Canada, les employés de Marine Atlantique bénéficiaient d'un droit de premier refus en ce qui concerne les occasions d'emploi au Pont de la Confédération. La clause XV de l'entente (pièce R-1) se lit comme suit :

[Traduction]

Accorder, pour tous les emplois permanents liés à l'exploitation de l'ouvrage, le droit de premier refus aux employés de Marine Atlantique Inc. dont l'emploi deviendra excédentaire par suite de la mise en exploitation de l'ouvrage, pourvu que ces employés possèdent les compétences nécessaires pour occuper les postes offerts ou puissent les acquérir en recevant une formation.

[7] À titre d'employée de Marine Atlantique depuis 1985, Mme McAvinn était visée par l'entente et avait droit à un traitement préférentiel dans l'embauchage à la SCBL.

[8] Afin de conseiller ses employés qui devaient perdre leur emploi, Marine Atlantique a mis sur pied en 1993 un comité de transition. Ce comité était formé de représentants de Marine Atlantique, des différents syndicats représentant les employés de Marine Atlantique et du gouvernement du Canada. Il avait pour mandat d'examiner les possibilités de placement professionnel des employés de Marine Atlantique qui allaient être déplacés incessamment. La SCBL n'était pas représentée au comité, mais certains représentants de la compagnie ont été invités à assister à certaines réunions du comité à des fins d'information.

[9] En outre, Marine Atlantique a fourni à ses employés la possibilité de se recycler dans un domaine de leur choix. Les employés désireux de s'absenter du travail devaient obtenir au préalable l'autorisation de la compagnie. Dans le cadre du programme de recyclage, Marine Atlantique assumait les frais de scolarité, qui étaient imposables. Les employés de Marine Atlantique qui suivaient des cours de recyclage recevaient jusqu'à 80 p. 100 de leur salaire, dont une partie sous forme de prestations d'assurance-emploi.

[10] Mme McAvinn a affirmé dans son témoignage qu'au printemps ou à l'été de 1996, elle est allée voir M. Richard Gillis chez Marine Atlantique. Il ressort de la preuve que M. Gillis, qui, selon Mme McAvinn, travaillait à DRHC, était chez Marine Atlantique la personne chargée d'orienter les employés de la compagnie vers de nouveaux emplois.

[11] Au cours de son témoignage, Mme McAvinn a dit lui avoir demandé s'il y avait des possibilités d'emploi au pont. M. Gillis a énuméré les emplois inscrits sur sa liste. Mme McAvinn a déclaré dans son témoignage que, lorsqu'il a mentionné le poste de patrouilleur, elle lui a clairement indiqué que c'était l'emploi qu'elle voulait. Selon Mme McAvinn, M. Gillis lui aurait dit qu'il fallait qu'elle aille à l'école, et plus précisément qu'elle suive le cours Loi et sécurité au Collège Holland (pièce C-5).

[12] En juillet 1996, Mme McAvinn, après avoir obtenu l'autorisation de Marine Atlantique, s'est inscrite au cours Loi et sécurité du Collège Holland en vue de la session d'automne. Il ressort du témoignage de Mme McAvinn que certains employés de Marine Atlantique qui voulaient suivre le cours à l'automne de 1996 n'ont pas pu le faire, étant donné que la compagnie ne leur avait pas accordé de congé ou n'était pas disposée à le faire. Cela semble avoir été le cas des plongeurs à l'emploi de Marine Atlantique. Mme McAvinn a affirmé que, pour sa part, elle n'avait eu aucun problème à obtenir de Marine Atlantique le congé nécessaire pour fréquenter le Collège Holland.

[13] La preuve a démontré qu'en septembre 1996, Mme McAvinn a commencé à suivre au Collège Holland le cours Loi et sécurité d'une durée de vingt-six semaines. Selon Mme McAvinn, quarante-huit étudiants étaient inscrits au cours, dont beaucoup de femmes. Sept d'entre eux étaient des employés de Marine Atlantique. Il y avait Kevin Praught, Les Thomas, Leigh MacKey, Jamie Hagan, John Profit, Andrew Noonan et elle-même. Le cours était considéré comme très exigeant du point de vue physique et scolaire.

[14] Du fait que seulement sept employés de Marine Atlantique suivaient le cours Loi et sécurité, Mme McAvinn et ses collègues estimaient qu'ils avaient une très bonne chance d'obtenir un poste de patrouilleur au Pont de la Confédération. Mme McAvinn a indiqué qu'elle ne savait pas à l'époque combien il y aurait de postes de patrouilleur.

[15] La preuve a révélé que le cours Loi et sécurité du Collège Holland portait sur une grande variété de sujets, notamment la surveillance et la sûreté aéroportuaire, la protection des biens, le Code criminel, la formation au tir, l'usage d'aérosol au gaz poivré, l'entraînement au bâton, l'usage des menottes, le menottage rapide, les tactiques défensives, la façon de traiter avec des personnes difficiles, le judo verbal, les tentatives de suicide, les alertes à la bombe, les premiers soins, le droit, les ressources humaines, le contrôle des armes, l'autodéfense, les tactiques de surveillance, la prise de notes efficace, les matières dangereuses, les fiches signalétiques du lieu de travail et les techniques de communication.

[16] Mme McAvinn a déclaré qu'elle avait également suivi au Collège Holland un cours de rédaction de rapports. Selon son témoignage, ce cours portait notamment sur les rapports d'accident ou d'incident et les notes de service. Elle a également affirmé qu'on lui avait enseigné dans ce cours comment rédiger un rapport et prendre des notes (heures, dates, faits, etc.).

[17] La preuve a révélé qu'en octobre 1996, l'instructeur chargé du cours Loi et sécurité a invité M. Dave Holmes, un ex-agent de la GRC, à prononcer une conférence au Collège Holland.

[18] Le 1er avril 1994, M. Holmes était entré en fonction à la SCJV à titre de gestionnaire de la sécurité. En fait, il avait d'abord été embauché par la SCI, qui l'a ensuite détaché auprès de la SCJV. D'après son témoignage, il n'a jamais été un employé de la SCBL et n'a à aucun moment été mêlé à l'exploitation du pont, à l'embauche des patrouilleurs, à l'affichage des postes ou aux processus d'entrevue ou de sélection à la SCBL.

[19] Lorsqu'il s'est rendu au Collège Holland, en octobre 1996, M. Holmes a été informé du fait que, en plus des étudiants réguliers suivant le cours, il y avait quelques employés de Marine Atlantique.

[20] Selon le témoignage de M. Holmes, on présumait, en octobre 1996, qu'un service policier serait mis sur pied pour assurer la surveillance du pont. M. Holmes a indiqué qu'il n'était pas à l'époque personnellement au courant des discussions quant au type de fonctions à exécuter. Ce n'est que vers la fin de décembre 1996 qu'il a appris que la surveillance policière du pont relèverait de la GRC.

[21] Par conséquent, étant donné qu'on présumait, en octobre 1996, qu'un service de police serait créé pour assurer la surveillance au pont, M. Holmes a indiqué aux étudiants que quiconque souhaitait obtenir un poste au sein de ce service aurait avantage à suivre le cours Loi et sécurité ou le cours de l'école de police (Police Academy). Selon Mme McAvinn, M. Holmes a dit aux étudiants que ceux qui étaient désireux de travailler comme patrouilleur du pont devaient suivre le cours Loi et sécurité. M. Jamie Hagan, qui était présent lors de la conférence donnée par M. Holmes dans le cadre du cours Loi et sécurité, a corroboré cette allégation de Mme McAvinn.

[22] Que M. Holmes ait fait ou non une telle déclaration, il convient de noter qu'au moment de sa visite au Collège Holland, la description du poste de patrouilleur du pont n'avait pas encore été rédigée. En fait, elle n'a été rédigée qu'en janvier 1997. En outre, il y a lieu de souligner que tous présumaient à l'époque qu'il incomberait aux éventuels patrouilleurs du pont d'assurer à la fois la surveillance policière et le maintien de la sécurité sur le Pont de la Confédération. Ce scénario ne s'est pas concrétisé. Par conséquent, on ne peut se rabattre sur la déclaration de M. Holmes pour prouver que le cours Loi et sécurité était une exigence pour obtenir un poste de patrouilleur du pont.

[23] Le 22 mars 1997, Mme McAvinn a obtenu son diplôme du Collège Holland. La date limite pour poser sa candidature au poste de patrouilleur du pont était le 27 mars 1997. Mme McAvinn a envoyé sa demande le 25 mars 1997 (pièce C-8). Elle a indiqué que le seul poste qu'elle avait postulé en mars 1997 était celui de patrouilleur du pont à la SCBL.

[24] Selon le témoignage de Mme McAvinn, c'est sa fille qui a dactylographié sa demande, mais c'est elle qui lui a indiqué quels renseignements y inclure. Mme McAvinn a annexé au formulaire de demande son curriculum vitæ. Le formulaire de demande et le curriculum vitæ ont été déposés chez SCI. Toutefois, Mme McAvinn a omis d'y annexer les lettres de références qu'elle avait obtenues par le passé (pièces C-9 à C-14).

[25] La preuve a démontré que la SCBL a reçu 243 demandes au total et qu'il y avait environ 35 postes à combler, dont neuf postes de patrouilleur du pont (huit postes à temps plein et un à temps partiel).

[26] La preuve a révélé, en outre, que les personnes désireuses de travailler à la SCBL pouvaient postuler plusieurs postes (pièce HR-7). Par ailleurs, la preuve a démontré que certaines personnes qui avaient posé leur candidature à un poste ont été nommées à un autre poste. Pour ce qui est de Mme McAvinn, la preuve a indiqué qu'elle n'a postulé qu'un poste, celui de patrouilleur.

[27] D'après la preuve, toutes les personnes qui avaient présenté une demande ont été invitées à une entrevue, après quoi certaines d'entre elles ont été convoquées à une deuxième entrevue.

[28] Le 22 mars 1997, avant que les entrevues soient menées, des dispositions ont été prises pour que tous les candidats qui seraient retenus pour le poste de patrouilleur et qui n'auraient pas la formation voulue reçoivent un complément de formation à l'école de justice (School of Justice) du Collège Holland. D'après la preuve, la SCBL a pris des dispositions pour que soit donné un cours abrégé de secourisme opérationnel, un cours sur le SIMDUT (Système d'information sur les matières dangereuses utilisées au travail) et les matières dangereuses et un cours sur la façon de traiter avec des personnes handicapées.

[29] Mme McAvinn a d'abord été interviewée par M. John Forgeron. L'entrevue a eu lieu au bureau de M. Forgeron dans l'édifice de la construction de la SCJV le ou vers le 1er avril 1997. Selon Mme McAvinn, l'entrevue a duré de 10 à 15 minutes.

[30] La preuve a révélé que la SCI a embauché M. Forgeron comme gestionnaire des ressources humaines en janvier 1994. À ce titre, il était chargé de toutes les fonctions en matière de relations humaines durant les travaux de construction du Pont de la Confédération. À l'époque, il justifiait de 20 à 25 années d'expérience dans le domaine des ressources humaines. En 1997, la SCI a détaché M. Forgeron auprès de la SCBL pour aider au processus de sélection des employés.

[31] Dans son témoignage, M. Forgeron a dit n'avoir jamais participé ni à l'évaluation des besoins en personnel liés à l'exploitation du pont, ni à la détermination des divers postes d'exploitation qu'il faudrait créer, ni au processus de description des postes. Il n'a pris part qu'au processus d'entrevue visant à doter les postes.

[32] Le compte rendu que Mme McAvinn a rédigé en mai 1997, peu après avoir été informée que la SCBL ne l'embaucherait pas comme patrouilleur, décrit bien ce qui s'est passé lors de la première entrevue (pièce C-22). Il n'y a pas eu vraiment de divergences entre son témoignage et ce compte rendu. En fait, l'exactitude de son compte rendu de l'entrevue n'a jamais été contestée ni remise en question.

[33] Dans son compte rendu, Mme McAvinn décrit comme suit le déroulement de l'entrevue :

[Traduction]

J'ai d'abord été interviewée par M. Forgeron. Il m'a posé beaucoup de questions. Il m'a demandé si j'aimais le cours Loi et sécurité. J'ai répondu que le cours me plaisait vraiment. Je lui ai dit que j'avais omis d'annexer mes lettres de références à mon curriculum vitæ et je lui ai demandé s'il voulait les avoir. Il a répondu : Non, après tout, vous ne me donneriez pas une mauvaise lettre de références à votre sujet. Nous avons tous les deux éclaté de rire. Je lui ai dit : Vous avez sans doute raison. Toutefois, les lettres de références sont parfois scellées. J'ai vu des patrons fournir à des employeurs éventuels de telles lettres, de sorte qu'il était impossible de savoir s'il s'agissait de bonnes ou de mauvaises références. Il a souri et répondu : Non, ça va. Je tenterai de faire mes vérifications par téléphone.

Je lui ai expliqué que j'avais inscrit dans ma demande que je serais disponible pour travailler en mai mais que, finalement, je ne le serais pas avant mon dernier jour de travail chez Marine Atlantique à la fin de mai. Autrement, je perdrais mes avantages de départ. Il m'a dit de ne pas me préoccuper de cela, étant donné que Strait Crossing et Marine Atlantique travaillaient de concert. Il a également affirmé que cela ne me toucherait pas.

Il m'a demandé quelles étaient selon moi mes lacunes. J'ai répondu que c'était l'informatique. Je lui ai expliqué que je m'étais mise à l'informatique seulement cette année et que je n'étais pas particulièrement à l'aise avec les ordinateurs. Il m'a dit que cela ne serait pas pour eux un problème, puis il m'a demandé : Quelle serait selon vous l'une de vos grandes qualités? J'ai répondu que j'étais une bonne travailleuse et une personne franche. J'ai ajouté : Je ne sais pas si c'est toujours bon d'être franc, mais je suis honnête. M. Forgeron a alors répondu : Il n'y a rien de mal à cela. Il m'a ensuite demandé si j'étais bilingue, ce à quoi j'ai répondu Non. Il a dit que, de toute façon, ce n'était pas une exigence. Il m'a demandé si j'avais des questions. J'ai demandé combien d'heures par jour on travaillerait? Il a répondu que la journée de travail compterait huit ou douze heures. Il a dit ne pas vraiment savoir quel serait l'horaire quotidien.

Il a expliqué en quoi consistait le régime d'assurance-maladie. Essentiellement, il s'agit d'un régime qui s'applique à chaque employé. Il m'a dit que le taux de rémunération serait de l'ordre de 10,30 $ l'heure. Il m'a demandé si cela posait problème. Je lui ai répondu : Non, ce n'est pas un problème.

M. Forgeron s'est levé. Il m'a dit qu'il était heureux de m'avoir rencontrée et qu'il avait beaucoup de gens à interviewer. Je l'ai remercié de son temps et de l'entrevue. Je lui ai demandé quand ils seraient en mesure de me dire quand j'allais être embauchée. Il s'est mis à rire, puis il m'a dit : Oh, vous allez être embauchée pensez-vous? J'ai ri et j'ai dit : Bien oui. Il a pouffé à rire et a dit : Je ne sais pas dans votre cas. Il m'a raccompagnée jusqu'à la porte du bureau, puis jusqu'au bout du corridor. (Texte intégral)

[34] En contre-interrogatoire, Mme McAvinn a reconnu que la première entrevue avait été brève et sans formalité et s'était déroulée dans une ambiance détendue et décontractée; elle a également admis qu'on ne lui avait posé au cours de cette entrevue aucune question au sujet du fait qu'elle aurait à travailler seule ou qu'elle aurait à travailler seule la nuit, du travail par postes, du fait qu'elle était une femme ou de la possibilité qu'elle ne puisse pas faire le travail parce qu'elle était une femme; elle a également affirmé qu'à la première entrevue, elle n'était ni nerveuse ni anxieuse et qu'elle se sentait confiante.

[35] La preuve a révélé qu'après la première série d'entrevues, M. Forgeron a dressé la liste des candidats qui seraient soumis à une deuxième entrevue, puis l'a envoyée à M. John Francis, directeur général de la SCBL, afin qu'il puisse amorcer la deuxième série d'entrevues. Le nom de Mme McAvinn ne figurait pas sur cette liste, mais elle a quand même été convoquée à la deuxième entrevue. C'est dans le témoignage de M. Francis que l'on trouve l'explication de ce revirement de situation.

