Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

PATRICK J. EYERLEY

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

SEASPAN INTERNATIONAL LIMITED

l'intimée

MOTIFS DE DÉCISION


D.T. 18/01
2001/12/21

MEMBRE INSTRUCTEUR : J. Grant Sinclair, président

[TRADUCTION]

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION

II. FAITS

Patrick Eyerley

III. FONCTIONS DE MATELOT DE PONT-CUISINIER

IV. FLOTTE DE REMORQUEUR DE SEASPAN

V. ACCIDENTS DU TRAVAIL ET ABSENTÉISME DE M. EYERLEY

VI. ABSENTÉISME POSTÉRIEUR À L'INTERVENTION CHIRURGICALE ET PREUVE MÉDICALE, 1993-1995

VII. INTERVENTION INITIALE DE LA CAT

VIII. AUTRE INTERVENTION DE LA CAT SUR LE PLAN PROFESIONNEL

IX. PLAN DE RÉADAPTATION PROFESSIONNELLE DE M. EYERLEY

X. ÉVALUATIONS MÉDICALES LES PLUS RÉCENTES DE M. EYERLEY (1996-2000)

XI. AUTRES TÂCHES DE MATELOT DE PONT CHEZ SEASPAN -- REMORQUEURS NAVETTES

A. Remorqueurs navettes

B. Remorqueurs de service

C. Le Doris et le Greg

D. Ancienneté

E. Modification des tâches de matelot de pont-cuisinier

XII. DE MATELOT DE PONT À LIEUTENANT CHEZ SEASPAN

XIII. EFFETS SUR M. EYERLEY ET SA FAMILLE

XIV. CADRE JURIDIQUE

A. Preuve prima facie et exigence professionnelle justifiée (EPJ)

B. Existe-t-il une preuve prima facie de discrimination?

C. EPJ - Obligation d'accommodement

i) Première et deuxième étapes

ii) Troisième étape

XV. DÉCISION

XVI. MESURES DE REDRESSEMENT

XVII. ORDONNANCE

I. INTRODUCTION

[1] Le plaignant en l'espèce, Patrick Eyerley, a travaillé du 14 juillet 1989 jusqu'à novembre 1996 comme matelot de pont-cuisinier sur les remorqueurs côtiers de Seaspan International Limited. Seaspan est un important exploitant de remorqueurs, surtout sur la côte ouest de la Colombie-Britannique et, dans une certaine mesure, sur la côte ouest des États-Unis.

[2] Seaspan a mis fin à l'emploi de M. Eyerley le 8 novembre 1996 pour absentéisme sans faute. La compagnie a allégué que sur les 2 662 jours où M. Eyerley a été au service de Seaspan, il n'a travaillé que 458,5 jours, soit 17,5 % du temps. Son absentéisme était attribuable à diverses raisons médicales, mais principalement à un accident du travail (poignet droit). Au moment de sa cessation d'emploi, M. Eyerley était en congé depuis le 18 juillet 1995; il bénéficiait d'indemnités d'accident du travail. Seaspan a estimé, sur la foi des rapports médicaux de ses médecins et des conseillers médicaux de la commission des accidents du travail (CAT), qu'on ne pouvait entrevoir que M. Eyerley revienne au travail dans un proche avenir comme matelot de pont-cuisinier.

[3] M. Eyerley a tout le temps prétendu qu'il pourrait encore exercer ses fonctions de matelot de pont-cuisinier si Seaspan l'affectait à de petits remorqueurs dotés d'un gréement léger, où il n'aurait pas à faire un travail très ardu et pénible.

[4] Le 7 mai 1998, M. Eyerley a déposé devant la Commission canadienne des droits de la personne une plainte dans laquelle il alléguait que Seaspan avait exercé à son endroit une discrimination en ne composant pas avec sa déficience et en mettant fin à son emploi, en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

II. FAITS

Patrick Eyerley

[5] Patrick Eyerley est âgé de 48 ans et vit à Powell River, en Colombie-Britannique. Il est marié et père de quatre enfants. Powell River est située à 86 milles au nord de Vancouver. Après avoir travaillé chez Seaspan comme matelot de pont-cuisinier de mai 1981 à novembre 1982, M. Eyerley a repris du service au sein de la compagnie le 14 juillet 1989, toujours à titre de matelot de pont-cuisinier. C'est au cours de cette deuxième période de service que M. Eyerley a subi la blessure qui est à l'origine de cette saga.

III. FONCTIONS DE MATELOT DE PONT-CUISINIER

[6] Chez Seaspan, M. Eyerley a été affecté à un certain nombre de remorqueurs côtiers de l'entreprise. Il s'agissait de remorqueurs en service permanent le long de la côte de la Colombie-Britannique ou au large de la côte ouest. L'équipage comprenait un capitaine, un officier de pont et deux matelots de pont-cuisiniers qui, après un séjour de deux semaines sur le remorqueur, passaient deux semaines à terre.

[7] Le matelot de pont-cuisinier travaille 12 heures par jour, à raison de deux périodes de six heures suivies chacune d'une période de six heures de repos (temps supplémentaire non compris), durant les quarts du capitaine ou ceux de l'officier de pont. Le capitaine est de quart de 6 h à midi et de 18 h à minuit et l'officier de pont, de midi à 18 h et de minuit à 6 h.

[8] Les fonctions de cuisinier du matelot de pont-cuisinier consistent à préparer les repas de l'équipage et à nettoyer et entretenir la cuisine. Les fonctions de matelot de pont sont beaucoup plus pénibles et exigeantes. Il faut être en bonne forme physiquement. C'est un travail qui exige beaucoup de force au niveau du tronc supérieur ainsi que dans les mains et les bras.

[9] Le matelot travaille sur le pont des remorqueurs ou des barges remorquées, où il manipule le gréement nécessaire lors des diverses manœuvres exécutées pour aller chercher les barges, les attacher et les livrer à destination. Selon le voyage, le remorqueur peut remorquer une ou plusieurs barges attachées les unes aux autres à l'aide de câbles-brides en acier qui sont déroulés sur le treuil ou à la main puis attachés aux deux colliers installés sur la poupe de chaque barge de façon à former un Y. Le matelot de pont doit soulever les câbles-brides et les attacher à chacune des barges.

[10] Pour passer du remorqueur à la barge ou d'une barge à une autre, le matelot de pont doit d'abord grimper dans une échelle fixe posée sur la barge ou dans une échelle portable reliant le remorqueur à la barge. Durant son travail, le matelot de pont porte habituellement une veste de sauvetage, des chaussures de sécurité et un casque protecteur et transporte une goulotte servant à tirer les câbles-brides sur les barges. Lorsqu'il travaille la nuit, son casque est équipé d'une lampe frontale. Lors des manœuvres de nuit, des lampes portables doivent être installées aux extrémités de chaque barge; le matelot de pont doit transporter ces lampes en plus de son équipement lorsqu'il va d'une barge à une autre. La hauteur des barges varie entre huit et 20 ou 30 pieds et leur longueur entre 200 et 500 pieds. Le matelot doit marcher sur le côté de la barge, parfois la nuit ou lorsque le pont est mouillé et glissant ou lorsque la mer est démontée.

[11] Au point de livraison, le matelot de pont exécute la manœuvre inverse. Il enlève les câbles-brides attachés à la barge et les tire au treuil sur le remorqueur. Il arrive parfois que les câbles-brides tombent à l'eau. Le cas échéant, le matelot de pont doit les tirer hors de l'eau.

[12] Parfois, par exemple lorsqu'on remorque des barges porte-wagons jusqu'à Port Alice, les tâches du matelot de pont sont très ardues. En plus d'attacher les barges, il doit caler et arrimer les wagons, qui peuvent contenir des produits chimiques ou des combustibles. Cela implique de lever les wagons, d'enlever les roues et de les caler et chaîner et d'exécuter la manœuvre inverse à l'arrivée.

[13] Seaspan et ses employés se soucient beaucoup de la sécurité de manœuvre du navire et de la sécurité de l'équipage. En raison de ces préoccupations, l'équipage doit avoir une formation et de l'expérience dans l'utilisation de matériel de sauvetage ou de lutte contre les incendies. Chaque membre d'équipage doit être capable d'accomplir les tâches liées à la lutte contre les incendies ou au sauvetage. À cause de l'aspect sécurité, et en raison de la nature ardue de son travail, le matelot de pont-cuisinier doit absolument être dans une excellente forme physique.

[14] Certes, le matelot de pont-cuisinier n'exécute pas toujours des tâches physiquement exigeantes. Les travaux de cuisson et d'entretien ménager sont beaucoup plus légers. Il se peut également que le matelot de pont-cuisinier soit de quart pendant un certain temps dans la timonerie, sous la surveillance du capitaine ou de l'officier de pont. Durant les longs parcours, il n'y a pas beaucoup de tâches ardues à accomplir entre les escales, une fois les cargaisons chargées.

