Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

D.T. 4/92 Décision rendu le 22 mai 1992

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE : JAWAHAR MENGHANI

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

COMMISSION DE L'EMPLOI ET DE L'IMMIGRATION DU CANADA ET MINISTERE DES AFFAIRES EXTÉRIEURES

les intimés DÉCISION DU TRIBUNAL TRIBUNAL : Sidney N. Lederman, c.r. - président Lee Ongman - membre Jill M. Sangster - membre

ONT COMPARU :

Daniel Russell/Peter Engelmann Avocats de la Commission canadienne des droits de la personne

Bruce Logan Avocat des intimés

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE :

Les 9 et 10 décembre 1991 Les 27 et 28 janvier 1992 Calgary (Alberta)

TRADUCTION

JAWAHAR ET NANDLAL MENGHANI

Le plaignant, Jawahar Menghani (Jawahar), est un citoyen canadien qui a quitté l'Inde pour immigrer au Canada en 1962. Il exerce la profession de comptable et il travaille actuellement à son propre compte. Pendant la période pertinente pour l'espèce, il était propriétaire (par l'intermédiaire d'une compagnie appelée Nectal Sales Ltd.) de deux magasins de chaussures au détail dont l'un était situé à Aylmer (Québec) et l'autre à Hull (Québec); il a commencé l'exploitation du premier en 1978 et celle du deuxième, en 1979. Comme il exerçait un autre emploi à l'époque, il avait engagé un employé à temps plein à chacun des magasins ainsi qu'un commis à temps partiel au magasin d'Aylmer.

Le frère du plaignant, Nandlal Menghani (Nandlal), a été admis au Canada en mars 1973 en vertu d'un visa d'étudiant. De 1973 à 1981, il a pu renouveler son visa pendant qu'il suivait des cours dans divers établissements d'enseignement. Il travaillait dans l'un des magasins de son frère pendant le jour et il suivait ses cours pendant la soirée. En 1981, il a obtenu un permis de travail temporaire d'une durée de douze mois, permis qui a été prorogé jusqu'en octobre 1982 mais non après cette date. Il travaillait alors à temps plein pour son frère, ce qu'il a cessé de faire lorsque son permis n'a pas été renouvelé. Il est toutefois demeuré au pays depuis cette date en vertu d'un permis du ministre.

DEMANDE DU STATUT DE RÉSIDENT PERMANENT

Les questions litigieuses en l'espèce concernent la demande de statut d'immigrant ayant obtenu le droit d'établissement présentée par Nandlal en 1981 et en 1982 et la manière dont sa demande a été traitée par le ministère des Affaires extérieures. Comme la loi exige qu'un immigrant éventuel présente sa demande à un consulat situé à l'extérieur du Canada, Nandlal s'est rendu au consulat du Canada à New York à cette fin.

Sa demande entrait dans la catégorie suivante : Entreprises familiales - Offres d'emploi faites à des parents. Pour mieux comprendre la nature de cette demande, il est nécessaire d'examiner comment cette catégorie de requérants s'intègre dans la politique d'immigration du Canada.

Les éléments de preuve soumis indiquent que les principales caractéristiques de la politique du Canada en matière d'immigration ont un caractère :

  1. social, soit favoriser la réunion des familles;
  2. économique, soit encourager la venue d'immigrants qui permettront de répondre aux besoins du marché du travail;
  3. humanitaire, soit assurer le réétablissement des réfugiés et des autres personnes déplacées ou persécutées.

Compte tenu de ces objectifs, les catégories d'immigrants admissibles comprennent notamment la catégorie de la famille, les requérants indépendants, les parents aidés et les réfugiés.

- 3 -

Dans la catégorie de la famille, les seuls immigrants admissibles sont essentiellement les proches parents de résidents canadiens (c'est-à- dire les conjoints, les parents et les enfants mineurs). Ils ne font pas l'objet de critères de sélection quant à la profession et ils sont admissibles sous réserve seulement d'exigences quant à la santé et à la moralité.

La catégorie des requérants indépendants comprend les personnes qui sont capables de s'établir elles-mêmes en subvenant à leurs propres besoins. Leur capacité de s'établir sans aide est évaluée en fonction de critères de sélection qui tiennent compte de divers facteurs, notamment les études, la préparation professionnelle, l'expérience, l'âge et la demande de personnes ayant leurs compétences sur le marché du travail. La demande dans la profession au Canada constitue un facteur particulièrement important.

La troisième catégorie est celle des parents aidés. Il s'agit de parents qui ne sont pas à la charge de citoyens canadiens et de résidents permanents (par exemple, des frères et des soeurs) et qui entreront sur le marché du travail. Leur demande est évaluée en fonction de leur capacité de s'adapter au marché du travail et des liens de parenté avec leur répondant canadien. En conséquence, les parents aidés se voient accorder des points en fonction de leur profession ou d'un emploi qui leur est réservé, habituellement une offre d'emploi validée par Emploi Canada. La catégorie des parents aidés fait en réalité partie de la catégorie des requérants indépendants étant donné qu'elle repose sur la demande dans la profession.

Considération particulièrement intéressante pour l'espèce, dans la catégorie des parents aidés, on accorde la priorité aux offres d'emploi faites à des parents pour qu'ils exploitent une entreprise familiale. Il est donc possible d'écarter l'exigence relative au marché du travail dans les cas où il s'agit de parents aidés qui viennent travailler dans une entreprise familiale. Un citoyen canadien ou un résident permanent peut amener au Canada un membre de sa famille afin qu'il travaille dans l'entreprise familiale lorsque les critères suivants sont respectés:

  1. le lien de parenté qui existe entre l'immigrant éventuel et le propriétaire de l'entreprise au Canada doit correspondre aux définitions de la catégorie de la famille et des parents aidés dans le Règlement pris en vertu de la Loi sur l'immigration;
  2. une offre d'emploi authentique doit être faite par l'entreprise et être assortie de perspectives de durée raisonnablement bonne;
  3. les salaires et les conditions de travail doivent correspondre aux normes établies pour la profession en question dans la région où se trouve l'entreprise familiale;
  4. l'entreprise doit avoir fonctionné avec succès pendant au moins un an;
  5. - 4 -

  6. la nature de l'emploi est telle que le bon sens dicte d'embaucher un parent; par exemple, il s'agit d'un poste de confiance ou qui suppose des relations de travail particulières ou encore d'un milieu de travail comportant des caractéristiques inhabituelles telles que de longues heures de travail;
  7. l'immigrant éventuel, en raison de son expérience professionnelle et de ses aptitudes, possède les compétences nécessaires pour remplir comme il convient le poste offert.

On considère à de nombreux égards que le concept de l'entreprise familiale sert à la réunion des familles qui est l'un des objectifs de la Loi sur l'immigration. De plus, la confiance qui existe entre les membres de la famille et qu'on ne retrouve pas facilement chez les personnes qui n'ont aucun lien de parenté avec l'employeur est une caractéristique unique des entreprises familiales. C'est pourquoi Emploi Canada peut approuver les offres d'emploi sans tenir compte de la disponibilité de travailleurs canadiens pour remplir le poste.