[36] Dans son témoignage, M. Francis a affirmé que le nom de Mme McAvinn lui avait été soumis après la première entrevue par Mme Sharon Murphy, qui, à l'instar de M. Forgeron, avait interviewé un certain nombre de candidats. M. Francis a examiné le curriculum vitæ de Mme McAvinn en compagnie de Mme Murphy, puis a demandé à cette dernière d'inviter Mme McAvinn à la deuxième série d'entrevues. Selon M. Francis, Mme Shona Wilson a ensuite fixé un rendez-vous à Mme McAvinn pour la deuxième entrevue. Pour sa part, M. Forgeron a dit ne pas avoir participé aux discussions et à la décision de convoquer Mme McAvinn à la deuxième entrevue.

[37] Dans son témoignage, M. Francis a dit avoir insisté pour que Mme McAvinn soit soumise à une deuxième entrevue parce qu'elle avait terminé avec succès le cours Loi et sécurité. Il a dit qu'elle méritait une deuxième entrevue, même s'il ne la connaissait pas personnellement, bien qu'il ait entendu son nom auparavant et qu'il l'ait peut-être croisée au Collège Holland le jour de la remise des diplômes.

[38] Durant son témoignage, M. Francis a indiqué qu'au moment où il a demandé que Mme McAvinn soit convoquée à la deuxième entrevue, on ne lui avait donné aucune raison justifiant le rejet de sa candidature. Il a également affirmé qu'il n'avait pas demandé à M. Forgeron pourquoi Mme McAvinn n'avait pas été recommandée en vue de la deuxième entrevue, indiquant qu'il avait confiance en son équipe.

[39] La preuve a révélé que M. Francis n'est pas intervenu seulement dans le cas de Mme McAvinn. Il est intervenu également en faveur de M. John Profit, qui avait été interviewé par Mme Murphy. M. Profit n'avait pas été recommandé en vue de la deuxième entrevue. Comme il avait suivi le cours Loi et sécurité, M. Francis jugeait qu'il devrait être convoqué lui aussi à la deuxième entrevue.

[40] Selon Mme Murphy, le nombre de candidats, au moment de la deuxième série d'entrevues, avait été réduit à 100. Elle a affirmé dans son témoignage que deux jurys de sélection avaient été mis sur pied. Lors de sa deuxième entrevue, Mme McAvinn s'est présentée devant un jury composé de M. John Forgeron, le même John Forgeron qui avait mené la première entrevue, M. Arnold Wood, qui présidait le jury, et M. Jacques Verrette. L'autre jury, qui s'était vu confier le domaine des finances et de l'administration, était présidé par M. Michel Le Chasseur, qui était secondé dans sa tâche par Mme Murphy.

[41] Au moment de sa deuxième entrevue, Mme McAvinn ne savait pas et n'avait pas été informée qu'elle ne s'était pas avérée à la hauteur pour se rendre à la deuxième entrevue. M. Francis a affirmé qu'il ne l'avait jamais dit à Mme McAvinn et que rien ne lui permettait de croire que quelqu'un d'autre lui avait dit. Le Tribunal est d'avis qu'on n'a jamais dit ni indiqué à Mme McAvinn qu'elle avait échoué sa première entrevue.

[42] M. Wood est un ingénieur civil, qui a été engagé en 1995 par la SCI et qui a par la suite été détaché auprès de la SCJV. Au début de 1997, il a postulé le poste de gestionnaire, entretien et patrouille, à la SCBL. Il s'est vu offrir le poste et l'a accepté vers la fin de février ou au début de mars 1997.

[43] À titre de gestionnaire, entretien et patrouille, à la SCBL, M. Wood était responsable de l'entretien saisonnier ou régulier du pont, de la surveillance des employés préposés à l'entretien, des inspections à long terme du pont, du déneigement et de la tonte des pelouses. Il était également responsable d'établir des procédures à l'intention des patrouilleurs. Une fois embauchés, les patrouilleurs, de même que les employés préposés à l'entretien, relèveraient directement de lui.

[44] Dans son témoignage, M. Wood a indiqué qu'après avoir été embauché, il avait travaillé avec Jacques Verrette à définir les fonctions du poste de patrouilleur (pièce R-13), à déterminer combien de personnes il faudrait recruter, compte tenu des cycles des postes, de l'horaire de travail des employés, etc. M. Wood a également indiqué qu'il n'avait rien eu à voir avec la planification des opérations ou les préparatifs en vue de l'exploitation du pont, la définition des activités professionnelles, la planification en personnel et l'établissement des descriptions de poste.

[45] M. Verrette est un ingénieur civil à l'emploi de Janin Ltée qui était détaché auprès de la SCBL en 1996. Alors qu'il travaillait à la SCBL, il est devenu membre du comité chargé d'élaborer le manuel d'exploitation et d'entretien du Pont de la Confédération. À titre de membre du comité, il a participé, au début de 1997, à la rédaction des descriptions de poste déposées en preuve (pièce HR-5). Il a également contribué à définir les besoins en personnel. Dans son témoignage, M. Verrette a déclaré qu'il n'avait pas été mêlé à la réception ou à l'examen des demandes d'emploi.

[46] Le jury de sélection présidé par M. Wood a interviewé tous les candidats qui avaient manifesté de l'intérêt pour les postes qui relèveraient de lui, notamment ceux de patrouilleur, d'ouvrier qualifié/chauffeur et d'électricien/mécanicien. Au dire de M. Wood, les entrevues, dont la durée prévue était d'une demi-heure, se sont déroulées de façon très informelle. Selon le témoignage de M. Wood, le jury a interviewé de 50 à 60 personnes en avril 1997 au cours d'une période de deux à trois jours.

[47] La preuve a révélé que chaque jury a reçu une copie du formulaire de demande de chaque candidat et de son curriculum vitæ, s'il y en avait un. De plus, chaque jury s'est vu remettre les Lignes directrices modèles concernant la conduite des entrevues (pièce R-12), la description du poste de patrouilleur (pièce C-3), les descriptions des autres postes, la description du quart de travail typique d'un patrouilleur (pièce R-13), le calendrier des entrevues et, dans certains cas, un résumé d'une page qui décrivait les compétences de chaque candidat et qui était fondé sur le processus de présélection (pièce HR-3).

[48] Lors de son témoignage, M. Wood a précisé que la deuxième série d'entrevues visait à déterminer le bon jumelage, c'est-à-dire à trouver des individus ayant la personnalité et les qualités personnelles nécessaires pour constituer une bonne équipe de travail. Il a également déclaré qu'il avait personnellement à cœur, au cours de la deuxième série d'entrevues, de trouver les bonnes personnes ayant la personnalité voulue, étant donné que les patrouilleurs seraient en contact avec le public. Par conséquent, selon M. Wood, l'entrevue visait à évaluer la personnalité et les aptitudes de chaque candidat en fonction des tâches du patrouilleur. Par conséquent, on prévoyait donner aux personnes qui n'avaient pas toutes les compétences voulues le complément de formation nécessaire (secourisme opérationnel, SIMDUT, etc.) pour leur permettre d'acquérir ces compétences.

[49] Interrogé au sujet de ce qu'il recherchait lors de la deuxième série d'entrevues, M. Forgeron a répondu que, pour sa part, il était en quête de personnes capables de penser vite et bien, d'acquérir une formation, de communiquer et de faire face aux situations qui pourraient survenir.

[50] Pour sa part, M. Verrette a indiqué que, pour le poste de patrouilleur, il était en quête d'individus ayant toutes les aptitudes voulues pour remplir les fonctions, notamment une certaine connaissance des matières dangereuses et des aspects en sûreté et sécurité. Il a ajouté que le jury était à la recherche de personnes capables de travailler seules sur le pont le jour, la nuit ou le week-end. Enfin, il a affirmé que le jury souhaitait trouver des gens capables d'établir les rapports de poste ou d'accident quotidiens ou d'aider l'équipe d'entretien ainsi que des individus ayant des connaissances de base en mécanique de façon à offrir un bon service aux clients. De l'avis de M. Verrette, la chose la plus importante était de trouver des gens capables de bien représenter la SCBL.

[51] Selon Mme McAvinn, sa deuxième entrevue a eu lieu au milieu d'avril 1997 à l'endroit où s'était tenue sa première entrevue, c'est-à-dire à l'édifice de construction de la SCJV, mais dans un autre bureau. Dans son témoignage, M. Forgeron a précisé que la durée prévue des entrevues était d'une heure mais que celles-ci avaient duré, en fait, de 30 à 60 minutes. D'après le témoignage de Mme McAvinn, son entrevue a duré une dizaine de minutes. M. Forgeron a affirmé que plus de 15 candidats avaient été interviewés pour le poste de patrouilleur. Mme McAvinn a été la seule femme interviewée pour ce poste.

[52] Mme McAvinn a clairement décrit le déroulement de sa deuxième entrevue dans le compte rendu qu'elle a rédigé en mai 1997, peu après avoir appris qu'elle n'avait pas été embauchée (pièce C-22). Il n'y a pas vraiment de divergences entre le témoignage qu'elle a rendu lors de l'interrogatoire principal et son compte rendu écrit, dont l'intimée n'a jamais contesté l'exactitude. Le compte rendu de la deuxième entrevue de Mme McAvinn se lit comme suit :

[Traduction]

M. John Forgerone m'a interviewée en compagnie de deux autres hommes, MM. Arnold Wood et Jacques Berette. Après s'être présentés, ils m'ont dit de m'asseoir. M. Wood m'a demandé si j'avais déjà participé à des interventions d'urgence. J'ai répondu : Oui, une femme a eu une attaque sur l'un des navires. J'ai expliqué comment j'avais réagi. J'ai trouvé une couverture et un oreiller et j'ai demandé à un collègue de vérifier s'il y avait un médecin ou une infirmière à bord. J'ai demandé à mon collègue de demeurer à l'extrémité de l'allée afin d'éviter que des gens ne s'approchent de la femme pour l'observer. Je me suis assurée qu'elle ne se blesse pas. Elle a commencé à reprendre ses esprits. Pendant ce temps, le capitaine avait demandé qu'on dépêche une ambulance au quai.

M. Jacques Berette m'a demandé si je possédais un permis de classe 4 ou 5? J'ai répondu par l'affirmative, précisant que j'avais un tel permis depuis une vingtaine d'années et que je l'avais obtenu initialement en Ontario. Il a indiqué que je devais avoir un permis de l'Île. J'ai répondu que j'avais un permis de l'Île, un permis de classe 4 ou 5. Il m'a demandé si je pouvais conduire un véhicule à boîte manuelle. J'ai répondu Oui. M. Arnold Wood m'a demandé si je pourrais survolter la batterie d'une voiture en panne. J'ai répondu par l'affirmative. Je sais que le rouge va avec le rouge, que le noir va avec le noir et qu'il faut mettre les négatifs ensemble et les positifs ensemble. M. Wood m'a également demandé si je voyais un problème à travailler par postes ou seule la nuit. J'ai répondu que cela ne me faisait rien du tout, qu'il m'était déjà arrivé de travailler seule la nuit. Il a dit : Il vous faudra faire beaucoup de kilométrage…. J'ai répondu : Je le sais et ça ne pose aucune difficulté. Il m'a ensuite posé des questions au sujet des matières dangereuses. Je lui ai répondu que j'avais travaillé comme matelot et qu'il fallait éviter de mettre ensemble certaines matières dangereuses pour éviter des réactions chimiques dangereuses. Il m'a demandé de lui donner un exemple. J'ai dit qu'il fallait éloigner les camions de propane des autres camions et que les réservoirs à propane vides sont plus dangereux que les réservoirs à propane pleins en raison des vapeurs. J'ai dit aussi qu'il ne fallait jamais garer un camion-citerne rempli de diesel près d'un camion qui transporte des engrais pour parer aux risques d'explosion. J'ai ajouté que j'avais suivi un cours sur le SIMDUT chez Marine Atlantique et que j'avais suivi un cours de chimie donné par le conseil scolaire (Unité 2). Je lui ai dit qu'en raison de réactions chimiques, par exemple, il ne fallait pas mettre du Javex ou du Draino dans une toilette parce que les vapeurs risquaient de vous tuer ou de faire carrément exploser la toilette.

M. Wood m'a demandé si j'avais postulé d'autres postes au sein de la compagnie. J'ai répondu Non. Il m'a demandé si d'autres postes m'intéresseraient. Je l'ai regardé pendant une seconde, tout en me disant que c'était une question bizarre. J'ai répondu : Bien, c'est le travail pour lequel j'ai été formée et pour lequel j'estime être qualifiée, mais que cela ne voulait pas dire que je ne le serais pas si je voyais plus tard un travail qui me semblait intéressant ou quelqu'un qui faisait un tel travail. Les trois hommes se sont simplement regardés, et M. Jacques Berette m'a dit qu'il me faudrait faire beaucoup de kilométrage. J'ai dit : J'en suis consciente; ce n'est pas un problème. (Texte intégral)

[53] Dans son témoignage, Mme McAvinn a indiqué que sa deuxième entrevue l'avait laissée perplexe. Elle a déclaré qu'elle avait à sa connaissance répondu aux questions qu'on lui avait posées, mais qu'elle avait le sentiment qu'on lui avait posé des questions bizarres. Elle estimait ne pas avoir raté l'entrevue, qu'elle était préparée, qu'elle connaissait sa matière et s'était bien présentée. Elle avait également le sentiment que si les membres du jury avaient vérifié auprès de Marine Atlantique et téléphoné aux personnes-contacts pouvant fournir des références, ils auraient constaté qu'elle était une bonne employée.

[54] Dans son témoignage, Mme McAvinn a également déclaré qu'elle avait éprouvé au cours de la deuxième entrevue le sentiment que les membres du jury tentaient de lui poser des questions pièges comme celle portant sur le survoltage d'une batterie d'automobile. Elle avait le sentiment qu'aux yeux des membres du jury, une femme ne saurait normalement pas comment survolter une batterie ou que la plupart des femmes ignoreraient comment faire cela. À son avis, certaines questions comme Voyez-vous un problème à être seule la nuit? n'auraient pas dû lui être posées et on n'aurait pas posé à un homme une question comme Savez-vous comment survolter une batterie d'automobile. Selon elle, les membres du jury posaient leurs questions rapidement; s'il y avait selon eux quelque chose qu'elle ne saurait sans doute pas, ils se concentreraient là-dessus. Toutefois, lorsqu'ils constataient qu'elle connaissait la réponse, ils passaient rapidement à autre chose. Selon elle, les membres du jury n'avaient pas approfondi suffisamment certains éléments tels que les panneaux utilisés dans le contexte du transport des matières dangereuses.

[55] La preuve a révélé que le jury présidé par M. Wood avait constitué trois piles : la pile Oui, la pile Peut-être et la pile Non. Dans son témoignage, M. Forgeron a plutôt parlé des piles A, B et C. La pile A était celle des candidats considérés très bons; il s'agissait de ceux auxquels on ferait volontiers une offre. La pile B était celle des peut-être et la pile C, celle des candidats auxquels on ne ferait pas d'offre. Selon M. Forgeron, les critères servant à classer les candidats dans les piles A, B ou C étaient les compétences, l'expérience et la personnalité.

[56] Selon MM. Forgeron et Wood, les trois membres du jury décidaient après chaque entrevue dans quelle catégorie il convenait de classer le candidat. La preuve n'indique pas clairement combien de candidats comptait chacune des trois piles (A, B ou C). Le témoignage de M. Forgeron sur ce point n'est pas concluant.

[57] Au dire de M. Forgeron, les candidats de la pile A étaient classés dans un certain ordre, mais pas en fonction de critères particuliers, l'accent étant mis sur la présentation générale des candidats. Selon M. Verrette, les candidatures retenues pour les huit postes de patrouilleur à temps plein faisaient toutes partie de la première pile tandis que celle du patrouilleur à temps partiel était dans la deuxième pile.

[58] Dans son témoignage, M. Forgeron a déclaré que Mme McAvinn s'était retrouvée dans la pile Non à la fin de la deuxième entrevue; pour sa part, il lui avait donné un C, soit la même cote que lors de la première entrevue. M. Wood, pour sa part, a affirmé que Mme McAvinn s'était retrouvée dans la pile Peut-être à la fin de son entrevue et dans la pile Non à la fin de la journée.

[59] M. Francis a indiqué durant son témoignage que M. Verrette lui avait fourni une liste des candidats recommandés après la deuxième série d'entrevues. Il a demandé à M. Verrette si les candidats recommandés étaient les personnes les plus compétentes pour remplir les fonctions; M. Verrette a répondu par l'affirmative. M. Francis a affirmé qu'il n'avait en aucune façon remis en question les recommandations que M. Verrette lui avait transmises. Il a ordonné d'offrir aux personnes recommandées un emploi à la SCBL.

[60] La preuve a révélé que le nom de Mme McAvinn ne figurait pas sur la liste des candidats recommandés pour le poste de patrouilleur. Dans son témoignage, M. Francis a indiqué qu'il n'avait aucune idée des raisons pour lesquelles le nom de Mme McAvinn ne s'était pas retrouvé sur la liste restreinte après la deuxième entrevue.