IV. FLOTTE DE REMORQUEURS DE SEASPAN

[15] Seaspan dispose de remorqueurs de haute-mer, de remorqueurs côtiers, de porte-conteneurs automoteurs, de remorqueurs d'assistance et de remorqueurs de service. Exception faite de la fois où il a été affecté à un remorqueur de haute-mer, M. Eyerley a travaillé exclusivement à bord de remorqueurs côtiers de Seaspan. Les remorqueurs côtiers de Seaspan sont classés selon leur puissance au frein dans diverses catégories, qui vont de la catégorie 2 à la catégorie 6. Les remorqueurs des catégories 2 et 3, qui sont équipés d'un gréement léger, servent habituellement au transport côtier. Ceux des catégories 4, 5 et 6 sont plus longs et dotés d'un gréement plus lourd; ils sont utilisés sur la côte ouest et dans le golfe. Lorsque M. Eyerley fait référence aux petits remorqueurs, il a à l'esprit ceux des catégories 2 et 3; lorsqu'il parle des gros remorqueurs, il pense à ceux des catégories 4 à 6. Les remorqueurs d'assistance ou remorqueurs pousseurs sont exploités dans le port tandis que les remorqueurs de service sont utilisés sur le Fraser et ses estuaires (pour les trajets jusqu'à Howe Sound).

[16] Être matelot de pont sur un remorqueur de Seaspan n'est pas une sinécure. Les remorqueurs utilisés sur la côte ouest ou en haute mer sont munis à la fois de câbles-brides en acier de type golfe de 1¼ po x 60 pi et de câbles-brides en acier de type côte ouest de 1½ po x 55 pi. Une câble-bride pèse entre 70 et 100 livres. Les livets de pont ont 2 po X 120 pi. Les petits remorqueurs ou les remorqueurs côtiers sont équipés de câbles-brides de type golfe de 1 po X 55 pi; ils ne sont pas munis de câbles-brides de la côte ouest. Les livets de pont ont 1½ po X 100 pi.

[17] Toutefois, les tâches du matelot de pont qui travaille sur les gros remorqueurs sont plus ardues et exigeantes. Ces tâches sont toutefois concentrées dans le temps et de nature moins répétitive. Les distances franchies d'un port à l'autre de la côte ouest sont plus longues et le nombre de barges remorquées est plus restreint. Par ailleurs, le matelot de pont affecté à un petit remorqueur effectue un travail beaucoup plus répétitif. Le gréement est plus léger, mais les escales sont plus courtes et le nombre de barges remorquées est plus élevé.

V. ACCIDENTS DU TRAVAIL ET ABSENTÉISME DE M. EYERLEY

[18] Entre 1990 et 1991, M. Eyerley a commencé à présenter des symptômes du syndrome du canal carpien attribuables à son travail de matelot de pont-cuisinier. Le 22 mai 1991, il travaillait sur un gros remorqueur, le Seaspan Wave, qui remorquait une barge porte-wagons à livrer sur la côte ouest de l'île de Vancouver. Alors qu'il grimpait sur l'un des wagons que transportait la barge, M. Eyerley a glissé. Sentant qu'il tombait en arrière, il a utilisé ses mains pour se protéger dans sa chute.

[19] Lorsqu'il a débarqué du Wave le 25 mai 1991, M. Eyerley a consulté son médecin de famille qui lui a diagnostiqué une sévère entorse au poignet. Le même jour, M. Eyerley a commencé à toucher des indemnités d'accident du travail en raison de sa blessure au poignet droit. Comme cette blessure ne guérissait pas, M. Eyerley a consulté le 10 juin 1991 un chirurgien qui lui a dit qu'il était atteint du syndrome du canal carpien. Le 20 juin 1991, il a subi une intervention chirurgicale au poignet.

[20] Seaspan a eu vent des problèmes que M. Eyerley éprouvait avec son poignet droit du fait de sa demande d'indemnité d'accident du travail. La compagnie a obtenu de plus amples renseignements en août 1991 lorsque la CAT a écrit à Dave Sutton, directeur du Personnel de navires de Seaspan, pour l'informer que la demande d'indemnité de M. Eyerley relativement à sa blessure au poignet droit avait été approuvée par la CAT et qu'il avait subi une intervention chirurgicale. La CAT a également indiqué que M. Eyerley s'était infligé cette blessure en travaillant comme matelot de pont-cuisinier.

[21] En outre, le dossier d'employé de M. Eyerley renferme un certain nombre de rapports d'accident du travail de la CAT, de rapports d'accident de Seaspan et de notes de service de Seaspan portant sur la période comprise entre 1991 et 1992 qui décrivent la nature de l'accident et les problèmes que M. Eyerley éprouvait avec son poignet droit.

[22] M. Eyerley a été en congé d'accident du travail pendant 137,5 jours; selon le certificat établi, il devait retourner au travail le 9 octobre 1991. Il a repris le travail le 20 octobre 1991. On l'a alors affecté à de gros remorqueurs jusqu'au 1er janvier 1992, date où il dû cesser de travailler pendant 12 jours en raison d'une autre blessure professionnelle à la main. M. Eyerley est retourné au travail le 25 février 1992; il a alors fait quatre voyages, dont trois à bord de gros remorqueurs. Il a ensuite bénéficié à compter du 20 mai 1992 d'un nouveau congé d'accident du travail, qui a duré 316 jours; il était incapable de travailler en raison des problèmes qu'il éprouvait avec son poignet droit.

[23] C'est au cours de cette période de congé que M. Eyerley a été dirigé vers le Dr David Kester, chirurgien spécialisé en chirurgie de la main et en chirurgie reconstructive. Le 15 octobre 1992, le Dr Kester a pratiqué une deuxième intervention au poignet droit de M. Eyerley afin de remédier à certaines séquelles de la première intervention, de soulager la douleur et de réduire l'enflure.

[24] C'est en raison de sa blessure au poignet droit que M. Eyerley a éprouvé de la difficulté à fonctionner comme matelot de pont-cuisinier. Il convient toutefois de souligner que M. Eyerley a subi un certain nombre d'autres blessures -- certaines liées au travail, d'autres non -- qui ont aggravé son absentéisme. Dans la lettre de cessation d'emploi en date du 8 novembre 1996 qu'elle a transmise à M. Eyerley, Seaspan fournit des détails à ce sujet.

DATE DESCRIPTION TEMPS PERDU
11 novembre 1989 Blessure au dos - CAT 13,5 jours
14 avril 1990 Dent - Assurance-vie Crown 11 jours
22 novembre 1990 Blessure au dos - CAT 50,5 jours
3 décembre 1990 Côte fracturée - Assurance-vie Crown Aucune autre journée d'absence
23 mai 1991 Poignet droit - CAT 137,5 jours
22 janvier 1992 Main - CAT 12 jours
20 mai 1992 Poignet droit - CAT 316,5 jours
1er avril 1993 Pouce droit - Assurance-vie Crown 118 jours
27 septembre 1993 Hernie - CAT 27 jours
1er novembre 1993 Hernie - Assurance-vie Crown 67 jours
7 septembre 1994 Poignet droit - CAT 186,5 jours
5 avril 1995 Tête - CAT 21 jours
19 juillet 1995 Poignet droit - CAT 195 jours
30 janvier 1996 Hernie - Assurance-vie Crown 170 jours
du 18 juillet 1996 Poignet droit - Invalidité de 48 jours longue durée
5 septembre 1996 Poignet droit - CAT 56 + jours

[25] C'est cette feuille de présence et la conclusion de Seaspan selon laquelle M. Eyerley ne serait vraisemblablement pas en mesure de travailler comme matelot de pont-cuisinier dans l'avenir prévisible qui ont amené la compagnie à mettre fin à son emploi. Le pronostic de Seaspan était fondé sur les appréciations médicales des médecins de M. Eyerley et du personnel médical de la CAT.

VI. ABSENTÉISME POSTÉRIEUR À L'INTERVENTION CHIRURGICALE ET PREUVE MÉDICALE, 1993-1995

[26] M. Eyerley allègue qu'il aurait pu continuer à travailler comme matelot de pont s'il avait été affecté à de petits remorqueurs équipés d'un gréement léger. Il prétend que Seaspan n'a pas acquiescé à sa demande à cet effet et que, si elle l'avait fait, il travaillerait encore aujourd'hui comme matelot de pont-cuisinier au sein de la compagnie.

[27] La preuve médicale relative à l'état de santé de M. Eyerley et à sa capacité d'exercer les fonctions de matelot de pont-cuisinier était considérable. Elle émanait de deux sources : les médecins de M. Eyerley et le personnel médical de la CAT.

[28] M. Eyerley avait obtenu l'autorisation de retourner au travail le 30 mars 1993. Son congé d'accident du travail se terminait le 31 mars 1993, mais il ne s'est pas présenté chez Seaspan parce qu'il s'était infligé une blessure non professionnelle au pouce droit qui l'a tenu à l'écart pendant 118 jours. Il est retourné travailler le 28 juillet 1993, effectuant trois voyages, un sur le Seaspan Protector, un gros remorqueur, un sur le Seaspan Star, un petit remorqueur, et un sur le Seaspan Cutlass, un gros remorqueur. M. Eyerley a débarqué du Cutlass le 4 octobre 1993, souffrant d'une hernie. Il a ensuite été en congé pendant 94 jours.