C'est en tant que membre de la catégorie des parents aidés que Nandlal a demandé le statut d'immigrant ayant obtenu le droit d'établissement. Jawahar a fourni une confirmation écrite d'offre d'emploi afin que Nandlal l'aide à gérer deux magasins de chaussures au détail dans la région d'Ottawa. Cette offre d'emploi a été approuvée par Emploi Canada. Toutefois, lorsque la demande de Nandlal a été soumise au consulat du Canada à New York, elle a été rejetée parce que Nandlal ne pouvait pas prouver de manière satisfaisante qu'il était réellement le frère de Jawahar. Sans cette preuve, Nandlal ne pouvait obtenir suffisamment de points pour se voir octroyer la résidence permanente. Il n'existait aucun droit d'appel de cette décision à la Commission d'appel de l'immigration de l'époque.

LA PLAINTE

Jawahar soutient qu'il a fait l'objet de discrimination en raison de son origine nationale ou ethnique parce qu'on ne l'a pas autorisé à parrainer la demande de statut d'immigrant ayant obtenu le droit d'établissement présentée par son frère par suite d'actes discriminatoires en ce qui concerne les exigences relatives aux documents à produire. Le texte de la plainte est le suivant :

[TRADUCTION]

Je crois que les critères utilisés par l'Immigration pour établir le lien de parenté ne tiennent pas compte de la situation particulière en Inde et au Pakistan, c'est-à-dire que l'enregistrement des naissances n'était pas obligatoire à cette époque et que les autres certificats ne contiennent pas nécessairement les renseignements requis pour parrainer un frère.

La politique et les pratiques de l'Immigration en cette matière désavantagent donc les personnes originaires de l'Inde ou du

- 5 -

Pakistan. En conséquence, j'estime avoir fait l'objet de discrimination en raison de mon origine nationale, en violation de l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

LA PROCÉDURE SUIVIE PAR LE CONSULAT DU CANADA A NEW YORK

Comme le veut la procédure, Nandlal a été convoqué à une entrevue, à l'automne de 1981, avec M. John Roberge qui était l'agent des visas chargé à New York de s'occuper de son dossier. C'est lors de cette rencontre que M. Roberge a indiqué qu'il exigerait une attestation de fin d'études comme preuve du lien de parenté avec Jawahar. Habituellement, le Ministère demande un extrait de naissance comme preuve d'un tel lien de parenté. Toutefois, conscient du fait que le système d'enregistrement des naissances au Pakistan et en Inde n'est peut-être ni complet ni précis, le Ministère a exigé que Nandlal et Jawahar produisent des attestations de fin d'études afin de prouver qu'ils étaient véritablement frères. En Inde, une attestation de fin d'études indique habituellement le lieu et la date de naissance de l'élève ainsi que le nom de son père. C'est ce document que le Ministère demande normalement aux requérants originaires de l'Inde.

La preuve est toutefois contradictoire quant au moment où les attestations de fin d'études sont délivrées. Le Ministère tenait pour acquis que de telles attestations sont toujours remises lorsqu'un étudiant quitte une école donnée. Toutefois, M. Robinson Koilpillai, expert en administration scolaire en Inde et au Canada, a déclaré dans son témoignage que ce document n'est remis que lorsqu'un étudiant change d'école, et qu'il n'est pas automatiquement délivré à la fin des études ou lorsque l'étudiant ne poursuit pas celles-ci. C'est pourquoi ce ne sont pas tous les requérants originaires de l'Inde qui peuvent produire une telle attestation. Ni Nandlal ni Jawahar ne possédaient une telle attestation et il ne leur était pas possible d'en obtenir une de leur école.

De toute manière, afin d'essayer de se conformer à l'exigence du Ministère, Nandlal et Jawahar ont réussi à obtenir de leur ancienne école en Inde une sorte d'attestation de fin d'études pour chacun d'eux, attestations qui leur ont été remises quand la demande a été présentée, c'est-à-dire le 25 février 1982. C'est le mieux qu'ils pouvaient faire. Nandlal et Jawahar ont reçu chacun une telle attestation sur laquelle figure le nom Naraindas après leur nom de famille. Ils ont tous les deux déclaré dans leur témoignage qu'il s'agit du nom de leur père et que c'est la pratique dans leur pays d'écrire le nom du père immédiatement après le prénom de l'enfant. Ces documents n'étaient toutefois pas acceptables pour le Ministère pour deux raisons. Tout d'abord, ils n'indiquaient pas expressément que ces deux personnes étaient les fils de Naraindas.

Ensuite, les attestations ayant été obtenues après que Nandlal eut exprimé son désir d'immigrer au Canada, elles ne pouvaient être considérées comme des documents primaires. Il semble que le Ministère se montre particulièrement méfiant à l'égard de documents préparés après qu'une personne a manifesté son intérêt d'immigrer au Canada, l'expérience lui ayant démontré qu'un nombre considérable de documents de ce genre émanant

- 6 -

en particulier de pays tels que l'Inde, la Chine, la Colombie et l'Équateur, étaient faux.

De plus, Nandlal a fourni d'autres éléments de preuve démontrant son lien de parenté : des déclarations faites sous serment par sa mère les 8 février et 6 décembre 1982 confirmant qu'elle était l'épouse de Naraindas et que de ce mariage étaient nés deux fils, Jawahar et Nandlal; une déclaration datée du 8 février 1982 du directeur à la retraite de l'école secondaire K.J. Khilnani à Boribunder (Bombay) confirmant que Jawahar et Nandlal avaient étudié à cette école et qu'ils étaient frères, étant nés du même père et de la même mère; des certificats datés du 3 août 1982 du Haut- commissariat de l'Inde à Ottawa confirmant que, selon les renseignements obtenus, ces deux personnes sont les fils du même père; une lettre datée du 11 mars 1967 d'un avocat de Bombay confirmant qu'il connaissait Naraindas Menghani depuis au moins 15 ans et indiquant notamment que Nandlal, qui était alors âgé de 20 ans, était le fils de Naraindas tout comme Jawahar, et que Nandlal et Jawahar étaient frères. Bien que ce dernier document ait été rédigé environ quinze ans avant la demande de statut d'immigrant ayant obtenu le droit d'établissement présentée par Nandlal, M. Roberge ne se rappelle pas l'avoir vu à l'époque. Pour ce qui est des autres documents, M. Roberge a estimé qu'ils n'avaient aucun poids étant donné qu'ils avaient été préparés après que Nandlal eut manifesté son désir d'immigrer au Canada et qu'ils étaient donc douteux et inacceptables. De plus, M. Roberge avait reçu le passeport indien qui avait été délivré à Nandlal en 1972 et qui indiquait que le nom de son père était Naraindas. M. Roberge a considéré que ce document n'avait aucune valeur parce qu'il ne s'agissait pas d'un document primaire.