[61] D'après le témoignage de Mme McAvinn et sa description des événements survenus en avril 1997 (pièce C-22), des amis qui avaient postulé pour le poste de patrouilleur et avaient reçu un appel de la SCBL pour les informer de leur embauche, lui ont téléphoné le vendredi 25 avril 1997. Mme McAvinn a déclaré qu'elle avait communiqué plus tard ce vendredi-là avec Mme Shona Wilson qui lui avait dit que tous les candidats n'avaient pas encore été interviewés et qu'elle la rappellerait le lundi 28 avril. Selon Mme McAvinn, elle n'a jamais rappelé.

[62] Le lundi 28 avril 1997, Mme McAvinn a téléphoné à la SCBL. D'après sa description des événements, Mme Wilson lui aurait dit que la concurrence avait été féroce et qu'elle n'avait pas été embauchée. Mme McAvinn a dit s'être rendue à la SCBL plus tard ce jour-là pour voir M. Forgeron. Elle l'a rencontré dans le bureau où elle avait subi sa première entrevue. Elle lui a demandé pourquoi elle n'avait pas été embauchée. D'après son témoignage, il a fourni deux raisons : concurrence féroce et candidats plus qualifiés.

[63] Mme McAvinn a affirmé que lorsqu'elle a dit à M. Forgeron que le concours exigeait d'avoir suivi le cours Loi et sécurité et qu'elle connaissait quelqu'un qui n'avait pas suivi ce cours et avait été embauché, il a répondu que l'intéressé était un ancien militaire. Au dire de Mme McAvinn, M. Forgeron n'a jamais vraiment expliqué pourquoi elle n'avait pas été embauchée et ce qui lui manquait. À la fin de la rencontre, elle l'a informé qu'elle allait déposer une plainte en matière de droits de la personne.

[64] Après sa rencontre avec M. Forgeron le lundi 28 avril 1997, Mme McAvinn a tenté de communiquer avec M. Francis par l'entremise de Mme Wilson. Elle n'a pas réussi à ce moment-là à lui parler ou à le rencontrer.

[65] Durant son témoignage, Mme McAvinn a indiqué qu'elle était retournée le lendemain (29 avril 1997) à la SCBL, où elle a rencontré me Sharon Murphy. Selon la note privée de Mme Murphy (pièce R-14), cette rencontre pourrait avoir eu lieu le 28 avril 1997.

[66] Au dire de Mme McAvinn, la rencontre avec Mme Murphy a duré 10 minutes. Dans son témoignage, Mme McAvinn a déclaré qu'elle avait indiqué à Mme Murphy à cette occasion qu'il y avait quelque chose qui clochait au sujet de ses entrevues, qu'on avait exercé à son endroit une discrimination parce qu'elle était une femme et qu'elle s'adresserait aux Droits de la personne.

[67] Selon le témoignage de Mme McAvinn et sa description des événements (pièce C-22), ainsi que les notes privées de Mme Murphy (pièce R-14), cette dernière lui aurait dit qu'elle n'avait pas été embauchée parce qu'on avait recruté des personnes plus qualifiées qu'elle et parce que la concurrence avait été féroce. Mme McAvinn a dit avoir répondu que certains candidats n'avaient pas tout le bagage exigé sur le formulaire de demande et qu'elle répondait pour sa part à toutes les exigences de la compagnie. Selon Mme McAvinn, Mme Murphy ne lui a pas dit que les personnes qui n'avaient pas les compétences exigées iraient suivre un cours. À la fin de la rencontre, Mme McAvinn a dit à Mme Murphy qu'elle allait présenter une plainte en matière des droits de la personne.

[68] Dans son témoignage, Mme McAvinn a affirmé qu'elle avait réussi à joindre M. Francis au téléphone après avoir rencontré Mme Murphy. Elle a dit lui avoir expliqué sa situation, c'est-à-dire que certaines personnes recrutées pour occuper le poste de patrouilleur n'avaient pas suivi le cours Loi et sécurité et n'avaient ni la formation ni l'expérience qu'elle possédait. Selon Mme McAvinn, M. Francis a répondu qu'il avait pleinement confiance en son équipe, que les personnes recrutées étaient plus qualifiées qu'elle et qu'il ne lui était pas loisible de discuter avec elle des autres candidatures. Mme McAvinn a déclaré qu'elle avait alors dit à M. Francis qu'elle estimait avoir été victime de discrimination du fait qu'elle était une femme et qu'elle entendait déposer une plainte relative aux droits de la personne. Au dire de Mme McAvinn, M. Francis a répondu que c'était son choix.

[69] Mme Murphy a précisé lors de son témoignage que les offres d'emploi avaient été expédiées vers le 28 avril 1997 et que les lettres de rejet l'avaient été peu de temps après (pièces HR-4 et C-18). La preuve a révélé que, le 29 avril 1997, une lettre signée par M. Francis a été envoyée à Mme McAvinn pour l'informer qu'elle n'avait pas été embauchée pour le poste de patrouilleur (pièce C-18).

[70] La preuve a démontré que les premières personnes embauchées pour agir comme patrouilleurs sont entrées en fonction le 12 mai 1997. D'après le témoignage de M. Francis, aucune offre n'a été envoyée pour les postes de patrouilleur avant la fin du processus d'entrevue. Toutefois, M. Francis admet que, le 12 mai 1997, on continuait d'interviewer des candidats pour combler d'autres postes.

[71] Parmi les sept employés de Marine Atlantique qui s'étaient inscrits au cours Loi et sécurité, cinq ont été embauchés : Jamie Hagan, Les Thomas, Andrew Noonan, Leigh MacKey, Kevin Praught. Les deux autres, soit John Profit et Phyllis McAvinn, n'ont pas été embauchés; ni l'un ni l'autre n'avait été jugé à la hauteur lors de la première série d'entrevues, rappelons-le.

[72] Selon Mme McAvinn, quatre des candidats embauchés comme patrouilleurs n'avaient pas suivi le cours Loi et sécurité. Trois d'entre eux (Andrew Noonan, Jamie Hagan et Jeff Warren) n'étaient pas titulaires d'un permis de conduire de classe 4 ou 5 au moment de leur embauche. De plus, selon Mme McAvinn, une personne qu'elle ne pouvait nommer n'avait pas suivi le cours portant sur les matières dangereuses. Une autre personne n'avait pas suivi le cours de l'Ambulance Saint-Jean.

[73] Les allégations de Mme McAvinn à cet égard sont corroborées par M. Francis, qui a reconnu dans son témoignage que certains des candidats embauchés comme patrouilleurs n'avaient pas suivi le cours sur le SIMDUT ou les matières dangereuses ou le cours Loi et sécurité; au dire de M. Francis, ces personnes ont été inscrites à des cours de formation. Les candidats qui n'étaient pas titulaires d'un permis de conduire de classe 4 ou 5 se sont vu offrir la possibilité d'obtenir un tel permis.

[74] Au dire de M. Francis, des femmes ont été recrutées pour occuper certains des 35 postes à doter à la SCBL, mais aucune n'a été embauchée à titre de patrouilleur. Une femme a été embauchée à titre de superviseur des opérations (péage), et une autre pour les opérations de contrôle du pont. On a également recruté des femmes dans le secteur de l'administration (p. ex., une comptable, une teneuse de livres). M. Francis n'a pas précisé le nombre exact de femmes embauchées.

[75] Dans son témoignage, Mme McAvinn a affirmé avoir téléphoné à M. Kevin Pytyck en mai 1997. Au dire de M. Francis, M. Pytyk était alors l'administrateur des marchés à la SCDI. Il était chargé, entre autres, des relations publiques, des aspects du projet relatifs au marketing et des programmes de commandite. Selon le témoignage de M. Francis, il n'exerçait aucune responsabilité et aucun rôle à la SCBL. Il n'a jamais été mêlé au processus d'embauche. Il ressort du témoignage de Mme McAvinn qu'elle a demandé à M. Pytyck pourquoi la SCBL n'embauchait pas de femmes. Selon elle, M. Pytyck a répondu : Vous auriez dû vous la fermer. M. Pytyck n'a jamais été cité comme témoin.

[76] La preuve a démontré que Mme McAvinn a cessé d'être employée par Marine Atlantique le 31 mai 1997. Au moment de sa cessation d'emploi, elle a bénéficié d'avantages de départ (pièce C-54). La preuve a révélé qu'elle a reçu une somme de 25 061,66 $, soit l'équivalent de 41 semaines de salaire (3,5 semaines par année de service). L'indemnité versée à Mme McAvinn était régie par l'entente spéciale négociée entre Marine Atlantique et son syndicat, les Travailleurs unis de l'automobile (TUA).

[77] Mme McAvinn a également bénéficié d'avantages de départ au titre des soins médicaux durant une période de 24 mois (un an pour chaque période de cinq ans travaillée chez Marine Atlantique). En outre, elle a bénéficié, entre autres avantages de départ, de son assurance-soins médicaux, de son assurance-vie collective, de son assurance-maladie complémentaire et de son assurance-soins dentaires pendant une période de 24 mois après le 31 mai 1997. La preuve a démontré qu'elle aurait pu après cette période souscrire à ses propres frais une protection supplémentaire de 12 mois. Dans son témoignage, Mme McAvinn a déclaré qu'à la fin de la période de 24 mois, elle a opté pour l'assurance de son mari qui était moins coûteuse.

[78] Après avoir vu sa demande rejetée par la SCBL en avril 1997, Mme McAvinn a mis à jour régulièrement son dossier à la SCBL afin de maintenir ses chances d'obtenir un emploi au sein de la compagnie. Elle a également cherché du travail ailleurs et expédié de nombreuses demandes d'emploi. Elle a offert ses services à un certain nombre de firmes de sécurité faisant des affaires dans l'Î.-P.-É. et plus particulièrement à Summerside, sans jamais toutefois être embauchée. La preuve a révélé qu'elle a envoyé 67 demandes en 1997, 112 en 1998 (pièce C-25), 108 en 1999 (pièce C-26) et 92 en 2000 (pièce C-27). D'après la preuve, ses démarches ont été couronnées de succès à deux occasions seulement.

[79] D'après le témoignage de M. Wood, certains des neuf patrouilleurs embauchés à l'origine ont ultérieurement accepté d'autres postes, de sorte qu'il y a eu des possibilités d'emploi au sein du service de patrouille. La première vacance est survenue en octobre 1997. On a alors recruté M. Greg Bairsto. Mme McAvinn a déclaré que M. Bairsto n'a jamais travaillé chez Marine Atlantique. Elle a affirmé qu'il n'était pas dans son groupe au moment où elle avait suivi le cours Loi et sécurité mais que, d'après elle, il avait apparemment acquis cette formation. À l'époque, Mme McAvinn n'a pas été convoquée à une entrevue.

[80] D'après le témoignage de M. Wood, les candidats à interviewer ont été choisis à partir d'un ensemble de candidatures figurant dans un dossier de la SCBL. Selon lui, il n'y avait pas tellement de candidats. M. Wood a déclaré qu'il avait d'abord examiné une liste sélective des meilleurs candidats, fait certains appels, organisé des entrevues et fait une recommandation à John Francis, qui a pris la décision finale. D'après son témoignage, c'est de cette façon qu'on a comblé les postes de patrouilleur qui sont devenus vacants au fil du temps.

[81] Mme McAvinn a affirmé qu'en mars ou avril 1998, après qu'elle eut présenté ses deux plaintes relatives aux droits de la personne, M. Arnold Wood a communiqué avec elle pour l'inviter à participer à une entrevue pour le poste de patrouilleur occasionnel. L'entrevue, qui a eu lieu dans les bureaux de la SCBL, aurait duré 20 minutes selon Mme McAvinn. M. Wood et M. Francis étaient tous deux présents. Au dire de Mme McAvinn, c'est M. Wood qui a dirigé l'entrevue.

[82] Dans son témoignage, M. Wood a déclaré que le nom de Mme McAvinn figurait au dossier et que, selon lui, elle possédait de bonnes compétences. Selon M. Wood, au plus huit personnes ont été interviewées à ce moment-là. M. Wood a affirmé que l'entrevue avait surtout porté sur les activités quotidiennes d'un patrouilleur et sur la capacité du candidat d'accomplir ces tâches. Mme McAvinn n'a pas contredit le témoignage de M. Wood sur ce point.

[83] Selon le témoignage de Mme McAvinn, M. Wood lui aurait lu les procédures que suit un patrouilleur durant sa journée de travail, depuis le moment où débute son poste jusqu'à celui où il se termine. Mme McAvinn se rappelle qu'on lui a demandé si la possibilité de demeurer au froid en cas de fermeture du pont posait un problème. Elle a répondu par la négative, précisant qu'elle avait effectué des travaux d'entretien sur des navires l'hiver. Selon elle, M. Francis ne lui a pas du tout adressé la parole durant l'entrevue.

[84] Au cours de son témoignage, Mme McAvinn a précisé que M. Wood était sorti de la pièce à un moment donné pour aller photocopier certains documents qu'elle lui avait remis. Elle est demeurée dans la salle avec M. Francis. Au dire de Mme McAvinn, lorsqu'elle a tenté de lui expliquer quelque chose en l'absence de M. Wood, M. Francis lui a dit de ne pas parler, qu'il était inutile qu'elle se répète et qu'elle devrait attendre le retour de M. Wood.

[85] Mme McAvinn a indiqué qu'à la fin de l'entrevue, M. Francis lui a demandé si elle travaillait ou si elle était en chômage et si elle avait eu l'occasion de rédiger des rapports ou d'autres documents. Mme McAvinn s'est fait demander si elle avait des questions. Elle a alors demandé si on comptait embaucher d'autres personnes et a soulevé la possibilité qu'elle puisse, dans le cas où elle serait engagée, remplir les fonctions du poste pendant un ou deux jours sur son propre temps afin de se familiariser avec le travail.

[86] Au cours de son témoignage, Mme McAvinn a déclaré qu'elle était craintive au moment de la troisième entrevue et qu'elle avait des sentiments mélangés au sortir de la pièce. Depuis qu'elle avait déposé une plainte relative aux droits de la personne, elle estimait que la SCBL n'envisageait sans doute pas sérieusement de l'embaucher. Elle avait à son avis été convoquée à une entrevue afin de bien faire paraître la SCBL auprès des droits de la personne. Selon elle, l'entrevue a été une grosse farce, une véritable comédie.

[87] Mme McAvinn a déclaré avoir reçu après sa troisième entrevue un appel de M. Wood qui lui a dit qu'elle s'était exceptionnellement bien tirée d'affaires à l'entrevue. Toutefois, il lui a indiqué que, malheureusement, un autre candidat avait fait mieux qu'elle et qu'elle n'avait tout simplement pas les qualités nécessaires dans son domaine de compétence, mais qu'elle devrait persévérer. Lors de son témoignage, M. Wood a admis avoir téléphoné à Mme McAvinn pour l'informer qu'un meilleur candidat avait été embauché.

[88] Dans son témoignage, Mme McAvinn a déclaré qu'elle avait téléphoné à John Francis dans le mois qui a suivi afin de s'enquérir du domaine de compétence dont M. Wood avait parlé. M. Francis lui a dit qu'il ne pouvait discuter avec elle des autres candidatures. Selon Mme McAvinn, M. Francis a ajouté : Vous ne gagnerez pas. Mme McAvinn a déclaré avoir eu l'impression à ce moment-là que M. Francis ne semblait pas comprendre ce qu'elle disait. Ce fut la dernière conversation qu'elle a eue avec des représentants de la Strait Crossing Bridge Limited.

III. PLAINTE

[89] Mme McAvinn a d'abord porté plainte à la Human Rights Commission de l'Île-du-Prince-Édouard, le 30 avril 1997 (pièce C-21), puis à la Commission canadienne des droits de la personne, le 1er octobre 1997 (pièce C-23). Elle a par la suite retiré la plainte déposée devant la Human Rights Commission de l'Île-du-Prince-Édouard, après avoir appris que l'exploitation du Pont de la Confédération échappait à la compétence de la Commission.

[90] Dans la plainte présentée à la Human Rights Commission de l'Île-du-Prince-Édouard, Mme McAvinn invoquait trois motifs de discrimination : l'âge, le sexe et les convictions politiques. Dans la plainte déposée à la Commission canadienne des droits de la personne, Mme McAvinn n'a invoqué qu'un motif de discrimination : le sexe.

