Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

ASSOCIATION CANADIENNE DES EMPLOYÉS DE TÉLÉPHONE,

SYNDICAT CANADIEN DES COMMUNICATIONS, DE L'ÉNERGIE ET DU PAPIER

ET FEMMES-ACTION

les plaignants

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

BELL CANADA

l'intimé

REQUÊTE EN SUSPENSION D'INSTANCE

MEMBRES INSTRUCTEURS : J. Grant Sinclair, président

Pierre Deschamps, membre

Décision no 6

2002/03/11

TRADUCTION

I. HISTORIQUE

[1] Le 7 janvier 2002, Bell Canada a demandé au Tribunal de suspendre/ajourner l'instance jusqu'à ce que la Cour suprême du Canada se soit prononcée sur le pourvoi de Bell Canada à la suite de la décision de la Cour d'appel fédérale en date du 24 mai 2001.

[2] L'historique de la présente instance est longue et tortueuse. Les premières plaintes en vertu de l'article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ont été déposées en 1991, tandis que plus récentes remontent à 1994.

[3] La Commission a déféré les plaintes au Tribunal le 27 mai 1996. Le 14 juin 1996, Bell présentait une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

[4] Le 7 août 1996, un tribunal des droits de la personne (le tribunal Leighton) a été constitué. Bell a présenté une requête demandant au Tribunal de suspendre l'instance jusqu'à ce que la Cour fédérale se soit prononcée sur sa demande de contrôle judiciaire. Le tribunal Leighton a instruit la requête le 24 octobre 1996 et l'a rejetée.

[5] Le 11 décembre 1996, Bell a demandé un contrôle judiciaire de la décision du Tribunal. En janvier 1996, Bell a aussi présenté une requête à la Cour fédérale pour obtenir le sursis de l'instance devant le tribunal Leighton jusqu'à ce que la Cour fédérale se soit prononcée sur le contrôle judiciaire de la décision de la Commission demandé préalablement.

[6] Le 21 février 1997 (1), le juge Richard de la Section de première instance de la Cour fédérale a rejeté la requête en suspension visant l'instance devant le tribunal Leighton.

[7] Pour arriver à sa décision, le juge Richard a appliqué le critère en trois parties énoncé par la Cour suprême du Canada dans l'affaire RJR-MacDonald Inc. c. Canada (A.G.) (2). Selon ce critère, le plaignant doit :

  1. faire la preuve qu'il y a lieu d'instruire une question grave;
  2. établir qu'il subira un préjudice irréparable à défaut d'obtenir réparation. Le mot irréparable s'entend ici de la nature du préjudice plutôt que de son ampleur. Il s'agit d'un préjudice qui n'a aucune valeur monétaire ou
  3. montrer que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur. La prépondérance des inconvénients permet d'établir laquelle des parties subira le préjudice le plus grave si la requête en suspension d'instance est soit accueillie, soit rejetée.

[8] Bell A soutenu que sa préparation à l'audience du Tribunal exigerait des efforts considérables et entraînerait la perturbation de ses affaires, de même que d'importants dépens. Bell a soutenu que si l'instance n'était pas suspendue et si elle obtenait gain de cause relativement à sa demande de contrôle judiciaire, il se pourrait que ne soit pas être indemnisée du fait que le Tribunal n'est pas habilité à rendre une ordonnance d'indemnité.

[9] Le juge Richard a rejeté l'argument de Bell voulant lequel les dépens liés à sa participation à l'audience et la perturbation des affaires de la compagnie lui causerait un préjudice irréparable. En arrivant à sa conclusion, le juge Richard a suivi le même raisonnement qu'avait suivi la Section de première instance de la Cour fédérale dans l'affaire Brocklebank c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (3). Dans cette affaire, sans affirmer que l'impuissance à récupérer les frais ne constitue jamais un préjudice irréparable, la Cour a néanmoins déclaré que l'impuissance à récupérer les frais engagés dans le cadre normal d'un litige ne répond pas au critère de préjudice irréparable.