M. Brian Davis, directeur de la Coordination de la politique consulaire et de l'immigration au ministère des Affaires extérieures et du Commerce extérieur, a témoigné au nom des intimés. Celui-ci possède une vaste expérience, ayant commencé sa carrière comme agent des visas et occupant maintenant le poste de directeur de la politique au Ministère. Au cours de sa carrière, il a passé trois ans à New Delhi. Il a déclaré que, dans un pays comme l'Inde, toutes les naissances ne sont pas enregistrées; c'est pourquoi il n'est pas possible de s'appuyer sur un document pour prouver de manière définitive le lien de parenté comme on peut le faire dans les pays où la tenue de registres est obligatoire et fiable. Il a reconnu qu'il serait injuste que le Ministère ait pour politique d'exiger que chacun produise un extrait de naissance. C'est pourquoi il a déclaré que le Ministère avait l'habitude d'agir en fonction de la fiabilité des documents pouvant être obtenus dans des pays particuliers. Étant donné qu'en vertu de la loi, il incombe au requérant de prouver son identité et son lien de parenté, le Ministère demandera à un requérant qui est incapable de fournir un extrait de naissance quels autres documents il peut produire pour établir les faits. Le témoin a déclaré qu'on examine habituellement tous les documents qui peuvent être fournis, mais il a insisté pour dire que ceux-ci doivent tout au moins porter une date antérieure à celle de la demande de résidence permanente.

- 7 -

En ce qui concerne l'Inde, il y a eu certains problèmes de fraude et de fausses déclarations dans le passé. La tension créée par le désir d'immigrer et par la nécessité de satisfaire aux exigences de la catégorie de la famille a fréquemment entraîné la confection de faux documents pour prouver le lien de parenté. Ceci étant dit, M. Davis a ajouté que 75 pour 100 des demandes sont acceptées tandis que de 20 à 25 pour 100 seulement de celles-ci sont rejetées. Lorsque les employés du Ministère reçoivent des documents, ils effectuent fréquemment leurs propres vérifications. Par exemple, ils se présenteront à l'école ou communiqueront avec celle-ci afin d'obtenir la confirmation par un tiers de l'exactitude du contenu d'un document qui leur a été soumis. En conséquence, il semble ressortir du témoignage de M. Davis que le Ministère examine chaque demande individuellement et étudie le contenu intégral des documents produits par le requérant originaire de l'Inde afin de déterminer s'il a démontré l'existence du lien de parenté requis.

La façon de procéder de M. Roberge semble toutefois contredire le témoignage de M. Davis. M. Roberge a fermement insisté pour obtenir une attestation particulière de fin d'études portant une date antérieure à celle de la demande d'immigration et indiquant clairement le nom du père. Aucun autre document ne ferait l'affaire. Il a persisté à exiger un tel document même après que Nandlal et Jawahar lui eurent remis d'autres documents comme nous l'avons indiqué plus haut. Il ressort que, lors de l'entrevue tenue en octobre 1981, un autre document qui était antérieur à la demande d'immigration de Nandlal a également été produit. Il s'agissait du passeport indien de Nandlal daté du 24 août 1972. Ce document ne présentait lui non plus aucun intérêt pour M. Roberge car, le 13 octobre 1982, il a fait parvenir une lettre à Nandlal dans laquelle il déclarait [TRADUCTION] les affidavits et les passeports ne peuvent remplacer ce que nous appelons des documents primaires permettant d'établir un lien de parenté. Le 30 novembre 1982, M. Roberge a écrit ce qui suit aux avocats de Nandlal :

[TRADUCTION]

Le document que nous utilisons habituellement à notre bureau de Delhi comme preuve primaire du lien de parenté est l'attestation originale de fin d'études délivrée par un établissement scolaire reconnu par l'État. Ce document indique la date de naissance de l'étudiant ainsi que le nom de son père. Les affidavits ne peuvent servir à une telle fin. De telles attestations ont été demandées à M. Menghani en octobre 1981 et en février 1982.

Après avoir reçu une plainte, la Commission canadienne des droits de la personne a fait parvenir le 23 décembre 1982 une lettre à M. Roberge à laquelle elle avait joint les anciens passeports indiens de Nandlal et de Jawahar qui étaient datés de 1972 et de 1968 respectivement, ces deux documents indiquant que le père de ces personnes était Naraindas. M. Roberge a déclaré dans son témoignage que, même s'il avait déjà vu le passeport de Nandlal auparavant, c'était la première fois qu'il avait celui de Jawahar entre les mains. Chose intéressante, le 3 janvier 1983, M. Roberge a fait parvenir au consul de Delhi les attestations de fins

- 8 -

d'études produites par Nandlal un an auparavant et il lui a demandé son avis quant à l'acceptabilité et à la validité de ces documents, compte tenu en particulier des passeports. Le bureau de Delhi a obtenu la confirmation de l'école secondaire K.J. Khilnani que les attestations de fin d'études délivrées par cette institution étaient authentiques. M. Roberge a ajouté que, compte tenu de cette vérification et des anciens passeports, il était convaincu en 1983 que les deux personnes en cause étaient frères. Toutefois, l'entreprise de Jawahar avait fait faillite à cette époque et, en conséquence, il n'y avait plus d'offre d'emploi de la part d'un membre de la catégorie de la famille qui aurait permis à Nandlal d'obtenir suffisamment de points pour que sa demande soit approuvée.

Il est clair que M. Roberge ne s'est montré plus souple qu'après l'intervention de la Commission canadienne des droits de la personne. Son attitude en 1983 est compatible avec ce que M. Davis a déclaré au sujet de la politique du Ministère. Par contre, il s'est montré plutôt inflexible en 1982. Il insistait absolument pour obtenir un document particulier. Il a clairement exposé sa position dans un télex qu'il a fait parvenir de son bureau au Centre d'immigration du Canada à Ottawa le 21 octobre 1982, document dont voici un extrait :

[TRADUCTION]

1) [...] Les lettres du Haut-commissariat indien s'appuyaient sur un passeport qui ne constitue pas un document primaire et, en conséquence, elles ne sont pas acceptables comme preuve du lien de parenté [...]

[...]

3) Les documents requis pour prouver le lien de parenté seraient un extrait de naissance ou des attestations originales de fin d'études portant le nom du père. Nous n'accepterions pas d'affidavits.

Cela explique peut-être pourquoi il n'a jamais mentionné à Nandlal qu'outre son passeport, la production du passeport de Jawahar (délivré en 1968) confirmerait le lien de parenté.

FOURNITURE DE SERVICES

Il faut tout d'abord déterminer si l'agent d'immigration était un fournisseur [...] de services [...] destinés au public au sens de l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP).

L'article 5 de la LCDP porte ce qui suit :

5. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public :

a) d'en priver un individu;

- 9 -

b) de le défavoriser à l'occasion de leur fourniture.