[91] La plainte présentée par Mme McAvinn devant la Commission canadienne des droits de la personne a donné lieu à deux rapports d'enquête. Le premier (pièce R-18), en date du 17 novembre 1998, recommandait la nomination d'un conciliateur dans le but de régler la plainte; l'autre (pièce R-19), en date du 31 mars 1999, recommandait le rejet de la plainte pour le motif qu'elle n'était pas fondée. Il n'appartient pas au Tribunal de déterminer les raisons pour lesquelles la plainte de Mme McAvinn a été renvoyée au TCDP en dépit de la recommandation voulant qu'elle soit rejetée. Il suffit de dire que le renvoi a suscité beaucoup d'aigreur chez l'intimée.

[92] Il ressort de l'analyse du formulaire de plainte de Mme McAvinn que la plainte porte principalement sur le fait qu'on lui a posé, lors de la deuxième entrevue, des questions comme Avez-vous peur d'être seule la nuit? et Pouvez-vous conduire un véhicule à boîte manuelle? Elle a également allégué qu'elle avait ultérieurement découvert que ces questions n'avaient pas été posées à plusieurs des hommes interviewés.

[93] Mme McAvinn soutient également, dans sa plainte, qu'elle était plus compétente que certains des hommes recrutés comme patrouilleurs. Sa prétention à cet égard est fondée sur le fait que plusieurs de ces hommes n'avaient pas suivi le cours Loi et sécurité qui, a-t-elle affirmé, était censé être une exigence.

[94] L'intimée, pour sa part, soutient que Mme McAvinn n'a jamais fait l'objet de discrimination dans le processus de dotation des postes de patrouilleur du Pont de la Confédération. De plus, elle fait valoir, que si Mme McAvinn n'a pas été embauchée à titre de patrouilleur en avril 1997, c'est uniquement parce qu'il y avait de meilleurs candidats, des candidats plus compétents qu'elle. Les personnes qui ont été mêlées au processus d'entrevue ont vigoureusement nié que le sexe ait jamais été une considération.

IV. LA LOI

[95] L'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) dispose que le fait, par des moyens directs ou indirects, de refuser d'employer un individu constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite. Le sexe est un motif de distinction illicite selon l'article 3 de la Loi.

[96] Il est désormais établi en droit que, dans une affaire de discrimination liée à l'emploi, il incombe à la partie plaignante d'établir une preuve prima facie de discrimination (1). Le cas échéant, il incombe ensuite à la partie intimée de fournir une explication raisonnable de la conduite jugée répréhensible. Cette explication doit être au moins aussi cohérente que la conclusion que la discrimination fondée sur un motif de distinction illicite n'est pas l'explication de ce qui s'est produit. Il ne suffit donc pas que la partie intimée réfute la conclusion prima facie de discrimination en donnant simplement une explication rationnelle; il faut que l'explication soit crédible au regard de l'ensemble de la preuve.

[97] La preuve prima facie est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l'absence de réplique de l'intimée. Les allégations faites par la plaignante doivent être dignes de foi pour étayer la conclusion qu'une preuve prima facie a été établie.

[98] Dans le contexte de l'emploi, la preuve prima facie exige, selon Shakes c. Rex Pak Limited (2), de prouver les trois éléments suivants :

  1. que la plaignante était compétente pour l'emploi convoité;
  2. que la plaignante n'a pas été embauchée;
  3. que le poste a été attribué à une personne qui n'était pas plus compétente, mais qui ne possédait pas la caractéristique dont il est question dans la plainte en matière de droits de la personne.

[99] Si l'intimée fournit une explication raisonnable de la conduite qui lui est reprochée, il incombe ensuite à la plaignante de démontrer que l'explication n'était qu'un prétexte et que les actes de l'employeur ont réellement été motivés, en fait, par des considérations discriminatoires.

[100] Il est difficile de prouver des allégations de discrimination à l'aide de preuves directes. La discrimination n'est habituellement pas un phénomène qui se manifeste ouvertement. Par conséquent, il arrive parfois qu'aucun acte particulier ne dénote un comportement franchement discriminatoire ou qu'il n'existe aucun comportement discriminatoire évident. La discrimination peut s'exercer subtilement. Néanmoins, il appartient à la plaignante et à la Commission d'établir qu'il y a bel et bien eu discrimination.

[101] Dans beaucoup de cas, la preuve de discrimination sera fondée sur une preuve circonstancielle. Dans un tel contexte, le Tribunal doit examiner toutes les circonstances entourant l'affaire et déterminer s'il existe une preuve de discrimination. À cet égard, le Tribunal est autorisé à conclure à la discrimination si la preuve présentée à l'appui rend cette conclusion plus probable que les autres conclusions ou hypothèses possibles.

[102] Pour faire droit à une plainte de discrimination liée à l'emploi, il n'est pas nécessaire que les considérations discriminatoires soient le seul motif des actes reprochés. Il suffit que la présumée discrimination soit un des facteurs ayant influencé la décision de l'employeur.

[103] Pour prouver qu'il y a eu discrimination, il n'est pas suffisant d'avoir fermement l'opinion ou le sentiment que la partie plaignante a fait l'objet de discrimination. Il faut présenter une preuve factuelle démontrant clairement que la présumée victime de discrimination a été l'objet d'une forme de comportement indigne fondée sur un motif de distinction illicite selon la LCDP.

[104] Dans des cas comme celui qui nous intéresse, il se peut fort bien que les éléments sur lesquels la plainte est fondée n'étayent pas une conclusion de discrimination. Cependant, la preuve pourrait démontrer qu'il y a eu un comportement discriminatoire que la partie plaignante n'a pas perçu initialement comme tel. Par conséquent, le Tribunal qui cherche à déterminer s'il y a eu discrimination doit non seulement examiner l'allégation initiale de discrimination, mais aussi l'ensemble de la preuve.

V. ANALYSE

[105] Depuis le début, Mme McAvinn convoitait avidement le poste de patrouilleur du pont. Elle était confiante d'obtenir l'emploi, car elle avait suivi la formation nécessaire et possédait les compétences voulues, sauf pour ce qui est du bilinguisme, qu'elle jugeait être un atout. Il est évident d'après le témoignage de Mme McAvinn qu'elle ne s'est jamais remise du fait que des individus qui n'avaient pas suivi le cours Loi et sécurité ou qui ne possédaient pas, au moment des entrevues, un permis de conduire de classe 4 ou 5 ont été embauchés. Tout au cours de cette instance, elle a constamment affirmé qu'elle était plus compétente que les individus embauchés pour le poste de patrouilleur du pont, à une exception près peut-être.

[106] La preuve démontre que Mme McAvinn a été bouleversée lorsqu'elle a appris la nouvelle qu'elle n'était pas embauchée. Elle a eu l'impression de s'être fait avoir. Tout au cours des événements, sa conviction qu'elle avait été l'objet, et peut-être la victime, d'une grave injustice lui a laissé un goût amer et, de l'avis du Tribunal, a déteint sur son jugement.

[107] Le Tribunal est d'avis que Mme McAvinn, durant son témoignage, n'a jamais vraiment été en mesure de se détacher de la conviction qu'elle avait été victime de discrimination lors de sa seconde entrevue. De ce fait, ses réponses ont été teintées par sa croyance qu'on lui avait posé des questions qui n'avaient pas été posées à d'autres candidats.

[108] Le Tribunal estime que la ferme conviction de Mme McAvinn qu'elle avait été victime de discrimination l'a parfois amené à faire des allégations téméraires, voire irrationnelles, qui n'ont pas été corroborées par la preuve. Voici quelques exemples.

¨ La compagnie envoyait les individus qui ne répondaient pas à toutes les exigences mentionnées dans la description de poste suivre une formation parce qu'elle ne voulait pas de femmes comme patrouilleurs.

¨ On a embauché des hommes, puis on s'est assuré de leur donner toute la formation nécessaire, afin de l'éliminer.

¨ Marine Atlantique a joué un rôle dans l'embauche.

[109] Interrogée en contre-interrogatoire au sujet des fondements de sa plainte de discrimination sexuelle, Mme McAvinn a cité une pléiade d'exemples. Plus particulièrement, elle a fait référence :

¨ à la façon dont elle a été interviewée;

¨ à la lettre reçue de M. Francis indiquant qu'elle était plus que qualifiée mais que, malheureusement, la compagnie n'avait que quelques postes à combler;

¨ au fait que la compagnie n'était pas prête à lui fournir d'explication quant aux raisons pour lesquelles elle n'avait pas été embauchée;

¨ à la façon dont la compagnie s'était comportée à ses yeux durant le processus d'entrevue;

¨ aux questions qui lui ont été posées et à la façon dont celles-ci ont été posées;

¨ au fait qu'on ne lui a pas accordé suffisamment de temps pour répondre pleinement aux questions qui lui ont été posées au sujet des matières dangereuses;

¨ au complément de formation donné aux personnes qui ont été embauchées sans avoir les compétences nécessaires;

¨ à la façon dont elle a été traitée lorsqu'elle est allée s'enquérir des raisons pour lesquelles elle n'avait pas été embauchée;

¨ aux remarques faites lorsqu'elle a déclaré qu'elle présenterait une plainte en matière de droits de la personne;

¨ au fait qu'ils n'avaient pas posé suffisamment de questions au sujet de l'emploi;

¨ à la façon dont Jacques Verrette l'a interviewée;

¨ aux questions posées par Arnold Wood qui, à son avis, n'auraient pas été posées à un homme (conduite d'un véhicule à boîte manuelle, fait d'être seule la nuit ou d'avoir peur seule la nuit, etc.) et aux questions pièges (survoltage d'une batterie d'automobile);

¨ au fait qu'on lui avait demandé si elle avait postulé un autre emploi;

¨ au fait que certaines des personnes embauchées ne possédaient pas un permis de conduire de classe 4 ou 5;

¨ au fait qu'elle avait suivi le cours Loi et sécurité, contrairement à certains candidats embauchés;

¨ au nombre de ses années de service chez Marine Atlantique;

¨ au fait que la compagnie n'a pas vérifié ses antécédents auprès de Marine Atlantique;

¨ au fait que la compagnie n'a pas téléphoné au Collège Holland pour obtenir de l'information au sujet des candidats;

¨ au fait qu'il y avait trop de questions sans réponse;

¨ au fait que lorsqu'elle a téléphoné pour demander si sa candidature avait été retenue après avoir appris que certaines personnes avaient été embauchées, on lui a dit que la compagnie n'avait pas terminé le processus d'entrevue;

¨ au fait qu'on lui avait dit qu'elle ferait beaucoup de kilométrage.

[110] En soi, toutes ces allégations ne prouvent pas que Mme McAvinn ait fait l'objet d'une discrimination fondée sur le sexe et ne corroborent pas la plainte de discrimination sexuelle. Tel qu'indiqué plus haut, les perceptions et croyances de la partie plaignante ne suffisent pas à prouver la discrimination dans le cas d'une plainte relative aux droits de la personne. Des preuves directes ou circonstancielles bien étayées doivent démontrer qu'il y a eu une certaine forme de discrimination.

[111] Par conséquent, pour prouver le bien-fondé de sa plainte, Mme McAvinn doit démontrer qu'elle n'a pas été embauchée au poste de patrouilleur du pont parce qu'elle était une femme. Conformément aux critères énoncés dans l'affaire Shakes, Mme McAvinn doit prouver qu'elle était compétente pour l'emploi de patrouilleur, qu'elle n'a pas été embauchée et que le poste a été attribué à un homme qui n'était pas plus compétent qu'elle. Toutefois, si la SCBL est en mesure de fournir une explication raisonnable qui ne sera pas considérée comme un prétexte quant aux raisons pour lesquelles Mme McAvinn n'a pas été embauchée comme patrouilleur au Pont de la Confédération, le Tribunal n'aura d'autre choix que de rejeter la plainte.

[112] Afin de se prononcer sur ces questions, le Tribunal doit non seulement examiner la plainte initiale, mais aussi l'ensemble de la preuve présentée au cours de l'audience. Par conséquent, même si Mme McAvinn allègue dans sa plainte qu'elle a fait l'objet de discrimination au cours de la deuxième entrevue, le Tribunal est d'avis que les faits entourant sa première entrevue sont très pertinents par rapport aux conclusions qu'il doit tirer en l'espèce. Le Tribunal ne doit donc pas se contenter d'examiner ce qui s'est produit durant la deuxième entrevue; il doit également se pencher sur ce qui s'est passé lors de la première entrevue.

[113] Toutes les personnes appelées à témoigner à ce sujet ont reconnu l'importance de l'entrevue dans un processus de sélection. Mme McAvinn a elle-même admis que l'entrevue jouait un rôle important. Selon Mme Murphy, qui a participé très étroitement à l'organisation du processus d'entrevue à la SCBL, l'entrevue constitue l'élément le plus important du processus de sélection. Le fait de répondre à toutes les exigences énoncées ou de posséder toutes les caractéristiques voulues ne garantit pas au candidat qu'il obtiendra l'emploi convoité.

[114] Par conséquent, même si une personne répond à toutes les exigences et possède l'expérience exigée dans la description de poste, elle n'obtiendra probablement pas l'emploi postulé si elle ne fait pas une bonne impression lors de l'entrevue, si elle ne se présente pas bien et si elle tire pas bien son épingle du jeu pour ce qui est des aspects de communication de l'entrevue. Dans tout processus de sélection, l'entrevue est un élément très important, voire crucial.

[115] Selon Mme Murphy, le processus mis sur pied à la SCBL en 1997 pour le choix des employés consistait en deux séries d'entrevues. Dans son témoignage, Mme Murphy a affirmé qu'on lui avait demandé ainsi qu'à M. Forgeron de participer à la première série d'entrevues en raison de son expérience dans le domaine des ressources humaines et du fait qu'elle connaissait bien le côté exploitation d'un pont.

[116] Mme Murphy a affirmé qu'elle avait accordé une importance particulière à l'attitude générale des candidats lors de la première série d'entrevues. En contre-interrogatoire, elle a ajouté que, lors de la première série d'entrevues, elle s'était attachée au genre de relations que chaque candidat entretiendrait avec ses collègues. De plus, elle a affirmé que les exigences du poste et l'expérience, de même que le SIMDUT ou la formation relative aux matières dangereuses, n'étaient pas les principaux éléments prédominants lors de la première série d'entrevues, mais qu'il était absolument essentiel de posséder de bonnes aptitudes en matière de communications et d'avoir de l'expérience en ce qui concerne le travail avec le public.

[117] Interrogée au sujet des critères sur lesquels elle se fonderait dans une première entrevue pour déterminer si un candidat possède les attitudes voulues pour se rendre à la deuxième entrevue, Mme Murphy a répondu qu'elle examinerait comment les tâches actuelles connexes du candidat ou ses activités professionnelles récentes et antérieures s'apparentent aux fonctions du poste, sa façon d'interagir avec elle, s'il manifeste un vif intérêt à l'égard du poste, s'il affiche une attitude positive, s'il est bien disposé à l'égard d'un changement ou s'il est capable de s'adapter. Pour sa part, M. Forgeron, à la question à savoir quelle compétence particulière il recherchait lors de la première série d'entrevues, a répondu qu'il voulait quelqu'un capable de faire face aux situations qui pourraient survenir, qui se présentait bien et qui avait de bonnes aptitudes sur le plan des communications.

[118] C'est en gardant à l'esprit ces éléments que le Tribunal doit analyser le déroulement de la première entrevue de Mme McAvinn afin de déterminer si elle a fait l'objet d'une discrimination fondée sur le sexe. Il convient de noter que Mme McAvinn ne s'est jamais officiellement plainte de quelque forme de discrimination que ce soit en ce qui concerne sa première entrevue. Tel qu'indiqué plus haut, sa plainte est essentiellement fondée sur le fait qu'on lui a posé, lors de sa deuxième entrevue, des questions qu'on n'a pas posées aux hommes, et sur son allégation selon laquelle elle était tout aussi qualifiée, voire plus qualifiée, que les neuf hommes qui ont été embauchés comme patrouilleurs.

[119] Comme nous l'avons vu, Mme McAvinn a d'abord été interviewée par M. Forgeron. Lors de l'interrogatoire en chef, on a demandé à M. Forgeron ce dont il se rappelait au sujet de sa première entrevue avec Mme McAvinn. Il a répondu ce qui suit (3) :

[Traduction]

R. J'avais des inquiétudes au sujet de sa demande parce qu'elle était dactylographiée. J'avais constaté par le passé que, de façon générale, une demande dactylographiée qui tient sur une page ne vaut guère plus que l'encre ayant servi à l'imprimer. Ses capacités de lecture et d'écriture me préoccupaient.

Q. Vous souvenez-vous d'autre chose?

R. Pas particulièrement. J'ai eu une discussion avec David Holmes au sujet de sa visite aux étudiants inscrits au cours du Collège Holland portant sur la sécurité. Il m'a confié qu'on lui avait dit que les employés de Marine Atlantique qui suivaient le cours avaient de la difficulté à lire et à écrire ---

Q. D'accord ---

R.---cela m'a inquiété beaucoup plus que la demande à proprement parler.