[10] Quant à la prépondérance des inconvénients, le juge Richard a fait observer que six ans s'étaient écoulés depuis la constatation d'écarts salariaux entre les employés et les employées de Bell. Il a aussi fait observer qu'un grand nombre d'employés avaient quitté Bell, avaient pris leur retraite ou étaient décédés, et qu'il serait difficile de retrouver les employés qui pourraient avoir droit à une indemnité. Quant à la prépondérance des inconvénients, il est dans l'intérêt public de traiter les plaintes de discrimination dans les plus brefs délais, mais à la lumière des faits dans la présente affaire, le juge a conclu qu'il n'était pas dans l'intérêt public de suspendre l'instance devant le tribunal.

[11] Dans l'affaire ICN Pharmaceuticals Inc. c. Canada (4), la Section de première instance de la Cour fédérale avait tiré une conclusion similaire sur la question de préjudice irréparable. En rendant sa décision, la Cour avait conclu que l'engagement de temps et de frais relevait davantage de l'inconvénient que du préjudice irréparable.

[12] Le 4 juin 1997, Bell s'adressait de nouveau au Tribunal Leighton pour demander l'ajournement de l'instance, soutenant que le Tribunal ne jouissait pas de l'autonomie institutionnelle et de l'impartialité nécessaires. Le Tribunal ayant rejeté la requête, Bell présentait une demande de contrôle judiciaire de cette décision à la Cour fédérale le 10 juin 1997.

[13] Le 17 mars, 1998, la Section de première instance de la Cour fédérale a accueilli la requête de contrôle judiciaire de la décision selon laquelle la Commission avait déféré les plaintes au Tribunal. La Cour d'appel fédérale a infirmé cette décision le 17 novembre 1998. Le renvoi des plaintes au Tribunal par la Commission a donc été soutenu. La demande d'autorisation d'interjeter appel devant la Cour suprême du Canada déposée par Bell a été rejetée.

[14] Le 23 mars 1998, la Section de première instance de la Cour fédérale (5) a statué que le Tribunal ne jouissait pas de l'autonomie institutionnelle et de l'impartialité nécessaires (arrêt McGillis); par conséquent, l'instance devant le Tribunal Leighton a été suspendue en attendant la correction des lacunes invoquées.

[15] La Loi a été modifiée le 30 juin 1998. Certaines modifications donnaient suite aux lacunes mises en lumière par la décision McGillis. En janvier 1999, à la suite de la décision de la Cour d'appel fédérale du 17 novembre 1998, le Tribunal actuel a été constitué pour instruire les plaintes.

[16] Bell a contesté la compétence du présent Tribunal d'instruire les plaintes, soutenant que les modifications apportées à la Loi n'avaient pas corrigé les lacunes mises en lumière par la décision McGillis. En rendant sa décision du 26 avril 1999, le Tribunal a rejeté les arguments de Bell et statué que les modifications apportées à la Loi avaient effectivement corrigé les lacunes en question de sorte que le Tribunal pouvait instruire les plaintes. Bell a donc présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision à la Cour fédérale.

[17] Le Tribunal a commencé l'instruction des plaintes en juin 1999. Il a traité d'abord de requêtes préliminaires, ce qui l'a occupé jusqu'au mois de mars 2000. En avril 2000, le Tribunal a commencé l'audience du bien-fondé des plaintes. L'instance s'est prolongée jusqu'au 27 octobre 2000.

[18] Le 2 novembre 2000, la Section de première instance de la Cour fédérale (6) a fait droit à la demande de contrôle judiciaire déposée par Bell relativement à la décision du Tribunal en date du 26 avril 1999, statuant que le Tribunal ne jouissait pas de l'autonomie institutionnelle et de l'impartialité nécessaires (arrêt Tremblay-Lamer). La Cour a ordonné la suspension des procédures jusqu'à ce que les problèmes relevés dans la décision soient corrigés.