La décision d'un tribunal canadien des droits de la personne dans l'affaire Anvari c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada) (1988), 10 CHRR D/586 (confirmée par le tribunal d'appel le 3 avril 1991) est fort utile pour interpréter le sens de l'expression en cause. Une plainte avait été portée dans cette affaire contre la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada, car celle-ci aurait violé l'alinéa 5b) de la LCDP en exerçant une discrimination à l'égard du plaignant du fait d'une déficience. On a prétendu que cette discrimination découlait des règles prévues pour le traitement des personnes présentant une demande de statut d'immigrant ayant obtenu le droit d'établissement en vertu d'un programme spécial appelé Programme RAN qui avait pour objet de venir en aide aux Iraniens présents au Canada qui cherchaient à être admis en permanence au pays aux environs de 1983.

L'une des questions préliminaires dans cette affaire consistait à déterminer si les agents d'immigration chargés des dossiers des personnes qui avaient présenté une demande de statut d'immigrant ayant obtenu le droit d'établissement en vertu du Programme RAN fournissaient un service destiné au public comme l'exigeait l'article 5 de la LCDP.

Le tribunal a examiné la définition donnée par le dictionnaire du mot service et les dispositions de la Loi sur l'immigration. Il a conclu que les fonctionnaires de l'Immigration qui traitent les dossiers des personnes sollicitant un statut quelconque pour demeurer au Canada agissent en vertu de la Loi sur l'immigration et de son règlement d'application. Ils remplissent une obligation officielle à titre de mandataires de l'État et, par définition, ils fournissent un service au public.

Le fait qu'un groupe particulier et spécial soit admissible, comme c'est le cas des personnes assujetties au Programme RAN ou comme c'est le cas en l'espèce des requérants qui possèdent une offre d'emploi dans une entreprise familiale, n'enlève pas au requérant le statut de membre du grand public.

Ce point de vue a été également exprimé dans la décision récente Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] C.F. 391, où le juge Linden déclare à la page 398 :

Pour qu'un service ou une installation soit destiné au public, il n'est pas nécessaire que tous les citoyens y aient accès. Il suffit qu'un segment de la population soit en mesure de se prévaloir du service ou de l'installation. Le fait de prescrire que certaines exigences ou que certaines conditions soient remplies n'élimine pas le caractère public d'une activité. La jurisprudence a montré que le terme public signifie qui n'est pas privé, ce qui laisse, en vérité, très peu d'activités hors de la portée de la législation.

- 10 -

Certains tribunaux sont allés plus loin et ont déclaré que tous les services offerts par un gouvernement sont des services destinés au public. Telle a été la position du juge Vancise dans l'arrêt Re Saskatchewan Human Rights Commission and Government of Saskatchewan Department of Social Services (1989), 52 D.L.R. (4th) 253 (C.A. Sask.), dans laquelle il s'est appuyé sur un article du professeur Greschner intitulé Why Chambers is Wrong : A Purposive Interpretation of Offered to the Public [1986] Sask. L.Rev. 161 :

[TRADUCTION]

On devrait considérer que l'expression offert au public signifie que tout service offert par un gouvernement est un service destiné au public. Une telle interprétation servirait les objectifs du Code qui sont d'éliminer la discrimination, car tous les services du gouvernement seraient visés. Elle serait également compatible avec la portée étendue du Code [...] Par sa nature même, un gouvernement n'a que des rapports publics avec les personnes [...]

Le juge Vancise a ajouté :

[TRADUCTION]

Il est difficile d'imaginer qu'un gouvernement ou une branche du gouvernement puisse prétendre qu'un service qu'il offre revêt un caractère privé, qu'il n'est pas disponible ni offert au public. En réalité, on pourrait peut-être dire que tout ce que fait le gouvernement est fait pour le public, est disponible au public et est offert au public. Qui plus est, il est inacceptable de permettre à un gouvernement d'échapper à l'application du Code en fixant des exigences quant à l'admissibilité et en alléguant ensuite que le programme n'est pas offert au public : un programme est encore offert au public même si tous les citoyens ne peuvent s'en prévaloir.

(Dans le même ordre d'idées, voir Chiang v. Natural Sciences and Engineering Research Council of Canada, décision non publiée, T.D. 3/92, l8 mars 1992.)

Suivant cette interprétation, tous les services fournis dans le cadre du processus d'immigration sont offerts au public au sens de l'article 5 de la LCDP.

Enfin, dans l'arrêt Re Singh, [1989] 1 C.F. 430 (C.A.), le juge Hugessen a laissé entendre qu'on pourrait fort bien considérer que les services que rendent les fonctionnaires en appliquant la Loi sur l'immigration sont des services destinés au public parce qu'on peut à vrai dire soutenir que, par définition, les services que ces derniers rendent aux frais de l'État sont des services destinés au public et qu'ils sont donc visés par l'article 5. Il a ensuite ajouté aux pages 440 et 441 :

[...] il est loin d'être clair pour moi que les services rendus, tant au Canada qu'à l'étranger, par les fonctionnaires chargés de

- 11 -

l'application de la Loi sur l'immigration de 1976 ne sont pas des services destinés au public.

(Voir également Le Deuff v. CEIC (1987), 8 C.H.R.R. D/3690, décision confirmée sur ce point par un tribunal d'appel, (1988), 9 C.H.R.R. D/4479.)

En conséquence, nous concluons que l'agent des visas fournissait des services destinés au public au sens de l'article 5 de la LCDP.

LA DISCRIMINATION INDIRECTE ET L'OBLIGATION D'ACCOMMODEMENT

La deuxième question litigieuse consiste à déterminer si le plaignant a établi l'existence d'un cas prima facie de discrimination et, le cas échéant, si M. Roberge s'est acquitté de son obligation d'accommodement à l'égard des Menghani.

Le genre de discrimination invoquée est la discrimination indirecte. Dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, le juge McIntyre a décrit de la manière suivante la discrimination indirecte (appelée aussi discrimination par suite d'un effet préjudiciable) en matière d'emploi :

[La discrimination indirecte] se produit lorsqu'un employeur adopte, pour des raisons d'affaires véritables, une règle ou une norme qui est neutre à première vue et qui s'applique également à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibé sur un seul employé ou un groupe d'employés en ce qu'elle leur impose, en raison d'une caractéristique spéciale de cet employé ou de ce groupe d'employés, des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres employés. [...] Une condition d'emploi adoptée honnêtement pour de bonnes raisons économiques ou d'affaires, également applicable à tous ceux qu'elle vise, peut quand même être discriminatoire si elle touche une personne ou un groupe de personnes d'une manière différente par rapport à d'autres personnes auxquelles elle peut s'appliquer. (à la page 551)

Dans un cas de discrimination indirecte, une obligation d'accommodement est imposée à l'auteur de l'acte discriminatoire. Faisant la distinction entre la discrimination directe et la discrimination indirecte, le juge Wilson a déclaré aux pages 514 et 515 de l'arrêt Alberta Human Rights Commission c. Central Alberta Dairy Pool, [1990] 2 R.C.S. 489 :