Q. Y a-t-il autre chose dont vous vous souvenez au sujet de l'entrevue de Phyllis McAvinn?

R. Ce fut une entrevue agréable. J'ai apprécié la rencontre. Elle s'est alors montrée très agréable. C'est à peu à près cela, essentiellement. ---

( )

Q. Y a-t-il quelque chose dont vous vous souvenez particulièrement?

R. Non, rien en particulier.

( )

Q. Quelle impression Phyllis McAvinn vous a-t-elle laissée?

R. J'ai trouvée que c'était une personne agréable.

Q. Vraiment?

R. Je m'inquiétais de sa capacité de faire face à des situations qui pourraient survenir sur le pont, de même que de sa capacité de rédiger des rapports.

[120] À la question à savoir comment il évaluerait Mme McAvinn par rapport aux autres candidats qu'il avait interviewés à l'époque, M. Forgeron a répondu (4) :

R. Ma première préoccupation en ce qui touche Phyllis, comme je l'ai mentionné, avait trait à sa capacité de lire et d'écrire; cependant, c'était une bonne candidate.

Q. S'est-elle démarquée par rapport aux autres candidats ---

R. Je dirais que non ---

Q. --- sortait-elle véritablement du rang, ou était-elle de la même trempe que les autres?

R. --- Je dirais que les autres candidats sortaient véritablement du rang par rapport à elle, vu leur expérience.

[121] Interrogé quant aux raisons pour lesquelles le nom de Mme McAvinn ne figurait pas sur la liste des candidats à convoquer à la deuxième entrevue, M. Forgeron a répondu (5) :

R. Parce que je m'inquiétais de ses capacités de lecture et d'écriture.

Q. Est-ce tout?

R. C'était le principal point.

Q. Y avait-il d'autres points? Vous avez parlé de principal point. Y avait-il d'autres points?

R. Bien, je me demandais - bien, je n'ai pas vraiment eu de doutes - je pense que les autres candidats inscrits au concours étaient supérieurs. C'était là essentiellement mon opinion.

[122] Le Tribunal a conclu que la présumée incapacité de Mme McAvinn à lire et à écrire est la principale raison pour laquelle M. Forgeron l'a exclue de la deuxième série d'entrevues. Lors de son interrogatoire en chef, M. Forgeron a sans cesse soulevé ce point, précisant qu'il s'agissait de sa principale préoccupation, pour ne pas dire sa seule, en ce qui touche la demande de Mme McAvinn.

[123] En contre-interrogatoire, M. Forgeron a admis que ni l'instructeur ni M. Holmes ne lui a jamais dit que les capacités de lecture et d'écriture de Mme McAvinn étaient une préoccupation. Si tel est le cas, et le Tribunal estime que ce l'est, il est étonnant de constater que M. Forgeron n'a pas semblé s'inquiéter des capacités de lecture et d'écriture des autres employés de Marine Atlantique qui avaient suivi le cours Loi et sécurité et postulé le poste de patrouilleur à la SCBL. Selon la preuve, ces candidats semblent avoir envoyé des demandes manuscrites tandis que celle de Mme McAvinn était dactylographiée, élément qui, selon M. Forgeron, était suffisant pour éveiller la suspicion quant à ses capacités de lecture et d'écriture.

[124] La preuve a révélé que M. Forgeron n'a jamais demandé à Mme McAvinn lors de la première entrevue pourquoi elle avait envoyé une demande dactylographiée. En fait, M. Forgeron ne s'est jamais enquis des capacités de lecture et d'écriture de Mme McAvinn. Invité en contre-interrogatoire à expliquer pourquoi, s'il avait des doutes au sujet des capacités de lecture et d'écriture de Mme McAvinn, il ne lui avait pas demandé à se soumettre à des tests qui auraient vraiment permis d'évaluer ces capacités, il a laissé entendre que, s'il l'avait fait, il aurait pu faire l'objet d'une plainte de discrimination.

[125] Il convient de noter que, selon les Sample guidelines for interviewing job applicants (Lignes directrices modèles concernant la conduite des entrevues) (pièce R-12), que M. Forgeron disait avoir lui-même élaborées, un membre du jury pouvait poser à un candidat des questions au sujet de diverses compétences telles que sa capacité de lire, d'écrire, de dactylographier, d'utiliser un ordinateur et de s'exprimer oralement. Il ne s'agissait pas de questions discriminatoires selon la pièce R-12.

[126] Par conséquent, le Tribunal estime que M. Forgeron aurait dû au moins s'enquérir des capacités de lecture et d'écriture de Mme McAvinn s'il avait des doutes ou des préoccupations à ce sujet. Il n'aurait pas été inconvenant de le faire, selon les lignes directrices qu'il avait lui-même établies. Le fait qu'il n'ait pas posé de questions à ce sujet dénote qu'il avait un préjugé quant à la capacité de Mme McAvinn de remplir les fonctions de patrouilleur.

[127] De plus, le Tribunal est d'avis que l'autre explication de M. Forgeron quant aux raisons pour lesquelles Mme McAvinn n'a pas été recommandée en vue de la deuxième entrevue, à savoir son inquiétude à l'égard de sa capacité de faire face aux situations susceptibles de survenir, n'est en aucune façon étayée par la preuve. Rien dans le curriculum vitae ou les entrevues de Mme McAvinn ne permet d'ajouter foi à cette allégation.

[128] Après avoir soigneusement examiné la preuve, le Tribunal en vient à la conclusion que M. Forgeron n'avait pas la moindre raison de mettre en doute la capacité de Mme McAvinn d'écrire ou de faire face à des situations. Rien dans le compte rendu de Mme McAvinn de sa première entrevue ni de ce dont se souvient M. Forgeron quant au déroulement de la première entrevue ne pourrait amener une personne raisonnable à affirmer que Mme McAvinn avait un faible niveau d'alphabétisation et serait incapable de faire face aux situations qui surviendraient sur le pont.

[129] Compte tenu du fait que la première entrevue, de l'avis de Mme Murphy, avait principalement pour but d'évaluer les compétences des candidats, du fait que, selon M. Forgeron, cette entrevue avait aussi pour but de classer les candidats sur le plan des communications en fonction des postes à pourvoir, et du fait que Mme McAvinn n'a pas eu, selon M. Forgeron, une mauvaise entrevue, et enfin compte tenu des compétences et de l'expérience de Mme McAvinn, telles que décrites dans son formulaire de demande, le Tribunal estime que M. Forgeron aurait dû logiquement recommander Mme McAvinn en vue de la deuxième entrevue.

[130] La preuve a révélé que M. Forgeron n'a pas recommandé Mme McAvinn en vue de la deuxième entrevue. Elle a également démontré que c'est à cause de l'intervention de M. Francis que Mme McAvinn a été convoquée à la deuxième entrevue. Interrogé quant aux raisons pour lesquelles il avait recommandé Mme McAvinn en vue de la deuxième entrevue, M. Francis a répondu que c'était principalement parce qu'elle avait suivi le cours Loi et sécurité.

[131] Le Tribunal est d'avis que le rejet de la demande de Mme McAvinn par M. Forgeron après la première entrevue a sérieusement compromis, voire annihilé, ses chances d'être recrutée en 1997 comme patrouilleur. Comme nous le verrons plus loin, M. Forgeron a été la figure dominante du processus d'entrevue en ce qui concerne le poste de patrouilleur. C'est la personne dont l'opinion a eu le plus de poids au niveau des décisions finales d'embauche.

[132] Comme nous l'avons vu plus haut, la deuxième entrevue de Mme McAvinn a eu lieu devant un jury composé de MM. Wood, Forgeron et Verrette. M. Wood agissait comme président. D'après la plainte de Mme McAvinn, c'est la deuxième entrevue qui lui a donné l'impression d'avoir fait l'objet de discrimination, principalement parce qu'elle estimait qu'on lui avait posé des questions qui n'avaient pas été posées aux candidats de sexe masculin.

[133] À l'audience, Mme McAvinn a été soumise à un contre-interrogatoire long et épuisant de la part de l'avocat de l'intimée au sujet des questions qui lui ont été posées au cours de la deuxième entrevue. Le Tribunal doit faire remarquer que, souvent, Mme McAvinn ne répondait pas aux questions posées par l'avocat de l'intimée. Son comportement peut expliquer pourquoi le contre-interrogatoire a été aussi pénible et pourquoi l'avocat de l'intimée a sans cesse dû répéter ses questions pour obtenir des réponses claires.

[134] On a demandé à Mme McAvinn, au cours de son contre-interrogatoire, de répéter mot pour mot les questions qui lui ont été posées durant sa deuxième entrevue ainsi que l'ordre dans lequel elles l'ont été. Il y avait parfois des divergences par rapport à la description qu'elle avait établie en 1997, peu après avoir appris qu'elle n'avait pas été embauchée. Lorsqu'elle a répondu aux questions, elle a même sauté celle portant sur la nécessité d'avoir à travailler par postes, seule la nuit, qui est l'une des questions clés par rapport à sa plainte de discrimination. L'intensité du contre-interrogatoire de même que l'état de santé fragile de Mme McAvinn au moment où elle a témoigné pourraient expliquer ces écarts et oublis.

[135] Le Tribunal est d'avis qu'il ne peut s'en remettre à la description que Mme McAvinn a donnée à l'audience quant aux questions qui lui ont été posées lors de sa seconde entrevue pour déterminer avec certitude le libellé exact de ces questions.

[136] Le Tribunal estime que c'est la description de la deuxième entrevue que Mme McAvinn a rédigée peu après avoir appris qu'elle n'avait pas été embauchée (pièce C-22) qui rend le mieux compte des questions qui lui ont été posées et de l'ordre dans lequel elles l'ont été. Selon cette description, Mme McAvinn s'est alors vu poser les questions suivantes dans l'ordre où elles figurent ci-après :

[Traduction]

( ) Il (M. Verrette) m'a demandé si je pouvais conduire un véhicule à boîte manuelle. J'ai répondu Oui.

M. Arnold Wood m'a demandé si je pourrais survolter la batterie d'une voiture en panne. J'ai répondu Oui. Je sais que le rouge va avec le rouge, que le noir va avec le noir et qu'il faut mettre les négatifs ensemble et les positifs ensemble.

M. Wood m'a également demandé si je voyais un problème à travailler par postes seule la nuit. Je lui ai dit que cela ne me faisait rien du tout, qu'il m'était déjà arrivé de travailler seule la nuit, ( ). (Texte intégral)

[137] Le Tribunal doit décider si les questions mentionnées ci-dessus revêtaient un caractère discriminatoire dans le contexte d'une entrevue visant à doter le poste de patrouilleur. Plus particulièrement, le Tribunal doit déterminer si les questions posées étaient du genre de celles qu'on ne pose pas à des candidats de sexe masculin.

[138] M. Wood a affirmé qu'il ne pouvait se rappeler quelles étaient exactement les questions qui avaient été posées à Mme McAvinn lors de la deuxième entrevue, ni l'ordre de ces questions. Il en a été de même de MM. Forgeron et Verrette. Cela est très compréhensible. M. Verrette a déclaré qu'on n'avait pas élaboré de questions types à poser lors des entrevues. En outre, aucun des membres du jury ne semble avoir pris de notes durant l'entrevue.

[139] La Commission a cité comme témoins quatre des candidats ayant réussi à obtenir un poste de patrouilleur : Jamie Hagan, Andrew Noonan, Jeff Warren et Les Thomas.

[140] En ce qui concerne la deuxième entrevue, M. Hagan a été capable de se souvenir de certaines des questions qu'on lui a posées. Il a dit se rappeler qu'on lui a demandé s'il saurait comment survolter la batterie (on ne lui a pas demandé d'en faire la démonstration) d'une voiture tombée en panne sur le pont. Il a affirmé catégoriquement qu'il ne se souvenait pas qu'on lui ait demandé s'il avait peur d'être seul ou de travailler seul la nuit. Il ne croyait pas qu'on lui ait demandé s'il pouvait conduire un véhicule à boîte manuelle.

[141] Interrogé au sujet des questions qui lui ont été posées durant la deuxième entrevue, M. Noonan, pour sa part, a déclaré qu'on lui avait posé une question au sujet du travail par postes. Il se souvenait d'avoir répondu qu'il avait travaillé dans un garage lorsqu'il était jeune et a présumé qu'on lui avait sans doute poser des questions au sujet de la mécanique, des pannes ou de quelque chose du genre. Selon lui, on ne lui a pas demandé de montrer comment se fait le survoltage d'une batterie d'automobile. M. Noonan a dit ne pas vraiment se souvenir si on lui avait demandé s'il avait peur d'être seul ou de travailler seul la nuit; toutefois, il a déclaré qu'il se pouvait qu'on lui ait demandé quelque chose du genre, étant donné qu'il se rappelait avoir dit qu'il n'avait pas peur du Bonhomme Sept Heures ou déclaré qu'il y avait belle lurette qu'il n'avait plus peur du Bonhomme Sept Heures. Il se souvenait qu'on lui avait demandé s'il parlait français, mais il ne se souvenait d'aucune des autres questions posées lors de la deuxième entrevue.

[142] Dans le cas de M. Warren, la seule question dont il se souvenait était celle posée par M. Wood au sujet du béton. Lors de l'audience, il ne pouvait se rappeler si on lui avait posé des questions au sujet du travail par postes, du survoltage d'une batterie d'automobile, de sa peur d'être seul la nuit. Il ne se souvenait pas qu'on lui ait posé des questions à propos de la façon de réagir à une situation d'urgence ou au sujet de sa capacité de conduire un véhicule ou des sentiments que lui inspirait son départ de Marine Atlantique.

[143] Les Thomas, pour sa part, ne se souvenait pas de grand-chose au sujet des entrevues et a été imprécis sur beaucoup de points; son témoignage est truffé de formules du genre Je ne me souviens pas et Je dirais. Le Tribunal est d'avis que son témoignage n'est pas fiable pour ce qui est des questions qui lui ont été posées lors de la deuxième entrevue.

[144] Au regard de la preuve présentée et du fait que le fardeau de la preuve incombe à la plaignante, le Tribunal estime que les questions posées au sujet de la conduite d'un véhicule à boîte manuelle, du survoltage d'une batterie d'automobile, du travail par postes et du fait d'être seul la nuit, telles que formulées par Mme McAvinn dans sa description, n'étaient pas des questions sexistes. Il s'agissait de questions légitimes ayant trait au travail du patrouilleur.

[145] De plus, le Tribunal estime que la preuve ne démontre pas, selon la prépondérance des probabilités, que Mme McAvinn a été la seule personne à laquelle ces questions ont été posées. Aucun des individus qui ont été embauchés comme patrouilleurs et que la Commission a appelés comme témoins n'a pu se souvenir du libellé des questions posées à l'entrevue. Le Tribunal souscrit à l'opinion exprimée par M. Verrette lors de son témoignage, à savoir que les questions posées ont peut-être différé parfois en termes de libellé mais qu'elles avaient le même sens et portaient sur les mêmes questions.

[146] Ayant conclu que les questions posées à Mme McAvinn lors de sa deuxième entrevue n'étaient pas, selon la prépondérance des probabilités, de nature discriminatoire ou sexiste, le Tribunal estime que l'allégation de Mme McAvinn voulant qu'elle ait fait l'objet de discrimination lors de la deuxième entrevue en raison des questions qui lui ont été posées n'est pas fondée.

[147] Cependant, cette conclusion ne clôt pas le débat. Le Tribunal doit maintenant déterminer si, au regard de l'ensemble de la preuve, Mme McAvinn a néanmoins fait l'objet de discrimination en raison de son sexe. À cette fin, le Tribunal doit analyser les motifs qui ont amené le jury qui a mené la deuxième entrevue à ne pas recommander d'embaucher Mme McAvinn à titre de patrouilleur. Il doit à cet égard se poser deux questions : le cours Loi et sécurité était-il une exigence? Mme McAvinn a-t-elle fait piètre figure lors de sa deuxième entrevue.

[148] Il convient de noter que la description du poste de patrouilleur (pièce C-3), qui énonce les compétences et exigences que doivent posséder les candidats à ce poste, fait mention du cours Loi et sécurité.

[149] Tout au cours de cette instance, la plaignante et la Commission ont soutenu que les compétences et les critères d'expérience mentionnés dans la pièce C-3, plus particulièrement le cours Loi et sécurité, étaient des exigences, et non pas simplement des atouts. Pour sa part, l'intimée a fermement soutenu que le cours Loi et sécurité n'était pas une exigence pour le poste de patrouilleur, précisant que les personnes choisies pourraient acquérir le complément de formation nécessaire si elles ne possédaient pas certaines des compétences mentionnées dans la pièce C-3.