[19] La Commission a interjeté appel contre cette décision le 8 novembre 2000 devant la Cour d'appel fédérale. En outre, le SCEP, un des syndicats plaignants, avec l'appui de la Commission et de l'ACET, l'autre syndicat plaignant, a sollicité un sursis à l'égard de la décision Tremblay-Lamer jusqu'à ce que l'issue de l'appel soit connue.

[20] La Cour d'appel fédérale a rejeté la demande de sursis du SCEP le 29 novembre 2000. Le SCEP avait soutenu que si le sursis n'était pas accordé, ses membres subiraient un préjudice irréparable en raison du retard de l'indemnisation à laquelle ils pourraient avoir droit par suite de l'inexécution de leurs droits en vertu de la Loi. Le juge d'appel Sharlow n'a pas jugé qu'un délai dans la résolution des plaintes constituait un préjudice irréparable.

[21] Quant à la prépondérance des inconvénients, le juge d'appel Sharlow a conclu, comme le juge Richard, qu'il fallait tenir compte de l'intérêt public. Cet intérêt public, cependant, ne se limite pas à la seule résolution expéditive des plaintes reliées aux droits de la personne; il s'étend à l'importance de l'autonomie et de l'impartialité des tribunaux sur le plan constitutionnel. Quant aux faits ayant trait à la présente requête, la prépondérance des inconvénients favorisait les tribunaux.

[22] À notre avis, et contrairement aux arguments invoqués par Bell devant le présent Tribunal, cette décision de la Cour d'appel fédérale ne s'écarte pas du raisonnement du juge Richard dans l'affaire Bell Canada c. SCEP ou celui du juge Rothstein dans l'affaire Brocklebank et ne le limite pas non plus. Dans la plupart des requêtes en suspension d'instance, comme le fait observer le juge d'appel Sharlow, le demandeur agit de la sorte en attendant une décision sur le fond. Dans le cas présent, le SCEP sollicitait un sursis de la décision Tremblay-Lamer, laquelle aurait l'effet de permettre au Tribunal de reprendre les procédures malgré une décision judiciaire statuant la nullité des procédures de celui-ci.

[23] En effet, le juge d'appel Sharlow a eu l'occasion d'entretenir une requête en suspension d'instance d'un tribunal des droits de la personne déposée dans le cadre d'une situation normale. Dans l'affaire Territoires du Nord-Ouest c. Alliance de la fonction publique du Canada (7), le requérant, à savoir le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest (GTNO) a demandé à la Cour d'appel fédéral de suspendre l'instance devant le Tribunal. Le GTNO contestait l'autonomie et l'impartialité du Tribunal. La contestation a été récusée par le Tribunal et par la Section de première instance de la Cour fédérale à la suite d'une demande de contrôle judiciaire de la décision du Tribunal.

[24] Le GTNO a invoqué deux arguments. Selon le premier, si un sursis n'était pas accordé et si l'appel du GTNO était accueilli, celui-ci aurait engagé beaucoup de temps et d'argent pour participer aux procédures du Tribunal sans toutefois pouvoir récupérer les frais afférents. Selon le second, si un sursis n'était pas accordé, la participation du GTNO à l'instance entraînerait le déni irrémédiable de son droit à une audience impartiale.

[25] Selon le juge d'appel Sharlow ni l'un ni l'autre des arguments du GTNO permet de conclure que celui-ci subirait un préjudice irréparable par suite de sa participation à l'instance pendant que la Commission et le plaignant présentent leur preuve. Qui plus est, en se fondant sur la décision du juge Richard dans l'affaire Bell Canada c. SCEP, le juge d'appel Sharlow a statué que les dépens n'entraînent pas de préjudice irréparable.

[26] Le 24 mai 2001, la Cour fédérale d'appel a infirmé la décision du juge Tremblay-Lamer. (8). Ainsi, selon la loi, le présent Tribunal jouit de l'autonomie et de l'impartialité nécessaires et il n'y a aucun obstacle de droit qui l'empêche de continuer l'instruction des plaintes.