Une telle règle doit être distinguée d'une règle qui, neutre en apparence, a un effet préjudiciable sur certains membres du groupe auquel elle s'applique. En pareil cas, le groupe des personnes qui subissent un effet préjudiciable est toujours plus petit que le groupe auquel la règle s'applique. Dans les faits, fréquemment, le groupe lésé se composera d'une seule personne,

- 12 -

savoir le plaignant. La règle est alors maintenue en ce sens qu'elle s'appliquera à tous sauf aux personnes sur lesquelles elle a un effet discriminatoire, pourvu que l'employeur puisse procéder aux accommodements nécessaires sans subir des contraintes excessives. Dans l'arrêt O' Malley, le juge McIntyre met en lumière les conséquences différentes que comportent une conclusion à la discrimination directe ou une conclusion à la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Voici comment il s'exprime à la p. 555 :

L'obligation dans le cas de la discrimination par suite d'un effet préjudiciable, fondée sur la religion ou la croyance, consiste à prendre des mesures raisonnables pour s'entendre avec le plaignant, à moins que cela ne cause une contrainte excessive : en d'autres mots, il s'agit de prendre les mesures qui peuvent être raisonnables pour s'entendre sans que cela n'entrave indûment l'exploitation de l'entreprise de l'employeur et ne lui impose des frais excessifs. [...] Lorsqu'il y a discrimination par suite d'un effet préjudiciable, fondée sur la croyance, la règle ou la condition répréhensible ne sera pas nécessairement annulée. Elle subsistera dans la plupart des cas parce que son effet discriminatoire est limité à une personne ou à un groupe de personnes et que c'est son effet sur eux plutôt que sur l'ensemble des employés qui doit être examiné. Dans un tel cas, le problème de la justification ne se pose pas, car la condition raisonnablement liée à l'emploi n'a besoin d'aucune justification; ce qui est requis est une certaine mesure d'accommodement. L'employeur doit, à cette fin, prendre des mesures raisonnables qui seront susceptibles ou non de réaliser le plein accommodement.

Et à la page 517, le juge Wilson a déclaré que [...] lorsqu'une règle crée une discrimination par suite d'un effet préjudiciable, il convient de confirmer la validité de cette règle dans son application générale et de se demander si l'employeur aurait pu composer avec l'employé lésé sans subir des contraintes excessives.

Même s'il s'agissait dans les arrêts O'Malley et Central Alberta Dairy Pool de questions d'emploi, ces principes s'appliquent par analogie à la fourniture de services et à la défense de motif justifiable.

L'attitude reprochée en l'espèce était l'insistance de M. Roberge à ce que lui soit fourni un type particulier d'attestation de fin d'études (c'est-à-dire une attestation antérieure à la demande indiquant clairement le nom du père de l'élève) alors qu'on lui avait remis de nombreux autres éléments de preuve suffisants pour prouver le lien de parenté. Il a admis dans son témoignage que la production des deux passeports indiens dont la date était antérieure à celle de la demande d'immigration de Nandlal au Canada suffisait à prouver ce fait, et il ressort de la preuve que M. Roberge avait l'un de ces documents en sa possession depuis au moins le

- 13 -

mois d'octobre 1981 et qu'il aurait pu tout simplement présenter une demande pour obtenir l'autre. Il ne l'a pas fait parce que, à son avis, des passeports ne pouvaient pas servir à établir le lien de parenté. M. Roberge a plutôt exigé la production de l'attestation de fin d'études requise en indiquant qu'aucun autre document ne ferait l'affaire.

L'exigence de la production de certains documents seulement, c'est-à-dire des extraits de naissance ou des attestations de fin d'études, de la part de requérants originaires de l'Inde constitue, selon l'avocat de la Commission canadienne des droits de la personne, une discrimination dans la fourniture de services pour un motif de distinction illicite, soit l'origine nationale, et a un effet préjudiciable sur Nandlal et Jawahar en violation de l'article 5 de la LCDP. Même si ces derniers ont été capables de produire d'autres éléments de preuve, ils ne pouvaient fournir ce document particulier en raison du contexte dans lequel des attestations de fin d'études sont délivrées en Inde et parce que leur école ne leur avait pas remis de telles attestations à l'époque où ils ont quitté celle-ci.

Le ministère des Affaires extérieures était préoccupé parce que des documents faux émanant de pays comme l'Inde étaient utilisés pour établir le lien de parenté et c'est la raison pour laquelle il avait comme politique générale d'accorder la préférence à des documents plus anciens, c'est-à-dire des documents rédigés avant qu'une personne n'ait manifesté son désir d'immigrer au Canada. Le problème qui découle de l'exigence de tels documents est que cette attitude, neutre en apparence, peut avoir un effet préjudiciable sur les personnes originaires de pays où il n'existe pas un système adéquat de tenue des registres. Par exemple, si M. Roberge avait insisté pour obtenir des extraits de naissance, cela aurait certainement eu un effet préjudiciable sur la plupart des ressortissants indiens et pakistanais (Jawahar et Nandlal sont en fait nés dans la région qui est aujourd'hui le Pakistan), car il est admis qu'il n'y existe pas de registre central des naissances qui soit fiable.

En conséquence, le tribunal estime que la pratique consistant à exiger des attestations de fin d'études était discriminatoire parce qu'elle désavantageait Nandlal dans sa tentative d'obtenir un statut légitime au Canada. Cette pratique constituait une discrimination fondée sur un motif de distinction illicite, soit l'origine nationale.

Si on applique le cadre d'analyse dégagé par le juge Wilson dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool, précité, en présence d'une telle discrimination, nous devons examiner l'obligation d'accommodement à laquelle était tenu M. Roberge à l'égard des Menghanis sans que cela n'entraîne de contraintes excessives. Il semble que M. Roberge ait tenté un certain accommodement en se déclarant prêt à accepter un certain type d'attestation de fin d'études à la place des extraits de naissance. Il a toutefois exigé que ces attestations portent une date antérieure à la demande d'immigration et indiquent expressément le nom du père. Malheureusement, M. Roberge se faisait une fausse idée du processus de délivrance des attestations de fin d'études en Inde. En effet, il pensait à tort que celles-ci étaient délivrées automatiquement chaque fois qu'un

- 14 -

étudiant quittait l'école alors qu'en réalité, suivant le témoignage de M. Koilpillai, elles n'étaient délivrées qu'à l'époque où un étudiant changeait d'école. Dans les autres cas, comme en l'espèce, aucune attestation de fin d'études n'est fournie à l'époque de la remise des diplômes ou de la fin des études. Les attestations de fin d'études des Menghanis n'ont été préparées qu'une fois qu'une demande a été présentée à cet effet, c'est-à-dire après que Nandlal eut demandé à immigrer au Canada.