[150] Le cours Loi et sécurité était-il une exigence pour le poste de patrouilleur? M. Forgeron a affirmé que non, qu'il s'agissait davantage d'une ligne directrice. Il a été contredit sur ce point par M. John Wood, qui s'est porté candidat à tous les postes à la SCBL.

[151] La preuve a démontré que M. Wood a d'abord été interviewé par M. Forgeron, mais n'a jamais été soumis à une deuxième entrevue. M. Wood a fait preuve d'assurance et de sincérité lorsqu'il a comparu devant le Tribunal. Il n'a jamais manifesté d'amertume à l'égard de la SCBL, même s'il n'a pas été embauché comme patrouilleur.

[152] Lors de son interrogatoire principal, M. Forgeron a dit ne pas se souvenir de l'entrevue avec M. Wood. Toutefois, une description (non datée) de cette entrevue intitulée Lettre à qui de droit que M. Wood a rédigée a été déposée en preuve (pièce HR-6). Ce document se lit comme suit :

[Traduction]

À qui de droit,

La présente vise à décrire les faits entourant mon entrevue avec John Forgerone, dans le cadre de ma demande pour le poste d'agent de sécurité du pont chez Straight Crossing Inc. (SCI).

Durant ou vers la première semaine d'avril, SCI a communiqué avec moi au sujet de l'entrevue. La personne chargée de l'entrevue était John Forgerone. La première chose qu'il m'a dite était que je ne disposais que de 12 minutes pour l'entrevue, étant donné qu'un de mes collègues avait pris 18 minutes. Il m'a dit : Allons-y. Après avoir conversé avec son téléphone pendant environ 2 minutes -- j'ai toujours pensé qu'il fallait décrocher le combiné pour parler au téléphone, il s'est tourné vers moi.

Il m'a demandé quel poste m'intéressait, car je les avais tous postulés. Je lui ai dit que je postulais tous les postes, car je voulais un emploi et que j'estimais être qualifiée pour au moins un ou deux d'entre eux. Après avoir parcouru plusieurs descriptions portant sur des postes pour lesquels je n'étais pas selon lui qualifié, je me suis informé au sujet du poste d'agent de sécurité du pont; il a déclaré que je n'étais pas compétent pour ce poste-là. Il a dit que je devais avoir suivi le cours Loi et sécurité du Collège Holland. Il a affirmé que c'était l'une des exigences figurant dans la description de poste envoyée à Marine Atlantique. Il a affirmé que j'étais mieux qualifié pour le poste de contrôleur du pont. J'ai dit qu'il y avait beaucoup plus de contrôleurs plus compétents que moi. Il a affirmé que les contrôleurs avaient une certaine expérience, mais qu'ils n'avaient pas de compétences en informatique, domaine dans lequel j'étais tout à fait qualifié. Il a dit que mes compétences en informatique me rendaient compétent pour le poste de contrôleur du pont et que je pourrais facilement acquérir la formation voulue pour ce qui est des autres aspects du travail. Il a alors déclaré que l'entrevue était terminée et qu'on communiquerait avec moi si l'on jugeait que j'avais les compétences voulues pour un des postes. Je dois dire que mes espérances d'obtenir un emploi se sont envolées.

À mon avis, tout le processus n'est qu'une farce : comment la SCI peut-elle décrire sur papier les compétences qu'il faut avoir pour obtenir un emploi, puis embaucher des gens qui n'ont pas les compétences voulues? Je suggère que vous vérifiiez si Stan Baker a reçu des appels au sujet des employés qui ont subi une entrevue. Je crois comprendre qu'on a communiqué avec lui au sujet de certains employés et que cela n'a pas été le cas pour certains autres. (Texte intégral)

[153] Ni le témoignage de M. Wood ni l'exactitude de sa lettre n'a à aucun moment été contesté. De plus, lors de son interrogatoire principal, M. Forgeron n'a jamais nié avoir fait cette déclaration durant l'entrevue de M. Wood. Après qu'on l'eut renvoyé à la pièce HR-6 et à l'extrait pertinent, M. Forgeron a répondu que le cours Loi et sécurité n'était pas une exigence pour le poste de patrouilleur, qu'il ne s'agissait que d'une ligne directrice. Il a fourni cette réponse après s'être fait poser la question suivante (6) :

[Traduction]

Q. Abstraction faite de ce que vous pourriez lui avoir dit (à M. Wood) à ce sujet, le cours Loi et sécurité était-il une exigence pour obtenir le poste de patrouilleur du pont. (C'est le Tribunal qui met en caractères gras.)

R. Non, ce n'était pas une exigence.

[154] La position de M. Forgeron en ce qui touche le cours Loi et sécurité est pour dire le moins ambivalente, voire incohérente. Le fait que M. Forgeron a déclaré à M. Wood que le cours Loi et sécurité était une exigence n'a pas été contredit. Par ailleurs, le fait que des individus qui n'avaient pas suivi ce cours ont été embauchés et l'ont suivi par la suite ne contribue pas à atténuer cette opinion. On ne peut prétendre un certain jour qu'il s'agit d'une exigence afin d'éliminer un candidat et prétendre le lendemain que ce n'est pas une exigence et se servir de cela pour étayer la décision de ne pas embaucher quelqu'un. On ne peut gagner sur les deux tableaux. Tout bien considéré, le Tribunal préfère le témoignage de M. Wood à celui de M. Forgeron à propos de la question à savoir si le cours Loi et sécurité était une exigence.

[155] En ce qui concerne la performance de Mme McAvinn lors de la deuxième entrevue, M. Wood a déclaré que cette entrevue n'avait pas été mauvaise, même si elle ne comptait pas parmi les meilleures; c'était une bonne entrevue. Selon M. Wood, l'entrevue ne s'est pas déroulée sur le même ton conversationnel que les autres entrevues; on ne sentait pas une véritable communication et interaction entre Mme McAvinn et les membres du jury. Selon M. Wood, c'était là l'élément qui ressortait. À ses yeux, le sexe n'avait pas été une considération.

[156] Pour sa part, M. Forgeron, à la question à savoir quel souvenir précis il avait de la deuxième entrevue avec Mme McAvinn, a répondu qu'il ne se souvenait pas d'aucune différence par rapport aux autres entrevues. Selon lui, Mme McAvinn s'était bien comportée; elle s'était montrée agréable et s'était bien présentée. Elle avait répondu à toutes les questions qu'on lui avait posées. Il n'avait remarqué aucune lacune dans sa technique d'entrevue. Tout comme M. Wood, M. Forgeron a affirmé que le sexe ne posait pas de problème.

[157] Pour sa part, M. Verrette a déclaré qu'il ne se souvenait d'absolument rien à propos de l'entrevue avec Mme McAvinn ou des autres entrevues.

[158] Étant donné que M. Verrette ne se souvient pas de l'entrevue avec Mme McAvinn et que M. Forgeron n'en a qu'un vague souvenir -- [il convient de noter que lors de son contre-interrogatoire, M. Forgeron a admis qu'au moment où il a été interrogé par la Commission canadienne des droits de la personne, en février 1998, il avait indiqué qu'à sa connaissance, Mme McAvinn ne s'était pas rendue plus loin que la première entrevue] --, le Tribunal doit s'en remettre à l'impression de M. Wood quant à la performance de Mme McAvinn lors de la deuxième entrevue.

[159] En résumé, si la demande de Mme McAvinn n'a pas été examinée sous un jour favorable, ce serait principalement en raison de sa piètre interaction avec le jury de sélection. Le Tribunal est d'avis que la raison invoquée par M. Wood n'est pas digne de foi, à la lueur des discussions qui ont eu lieu entre les membres du jury après l'entrevue de Mme McAvinn. Des preuves accablantes démontrent que ce n'est pas l'incapacité de lire et d'écrire de Mme McAvinn qui a annihilé ses espoirs d'obtenir un poste de patrouilleur.

[160] Selon le témoignage de M. Wood, les membres du jury ont eu des discussions après que Mme McAvinn eut quitté la salle d'entrevue. Dans son témoignage, M. Wood a déclaré que M. Forgeron avait précisé que la demande de Mme McAvinn était entièrement dactylographiée et qu'on ne possédait pas aucun spécimen de son écriture. Selon M. Wood, M. Forgeron estimait qu'étant donné que les fonctions de patrouilleur impliquent d'observer ce qui se passe et de rédiger des rapports (il faut rédiger des rapports pour tout), les lacunes de Mme McAvinn sur le plan de la rédaction de rapports étaient un obstacle à l'obtention du poste. Dans son témoignage, M. Forgeron a dit ne pas se souvenir qu'il y ait eu parmi les membres du jury un désaccord en ce qui concerne la pile dans laquelle il convenait de mettre la demande de Mme McAvinn.

[161] Il faut souligner ici que, selon M. Wood, M. Forgeron était une des figures dominantes, pour ne pas dire la figure dominante, dans le processus d'entrevue. Dans son témoignage, M. Wood a déclaré que, au moment des entrevues, il n'avait pas d'expérience dans la conduite d'entrevues, contrairement à M. Forgeron. Au dire de M. Wood, M. Forgeron était le gourou de l'embauche (c'est le Tribunal qui met en caractères gras), car c'est lui qui était responsable des ressources humaines à la SCJV. Les autres membres se tournaient vers M. Forgeron pour recueillir ses impressions au sujet d'un candidat.

[162] Vu cet élément de preuve, le Tribunal est d'avis que M. Forgeron a joué un rôle déterminant dans le processus de sélection. Son opinion avait une influence déterminante sur le choix des personnes recrutées. Le cas de M. Paul Thompson est digne de remarque. Selon M. Wood, il y a eu parmi les membres du jury un désaccord au sujet de l'un des candidats lors de la deuxième série d'entrevues. M. Wood avait choisi M. Thompson. Cependant, John Forgeron et Jacques Verrette préféraient quelqu'un d'autre. M. Wood a décidé de se rallier. À la fin de la journée, M. Wood était toutefois heureux que M. Thompson ait été embauché.

[163] Le Tribunal est d'avis que si Mme McAvinn n'a pas été jugée à la hauteur lors de la deuxième entrevue, ce n'est pas, tout compte fait, en raison de sa piètre interaction avec les membres du jury mais surtout parce qu'elle avait envoyé une demande dactylographiée. Ce faisant, elle a suscité de vives préoccupations relativement à ses capacités de lecture et d'écriture et à sa capacité de rédiger des rapports, ce qui était considéré comme essentiel, du moins par M. Forgeron, pour occuper le poste de patrouilleur.

[164] Le Tribunal n'ajoute pas foi à l'allégation de M. Forgeron voulant qu'il ait amorcé la deuxième entrevue l'esprit ouvert. M. Forgeron a lui-même déclaré qu'il était encore préoccupé par les capacités de lecture et d'écriture de Mme McAvinn au moment où a débuté la deuxième entrevue. La preuve a clairement révélé qu'il n'a rien fait pour dissiper ses inquiétudes ou doutes; il ne s'est jamais vraiment enquis des capacités ou compétences de Mme McAvinn par crainte, semble-t-il, de faire l'objet d'une plainte de discrimination.

[165] Tel qu'indiqué plus haut, la Commission et la plaignante doivent, dans une affaire de discrimination liée à l'emploi, établir une preuve prima facie de discrimination en démontrant que la partie plaignante était compétente pour l'emploi convoité, qu'elle n'a pas été embauchée et que le poste a été attribué à une personne qui n'était pas plus compétente, mais qui ne possédait pas la caractéristique dont il est question dans la plainte en matière de droits de la personne.

[166] Peut-on dire, sur la foi de la preuve produite, que le sexe de Mme McAvinn a eu quelque chose à voir avec le fait qu'elle n'a pas été embauchée par la SCBL comme patrouilleur en 1997? Tel qu'indiqué plus haut, il est rare que la discrimination soit un phénomène qui se manifeste ouvertement. La preuve est habituellement circonstancielle, et le Tribunal doit conclure à la lueur de différents indices à l'existence d'éléments de discrimination.

[167] Mme McAvinn est la seule femme qui a posé sa candidature pour le poste de patrouilleur. Parmi les ex-employés de Marine Atlantique qui ont terminé avec succès le cours Loi et sécurité, elle est la seule dont la demande a soulevé des doutes pour ce qui est de la capacité de lire et d'écrire, ce qui donne à penser que le travail de patrouilleur dépend essentiellement de la capacité de lire et d'écrire d'une personne. Même si elle avait de l'expérience en ce qui concerne les situations d'urgence, les matières dangereuses, le secourisme opérationnel, etc., Mme McAvinn a été laissée de côté tandis que des hommes qui avaient reçu une formation dans les Forces armées ou une formation d'ambulancier ou de pompier volontaire ou qui avaient de l'expérience de la patrouille policière mais qui ne répondaient pas aux conditions fondamentales d'admissibilité ont semblé intéresser davantage les membres du jury.

[168] À cela s'ajoute le témoignage non contredit ni contesté de M. Hagan, qui a été recruté comme patrouilleur en 1997, qui a affirmé que, lors d'une conversation qu'il a eue avec M. Arnold Wood et M. Mackie, un autre patrouilleur, au sujet de l'embauche d'autres patrouilleurs, M. Wood aurait déclaré : Je crois qu'il va falloir embaucher des femmes cette fois. Dans son témoignage, M. Wood n'a jamais nié avoir fait cette déclaration. Le Tribunal ne voit aucune raison de ne pas croire M. Hagan. En ce qui concerne M. Mackie, il n'a jamais été appelé à témoigner.

[169] Le Tribunal est d'avis que, mis ensemble, ces éléments amènent à conclure que le sexe a été un facteur -- peut-être pas le seul -- qui a joué dans le processus de sélection des patrouilleurs et que le profil de ce poste comportait un certain élément de masculinité.

[170] En outre, le Tribunal estime que Mme McAvinn a été traitée injustement dans le processus de sélection en général. À moins d'être prêt à affirmer que c'est par compassion qu'on a invité Mme McAvinn à la deuxième entrevue, ce qui serait offensant pour la SCBL, on en vient à la conclusion qu'on a commis une erreur de jugement en ne recommandant pas Mme McAvinn en vue de la deuxième entrevue. De plus, si l'on s'en remet aux critères (tels qu'énoncés par Mme Murphy dans son témoignage) qui devaient guider le jury de sélection lors de la première série d'entrevues, il est indubitable que Mme McAvinn aurait dû être recommandée en vue de la deuxième entrevue parce qu'elle satisfaisait à tous ces critères. La SCBL s'en est finalement rendu compte, avec le résultat que Mme McAvinn a finalement été convoquée. M. Francis, qui n'avait pas interviewé Mme McAvinn et qui, par conséquent, ne savait pas quelle avait été sa véritable performance, a indiqué dans son témoignage qu'il avait ordonné de convoquer Mme McAvinn à la deuxième entrevue en raison de ses antécédents et du fait qu'elle avait suivi le cours Loi et sécurité. Malheureusement pour Mme McAvinn, M. Forgeron faisait partie du deuxième jury.

[171] Eu égard à ces conclusions, le Tribunal doit, à la lueur des critères énoncés dans Shakes, déterminer si Mme McAvinn a prouvé qu'elle était compétente pour l'emploi convoité, qu'elle n'a pas obtenu l'emploi et que, finalement, les personnes embauchées (des hommes) n'étaient pas plus compétentes qu'elle.

[172] Mme McAvinn n'a pas été recrutée comme patrouilleur. La preuve sur ce point est claire. En ce qui concerne ses compétences, le Tribunal estime que Mme McAvinn était qualifiée pour occuper le poste. En fait, la preuve a démontré que Mme McAvinn avait toutes les compétences mentionnées dans la description du poste en question (pièces C-3 et C-7), sauf pour ce qui est du bilinguisme. La preuve a clairement établi que Mme McAvinn a suivi le cours Loi et sécurité qui, de l'avis du Tribunal, était une exigence pour ce poste. Même si cela n'avait pas été le cas, le Tribunal est d'avis que le cours de vingt-six semaines que Mme McAvinn a terminé avec succès lui a permis d'obtenir la formation de base nécessaire. De l'avis de beaucoup de gens, ce cours était très exigeant du point de vue scolaire et physique. En outre, les antécédents de travail de Mme McAvinn chez Marine Atlantique démontrent clairement qu'elle était une bonne travailleuse, qu'elle avait de l'expérience en ce qui concerne le travail avec le public, les matières dangereuses et les situations d'urgence et qu'elle était habituée à faire un travail physique et à travailler par postes dans un milieu masculin.