[29] Selon une note interne de Seaspan datée du 5 octobre 1993, le syndicat de M. Eyerley, la International Longshoremen's & Warehousemen's Union (section locale 400, Division de la marine), avait demandé à Dave Sutton d'affecter celui-ci à de petits remorqueurs équipés d'un gréement léger. Seaspan a répondu qu'elle ne ferait pas ses affectations en fonction du poignet de M. Eyerley et qu'il n'y avait pas de travaux légers au sein de la compagnie. Seaspan était disposée à l'affecter à un petit remorqueur dans la mesure du possible, mais il ne pouvait pas évincer des collègues.

[30] Le capitaine du Cutlass à l'époque, Scott Mactier, a dit à Seaspan que le gréement était trop lourd pour M. Eyerley et qu'à son avis, ce dernier devrait être affecté aux petits remorqueurs (catégorie 3). Cependant, à l'époque, Seaspan devait absolument recourir aux services de M. Eyerley et il n'y avait pas de navires de catégorie 3 auxquels on pouvait affecter M. Eyerley sans évincer un collègue.

[31] Alors que M. Eyerley était en congé en raison de son hernie, Dave Sutton lui a écrit une lettre en date du 2 décembre 1993 pour l'informer que depuis son entrée en fonction à la compagnie le 14 juillet 1989, il avait été absent du travail durant 784 jours pour diverses raisons médicales. Il s'enquérait de son état de santé et de sa disponibilité pour travailler. Il concluait qu'il était malheureux qu'il ait éprouvé autant de problèmes médicaux mais que Seaspan ne pourrait tolérer plus longtemps cette situation.

[32] M. Eyerley a aussitôt communiqué avec Dave Sutton pour lui dire que son médecin l'avait autorisé à retourner au travail au début de janvier 1994. M. Sutton lui a alors affirmé qu'il devait améliorer sensiblement sa fiche de présence, sans quoi la compagnie mettrait sans doute fin à son emploi. M. Eyerley s'est présenté au travail le 11 janvier 1994. Il a alors fait quatre voyages sur le Seaspan Queen, un gros remorqueur (catégorie 4), puis un voyage sur le Seaspan Master, un autre gros remorqueur (catégorie 4). Bien qu'il eût manifesté une préférence pour les petits remorqueurs, M. Eyerley estimait que, dans les circonstances, il devait travailler sur les navires auxquels on l'affectait.

[33] La période de service de M. Eyerley sur le Master a pris fin le 18 mai 1994. Il a consulté le Dr Kester le 9 juin 1994. Dans la lettre tenant lieu de rapport qu'il a envoyée au Dr Stephen Bond, le médecin de famille de M. Eyerley, le Dr Kester signalait que le poignet de son patient était enflé et que celui-ci éprouvait une sensation d'engourdissement dans les doigts et souffrait d'une tendinite. Ces symptômes étaient attribuables aux tâches pénibles qu'effectuait M. Eyerley. Le Dr Kester concluait qu'il se pourrait fort bien que M. Eyerley ne puisse faire un travail aussi ardu en raison de l'état de sa main. M. Eyerley lui avait dit qu'il songeait à se recycler en officier de pont afin de pouvoir faire un travail moins difficile physiquement. Le Dr Kester appuyait ce projet.

[34] Dans sa lettre de suivi en date du 1er juillet 1994, le Dr Bond a indiqué à la CAT que M. Eyerley éprouvait avec son poignet droit des problèmes attribuables au travail ardu qu'il effectuait. Malgré le fait qu'il récupérait bien de façon générale, cette petite perte de fonction compromettait son emploi et sa propre sécurité. Le Dr Bond indiquait qu'il avait conseillé à M. Eyerley d'obtenir son certificat d'officier de pont afin de ne pas être exposé aux risques sérieux inhérents à la nature de son travail. Comme il lui fallait se recycler pour obtenir ce certificat, le Dr Bond suggérait que la CAT l'aide dans ce projet.

[35] M. Eyerley est retourné au travail le 13 juillet 1994. Seaspan lui a fait une faveur en l'affectant au Seaspan Valiant, un petit remorqueur (catégorie 3). Il a fait deux voyages sur le Valiant, le premier d'une durée de 3,5 jours et le deuxième, d'une durée de 9,5 jours. Il a débarqué du navire le 27 juillet 1994. Le 28 juillet, M. Eyerley a consulté le Dr Bond, qui a signalé à la CAT qu'il avait eu une période de service difficile et avait éprouvé au cours de ces voyages beaucoup de problèmes avec son avant-bras droit. Le Dr Bond a insisté sur la nécessité de recycler sans plus attendre M. Eyerley afin qu'il exécute des travaux légers (comme ceux de l'officier de pont).

[36] M. Eyerley a consulté à nouveau le Dr Bond le 8 août 1994. Le Dr Bond a indiqué que M. Eyerley s'était blessé au poignet droit et que cette blessure avait entraîné une perte de fonction et un malaise important. M. Eyerley ne pouvait accomplir, sans risquer de se blesser, les tâches extrêmement pénibles qu'il faut exécuter sur un gros remorqueur. Il devait s'en tenir à de légers travaux sur de petits remorqueurs côtiers. Selon le Dr Bond, il était urgent que M. Eyerley se recycle en officier de pont afin de pouvoir continuer de travailler dans l'industrie en effectuant des tâches moins exigeantes physiquement.

[37] M. Eyerley a fait un nouveau voyage sur le Valiant du 10 août au 24 août 1994. Quelques jours plus tard, il a téléphoné à Terry Lovett, directeur des Services d'indemnisation de la CAT, pour lui dire qu'il éprouvait des problèmes avec sa main droite. Il avait peur de faire en grimpant dans une échelle une chute qui pourrait lui être fatale ou d'échapper un câble et de risquer ainsi de tuer un collègue. M. Eyerley a affirmé qu'il tentait de se faire affecter à de petits remorqueurs, où le travail était plus léger. Étant donné qu'il craignait de devoir d'absenter encore du travail et qu'il était préoccupé par son avenir, il désirait suivre un cours d'officier de pont. Il entendait consulter son médecin, le Dr Bond, quant à l'opportunité de cesser immédiatement de travailler car il estimait ne pas être en mesure de continuer.

[38] Le 2 septembre 1994, dans un autre des nombreux rapports d'évaluation de l'état de santé de M. Eyerley, le Dr Bond a indiqué à la CAT que M. Eyerley avait travaillé au cours de ses dernières périodes de service sur de petits remorqueurs sur lesquels il avait manipulé un gréement plus léger. Toutefois, comme les voyages étaient plus courts et comportaient beaucoup plus de tâches manuelles, son bras droit lui causait des problèmes.

[39] Le Dr Bond a recommandé à M. Eyerley de prendre un court congé. Il a également souligné le fait que M. Eyerley était intéressé à suivre des cours de recyclage et qu'il l'avait fortement encouragé à le faire. M. Eyerley a été de nouveau en congé d'accident du travail à compter du 7 septembre 1994.

[40] Le 22 septembre 1994, M. Eyerley s'est entretenu à nouveau avec Terry Lovett. Il lui a dit qu'il s'inquiétait pour sa sécurité et celle de ses collègues à cause des difficultés qu'il éprouvait avec son poignet. Lorsqu'il faisait un effort physique, sa main droite devenait engourdie et le faisait souffrir. L'affectation à de petits remorqueurs dotés d'un gréement léger n'était pas une solution, vu la nature plus répétitive du travail. Il a demandé s'il devait suivre des cours de recyclage ou retourner au travail.

[41] M. Lovett a répondu à M. Eyerley au début d'octobre 1994. Il lui a dit qu'il avait discuté de son cas avec le personnel médical de la CAT et le Dr Bond et que tous doutaient qu'il puisse continuer de travailler comme matelot de pont-cuisinier. Il transmettrait son dossier à un conseiller en réadaptation professionnelle qui l'aiderait à trouver un travail mieux adapté à sa situation.

[42] Le 20 octobre 1994, M. Eyerley a consulté le Dr Bond, qui a signalé à la CAT que l'état du poignet de M. Eyerley ne s'était pas amélioré. Il encourageait M. Eyerley à obtenir son certificat d'officier de pont afin qu'il puisse continuer de travailler en mer sans éprouver de problèmes de poignet. Ce serait selon lui une bonne solution pour tout le monde.

[43] M. Eyerley a expliqué à ce sujet qu'il avait dit au Dr Bond que Seaspan n'était pas disposée à composer avec lui en l'affectant à de petits remorqueurs. Le certificat d'officier de pont représentait une solution qui lui permettrait de continuer de travailler sur les remorqueurs en y effectuant des tâches adaptées à son état de santé. Le premier choix de M. Eyerley avait toujours été de travailler comme matelot de pont-cuisinier, mais uniquement sur de petits remorqueurs. Il croyait être en mesure de le faire sans difficulté.

[44] On peut avoir des doutes quant au caractère raisonnable de cette conclusion. Avant son premier voyage sur le Valiant, qui n'a duré que 3,5 jours, M. Eyerley avait été inactif du 18 mai au 13 juillet. Selon le Dr Kester, les symptômes de M. Eyerley allaient se résorber après 24 à 72 heures d'activité moins intense. M. Eyerley avait travaillé moins intensément pendant presque deux mois. Toutefois, après deux voyages sur le Valiant, dont le premier n'avait duré que 3,5 jours, il s'est plaint au Dr Bond que son bras droit le faisait terriblement souffrir après une période de service difficile. La conclusion la plus raisonnable qu'on puisse tirer de cette preuve est que M. Eyerley ne pouvait travailler sans éprouver de difficultés soit sur de gros remorqueurs équipés d'un gréement lourd soit sur de petits remorqueurs munis d'un gréement léger mais où les tâches étaient de nature plus répétitive.