Il est clair que l'on n'a pas accommodé suffisamment Nandlal lorsqu'on a refusé de reconnaître le caractère authentique des attestations de fin d'études qu'il avait produites et de leur donner foi (attestations dont l'authenticité a été démontrée par la suite) et, ce qui est plus important, en ne donnant pas foi au moment opportun au passeport de Nandlal (et en omettant d'exiger celui de Jawahar) ainsi qu'aux autres éléments de preuve (même si certains de ceux-ci étaient, il faut l'admettre, subjectifs). De l'avis du tribunal, de telles mesures n'auraient pas entraîné de contraintes excessives pour les autorités de l'Immigration.

Même si certains ressortissants indiens pourraient manifestement fournir les attestations de fin d'études auxquelles M. Roberge pensait, certains autres comme Nandlal ne pourraient le faire en raison de la situation actuelle en Inde. Le nombre de personnes qui pourraient faire l'objet d'une discrimination indirecte est sans importance. Il vaut la peine, dans ce contexte, de répéter les termes du juge Wilson dans l'arrêt Alberta Dairy Pool, à la page 515 :

Dans les faits, fréquemment, le groupe lésé se composera d'une seule personne, savoir le plaignant.

En conséquence, M. Roberge avait une obligation d'accommodement à l'égard de Nandlal, obligation qui consistait à examiner les autres documents et éléments de preuve qu'il avait soumis. Cela ne s'écartait pas totalement du rôle du Ministère, M. Davis ayant déclaré dans son témoignage que les cas des requérants doivent être examinés individuellement. Même s'il est préférable que certaines catégories de documents antérieurs soient soumises, M. Davis a clairement indiqué qu'en l'absence de tels documents, rien n'empêcherait l'examen d'autres éléments de preuve dont l'effet cumulatif pourrait établir à la satisfaction de l'agent des visas l'existence du lien de parenté requis. En fait, comme M. Roberge lui-même l'a admis, après avoir examiné tous ces autres éléments de preuve en 1983, il a conclu que l'existence du lien de parenté avait été établi.

Le tribunal conclut que M. Roberge a manqué à son obligation d'accommodement à l'égard des Menghani en ce qui a trait à la discrimination indirecte. Il reste maintenant à déterminer quelle serait la réparation appropriée. Avant de ce faire, il faut trancher la question de la compétence que le tribunal avait prise en délibéré.

LA COMPÉTENCE DE LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE ET DU TRIBUNAL

- 15 -

M. Logan a présenté, au nom des intimés, une requête préliminaire dans laquelle il contestait la compétence du tribunal pour le motif que la seule personne lésée en l'espèce est Nandlal qui a été victime d'actes discriminatoires à l'étranger et, en conséquence, hors du ressort de la Commission et du tribunal en vertu de la LCDP. L'élément essentiel de cet argument se résume à l'interprétation de l'alinéa 40(5)c) de la LCDP dont voici le texte :

(5) Pour l'application de la présente partie, la Commission n'est validement saisie d'une plainte que si l'acte discriminatoire :

c) a eu lieu à l'étranger alors que la victime était un citoyen canadien ou qu'elle avait été légalement admise au Canada à titre de résident permanent.

Le paragraphe 40(5) crée une exception quant à la nationalité au principe territorial du droit international, c'est-à-dire que les lois ne sont pas présumées avoir une application extra-territoriale. En d'autres termes, les lois canadiennes comme la LCDP peuvent avoir une application extra-territoriale lorsque des ressortissants canadiens sont en cause. Le paragraphe 40(5) habilite la Commission canadienne des droits de la personne à faire enquête sur les plaintes portées relativement à un acte discriminatoire qui a eu lieu à l'étranger lorsque la victime est un citoyen canadien ou qu'elle a été

- 16 -

légalement admise au Canada à titre de résident permanent. Toutefois, les intimés vont plus loin en interprétant le paragraphe 40(5) comme s'il comportait le terme directement. En effet, l'avocat des intimés soutient que seuls les citoyens canadiens ou les résidents permanents qui font directement l'objet de discrimination peuvent porter plainte en vertu de la LCDP.

Appliquant au paragraphe 40(5) cette interprétation de la discrimination directe, les intimés soutiennent en l'espèce que la seule victime directe de l'acte discriminatoire présumé est l'immigrant éventuel, Nandlal. Les deux parties reconnaissent que l'acte discriminatoire aurait eu lieu au bureau du consulat du Canada à New York et, en conséquence, qu'il s'agissait d'un acte qui avait eu lieu à l'étranger. Les intimés soutiennent toutefois qu'étant donné que Nandlal est la seule victime directe de l'acte discriminatoire et qu'il n'était ni citoyen canadien ni légalement admis au Canada à titre de résident permanent à l'époque pertinente, le paragraphe 40(5) empêche la Commission canadienne des droits de la personne et, par conséquent, le tribunal, d'être saisie de l'affaire.

Cette conclusion doit être confirmée à moins que l'on puisse conclure qu'il peut y avoir plusieurs victimes et que l'autre victime est un citoyen canadien ou a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent.

La présente affaire faisait partie de dix causes qui ont été renvoyées devant la Cour d'appel fédérale en 1987 afin qu'elle se prononce sur des questions relatives à la compétence. Les parties intimées dans ces affaires ont notamment soutenu que les victimes des actes discriminatoires invoqués n'étaient pas des citoyens canadiens ni des résidents permanents du Canada et qu'elles n'étaient donc pas protégées par l'alinéa 32(5)b) (aujourd'hui l'alinéa 40(5)c)) de la LCDP. Dans l'arrêt Re Singh, précité, la Cour d'appel fédérale a jugé que la Commission canadienne des droits de la personne avait compétence pour faire enquête afin de déterminer si des actes qui avaient eu lieu à l'étranger pouvaient être discriminatoires et avoir visé un citoyen canadien ou un immigrant ayant obtenu le droit d'établissement.

Les avocats ont donc reconnu que le tribunal a compétence pour examiner cette question dans la mesure où Jawahar était, en fait, la victime d'un acte discriminatoire ayant eu lieu à l'étranger. A l'époque, Jawahar était citoyen canadien et la question de savoir s'il a été victime d'un acte discriminatoire est une question de fait. En conséquence, l'audition de la requête a été ajournée jusqu'à ce que tous les éléments de preuve aient été produits. Bien que M. Engelmann ait subsidiairement fait valoir qu'il y avait certains éléments de preuve indiquant que des actes discriminatoires avaient eu lieu aux bureaux d'Emploi et Immigration Canada à Ottawa, son principal argument était que les actes discriminatoires invoqués s'étaient produits au bureau du consulat du Canada à New York et, en conséquence, qu'il s'agissait d'actes ayant eu lieu à l'étranger.

- 17 -

LE SENS DU MOT VICTIME

Le Petit Robert (1991) donne la définition suivante du mot victime : Personne qui subit la haine, les tourments, les injustices de qqn; personne qui souffre, pâtit (des agissements d'autrui, ou de choses, d'événements néfastes).