[173] En ce qui concerne ses capacités de lecture et d'écriture, la preuve a démontré que Mme McAvinn avait été initiée à la rédaction de rapports d'accident dans le cours Loi et sécurité. Rien n'indique qu'elle ait jamais échoué ce volet du cours. En outre, lorsqu'on examine les fonctions propres au poste de patrouilleur (pièce R-13), on constate que l'établissement de rapports d'accident ne représente qu'une petite partie du travail.

[174] En ce qui concerne les compétences des autres candidats, le Tribunal estime que certaines des personnes embauchées étaient moins compétentes que Mme McAvinn au moment de leur embauche. La preuve a révélé que quatre des candidats choisis, soit John Daigle, Jeff Warren, Brent McDonald et Robert Stright, n'avaient pas suivi le cours Loi et sécurité. Toutefois, ces personnes, une fois embauchées, ont pu suivre la formation de secouriste opérationnel offerte par le Justice Institute of Canada afin d'acquérir la formation nécessaire pour occuper le poste (pièce HR-13).

[175] Il est vrai que les compétences ne constituent pas en soi un élément concluant. La performance à l'entrevue est un aspect crucial de tout processus de sélection. À cet égard, la preuve a révélé que Mme McAvinn n'a pas eu une mauvaise entrevue; son entrevue n'a pas été l'une des meilleures entrevues, mais on ne peut pas dire qu'elle ait fait piètre figure. Le fait qu'elle se soit finalement retrouvée dans la pile C ou Non après la deuxième entrevue a davantage à voir avec le fait que M. Forgeron lui a attribué une mauvaise cote lors de ses première et deuxième entrevues en raison de ses préoccupations relatives à ses capacités de lecture et d'écriture plutôt qu'à de véritables lacunes lors des entrevues.

[176] En l'espèce, le Tribunal estime que Mme McAvinn était compétente pour le poste de patrouilleur, mais qu'elle n'a pas été embauchée à ce poste et qu'une personne qui n'était pas plus compétente qu'elle l'a été. Par conséquent, le Tribunal conclut que la Commission a établi une preuve prima facie de discrimination.

[177] Il incombe donc à l'intimée de fournir une explication tout aussi cohérente que la conclusion voulant que la discrimination sexuelle ne soit pas l'explication correcte de ce qui s'est produit.

[178] Tout au cours de cette instance, l'intimée a soutenu qu'on avait recruté les meilleurs candidats, ceux qui, selon M. Forgeron, étaient nettement supérieurs à Mme McAvinn et qui avaient mieux tiré leur épingle du jeu aux entrevues.

[179] Interrogé quant aux raisons pour lesquelles Mme McAvinn n'a pas été jugée à la hauteur à la deuxième entrevue, M. Forgeron a répondu que c'est uniquement parce que les autres candidats étaient meilleurs et qu'ils avaient les compétences, l'expérience, l'attitude et la personnalité voulues. Selon M. Forgeron, les personnes embauchées qui n'avaient pas suivi le cours Loi et sécurité avaient d'autres antécédents pertinents (p. ex., formation militaire ou de pompier) et étaient aptes à recevoir un complément de formation. Pour sa part, M. Wood a déclaré dans son témoignage qu'il était très satisfait des compétences des personnes embauchées. Quant à M. Verrette, il a déclaré qu'à la fin des entrevues, le jury n'avait eu aucune difficulté à choisir les candidats les plus aptes à occuper les postes de patrouilleur.

[180] Le Tribunal ne conteste pas le fait que les candidats embauchés étaient en mesure, soit parce qu'ils avaient les compétences et l'expérience voulues soit parce qu'ils pouvaient être formés, de remplir convenablement les fonctions de patrouilleur. Il ne conteste pas non plus le fait qu'un employeur a le droit d'embaucher les meilleurs candidats qu'il peut trouver et que c'est ce qu'il fait normalement.

[181] Cela dit, après avoir soigneusement examiné l'ensemble de la preuve, le Tribunal estime que l'exclusion de Mme McAvinn en l'espèce était attribuable à des motifs qui n'avaient rien à voir avec ses véritables compétences pour le poste de patrouilleur et avec sa performance lors des deux entrevues. Les motifs invoqués (son incapacité non prouvée à lire et à écrire et son incapacité de faire face aux situations susceptibles de survenir) ressemblent davantage à des prétextes visant à exclure sa candidature afin, comme l'a indiqué M. Wood, de constituer une belle équipe formée de gens qui travailleraient bien ensemble, qui seraient prêts à faire les heures nécessaires, vu la nécessité de travailler par postes, et qui étaient désireux de faire ce travail-là. Il semble que si elle n'avait pas ce qu'il fallait pour faire partie de l'équipe, particulièrement les capacités de lecture et d'écriture et la capacité de faire face aux situations qui pouvaient survenir, Mme McAvinn aurait pu être formée pour acquérir les compétences qui lui manquaient.

[182] En l'espèce, le Tribunal estime que la plainte portée par Mme McAvinn en vertu de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne est accueillie.

VI. MESURES DE REDRESSEMENT

[183] Compte tenu de sa conclusion à savoir que Mme McAvinn a fait l'objet de discrimination en raison de son sexe dans le processus d'entrevue mené à la SCBL au printemps de 1997, le Tribunal doit déterminer les mesures de redressement qu'il convient de prendre à son endroit. À cet égard, le Tribunal doit s'en remettre principalement à l'article 53 de la Loi ainsi qu'à la jurisprudence qui a établi que, dans les affaires de discrimination, le but de l'indemnisation est de réparer le tort causé à la victime de l'acte discriminatoire en tenant compte de principes tels que la prévisibilité raisonnable et le caractère lointain du dommage (7).

[184] En l'espèce, la Commission et la plaignante demandent les mesures de redressement suivantes :

  1. une lettre d'excuses;
  2. une ordonnance exigeant que l'intimée nomme la plaignante à un poste de patrouilleur à la première occasion;
  3. si le Tribunal juge qu'une ordonnance exigeant que l'intimée nomme la plaignante à un poste de patrouilleur à la première occasion ne convient pas dans les circonstances, une ordonnance visant à l'indemniser de ses pertes salariales futures, déterminées en fonction d'une période raisonnable, indemnité qui s'ajouterait à celle accordée pour compenser ses pertes salariales antérieures dont il est fait mention ci-dessus;
  4. une indemnité au titre des pertes salariales, plus les intérêts, ladite indemnité étant majorée pour compenser les conséquences fiscales du versement d'une somme forfaitaire durant une année d'imposition particulière;
  5. le paiement de la portion des primes qui incombe à l'employeur ou une somme équivalente afin de tenir compte de tous les avantages professionnels ou liés à l'emploi, y compris le Régime de pensions du Canada, l'assurance-emploi, le régime de pension de l'employeur et le régime d'assurance-soins de santé complémentaire;
  6. le versement d'une somme équivalente aux prestations d'assurance-emploi que la plaignante devra rembourser;
  7. une indemnité pour préjudice moral, conformément au par. 53 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne;
  8. le remboursement des frais de scolarité afférents au cours Loi et sécurité;
  9. une ordonnance exigeant que les cadres et les employés de l'intimée qui sont chargés d'embaucher le personnel suivent une formation destinée à les sensibiliser aux attitudes systémiques qui défavorisent les femmes dans les processus de recrutement;
  10. le remboursement des frais juridiques.

[185] La Commission et la plaignante demandent au Tribunal d'ordonner à la SCBL de s'excuser auprès de cette dernière.

[186] Le Tribunal est d'avis que la direction de la SCBL s'est montrée insensible vis-à-vis l'allégation de Mme McAvinn voulant qu'on ait exercé à son endroit une discrimination dans le processus de sélection pour le poste de patrouilleur. Dès le début, M. Francis a déclaré que son allégation n'était pas fondée tout en précisant qu'il avait entièrement confiance en son équipe. Il n'a jamais ordonné la tenue d'une enquête interne, comme il aurait dû le faire.

[187] Le Tribunal ordonne donc que le directeur général de la SCBL fournisse à la plaignante une lettre d'excuses dans les trente jours suivant le prononcé de cette décision.

[188] La Commission et la plaignante demandent que l'intimée nomme cette dernière au poste de patrouilleur à la première occasion.

[189] Il y a lieu de souligner que, dans les cas où il juge qu'une plainte de discrimination est fondée, le Tribunal doit tenter de remettre la partie plaignante dans la position où elle aurait été, n'eut été de l'acte discriminatoire. À cette fin, le Tribunal doit être convaincu qu'il y avait à tout le moins une sérieuse possibilité, voire une probabilité, que la partie plaignante obtienne le poste en l'absence de discrimination (8).

[190] En l'espèce, il s'agit de se demander si Mme McAvinn aurait été, selon la prépondérance des probabilités, embauchée comme patrouilleur du Pont de la Confédération, n'eut été de la discrimination dont elle a fait l'objet. À cet égard, Mme McAvinn doit démontrer qu'abstraction faite de son analphabétisme non prouvé, elle aurait eu une chance raisonnable d'obtenir un poste de patrouilleur.

[191] Tel que mentionné plus haut, la preuve a clairement démontré que Mme McAvinn avait la formation et toutes les compétences nécessaires pour occuper le poste de patrouilleur. De plus, d'après les personnes qui ont interviewé Mme McAvinn, cette dernière n'a pas manifesté de lacunes importantes lors de ses entrevues. Le fait demeure que sa demande est demeurée en dossier à la SCBL après mai 1997 et qu'elle a été convoquée en 1998 à une entrevue pour un poste de patrouilleur. De plus, il convient de noter à nouveau que Mme McAvinn bénéficie d'un droit de premier refus à titre d'ex-employée de Marine Atlantique.

[192] Après avoir soigneusement examiné la question de l'intégration dans l'emploi, le Tribunal ordonne que la SCBL fournisse à Mme McAvinn, à la première occasion raisonnable, un poste de patrouilleur. Le Tribunal est bien conscient de l'état de santé actuel de Mme McAvinn. Néanmoins, dans la mesure où la maladie récente de Mme McAvinn ne l'empêche pas de remplir les fonctions de patrouilleur, le Tribunal est d'avis qu'elle devrait être intégrée dans l'emploi. Si Mme McAvinn n'est pas en mesure de l'être, le Tribunal ordonne qu'elle soit indemnisée conformément aux conclusions du Tribunal relatives aux pertes salariales.

[193] L'alinéa 53(2)c) de la Loi précise que lorsqu'il juge la plainte fondée, le Tribunal peut ordonner à la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte.

[194] Le Tribunal est conscient qu'aux fins du calcul des pertes salariales, il doit y avoir un lien de causalité entre l'acte discriminatoire et le montant qui, estime-t-on, a été perdu au titre du salaire (9). Le critère à appliquer dans le cadre d'un tel calcul est celui de la prévisibilité raisonnable. La période à laquelle le lien de causalité s'applique est une question à déterminer au regard des circonstances entourant chaque affaire.

[195] Dans sa déclaration préliminaire, l'avocate de la plaignante a indiqué que sa cliente demandait une indemnité pour pertes salariales équivalant à dix années de salaire, avantages compris. Elle a exprimé l'avis qu'une période de dix ans était appropriée pour le calcul du total des pertes de revenu antérieures ou futures.

[196] La preuve a démontré que Mme McAvinn a cessé de travailler chez Marine Atlantique le 31 mai 1997. Elle a également révélé que Mme McAvinn a bénéficié, à titre d'ex-employée de Marine Atlantique, d'un droit de premier refus à l'égard de tout emploi permanent lié à l'exploitation du Pont de la Confédération. Le poste de patrouilleur était l'un de ces emplois. De plus, il ressort de la preuve que si elle avait été embauchée comme patrouilleur à la SCBL, Mme McAvinn aurait vraisemblablement travaillé là jusqu'à ce qu'elle soit prête à prendre sa retraite. Elle aurait pu espérer accéder à d'autres postes au sein de la SCBL, car M. Francis a déclaré que la compagnie recrutait à l'interne. De plus, la preuve a démontré que les personnes qui ont été embauchées initialement comme patrouilleurs ont occupé par la suite d'autres emplois à la SCBL.

[197] Après avoir examiné l'ensemble de la preuve, le Tribunal souscrit à l'argument de l'avocate de la plaignante et estime qu'une période de dix années est appropriée dans le présent contexte. Cependant, cette conclusion est subordonnée aux conclusions du Tribunal en ce qui touche l'intégration de la plaignante dans le poste de patrouilleur et l'atténuation des dommages.

[198] Selon la pièce C-51, Mme McAvinn a déclaré pour l'année 1997 des gains totalisant 13 232 $ : 8 418 $ provenant de Marine Atlantique et 4 814 $, du ministère de l'Agriculture de l'Î.-P.-É. Elle a également reçu 9 728 $ sous forme de prestations d'assurance-emploi avant et après le 1er juin 1997. Il y a lieu de noter qu'en raison des avantages de départ dont elle a bénéficié, Mme McAvinn n'a pas été admissible aux prestations d'assurance-emploi entre le 14 juillet 1997 et le 5 juin 1998 (pièce C-55). Du fait qu'elle a reçu certaines prestations d'assurance-emploi à l'été de 1997, elle a dû rembourser une somme d'environ 600 $.

[199] Selon la pièce C-52, Mme McAvinn a déclaré dans sa déclaration de revenu de 1998 des gains totalisant 6 889 $ : 6 831 $ provenant du ministère de l'Agriculture de l'Î.-P.-É. et 58 $, de la Western School Board. Elle a également reçu 868 $ sous forme de prestations d'assurance-emploi.

[200] Selon la pièce C-53, Mme McAvinn a déclaré pour l'année 1999 des gains de 7 583 $ provenant en totalité au ministère de l'Agriculture de l'Î.-P.-É., de même que 10 875 $ sous forme de prestations d'assurance-emploi.

[201] La déclaration de revenu de Mme McAvinn pour l'année 2000 n'a pas été fournie au Tribunal. Toutefois, la preuve a révélé qu'entre janvier et mai 2000, elle a reçu pendant quatre semaines une prestation hebdomadaire d'assurance-emploi de 217 $ (pièce C-62). Du 2 juillet au 3 septembre, elle a gagné 501 $ en travaillant dans une boulangerie (pièce C-60). Du 10 au 24 septembre, elle a travaillé dix postes et effectué dix heures supplémentaires au ministère de l'Agriculture de l'Î.-P.-É. au taux horaire de 12,05 $ (pièce C-61). Dans son témoignage, Mme McAvinn a indiqué qu'elle n'avait pas travaillé du 24 septembre au 31 décembre 2000.

[202] En ce qui concerne l'indemnisation des pertes salariales, le Tribunal doit examiner si la plaignante a tenté d'atténuer ces pertes en cherchant à obtenir d'autres emplois rémunérés. Il incombe à l'intimée de convaincre le Tribunal que la plaignante a négligé de prendre des mesures raisonnables pour atténuer ses pertes (10).

[203] À cet égard, la preuve a révélé qu'après avoir essuyé un refus de la SCBL, Mme McAvinn a envoyé des centaines de demandes d'emploi. La preuve a démontré qu'elle a expédié 67 demandes en 1997 (pièce C-24), 112 en 1998 (pièce C-25), 108 en 1999 (pièce C-26) et 92 en 2000 (pièce C-27). Toutes ces démarches lui ont permis d'obtenir deux emplois : un au ministère provincial de l'Agriculture (pièces C-28, C-30, C-40, C-42 et C-45) et un autre dans une boulangerie.

[204] Il convient de souligner que rien ne prouve que Mme McAvinn ait envoyé toutes ces demandes en réponse à des offres d'emploi et que les entreprises auxquelles elle a fait parvenir une demande étaient toutes en quête de candidats pour combler des postes. Par conséquent, le fait que Mme McAvinn ait réussi à obtenir seulement deux emplois grâce à toutes les demandes envoyées au cours d'une période de quatre ans ne devrait pas amener le Tribunal à conclure à son inemployabilité.

[205] Le Tribunal est d'avis que Mme McAvinn a déployé des efforts soutenus pour trouver un emploi après avoir appris qu'elle ne serait pas embauchée par la SCBL et qu'elle a pris des mesures raisonnables pour atténuer ses pertes salariales. Il ne faut pas oublier qu'il est difficile de trouver des emplois à l'Île-du-Prince-Édouard.

[206] Eu égard à ces constatations, le Tribunal conclut que Mme McAvinn a droit d'être indemnisée, à compter du 1er juin 1997, de la totalité de la perte de revenu qu'elle a subie par suite du fait qu'elle n'a pas été embauchée comme patrouilleur, sous réserve d'une période limite de dix ans et de son intégration dans un poste de patrouilleur. Le montant de sa perte équivaut au revenu qu'elle aurait gagné comme patrouilleur moins son revenu d'emploi à compter du 1er juin 1997.