VII. INTERVENTION INITIALE DE LA CAT

[45] S. Hora, de la CAT, et Dave Sutton ont discuté en octobre 1994 de la possibilité de recycler M. Eyerley en officier de pont. Seaspan n'était pas opposée à l'idée de recycler M. Eyerley. Toutefois, s'il devait continuer de travailler au sein de l'industrie navale, Seaspan désirait avoir son mot à dire dans la décision afin d'éviter que M. Eyerley se retrouve à nouveau dans la même situation. C'était un danger, étant donné que l'officier de pont chez Seaspan est appelé à exécuter certaines tâches de matelot de pont en plus d'exercer des fonctions de supervision.

[46] Le 15 novembre 1994, Keith Magee, conseiller en réadaptation professionnelle à la CAT, a écrit à Dave Sutton pour l'informer que M. Eyerley continuait d'éprouver des difficultés en raison de son affection au canal carpien. Il lui a signalé à cette occasion que M. Eyerley avait été aiguillé vers un conseiller en réadaptation professionnelle, les médecins étant d'avis qu'il devait changer de travail.

[47] M. Magee a souligné que le mandat de la CAT consistait à faire en sorte que l'accidenté du travail exerce un emploi convenable à son retour au sein de la population active. Pour ce faire, l'employeur, le travailleur et la CAT devaient absolument se concerter. Le processus de réadaptation professionnelle de la CAT comportait cinq étapes :

  1. aider l'accidenté du travail à réintégrer les fonctions qu'il exerçait avant son accident, dans la mesure où ses restrictions médicales le permettent;
  2. en cas d'incapacité de réintégrer les fonctions exercées avant l'accident, examiner avec l'employeur les aménagements qui pourraient être apportés à l'emploi ou une solution de rechange;
  3. si l'employeur ne peut en aucune façon composer avec le travailleur, déterminer s'il existe dans la même industrie ou dans une industrie connexe d'autres possibilités d'emploi qui permettraient de mettre à profit les compétences du travailleur;
  4. s'il n'existe pas de possibilités d'emploi dans la même industrie ou dans une industrie connexe, envisager les possibilités d'emploi dans les diverses industries en tenant compte des compétences du travailleur;
  5. s'il est impossible de trouver un emploi en suivant les étapes 1 à 4, envisager l'acquisition de nouvelles compétences professionnelles grâce à une formation en bonne et due forme.

M. Eyerley se trouvait à la deuxième de ces étapes.

[48] M. Magee a exhorté Seaspan à aider la CAT à accélérer le retour au travail de M. Eyerley, faisant valoir que pour l'employeur, les plus grands avantages du point de vue de la rémunération se situent au niveau des première et deuxième étapes. Au-delà de la deuxième étape, il faut engager des frais de recyclage qui sont rétrofacturés à l'employeur.

[49] La position de Seaspan, telle qu'elle a été exposée à M. Magee par Dave Sutton et communiquée à M. Eyerley, était la suivante : les affectations des matelots de pont aux divers remorqueurs sont faites en fonction d'une période de service donnée; les matelots ne font pas nécessairement partie de l'équipage d'un navire en particulier. Seaspan examinerait la possibilité d'affecter M. Eyerley à un petit remorqueur par mesure de courtoisie, mais elle ne pouvait fournir aucune garantie de placement sélectif.

[50] En ce qui concerne le recyclage en officier de pont, Dave Sutton a souligné à nouveau que le titulaire de ce poste a un double rôle chez Seaspan puisqu'il agit à la fois comme second officier et comme superviseur-exécutant. Lorsqu'il remplit le rôle de superviseur-exécutant au moment de la constitution du convoi ou de son démantèlement, il accomplit des tâches similaires à celles du matelot de pont.

[51] Le 30 novembre 1994, M. Magee a écrit à M. Eyerley pour lui faire part de la position de Seaspan. Il lui a recommandé de demander à Seaspan de l'affecter à de petits remorqueurs, une fois que son état médical aurait atteint un plateau. Il a souligné que Seaspan examinerait sa demande, mais qu'elle ne garantirait pas de placement sélectif. Pour ce qui est du poste d'officier de pont, il croyait comprendre d'après les renseignements obtenus de Seaspan que le titulaire de ce poste devait accomplir des tâches de matelot de pont et que, compte tenu de l'ancienneté de M. Eyerley (cinq années de service), il était peu probable qu'il obtienne un tel poste dans un proche avenir.

[52] M. Magee proposait un plan préventif de réadaptation professionnelle en vertu duquel il demanderait que M. Eyerley soit affecté à de petits remorqueurs. Pendant ses loisirs, M. Eyerley suivrait le cours menant au certificat d'officier de pont. La CAT assumerait les frais de scolarité et le coût des livres et fournitures.

[53] Le 2 janvier 1995, le Dr Bond a indiqué à la CAT que M. Eyerley pourrait probablement, à son retour au travail, travailler sur des navires où les travaux à exécuter sont légers, mais qu'il croyait comprendre que Seaspan n'était pas disposée à fournir l'assurance que ce serait le cas. La compagnie n'affecterait M. Eyerley à de petits remorqueurs que dans la mesure où cela serait possible et exigeait un certificat médical attestant son aptitude à travailler sur tout navire de Seaspan. Le Dr Bond n'était pas prêt à fournir un tel certificat.

[54] Le 19 janvier 1995, le Dr Bond a écrit à Keith Magee de la CAT pour le mettre au courant de l'état de santé de son patient. M. Eyerley était en mesure d'accomplir une grande partie de ses tâches; toutefois, lorsqu'il levait des engins très lourds comme ceux qu'on trouve sur les gros remorqueurs, son bras droit enflait et devenait endolori et engourdi. En outre, s'il pliait son poignet au-delà d'un certain point, comme cela se produit lorsqu'on monte ou descend d'une barge dans une mer agitée, il ressentait des douleurs et n'avait plus autant de poigne, ce qui pouvait être dangereux autant pour lui que pour les autres. Même s'il avait exprimé l'avis que M. Eyerley pourrait être affecté à de petits remorqueurs, le Dr Bond a fait remarquer qu'après sa dernière période de service sur un petit navire, son poignet était aussi enflé, à cause de la nature répétitive des mouvements et de leur fréquence, que s'il avait travaillé sur un remorqueur de haute-mer.

[55] Selon le Dr Bond, le plan le plus raisonnable consistait à recycler M. Eyerley en officier de pont, ce qui le soustrairait à la majeure partie des tâches ardues et lui permettrait de continuer de travailler dans l'industrie navale.

[56] À ce moment-là, la CAT exhortait également M. Eyerley à obtenir un certificat de santé pour retourner au travail. Cependant, le Dr Bond ne voyait pas les choses du même œil, ainsi qu'en témoigne sa lettre du 29 janvier 1995 à Keith Magee. Le Dr Bond affirmait que les rapports médicaux établis depuis quelques mois disaient à peu près la même chose : l'état de son poignet ne s'améliorerait pas. En outre, l'autorisation médicale de retour au travail était subordonnée à l'affectation de M. Eyerley à un travail qu'il pourrait faire sans être contraint de prendre des congés d'invalidité. Lorsqu'on l'affectait à de gros navires, il éprouvait des problèmes. Plus récemment, alors qu'il avait été affecté à de petits navires, il avait également éprouvé des problèmes avec son bras droit en raison de la nature répétitive des tâches.

[57] M. Magee a répondu qu'il reconnaissait que M. Eyerley ne pouvait s'acquitter de tous les aspects de son travail. Il était disposé à organiser une réunion conjointe de toutes les parties intéressées, soit M. Eyerley, le Dr Bond, son représentant syndical, un représentant de la CAT et un représentant de Seaspan, afin d'examiner la question.

[58] Toutefois, l'agent d'indemnisation de la CAT chargé du dossier de M. Eyerley, S. Hora, ne voyait pas la situation de la même façon. Le 9 mars 1995, elle a écrit à M. Eyerley pour lui dire que le conseiller médical de la CAT avait examiné son dossier et conclu qu'il pouvait réintégrer ses fonctions habituelles. Par conséquent, il cesserait de recevoir des prestations d'accident du travail à compter du 12 mars 1995.

[59] Le syndicat de M. Eyerley a interjeté appel de cette décision en son nom, pour le motif qu'il était incapable de reprendre son travail normal. Le conseil de révision de la commission des accidents du travail a tranché l'appel le 8 juillet 1996, plus d'un an plus tard. Vu la date de l'audience, le conseil de révision disposait d'évaluations médicales plus récentes. Dans ses motifs, le conseil de révision décrivait en détail les états de service et les évaluations médicales de M. Eyerley tout en concluant que son accident indemnisable avait laissé des séquelles et qu'il avait des restrictions à long terme. Il rétablissait ses prestations et recommandait que les Prestations d'invalidité évaluent ces restrictions. Seaspan a reçu copie de cette décision.