Il faut également examiner la manière dont les tribunaux ont indiqué que les dispositions de la LCDP devraient être interprétées. Une multitude de décisions des plus hautes instances indiquent qu'il faudrait les interpréter d'une manière libérale et fonctionnelle, compte tenu de la nature quasi constitutionnelle de la LCDP. (Voir, par exemple, l'arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2. R.C.S. 84). Il est important lorsqu'il s'agit d'une question de compétence de ne pas oublier l'avertissement du juge en chef Dickson en ce qui concerne l'interprétation des droits conférés par la LCDP : On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les [ces droits] minimiser ou à diminuer leur effet (Action Travail des Femmes c. C.N., [1987] 1 R.C.S. 1114, à la p. 1134; (1987) 40 D.L.R. (4th) 193, à la p. 206).

Le tribunal peut également se reporter à l'opinion du juge Hugessen en ce qui concerne le sens du mot victime à l'alinéa 40(5)c) de la LCDP dans l'arrêt Re Singh, précité. A la page 442, il a examiné le sens de ce mot et il a refusé de limiter sa portée aux seules personnes qui sont la cible directe d'un acte discriminatoire :

A mon sens, une personne à qui l'on refuse, pour des motifs illicites, la possibilité de parrainer une demande de droit d'établissement est une victime au sens de la Loi, peu importe que d'autres personnes soient ou non aussi des victimes.

J'irais cependant beaucoup plus loin. La question de savoir qui est la victime de l'acte discriminatoire reproché est presque exclusivement une question de fait. La législation sur les droits de la personne ne tient pas tant compte de l'intention à l'origine des actes discriminatoires que de leur effet. L'effet n'est d'aucune façon limitée à la cible présumée de l'acte discriminatoire et il est tout à fait concevable qu'un acte discriminatoire puisse avoir des conséquences qui sont suffisamment directes et immédiates pour justifier qu'on qualifie de victimes des personnes qui n'ont jamais été visées par l'auteur des actes en question.

Cette décision indique clairement qu'il peut y avoir plusieurs victimes d'un acte discriminatoire. L'analyse faite respecte également les décisions rendues dans d'autres affaires de droits de la personne où il a été reconnu que d'autres personnes peuvent avoir été lésées ou avoir subi les conséquences d'actes discriminatoires visant des tiers et ont le droit de demander réparation en vertu de la législation sur les droits de la personne : voir, par exemple, Tabar v. West End Construction (1984) 6 C.H.R.R. D/2471 (Commission d'enquête de l'Ontario); New Brunswick School

- 18 -

District (No. 15) v. New Brunswick (1989) 10 C.H.R.R. D/6426 (C.A.N.B.). En conséquence, le mot victime désigne simplement une personne qui a subi les conséquences d'un acte discriminatoire, direct ou indirect. En ce sens, Jawahar peut être la victime directe en raison de son statut en vertu de la Loi sur l'immigration ou une victime indirecte parce qu'il a subi les conséquences d'un acte discriminatoire exercé contre son frère.

Par ailleurs, l'extrait tiré de l'arrêt Singh cité plus haut laisse également entendre que l'acte discriminatoire reproché doit avoir des conséquences qui sont suffisamment directes et immédiates pour justifier qu'on qualifie de victimes des personnes qui n'ont jamais été visées par l'auteur de l'acte en question. Cet extrait semble limiter les personnes qui peuvent prétendre, en vertu de la législation sur les droits de la personne, qu'un acte discriminatoire a eu un effet préjudiciable sur elles. Cet élément est crucial en raison de l'incertitude du statut du plaignant en tant que répondant au sens de la Loi sur l'immigration.

Dans l'arrêt Singh, la Cour devait se prononcer sur deux catégories d'affaires, celles traitant du parrainage et celles traitant des visas de visiteurs. L'affaire dont nous avons été saisis entre dans la catégorie parrainage compte tenu des allégations formulées par le plaignant dans sa plainte. Le juge Hugessen a statué qu'un répondant en vertu de la Loi sur l'immigration est une victime au sens de la LCDP. Sa conclusion repose sur la reconnaissance d'un droit au répondant en vertu de l'article 79 de la Loi sur l'immigration et sur l'objectif de ladite loi énoncé à l'alinéa 3c) :

3c) de faciliter la réunion au Canada des citoyens canadiens et résidents permanents avec leurs proches parents de l'étranger.

Le juge Hugessen est allé plus loin et il a conclu que les parents d'un requérant qui s'était vu refuser un visa de visiteur pouvaient également être considérés comme des victimes en vertu de la LCDP.

Toutefois, il n'est pas question de parrainage dans le cas de Jawahar. Il a signé une confirmation d'offre d'emploi pour Nandlal et cette forme de soutien ne constitue pas un parrainage au sens de la Loi sur l'immigration. De l'avis du tribunal, il ne faut pas considérer que l'arrêt Singh restreint les victimes potentielles aux personnes qui réunissent officiellement les conditions prescrites pour agir comme répondants au sens de la Loi sur l'immigration. Pourrait être victime, toute personne qui, au Canada, subit des conséquences suffisamment directes et immédiates, ce que le tribunal peut déterminer en tenant compte des facteurs suivants :

  1. Le degré de consanguinité qui existe entre le parent canadien et l'immigrant éventuel;
  2. La dépendance (financière, émotive) du parent canadien à l'égard de l'immigrant éventuel;
  3. - 19 -

  4. La privation d'une chance du point de vue commercial ou culturel pour le parent canadien si l'immigrant éventuel ne peut entrer au pays;
  5. L'existence d'un rapport étroit dans le passé entre les deux personnes;
  6. La participation du parent canadien à la demande d'immigration présentée en vertu de la Loi sur l'immigration et de son règlement d'application.

Le demandeur est le frère naturel de Nandlal et, en conséquence, remplirait les conditions requises d'un parent proche par consanguinité. Les deux frères ont également passé une longue période ensemble au Canada avant la présentation de la demande. Jawahar a appuyé la demande de permis de séjour comme étudiant présentée par Nandlal dans les années 1970 en s'engageant à s'occuper du coût de ses études, notamment, ses frais de scolarité, de subsistance et de transport. Le plaignant a partagé sa demeure avec son frère et lui a fourni un emploi. En ce sens, les deux frères étaient des proches parents, tant d'un point de vue émotif que d'un point de vue économique. Le plaignant attribue l'échec de son commerce de chaussures au fait qu'il a été incapable de s'assurer que son frère travaille pour lui et surveille son commerce.