[207] En ce qui concerne sa perte de revenu, le Tribunal, compte tenu du fait que la plaignante doit être indemnisée de la totalité de la perte de revenu qu'elle a subie, estime que la plaignante a droit de bénéficier du paiement de la portion des primes de l'employeur, ou d'une somme équivalente, afin de tenir compte de tous les avantages professionnels ou liés à l'emploi, notamment le Régime de pensions du Canada, l'assurance-emploi, le régime de pension de l'employeur et le régime d'assurance-soins de santé complémentaire.

[208] Dans leurs plaidoiries, les parties n'ont pas abordé la question des prestations d'assurance-emploi que la plaignante a reçues après le 1er juin 1997 et l'effet de ces prestations sur l'indemnisation de ses pertes salariales. La Commission et l'intimée ont tous deux cité l'affaire Bernard c. Conseil scolaire de Waycobah (11). Après avoir soigneusement examiné cette décision ainsi que les dispositions de la Loi sur l'assurance-emploi, le Tribunal estime qu'il n'est pas nécessaire de déduire quoi que ce soit pour ce qui est des prestations d'assurance-emploi que la plaignante a reçues après le 1er juin 1997. Le Tribunal laisse aux parties le soin de déterminer qui remboursera au Receveur général ce qui lui est dû conformément à la Loi.

[209] La Commission et la plaignante demandent au Tribunal de majorer le montant calculé afin de compenser les conséquences fiscales du versement d'une somme forfaitaire au cours d'une année donnée.

[210] Étant donné qu'il doit, dans la mesure du possible, remettre la plaignante dans la position où elle aurait été, n'eut été de l'acte discriminatoire de la SCBL, le Tribunal est d'avis qu'il serait injuste que Mme McAvinn ait à assumer un fardeau fiscal plus élevé du fait qu'elle reçoit une somme forfaitaire plutôt que d'avoir touché un salaire à compter du 1er juin 1997. Par conséquent, le Tribunal ordonne à la SCBL de verser à Mme McAvinn une somme suffisante pour compenser l'impôt supplémentaire à payer du fait qu'elle recevra un montant forfaitaire au titre de ses pertes salariales (12).

[211] Mme McAvinn demande une indemnité pour préjudice moral conformément au paragraphe 53 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[212] Durant son témoignage, Mme McAvinn a déclaré que, du fait qu'elle n'avait pas été embauchée comme patrouilleur en mai 1997, elle a eu de la difficulté à dormir, souffert de maux d'estomac et de douleurs dans son épaule gauche et son bras gauche et éprouvé de l'anxiété et du stress. Ces problèmes l'ont amenée à consulter le 23 mai 1997 le Dr Senan Cusak, qui est son médecin de famille depuis 17 ans.

[213] Dans son témoignage, le Dr Cusak a indiqué que, lors de sa visite du 23 mai 1997, Mme McAvinn était extrêmement bouleversée et semblait plus angoissée et dépressive que lorsqu'elle l'avait consulté auparavant en raison de son anxiété. Il estimait que son état s'était détérioré : elle souffrait d'insomnie, de perte d'appétit, de perte de poids, de maux de tête, de tension, de céphalée de tension et de tension musculaire.

[214] Après l'avoir examinée, le Dr Cusak a décidé de diriger Mme McAvinn vers le Dr Chris Stewart, un psychiatre, craignant qu'elle ne souffre d'une grave dépression (pièce R-10). Il voulait que le Dr Stewart élimine cette possibilité. C'était la première fois depuis 1992 que le Dr Cusak jugeait cela nécessaire. Le Dr Stewart a reçu la visite de Mme McAvinn quelques jours plus tard, puis a fait rapport au Dr Cusak le 30 mai 1997 (pièce R-11).

[215] Mme McAvinn a affirmé qu'elle avait consulté le Dr Stewart parce qu'elle ressentait des douleurs dans le cou et les épaules, qu'elle se sentait dépressive et qu'elle éprouvait du stress, de l'anxiété, des migraines, de la difficulté à dormir et des maux d'estomac. Elle a également indiqué dans son témoignage qu'elle ne lui avait jamais confié que sa situation financière l'inquiétait.

[216] Il ressort clairement de son témoignage, notamment des preuves médicales déposées, que Mme McAvinn éprouvait depuis longtemps (depuis 1992, en fait) des maux d'estomac, des migraines et de l'anxiété.

[217] Dans son témoignage, Mme McAvinn a admis qu'elle s'était sentie tendue et stressée en 1992 et qu'elle avait alors pris des médicaments d'ordonnance pour combattre l'anxiété et la dépression. Elle a également reconnu qu'avant mai 1997, on lui avait prescrit des médicaments pour soulager ses maux d'estomac et qu'elle les avait pris durant environ 33 mois. Selon Mme McAvinn, les maux d'estomac qu'elle a éprouvés avant mai 1997 étaient attribuables aux conditions de travail sur le traversier.

[218] Selon le Dr Cusak, Mme McAvinn souffre d'anxiété chronique, état qui s'accompagne de maux d'estomac, de migraines, d'insomnie, de douleurs dans le cou et peut-être de gastrite. D'après la pièce R-7, Mme McAvinn a consulté le Dr Cusak à de nombreuses reprises, entre le 20 août 1992 et le 23 mai 1997, au sujet des problèmes de santé suivants : hystérie d'angoisse ou état anxieux (cinq fois), ulcère duodénal (trois fois), gastrite aiguë (cinq fois), migraines (quatre fois), troubles du sommeil d'origine non organique (deux fois). De plus, la preuve a révélé qu'entre juillet 1997 et septembre 2000, Mme McAvinn a consulté le Dr Cusak à sept reprises au sujet d'une gastrite aiguë, deux fois à propos de migraines, trois fois au sujet d'un état anxieux et une fois à propos d'un ulcère duodénal.

[219] Il convient de noter que Mme McAvinn, durant son témoignage, a hésité à admettre et a même nié qu'elle avait souffert de troubles du sommeil avant mai 1997 et qu'elle avait pris des médicaments pour dormir. Son témoignage a été contredit par celui du Dr Cusak et les diverses pièces déposées en preuve en ce qui concerne ses visites chez le Dr Cusak et les médicaments qu'il lui a prescrits.

[220] Au cours de son témoignage, le Dr Cusak a affirmé que, à son avis, la détérioration de l'état de santé de Mme McAvinn ne pouvait être entièrement attribuable au fait qu'elle n'avait pas été embauchée comme patrouilleur et que d'autres facteurs avaient peut-être joué. Le Tribunal ne peut faire abstraction du fait que Mme McAvinn a subi en 1997 une importante perte financière dans l'exploitation d'un appartement. En contre-interrogatoire, elle a indiqué que cette perte lui avait causé certaines difficultés. En outre, elle a affirmé qu'elle n'avait jamais parlé au Dr Cusak de la perte qu'elle avait subie.

[221] Le Tribunal est d'avis que Mme McAvinn souffrait de troubles du sommeil et de maux d'estomac ainsi que d'anxiété, de stress et de migraines bien avant l'événement qui l'a bouleversée en mai 1997. Le Tribunal est également d'avis que la détérioration de l'état de santé de Mme McAvinn en mai 1997 était, selon toute probabilité, attribuable en grande partie au fait qu'elle n'avait pas été embauchée comme patrouilleur.

[222] Après avoir soigneusement examiné l'ensemble de la preuve et s'être demandé quelle indemnité pouvait être accordée en vertu de l'article 53 de la Loi antérieure pour compenser le préjudice moral, étant donné que la présente plainte a été déposée en 1997, le Tribunal accorde à Mme McAvinn une indemnité de 2 000 $ pour compenser le préjudice moral qui peut être directement attribué au fait qu'elle n'a pas été embauchée par la SCBL.

[223] Pour ce qui est du remboursement des frais de scolarité afférents au cours Loi et sécurité, la preuve a révélé que ces frais se sont élevés à 6 800 $, qu'ils ont été acquittés par Marine Atlantique et qu'ils ont été considérés comme un revenu imposable. Toutefois, la preuve a démontré que Mme McAvinn a réclamé des déductions de 3 570 $ en 1996 (pièces C-4 et C-59) et de 2 615 $ en 1997 (pièces C-4 et C-51), soit une déduction totale de 6 385 $, dans ses déclarations de revenu de ces années-là. Le Tribunal estime que les frais de scolarité, qui ont été inclus dans le revenu de Mme McAvinn, ont été dans les faits compensés par une déduction presque équivalente. Le Tribunal n'accorde donc aucune indemnité au titre du remboursement des frais de scolarité.

[224] La Commission demande au Tribunal de rendre une ordonnance obligeant les cadres et employés de l'intimée qui sont chargés de l'embauche de suivre une formation destinée à les sensibiliser aux attitudes systémiques qui défavorisent les femmes dans les processus de recrutement.

[225] Le Tribunal juge que la preuve relative à l'existence, dans les politiques d'embauche de la SCBL, d'une forme de discrimination systémique qui justifierait le prononcé d'une telle ordonnance n'est pas concluante. Le Tribunal n'est pas prêt à conclure à l'existence d'une forme de discrimination systémique à partir du processus d'entrevue mené pour doter les postes de patrouilleur. L'avocate de la Commission a admis dans sa plaidoirie qu'elle n'en savait tout simplement pas assez au sujet de l'embauche d'autres femmes dans l'organisation pour conclure que la SCBL est un milieu de travail exempt de discrimination systémique.

[226] La preuve a révélé que la SCBL a employé au fil des ans un certain nombre de femmes à divers postes. Linda Waite, Anne Compton, Christine McNeill, qui étaient toutes d'ex-employées de Marine Atlantique, et d'autres femmes ont été embauchées par la SCBL pour occuper d'autres postes que celui de patrouilleur. Au moment de l'audience, la SCBL comptait trois patrouilleuses au sein de son effectif.

[227] Cela dit, le Tribunal est néanmoins d'avis que l'intimée devrait améliorer sa procédure de règlement des plaintes relatives aux droits de la personne.

[228] En l'espèce, M. Francis a déclaré dans son témoignage qu'il avait reçu une copie de la première plainte vers le 12 mai 1997. Après avoir été informé que Mme McAvinn avait déposé une plainte devant la Human Rights Commission de l'Î.-P.-É., M. Francis a affirmé qu'il avait examiné la plainte puis l'avait transmise au conseiller juridique. Il a fait de même dans le cas de la plainte déposée subséquemment devant la Commission canadienne des droits de la personne. De plus, M. Francis a dit qu'il croyait à l'époque que la plainte était sans fondement et qu'il n'avait jamais demandé à Mme Murphy ni à l'un des membres du jury constitué pour la deuxième série d'entrevues les documents qu'ils avaient en leur possession au sujet du processus d'embauche.

[229] M. Francis a indiqué qu'il n'avait jamais institué d'enquête interne. Selon Mme Murphy, si une telle enquête avait été instituée, elle aurait été menée sous la direction du groupe de l'exploitation/gestion du pont, dont elle faisait partie.

[230] Interrogée en contre-interrogatoire sur la façon dont elle réagirait si elle recevait aujourd'hui un avis l'informant qu'une plainte en matière de droits de la personne a été portée contre son organisation, Mme Murphy, qui a déjà été responsable des ressources humaines pour le projet Hibernia et dont le témoignage a été considéré sincère par le Tribunal, a répondu qu'elle instituerait aussitôt une enquête.

[231] Dans son témoignage, Mme Murphy a également indiqué que son enquête porterait sur les allégations formulées dans la plainte ainsi que sur le processus de recrutement proprement dit. Elle a également précisé qu'elle s'entretiendrait avec les personnes ayant mené les entrevues, qu'elle examinerait leurs notes et qu'elle tenterait de déterminer si la plainte est fondée. Selon son témoignage, ce sont là autant de mesures qu'un professionnel prendrait à la suite d'une plainte relative aux droits de la personne. Ces mesures ne ressemblent guère à celles que la SCBL a prises dans le cas de la plainte de Mme McAvinn.

[232] Le Tribunal est d'avis que la direction de la SCBL devrait être tenue d'élaborer des procédures internes décrivant la façon de régler les plaintes relatives aux droits de la personne à l'avenir.

VII. ORDONNANCE

[233] Eu égard aux motifs énoncés ci-dessus, le Tribunal déclare que l'intimée a porté atteinte aux droits de Mme McAvinn selon la Loi canadienne sur les droits de la personne et ordonne :

  1. que le directeur général de la SCBL fasse parvenir à la plaignante une lettre d'excuses dans les trente jours suivant la date de cette décision;
  2. que la SCBL offre à Mme McAvinn, à la première occasion raisonnable, un poste de patrouilleur. Si Mme McAvinn ne peut être intégrée dans un tel poste, le Tribunal ordonne qu'elle soit indemnisée pour une période de dix ans à compter du 1er juin 1997;
  3. que, sous réserve de son intégration dans un poste de patrouilleur, la SCBL verse à Mme McAvinn une indemnité correspondant à la différence entre le revenu d'emploi vraiment reçu et celui qu'elle aurait reçu si elle avait été embauchée comme patrouilleur à compter du 1er juin 1997;
  4. que la SCBL verse à Mme McAvinn une somme supplémentaire suffisante pour compenser l'impôt supplémentaire à payer du fait qu'elle recevra un montant forfaitaire pour compenser la perte de revenu mentionnée ci-dessus;
  5. que la SCBL verse à Mme McAvinn une indemnité de 2 000 $ pour préjudice moral;
  6. que des intérêts simples, calculés sur une base annuelle en fonction des taux des Obligations d'épargne du Canada, soient payés sur les indemnités versées conformément à cette décision, c'est-à-dire :
  1. l'indemnité pour les pertes salariales à compter du 1er juin 1997;
  2. l'indemnité pour préjudice moral, à compter du 27 avril 1997;

xi) et que la SCBL se dote de procédures internes décrivant la façon de régler les plaintes relatives aux droits de la personne à l'avenir.

[234] Dans le cas où les parties ne pourraient s'entendre sur les montants à payer pour ce qui est d'un ou plusieurs des chefs de réclamation mentionnés dans cette décision, le Tribunal réserve sa compétence pour déterminer les sommes à verser. Les parties doivent présenter au Tribunal des exposés écrits dans les trente jours suivant la date de cette décision.

[235] À l'audience, les parties ont convenu de discuter de la question des frais juridiques, une fois que le Tribunal aurait rendu sa décision au sujet de la discrimination. Cette décision ayant été rendue, le Tribunal invite les parties à présenter des exposés écrits à ce sujet dans les 30 jours suivant cette décision.

«Originale signée par»

Pierre Deschamps, président

OTTAWA (Ontario)

Le 15 novembre 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO. DOSSIER DU TRIBUNAL : T558/1600

INTITULÉ DE LA CAUSE : Phyllis P. McAvinn c. Strait Crossing Bridge Ltd.

LIEU DE L'AUDIENCE : Summerside (Île-du-Prince-Édouard)

(du 27 nov. au 1er déc. 2000; les 4 et 5 déc. 2000;

du 19 au 21 déc. 2000; les 4 et 5 janv. 2001;

les 9 et 10 janv. 2001; les 5 et 6 mars 2001;

les 26, 28 et 29 mars 2001; du 17 au 19 avril 2001;

les 4 et 5 juin 2001)

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 15 novembre 2001

ONT COMPARU :

Phyllis P. McAvinn en son propre nom

Lisa Goulden au nom de la plaignante (jusqu'au 5 mars 2001)

Leslie Reaume au nom de la Commission canadienne des droits de la personne

Eugene Rossiter au nom de Strait Crossing Bridge Ltd.

1. 1 Basi c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1988) 9 C.H.R.R. D/5029 (T.C.D.P.), p. D/5037, par. 38474. Voir également Folch c. Lignes aériennes Canadien International, (1993) 17 C.H.R.R. D/261; Bernard c. Conseil scolaire de Waycobah, (2000) 36 T.C.D.P. D/51; Singh c. Canada (Statistique Canada), (1999) 34 T.C.D.P. D/203; Uzoaba c. Canada (Service correctionnel), (1996) 26 C.H.R.R. D/361.

2. 2 (1982) 3 C.H.R.R. D/1001, p. D/1002.

3. 3 Transcription, pp. 2707 à 2709.

4. 4 Transcription, p. 2710.

5. 5 Transcription, p. 2711.

6. 6 Transcription, p. 2743.

7. 7 Canada (Procureur général) c. McAlpine, [1989] C.F. 530 (C.A.).

8. 8 Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (C.A.).

9. 9 Ibidem.

10. 10 Bernard c. Conseil scolaire de Waycobah, précitée, note 1.

11. 11 Précitée, note 1.

12. 12 Singh c. Canada (Statistique Canada), précitée, note 1.

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