[60] Entre la date de son appel et le prononcé de la décision, M. Eyerley s'était rendu au travail le 23 mars 1995. Il avait alors été affecté au Seaspan Foam, un petit remorqueur (catégorie 3) sur lequel il aimait travailler. Malheureusement, au cours de sa deuxième période de service sur le Foam, le navire est entré en collision avec une barge alors M. Eyerley se reposait dans sa cabine. M. Eyerley a débarqué du Foam le 6 avril 1995, souffrant d'une commotion cérébrale; il a alors été en congé d'accident du travail pendant 21 jours.

[61] Lorsqu'il est retourné au travail le 11 mai 1995, M. Eyerley a été affecté au Seaspan Lorne, un gros navire (catégorie 4) qui remorquait des barges porte-wagons jusqu'à Port Alice; M. Eyerley avait dit à Seaspan que c'était son deuxième choix s'il était impossible de l'affecter à un petit remorqueur. Les matelots de pont, y compris M. Eyerley, considèrent le Lorne comme un navire de haute-mer confortable et de qualité. M. Eyerley a navigué quatre fois sur le Lorne; sa dernière période de service a pris fin le 18 juillet 1995, soit deux jours plus tôt que prévu. Il avait le bras droit enflé et endolori à cause du travail ardu qu'il avait dû faire, notamment pour lever, caler et chaîner les wagons.

[62] Le 19 juillet 1995, M. Eyerley a consulté le Dr Bond, qui a signalé à la CAT que la dernière période de service de son patient avait pris fin prématurément en raison de l'enflure et de l'engourdissement de son bras droit. D'après son appréciation médicale, M. Eyerley avait besoin de temps pour que l'état de son bras puisse se stabiliser de façon à ce qu'il puisse reprendre le travail. M. Eyerley a téléphoné à Dave Sutton le 20 juillet 1995 pour l'informer de ses problèmes de santé et lui dire qu'il espérait être de retour au travail vers la fin de juillet. Il a réitéré une fois de plus à M. Sutton son souhait de travailler sur de petits remorqueurs tout en lui précisant que le Lorne était son deuxième choix si cela était impossible. M. Sutton lui répondu que s'il était impossible d'accéder à son vœu, il lui faudrait travailler sur le navire indiqué par Seaspan.

[63] Le 25 juillet 1995, le Dr Bond a indiqué à la CAT que l'état du poignet de M. Eyerley s'était stabilisé et que ce dernier pourrait revenir au travail si on pouvait lui trouver des travaux légers ou un travail à temps partiel. Toutefois, compte tenu de ce que lui avait dit M. Eyerley, il avait des doutes qu'il y ait sur les navires des travaux légers pouvant être confiés à M. Eyerley.

[64] Dans son rapport du 11 août 1995 à la CAT, le Dr Bond a indiqué que M. Eyerley avait éprouvé de la difficulté à pagayer du côté gauche lors d'une randonnée en canot effectuée pendant qu'il était en vacances la semaine précédente. Il avait eu également de la difficulté à se servir de sa tronçonneuse pendant une période prolongée. Dans son rapport du 29 août 1995 à la CAT, le Dr Bond a signalé que M. Eyerley avait éprouvé une sensation d'engourdissement dans sa main droite alors qu'il avait traversé en voiture l'île de Vancouver au cours du week-end. Le problème s'était résorbé, mais il semblait réapparaître dès qu'il faisait des travaux ménagers.

[65] À ce moment-là, M. Eyerley n'avait pas monté à bord des navires depuis le 18 juillet 1995, soit depuis un mois et demi. En fait, il n'est jamais retourné travailler chez Seaspan.

[66] Le 6 janvier 1996, W.J. Whyte, agent d'indemnisation, le Dr D. Jarman, conseiller médical, et Beate Beckmann, conseillère en réadaptation professionnelle, ont tenu une réunion d'équipe à la CAT dans le but de déterminer si M. Eyerley était atteint d'une incapacité fonctionnelle permanente (IFP) et pouvait retourner au travail. Ils ont conclu qu'il ne souffrait pas d'incapacité permanente et qu'il pourrait retourner au travail. Le 22 janvier 1996, M. Whyte a écrit à M. Eyerley pour l'informer que la CAT cesserait pour cette raison de lui verser des indemnités de remplacement du revenu à compter du 28 janvier 1996.

[67] Le syndicat de M. Eyerley en a appelé de cette décision en son nom le 13 février 1996, alléguant qu'il n'était pas remis de sa blessure indemnisable de 1991. Dans sa décision du 9 juin 1997, le conseil de révision a décidé que M. Eyerley avait droit aux indemnités de remplacement du revenu et aurait dû faire l'objet d'un examen à compter du 28 janvier 1996 pour déterminer s'il était atteint d'une IFP.

[68] L'état de M. Eyerley a été évalué le 4 septembre 1996 par le Dr Jarman, conseiller médical de la CAT. Dans son rapport, le Dr Jarman a indiqué que M. Eyerley ressentait une douleur persistante dans sa main et son poignet droits et que ceux-ci étaient enflés; de plus, M. Eyerley avait moins de force dans sa main droite. Son travail de matelot de pont impliquait de faire des tâches ardues, notamment lever des câbles et divers autres objets lourds et grimper dans des échelles. Il était retourné au travail à plusieurs reprises; toutefois, il avait éprouvé d'énormes difficultés, car sa main et son poignet, et parfois son bras droit au complet, enflaient et le faisaient souffrir. Il a ajouté que M. Eyerley n'avait pas travaillé au cours de l'année écoulée en raison des problèmes qu'il éprouvait avec sa main et son poignet droits et qu'il aimerait retourner travailler sur les remorqueurs à titre d'officier de pont, fonction moins exigeante physiquement.

[69] Le Dr Jarman a conclu que M. Eyerley présentait un pourcentage d'invalidité fonctionnelle permanente (IFP) de 4 % et qu'il devrait s'abstenir de s'adonner durant une longue période à des tâches ardues et répétitives.

[70] Le pourcentage d'invalidité fonctionnelle permanente d'un accidenté du travail est établi en fonction de son état de santé avant l'accident. Le pourcentage en question est déterminé une fois que l'état de santé de l'intéressé a atteint un plateau dans le sens où il s'est stabilisé.

[71] M. Eyerley a reçu une indemnité d'environ 29 000 $ en raison de son incapacité partielle permanente et de ses effets à long terme sur son employabilité. Il a continué de recevoir des indemnités de remplacement du revenu, qui équivalaient à 75 % du revenu brut, exempt d'impôt, qu'il touchait au moment de son accident.

VIII. AUTRE INTERVENTION DE LA CAT SUR LE PLAN PROFESSIONNEL

[72] Le 11 septembre 1996, Mme Beckmann a téléphoné à M. Eyerley afin de prendre des dispositions en vue d'une évaluation professionnelle. Elle lui a également demandé de communiquer avec Seaspan pour déterminer si la compagnie avait d'autres emplois qui lui conviendraient. Mme Beckmann a appelé Dave Sutton chez Seaspan le 16 septembre 1996, pour apprendre qu'il avait pris sa retraite et que c'est le capitaine Hal Blake qui l'avait remplacé. Le capitaine Blake était en vacances et devait la rappeler à son retour le 23 septembre 1996.

[73] Mme Beckmann a conversé avec le capitaine Blake le 27 septembre 1996. Elle lui a dit que le pourcentage d'invalidité permanente de M. Eyerley était de 4 % et que ses restrictions médicales l'empêchaient d'exécuter des tâches ardues et répétitives pendant une longue période. Mme Beckmann voulait également vérifier si Seaspan pouvait offrir à M. Eyerley un travail convenable, compte tenu de ses restrictions médicales.

[74] Le capitaine Blake n'était pas au courant de l'évaluation concernant l'IFP. Il a affirmé que si M. Eyerley ne pouvait accomplir de façon régulière les tâches liées à la sécurité, il n'y avait pas beaucoup de travail pour lui chez Seaspan. Mme Beckmann a proposé d'organiser une rencontre entre M. Eyerley, son délégué syndical, le capitaine Blake et elle-même. Le capitaine Blake a accepté de la rappeler pour lui proposer une date et une heure. Lorsqu'il a rappelé Mme Beckmann pour organiser la rencontre, cette dernière était en vacances. Au moment où Mme Beckmann est revenu à son bureau, M. Eyerley n'était plus au service de Seaspan.

[75] Dans sa lettre du 8 novembre 1996 à M. Eyerley, le capitaine Blake a indiqué que la compagnie mettait fin à son emploi en raison de son absentéisme pour des raisons médicales, attribuable principalement à son poignet. En outre, son problème d'absentéisme s'était aggravé au cours des trois dernières années et l'examen par Seaspan de ses rapports médicaux semblait indiquer qu'il n'y avait pas de perspective raisonnable que M. Eyerley puisse réintégrer ses fonctions habituelles de matelot de pont-cuisinier. En ce qui concerne l'idée qu'il se recycle en officier de pont, le capitaine Blake a souligné que l'officier de pont chez Seaspan joue non seulement un rôle de superviseur mais doit aussi mettre lui-même la main à la pâte; il travaille aussi fort physiquement que le matelot de pont. Seaspan n'avait pas d'autres emplois qui lui permettraient de tenir compte des blessures de M. Eyerley et de sa tendance aux accidents. Il a conclu que le contrat d'emploi était devenu inexécutable en raison de l'incapacité de M. Eyerley à faire le travail et que Seaspan considérait que la relation de travail était terminée. Étaient annexés à la lettre les documents de cessation, y compris le relevé d'emploi de M. Eyerley, où il était indiqué que ce dernier était médicalement inapte à travailler dans l'industrie.