Jawahar s'est occupé activement de la demande de statut de résident permanent présentée par Nandlal. Il a fourni la confirmation d'offre d'emploi qui a été considérée comme une offre d'emploi dans une entreprise familiale. Le sens même d'une telle offre et le motif pour lequel on lui accorde priorité dans le processus d'immigration est qu'elle sert à accroître les chances du parent canadien en lui permettant de faire venir au Canada un proche parent en qui il a confiance et qui peut travailler dans l'entreprise familiale. On considère qu'un membre de la famille a davantage à coeur le succès de l'entreprise qu'un étranger. En ce sens, les intérêts de Jawahar étaient inextricablement liés à la demande présentée par Nandlal. De plus, Jawahar a appuyé la demande présentée par Nandlal en se présentant au Centre d'immigration du Canada à Ottawa afin de présenter des observations au nom de Nandlal et en écrivant au ministre de l'Emploi et de l'Immigration. Il a fourni d'autres documents au consulat du Canada à New York et il a tenté de convaincre l'agent des conséquences désastreuses qu'entraînerait pour lui et son entreprise le rejet de la demande présentée par Nandlal. En ce sens, Jawahar a subi les conséquences de l'acte discriminatoire exercé à l'endroit de son frère.

De plus, l'intérêt pour le plaignant d'aider son frère à obtenir le statut de résident permanent au Canada est reconnu dans la catégorie de parent aidé prévue à l'alinéa 8(1)d) du Règlement sur l'immigration qui prescrit des critères de sélection particuliers. Le sous-alinéa 10(1)(i) établit une autre distinction entre les critères de sélection applicables aux parents aidés qui entrent dans la catégorie des parents proches énoncés à l'alinéa a) du paragraphe 2(1), c'est-à-dire les frères, soeurs, grands- parents, etc., et celle des parents plus éloignés énumérés à l'alinéa b) de

- 20 -

la définition, soit les oncles, les tantes, etc. Ces dispositions semblent indiquer que le plaignant se voit reconnaître un statut particulier en sa qualité de frère naturel du requérant appuyant la demande d'immigration de ce dernier dans l'espoir d'être réuni avec celui-ci, atteignant ainsi l'objet de la Loi sur l'immigration.

La LCDP et l'article 5 ont pour but d'empêcher les organismes qui fournissent des services au public d'exercer une discrimination indirecte pour un motif de distinction illicite. Le but du gouvernement est de servir le public. En s'acquittant de ses fonctions de mandataire du gouvernement en vertu de la Loi sur l'immigration, l'agent d'immigration fournit des services non seulement au requérant mais, avec pour toile de fond l'aide et le parrainage, à la famille, aux parents et au répondant du requérant. L'agent fournit des services conformément aux politiques établies en vertu de la Loi sur l'immigration et de son règlement d'application qui attribuent un intérêt et un rôle au garant. Ce rôle peut consister notamment à fournir un engagement écrit au ministre, à s'occuper de l'hébergement, des soins et de la subsistance du parent aidé ou à présenter une offre d'emploi dans une entreprise familiale.

L'objectif avoué de la Loi sur l'immigration de réunir les proches parents ne doit pas bénéficier uniquement au seul requérant présentant une demande d'immigration. Il doit également profiter au garant ou au répondant en assurant la réunion de sa famille dans leur nouveau pays, le Canada. Tout acte qui empêche un garant de jouer un rôle dans la demande porte atteinte aux droits et avantages qui lui sont conférés par la Loi sur l'immigration. Lorsque cet acte est jugé discriminatoire, le garant au Canada est tout autant une victime que le requérant. Si on se fonde sur cette interprétation, Jawahar a fait personnellement l'objet d'une discrimination par suite de l'exigence des autorités de l'Immigration et on peut le qualifier de victime directe.

En conséquence, le tribunal estime que Nandlal s'est vu imposer des conditions restrictives (exigences quant aux documents à fournir) qui ont eu un effet disproportionné sur lui du fait de son origine nationale (l'impossibilité d'obtenir les documents) en violation de l'article 5 de la LCDP. Nous conclurions que Jawahar a lui aussi été victime de cet acte discriminatoire et qu'en conséquence, le tribunal a compétence pour se prononcer sur la plainte formulée en vertu de la LCDP.

RÉPARATION

Compte tenu de l'évaluation des documents faite par M. Roberge en 1983 et de sa conclusion que Nandlal et Jawahar étaient en réalité frères, il ne fait aucun doute que s'il avait effectué une telle évaluation en 1982 lorsque la demande de Nandlal était en cours, ce dernier aurait été admis au Canada à titre de résident permanent. L'omission d'admettre ce dernier au pays a découlé de la discrimination indirecte décrite plus haut dans les présents motifs. En conséquence, l'avocat de la Commission canadienne des droits de la personne a demandé comme réparation une ordonnance portant que Nandlal devait être admis au pays comme il l'aurait été s'il n'avait pas

- 21 -

fait l'objet de discrimination en 1982. En d'autres termes, il nous demande de rendre une ordonnance enjoignant aux autorités de l'Immigration d'accorder immédiatement à Nandlal le statut de résident permanent.

A l'époque en cause, soit en 1982, afin d'obtenir le droit d'immigrer au Canada, Nandlal devait également subir un examen médical approprié. Il ne l'a pas fait parce qu'il n'avait pas accumulé suffisamment de points pour franchir la première étape, principalement parce que M. Roberge ne croyait pas que Nandlal et Jawahar étaient frères. Nandlal souffre maintenant d'un problème de santé appelé maladie de Crohn. Celle-ci a été diagnostiquée en mai 1983, longtemps après le rejet de sa demande de résident permanent en mai 1982. Nandlal souffrait peut-être déjà de cette maladie en 1982 qui aurait probablement pu être diagnostiquée à l'époque s'il avait subi l'examen médical approprié. Ce qui est important aujourd'hui c'est que le statut actuel de Nandlal dans ce pays est fonction d'un permis du ministre qui est renouvelé chaque année pendant une période de 5 ans. La situation actuelle est qu'il sera admis au Canada à titre de résident permanent en 1996, à moins que, pour un motif imprévisible, son état de santé se détériore à un point tel qu'il sera considéré non admissible. Le fait qu'il souffre de la maladie de Crohn ne suffit donc pas en soi à l'empêcher de devenir résident permanent. En conséquence, il n'existe aucun obstacle du point de l'immigration empêchant le tribunal de rendre une ordonnance enjoignant aux autorités compétentes d'accorder le statut de résident permanent à Nandlal. En effet, une telle ordonnance accélérera le processus actuel d'immigration. Elle est justifiée dans les circonstances, et c'est pourquoi nous rendons celle-ci.

Jawahar n'a demandé aucune indemnité pour les pertes financières attribuables à l'acte discriminatoire. A titre d'indemnité en vertu de l'alinéa 53(3)b) de la LCDP, nous lui accordons 2 500 $ pour préjudice moral, car la preuve indique que l'acte discriminatoire a eu des conséquences négatives sur la santé, sa famille et ses intérêts commerciaux.

Le plaignant a demandé des excuses de la part du ministre. Compte tenu du fait que, malgré les dix années qui se sont écoulées depuis l'incident, les sentiments du plaignant et de son frère sont restés les mêmes, nous croyons que des excuses sont appropriées et elles feront partie de l'ordonnance corrective prononcée aux présentes.

Fait le 22 avril 1992.

Sidney N. Lederman, président

Lee Ongman

Jill M. Sangster

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.