II. DÉCISION

[27] Si nous comprenons bien, la présente requête découle du droit fait à la requête en autorisation de Bell par la Cour suprême du Canada en date du 13 décembre 2001. Du 24 mai 2001 au 8 janvier 2002, Bell n'a présenté aucune demande visant à suspendre la présente instance, ni au Tribunal ni à la Cour fédérale.

[28] Bell a fait valoir deux arguments à l'appui de sa requête. Le premier tient au fait que même si la requête était accueillie, Bell ne pourrait pas être indemnisée des frais reliés à sa participation à l'instance. Le second tient au fait que l'obligation de comparaître devant le présent Tribunal, lequel ne jouirait ni de l'autonomie ni de l'impartialité nécessaires, constitue en soi un préjudice irréparable et entraîne des dommages irrémédiables.

[29] Bell n'a invoqué aucune autorité judiciaire à l'appui de son assertion que les dépens reliés à la comparution devant un tribunal des droits de la personne constituent un préjudice irréparable. Cette assertion a été expressément rejetée par la Cour fédérale dans l'affaire Bell Canada c. SCEP, dans l'affaire Brocklebank et dans l'affaire Territoires du Nord-Ouest c. AFPC.

[30] En outre, nous ne souscrivons pas à l'argument de Bell voulant qu'elle est tenue de comparaître devant un tribunal qui ne jouit ni de l'autonomie ni de l'impartialité nécessaires. Ce n'est tout simplement pas le cas du présent Tribunal. Au contraire, la Cour d'appel fédérale a statué que le présent Tribunal n'est pas ainsi vicié.

[31] Quant à la prépondérance des inconvénients, la Cour fédérale a établi qu'il fallait tenir compte de l'intérêt public, c'est-à-dire le traitement expéditif des plaintes de discrimination et l'assurance d'une audience équitable devant un tribunal autonome et impartial.

[32] Comme il a été souligné précédemment, la Cour d'appel fédérale a statué que le présent Tribunal est effectivement autonome et impartial. À notre avis, le droit fait à au pourvoi par la Cour suprême ne constitue ni plus ni moins qu'une déclaration attestant qu'il y a lieu de résoudre une question importante. La question de savoir si Bell recevra ou non une audience équitable n'est plus pertinente. La prépondérance des inconvénients favorise la résolution expéditive des plaintes reliées aux droits de la personne déférées au présent Tribunal.

[33] Bell n'a pas répondu au critère de préjudice irréparable et au critère de la prépondérance des inconvénients comme l'exige l'affaire RJR-MacDonald. Par conséquent, sa requête en suspension de l'instance devant le présent Tribunal jusqu'à ce que la Cour suprême du Canada ait rendue sa décision concernant le pourvoi précité, est par les présentes rejetée.

Original signé par

Grant Sinclair, président

Pierre Deschamps, membre

OTTAWA, Ontario

Le 11 mars 2002

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T503/2098

INTITULÉ DE L'AUDIENCE : ACET et al. c. Bell Canada

LIEU DE L'AUDIENCE : Ottawa, Ontario

Le 4 mars 2002

DÉCISION DU TRIBUNAL DATÉE : Le 11 mars 2002

COMPARUTIONS :

Larry Steinberg au nom de l'ACET

Peter Engelmann au nom du SCEP

Alain Portelance et Odette Gagnon au nom de Femmes-Action

Andrew Raven et Patrick O'Rourke au nom de la Commission canadienne des droits de la personne

Gary Rosen et Peter Mantas au nom de Bell Canada

1. 1 Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier [1997] F.C.J. No. 207(TD) (QL)

2. 2 [1994] 1 R.C.S. 312, 348.

3. 3 [1994] F.C.J. No. 1496 (TD) (QL)

4. 4 [1995] F.C.J. No. 1644 (TD) (QL)

5. 5 [1998] 3 F.C. 244

6. 6 [2000] F.C. 392

7. 7 [2001] F.C.J. No. 19 (FCA) (QL)

8. 8 [2001] 3 F.C. 481

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