[76] Selon le capitaine Blake, les dossiers d'employé de M. Eyerley comprenaient les rapports médicaux antérieurs à 1996, les rapports d'accident, les rapports et décisions de la CAT et des notes internes de Seaspan. Il a examiné ces documents en septembre et octobre 1996. Il n'a pu préciser quand Seaspan avait reçu ces rapports, indiquant simplement qu'ils avaient été transmis de temps à autre. Le capitaine Blake savait également que M. Eyerley avait un pourcentage d'IFP de 4 % et que le Dr Jarman avait déterminé que M. Eyerley ne pouvait exécuter des tâches ardues et répétitives pendant une période prolongée.

[77] Le capitaine Blake a affirmé qu'il n'avait pas attendu le retour de Mme Beckmann, étant donné que la rencontre proposée visait à déterminer si M. Eyerley pouvait exercer d'autres fonctions chez Seaspan. À l'époque, il ne semblait pas opportun de tenir une rencontre, étant donné que M. Eyerley était en congé d'accident du travail et que le processus de recyclage en officier de pont était bien engagé, d'après ce que Seaspan savait.

[78] M. Eyerley a été très étonné de recevoir cette lettre. Il a affirmé que personne chez Seaspan n'avait communiqué avec lui pour discuter de ses restrictions médicales, de la révision de ses tâches ou d'autres possibilités d'emploi au sein de la compagnie.

[79] M. Eyerley a informé Mme Beckmann que Seaspan avait mis fin à son emploi. Le 21 novembre 1996, Mme Beckmann a écrit au capitaine Blake. Elle lui a indiqué qu'étant donné que Seaspan n'était pas disposée à offrir un autre emploi à M. Eyerley, la CAT établirait un plan de réadaptation professionnelle (5e étape) afin de faciliter son retour au travail. Comme M. Eyerley n'était plus au service de Seaspan, la CAT ne pouvait pas exiger que la compagnie examine d'autres possibilités d'emploi dans la compagnie.

[80] Le capitaine Blake a répondu que Seaspan n'était pas contre l'idée de composer avec M. Eyerley. Toutefois, la compagnie n'avait pas d'emplois qu'il était médicalement apte à exercer et aucune possibilité n'avait été proposée. De plus, Seaspan ne s'opposait pas à l'idée que M. Eyerley se recycle, mais non à titre d'officier de pont au sein de l'entreprise. Il a répété que l'officier de pont est un superviseur-exécutant dont les tâches sont aussi exigeantes et risquées physiquement que celles du matelot de pont.

[81] Dans sa lettre du 9 janvier 1997 au capitaine Blake, Mme Beckmann précisait qu'elle désirait organiser une rencontre avec Seaspan précisément parce qu'aucune autre possibilité d'emploi n'avait été proposée. Mme Beckmann indiquait en outre que, même si les tâches de l'officier de pont s'apparentent à celles du matelot de pont chez Seaspan, M. Eyerley pourrait, selon l'information dont elle disposait au sujet des classifications des emplois, satisfaire aux exigences physiques que comporte le travail d'officier de pont ailleurs que chez Seaspan. Elle terminait en précisant que M. Eyerley suivait des cours de recyclage en anglais et mathématiques et qu'elle entendait confirmer le parrainage de M. Eyerley par la CAT afin qu'il puisse se recycler en officier de pont. Cela permettrait à M. Eyerley de travailler comme officier de pont dans l'industrie navale en général et pas nécessairement chez Seaspan. À ce moment-là, Mme Beckmann n'avait encore pris aucune décision quant au retour possible de M. Eyerley chez Seaspan.

[82] Seaspan n'a pas pris la chose à la légère. Le conseiller juridique de la compagnie a écrit au directeur de la réadaptation professionnelle de la CAT le 31 janvier 1997. Dans sa lettre, il affirmait ce qui suit : [Traduction] les fonctions de l'officier de pont sont exactement les mêmes que celles du matelot de pont. Il signalait, en outre, qu'il y avait trop d'officiers de pont sur la côte ouest et qu'il n'y avait pas de débouchés au sein de la profession. Seaspan appuyait les efforts de la CAT pour recycler M. Eyerley afin qu'il puisse accomplir des tâches adaptées à son état de santé, mais la CAT ne devrait pas se livrer à l'exercice futile du recyclage au sein d'une profession où il y avait peu d'espoir qu'il puisse trouver un emploi. Il proposait d'organiser une rencontre avec la CAT pour discuter de cette question.

[83] Mme Beckmann avait conclu que M. Eyerley était physiquement apte à occuper un poste d'officier de pont dans l'industrie. Toutefois, la question à savoir si les fonctions de l'officier de pont sur un remorqueur sont exactement les mêmes que celles du matelot de pont n'a jamais été résolue entre Seaspan et la CAT. Le capitaine Arnold Vingsnes, agent syndical de la Guilde de la marine marchande du Canada, qui représente les officiers travaillant à bord des navires de Seaspan, a toutefois présenté une preuve convaincante. Il a vivement contesté l'allégation voulant que les fonctions de l'officier de pont soient exactement les mêmes que celles du matelot de pont. Selon le capitaine Vingsnes, la principale tâche de l'officier de pont est de veiller à la navigation sûre et efficace du navire. L'officier de pont est, somme toute, le bras droit du capitaine, qui est chargé du bon fonctionnement du navire. L'officier de pont occupe un poste de commandement, un poste de superviseur. Il se peut que l'officier de pont aide à certains moments le matelot de pont à charger, attacher et décharger les barges au port de destination et, en ce sens, il doit être en mesure d'exécuter les fonctions du matelot de pont.

[84] Seaspan en a appelé de la décision de Mme Beckmann de recycler M. Eyerley. L'appel a été déposé le 31 janvier 1997. Les motifs invoqués étaient les suivants : il est inutile de recycler le prestataire en officier de pont alors qu'il n'est pas en mesure de faire le travail d'un matelot de pont. Les tâches de l'officier de pont sont les mêmes que celles du matelot de pont.

[85] Néanmoins, Seaspan a insisté pour organiser une rencontre avec la CAT en vue de fournir des précisions quant aux fonctions de l'officier de pont sur un remorqueur de la compagnie. Elle a proposé de tenir une rencontre en avril 1997, mais la CAT a reporté celle-ci, pour le motif qu'elle était prématurée étant donné qu'aucune décision définitive n'avait encore été prise en ce qui concerne le recyclage de M. Eyerley.

IX. PLAN DE RÉADAPTATION PROFESSIONNELLE DE M. EYERLEY

[86] La situation a changé lorsque Mme Beckmann a soumis à M. Eyerley le 22 juillet 1997 un plan de réadaptation professionnelle en vertu duquel la CAT parrainerait sa participation au cours d'officier de pont d'une durée de 19 semaines. Selon ce plan, M. Eyerley commencerait à suivre le cours en août 1997 et le terminerait le 31 janvier 1998. La CAT s'engageait à assumer le coût du logement et des repas, du transport, de la scolarité, des livres et des fournitures et à lui verser des indemnités de remplacement du revenu équivalant à 75 % de son revenu brut avant l'accident. M. Eyerley bénéficierait également d'une indemnité de recherche d'emploi (douze semaines) jusqu'au 26 avril 1998. Il semble que le budget initial s'élevait à 106 500 $, y compris les indemnités de remplacement du salaire qui avaient été ou seraient payées à M. Eyerley.

[87] M. Eyerley a signé le 22 juillet 1997 un protocole d'entente précisant qu'il avait examiné son plan de réadaptation professionnelle, qu'il le comprenait et qu'il s'efforcerait de le mener à terme.

[88] Il s'est avéré que M. Eyerley n'a pas réussi tous les cours nécessaires pour obtenir le certificat d'officier de pont. Il s'est présenté plusieurs fois à l'examen portant sur l'usage des cartes sans toutefois le réussir. Le plan de réadaptation professionnelle a été prolongé à sa demande jusqu'au 31 décembre 1998. M. Eyerley avait l'intention au moment de l'audience de se présenter à nouveau à l'examen, mais il ne l'a pas fait. Selon les estimations de Seaspan, les frais qu'on lui a réclamés pour le programme de recyclage de M. Eyerley s'élevaient à environ 150 000 $.

[89] Le conseil de révision de la commission des accidents du travail a tranché l'appel de Seaspan le 31 mars 1998. Il a conclu que la décision de la CAT de recycler M. Eyerley en officier de pont était tout à fait opportune et justifiée. Selon le conseil, la preuve indiquait que M. Eyerley était en mesure de bien réagir à des situations d'urgence et d'exécuter des tâches ardues pendant une brève période. Aucune preuve médicale de l'employeur n'indiquait que M. Eyerley n'était pas apte à occuper un emploi d'officier de pont.

[90] Seaspan a interjeté appel de la décision du conseil de révision devant la division des appels de la CAT le 28 avril 1998. Elle a invoqué comme motifs que la conseillère en réadaptation professionnelle, Mme Beckmann, n'avait pas suivi la politique du conseil du fait qu'elle n'avait pas consulté l'employeur avant d'arrêter de façon définitive le plan de réadaptation professionnelle, que le comité de révision n'avait pas tenu compte de la preuve de Seaspan démontrant que M. Eyerley ne pourrait exercer le rôle d'officier de pont sur un remorqueur côtier, et qu'il n'y avait aucune perspective raisonnable qu'il puisse travailler comme officier de pont dans un proche avenir.

[91] Dans sa décision du 2 octobre 1998, la division des appels a conclu que les consultations nécessaires avaient eu lieu entre la CAT et Seaspan au sujet du plan de réadaptation professionnelle de M. Eyerley, et que Seaspan n'avait pas présenté de preuve médicale convaincante démontrant que M. Eyerley ne serait pas en mesure d'occuper un emploi d'officier de pont, particulièrement ailleurs que chez Seaspan.

X. ÉVALUATIONS MÉDICALES LES PLUS RÉCENTES DE M. EYERLEY (1996-2000)

[92] Le Dr Kester a examiné M. Eyerley le 13 février 1996, soit environ six mois après sa dernière période de service chez Seaspan. Il a indiqué que M. Eyerley s'était plaint du fait que le travail ardu effectué sur les remorqueurs en juin 1995 avait aggravé les douleurs et malaises qu'il ressentait dans sa main et son poignet. M. Eyerley lui avait dit que sa main s'engourdissait lorsqu'il faisait un travail de nature répétitive et devait agripper des objets, par exemple des câbles, ou lorsqu'il montait à bord des barges. Il avait également affirmé au Dr Kester que l'enflure et la sensation d'engourdissement disparaissaient après deux semaines de repos.

[93] Le Dr Kester a également signalé que M. Eyerley s'était plaint des problèmes qu'il éprouvait avec son bras droit lorsqu'il conduisait une voiture ou levait sa main au-dessus de sa tête. Il avait été incapable d'accomplir les travaux légers dans sa ferme; il avait peine à transporter une chaudière sur très courte distance. M. Eyerley continuait de se plaindre des malaises qu'il ressentait lorsqu'il accomplissait un travail physique ardu.

[94] La dernière consultation du Dr Kester par M. Eyerley au sujet de sa main et de son poignet droits remonte au 5 février 1998. À ce moment-là, il n'y avait aucun signe d'enflure ou de difformité de son poignet, et M. Eyerley pouvait bouger sa main et son poignet dans tous les sens. M. Eyerley a indiqué que sa main et son poignet enflaient lorsqu'il accomplissait des tâches très pénibles et qu'une fois, son poignet droit était devenu enflé après qu'il eut fait un travail ardu durant trois jours d'affilée à raison d'au moins 12 heures par jour (pas chez Seaspan).

[95] Selon l'évaluation du Dr Kester, M. Eyerley éprouvait un problème d'enflure lorsqu'il accomplissait des tâches extrêmement pénibles. Il a conclu que M. Eyerley était complètement remis des interventions chirurgicales, que sa main était tout à fait fonctionnelle et qu'aucun autre traitement ou thérapie n'était indiqué. Au moment de cet examen, M. Eyerley n'avait pas travaillé à bord de remorqueurs depuis plus de deux ans. Le Dr Kester ne savait pas cela au moment où il a rédigé son rapport. Il a également admis lors de son témoignage que l'état de M. Eyerley s'améliorerait de façon marquée s'il pouvait prendre un congé et cesser toute activité causant un malaise dans son bras droit.

[96] Le dernier rapport médical du Dr Kester, établi à la demande de l'avocat de la Commission, a été rédigé le 22 décembre 2000. Selon ce rapport, le Dr Kester ne semble pas avoir examiné M. Eyerley à cette occasion. Le Dr Kester a décrit les antécédents médicaux de M. Eyerley, précisant qu'il souffrait initialement de tendinite chronique en raison des tâches ardues qu'il exécutait et que la chute à l'origine de son intervention chirurgicale (affection du canal carpien) avait aggravé son état de santé. Il souffrait depuis de tendinite et présentait certains symptômes du syndrome de la traversée thoracobrachiale du fait qu'il devait lever son bras au-dessus de sa tête lorsqu'il travaillait comme matelot de pont. Les symptômes de M. Eyerley semblaient permanents en ce sens qu'ils réapparaissaient chaque fois qu'il devait faire un travail ardu pendant une période prolongée.

[97] Le Dr Kester a conclu que l'état de santé de M. Eyerley entravait sa capacité d'exercer ses fonctions antérieures qui impliquaient un travail physique ardu. Toutefois, il estimait que M. Eyerley pouvait accomplir des travaux légers comme ceux qu'effectuaient les officiers de pont ou qu'il pouvait travailler sur les petits navires côtiers. Le port d'une gouttière en cuir pourrait l'aider; toutefois, la solution idéale était une diminution des activités physiques pénibles.

XI. AUTRES TÂCHES DE MATELOT DE PONT CHEZ SEASPAN -- REMORQUEURS NAVETTES

[98] Le capitaine Blake a témoigné au sujet du travail qu'effectuent les matelots de pont sur les remorqueurs navettes de Seaspan. Il justifiait d'environ 47 années d'expérience dans l'industrie du remorquage en Colombie-Britannique. Il a commencé sa carrière comme matelot de pont en 1954, puis est devenu second lieutenant, premier lieutenant, capitaine et capitaine de port principal chez Seaspan avant d'accéder au poste de directeur du personnel de navires. Le capitaine Blake a décrit les opérations de Seaspan telles qu'elles existaient en 1996 et telles qu'elles existent aujourd'hui. Seaspan exploite non seulement des remorqueurs de haute-mer ou côtiers en service permanent, mais aussi un certain nombre de remorqueurs navettes dont l'équipage rentre à la maison après son quart de travail. Les matelots de pont qui travaillent sur ces remorqueurs doivent vivre ou résider à proximité de l'endroit où ils sont accostés.

[99] En 1996, Seaspan possédait trois remorqueurs d'assistance (le Discovery, le Hawk et le Falcon) et deux remorqueurs porte-conteneurs automoteurs (le Doris et le Greg). Les remorqueurs d'assistance ont une puissance attestée de plus de 3 000 BHP et mesurent plus de 80 pieds de longueur. Ils sont utilisés comme remorqueurs d'accostage dans le port de Vancouver et sur le banc Roberts. Le Doris et le Greg sont des navires automoteurs qui transportent des wagons et des camions jusqu'à l'île de Vancouver. Seaspan dispose de six petits remorqueurs (catégorie 3 - Victor, Valiant, Foam, Meteor, Star, Planet) classés comme remorqueurs côtiers.

[100] À l'heure actuelle, Seaspan continue d'exploiter les mêmes remorqueurs d'assistance ainsi que le Doris et le Greg. Le Victor et le Valiant sont encore utilisés comme remorqueurs côtiers. Seaspan possède également sept remorqueurs de service; cinq de ces navires naviguent sur le fleuve Fraser tandis que les deux autres sont affectés au port de Victoria.

A. Remorqueurs d'assistance

[101] Le capitaine Blake a affirmé que l'équipage des remorqueurs d'assistance (ou remorqueurs pousseurs) se compose du capitaine et du matelot de pont. L'équipage travaille 12 heures sur le navire, puis passe 12 heures à terre, et ce durant sept jours d'affilée. Après une semaine complète de ce régime, il est en congé pendant une semaine. Ces navires sont qualifiés de pousseurs; ils poussent (plutôt que de tirer) à l'aide du cabestan installé sur le pont avant. Essentiellement, le remorqueur pousseur approche sur le côté du navire afin que le matelot de pont puisse saisir le câble Hugo lancé de celui-ci et ensuite l'attacher au câble de remorque. L'équipage du navire tire le câble et l'attache au cabestan du navire. Le mou est éliminé à l'aide du cabestan situé dans la timonerie. Une fois le câble de remorque attaché, le remorqueur d'assistance pousse le navire par l'arrière ou l'avant jusqu'à sa position au quai. Les équipages à bord des remorqueurs d'assistance n'exécutent pas les mêmes manœuvres que ceux qui travaillent sur les autres types de remorqueurs; par exemple, ils n'ont pas à attacher ou à détacher de barges ni à travailler à bord de tels bâtiments.

[102] Les câbles de remorque doivent être très résistants, compte tenu de la puissance des moteurs du remorqueur et du poids des navires qu'on aide à accoster. Ceux du Discovery ont environ 10½ pouces de circonférence et quelque 450 pieds de longueur. Seaspan a fait beaucoup d'efforts pour réduire le poids de ces câbles, qui sont maintenant en fibre de polyéthylène et sont beaucoup plus légers et résistants que les câbles en acier. S'ils tombent à l'eau, ils flottent, bien qu'ils s'alourdissent après un certain temps. Si le câble tombe sur le côté, ce qui peut se produire selon le capitaine Blake, il n'est pas toujours possible de le remonter au complet à l'aide du cabestan, et le matelot de pont doit parfois intervenir pour tirer la partie restante sur le pont.

[103] Le capitaine Blake a dit qu'il serait très réticent à affecter M. Eyerley à un remorqueur d'assistance du fait que le matelot de pont ne peut compter sur l'aide d'un officier ou d'un autre matelot lorsqu'il a besoin d'un coup de main. Comme le capitaine ne peut quitter son poste à cause du genre de commandes qu'il opère, le matelot de pont est pour ainsi dire laissé à lui-même.

B. Remorqueurs de service

[104] Les équipages des remorqueurs de service, qui se composent du capitaine et du matelot de pont, travaillent des quarts de 12 heures, sept jours sur sept. Après une semaine de travail, les membres sont en congé pendant une semaine.

[105] Le capitaine Blake a convenu que les câbles-brides en acier utilisés sur un remorqueur de service ne sont pas aussi lourds (ayant ¾ de pouce) que ceux qu'on trouve sur un remorqueur côtier. Toutefois, les tâches du matelot sont à son avis les mêmes, car il faut monter sur des barges et en descendre, installer et enlever des câbles-brides, etc. Ce travail n'est pas sinécure et revêt un caractère plus répétitif que celui qu'on doit faire sur un remorqueur côtier.

[106] Durant un quart de 12 heures, le remorqueur peut aller chercher et livrer 18 à 20 barges. Le remorqueur tire habituellement un convoi d'au moins trois barges. Le matelot de pont attache le câble-bride du remorqueur à la poupe de la barge de tête. Le matelot monte ensuite sur la barge suivante pour y attacher des attelages de la poupe à la proue. Les attelages sont des câbles synthétiques qui, de l'avis du capitaine Blake, pèsent environ 75 livres. Ces câbles flottent lorsqu'on les échappe à l'eau.

[107] De l'avis de M. Eyerley, les attelages ne sont pas aussi lourds. M. Eyerley ne partage pas l'opinion selon laquelle le travail sur un remorqueur de service est physiquement exigeant. Il a indiqué que si le matelot de pont s'occupe de 21 barges durant un poste de 12 heures, soit trois barges par convoi, il manipule les câbles-brides sept fois, ce qui n'est pas énorme à son avis.

[108] Le capitaine Blake a répondu que les équipages des remorqueurs de service affectés au Fraser travaillent dans des conditions difficiles, contre vents et marées, la nuit. Le matelot de pont est laissé à lui-même et, parfois, ne peut communiquer avec le capitaine que par radio. Le remorqueur tire trois barges chargées à livrer à divers ports sur le fleuve et ramène les barges vides au retour.

C. Le Doris et le Greg

[109] Le Doris mesure 303 pieds de longueur par 56 pieds de largeur et peut transporter 19 wagons et 42 remorques routières. Le Greg mesure 304 pieds de longueur par 55 pieds de largeur et peut transporter 10 wagons et 28 remorques routières. Les deux navires font la navette entre Tilbury sur le fleuve Fraser et Nanaimo ou Swartz Bay dans l'île de Vancouver.

[110] Les navires, qui sont dotés d'une voie ferrée, sont chargés à partir d'une rampe de chargement. Celle-ci est munie d'une voie ferrée et les wagons sont attachés et détachés à l'aide d'une locomotive de manœuvre. À l'heure actuelle, le Greg ne transporte pas de wagons.

[111] Seaspan a acheté le Doris et le Greg en 1984. Selon la convention collective conclue avec la ILWU, tous les membres d'équipage de ces navires se sont vu accorder à l'époque une clause de droits acquis garantissant leur poste. Entre mai et décembre 1996, neuf matelots de pont travaillaient à bord de ces deux navires. Ils avaient tous au moins dix années de plus d'ancienneté que M. Eyerley. Quatre des neuf matelots étaient visés par la clause de droits acquis et huit souffraient d'une certaine forme d'incapacité.

[112] Selon M. Eyerley, les fonctions de matelot sur le Doris et le Greg sont qualifiés de tâches de vieux du fait qu'elles sont généralement exécutées par des employés de longue date qui, en raison de leur âge et de leurs diverses déficiences, ne peuvent plus faire du travail ardu. De plus, les titulaires de ces postes comptent parmi les plus anciens matelots de pont de la compagnie.

[113] Selon le capitaine Blake, outre les droits garantis par la convention collective et la possibilité de griefs, l'affectation de M. Eyerley à un de ces postes par suite de l'évincement d'un matelot ayant plus d'ancienneté aurait créé d'autres problèmes. Qu'est-ce que Seaspan ferait du matelot supplanté qui a droit à son poste en vertu de son ancienneté et qui éprouve peut-être d'importants problèmes médicaux? Parmi les neuf personnes qui étaient en poste en 1996, cinq travaillent encore sur le Doris et le Greg. Un des quatre autres est en congé d'invalidité de longue durée, un autre est en congé d'accident du travail et deux sont décédés.

[114] Les matelots de pont travaillant à bord des remorqueurs porte-conteneurs accomplissent des travaux légers, qui consistent à charger les cargaisons, à y installer les panneaux de signalisation, à assister les chauffeurs qui reculent les wagons sur le navire et à chaîner ces derniers. Ils doivent également nettoyer et peindre le navire et faire d'autres travaux d'entretien. Une fois la cargaison chargée sur le remorqueur porte-conteneurs, il ne reste que des travaux de nettoyage et d'entretien à effectuer.

[115] Le capitaine Blake a expliqué comment on dote les postes de matelot de pont qui deviennent vacants sur le Doris ou le Greg. S'il s'agit d'une vacance à court terme (maladie ou congé de courte durée), on a recours à l'équipe de relève. Cette équipe est formée d'employés qui préfèrent jouer le rôle d'employés de relève parce qu'ils ne veulent pas travailler constamment sur un navire en particulier. N'importe quel membre de ce groupe qui est disponible et qualifié peut être affecté au navire. Cependant, si un poste permanent de matelot de pont devient vacant, on se fonde sur le critère de l'ancienneté pour le doter, selon le capitaine Blake.

D. Ancienneté

[116] Beaucoup d'éléments de preuve ont été présentés au sujet du rôle que joue l'ancienneté dans l'affectation des matelots de pont. Ceux-ci sont des marins non brevetés visés par la convention collective conclue avec la ILWU. Le paragraphe 1.09d), qui porte sur l'ancienneté et les promotions, prévoit, en ce qui concerne les affectations au sein de l'unité de négociation, que, dans les cas où les compétences et le rendement sont à peu près les mêmes, on doit accorder la préférence à l'employé justifiant des plus longs états de service. Cela donne certes à croire que l'ancienneté est le principe qui régit l'affectation des employés permanents. Le capitaine Blake a affirmé qu'avec le temps, les marins non brevetés qui ont un bon dossier d'assiduité tendent à obtenir le poste qu'ils préfèrent à cause de leurs années d'ancienneté au sein de la compagnie.

[117] Cependant, l'ancienneté n'est pas le seul facteur qui joue dans l'affectation des équipes, selon le capitaine Blake. Le moral est un autre facteur, particulièrement sur les navires en service permanent dont les membres d'équipage vivent ensemble très à l'étroit pendant deux semaines. Il doit régner une bonne entente, et l'expérience a appris à Seaspan que les membres d'un équipage qui travaillent bien ensemble demeurent ensemble. Le matelot de pont qui fait partie de l'équipage d'un navire pendant environ un an et qui s'entend bien avec ses collègues sera intégré à l'équipage permanent de ce navire. En théorie, un ancien matelot pourrait évincer un matelot plus jeune sur un navire en vertu du principe de l'ancienneté. Toutefois, on tente chez Seaspan d'éviter cela. Le matelot de pont évincé qui justifie de longs états de service peut obtenir cette affectation s'il jouit de l'appui du syndicat. Dans ces cas-là, Seaspan tente d'en arriver à un compromis en affectant le travailleur plus ancien à un autre navire correspondant à ses préférences.

[118] Le capitaine Blake a convenu qu'au moment où M. Eyerley est retourné au travail, Seaspan était en mesure de l'affecter en permanence à un petit remorqueur, pourvu qu'il ait l'ancienneté nécessaire. Cependant, l'ancienneté et le moral ne sont pas les seules considérations. Il faut tenir compte des exigences au niveau des équipages. Lorsqu'une personne devient disponible pour travailler, elle ne peut être affectée à n'importe quel navire de la flotte. Seaspan ne pouvait garantir qu'un remorqueur de catégorie 3 serait disponible au moment où M. Eyerley le deviendrait. Cela dépendait des changements d'équipage au moment en question.

[119] Seaspan jouit d'une certaine latitude, et il se peut que le matelot doive attendre quelques jours pour obtenir son affectation préférée. Toutefois, le matelot peut se voir ainsi accorder sa préférence s'il a travaillé de façon régulière en étant soumis à un régime d'affectations par rotation et s'il a accumulé des heures (pour chaque jour de travail, on inscrit au crédit du matelot 2,24 jours) pouvant combler l'écart lorsque cessent les prestations d'invalidité ou d'accident du travail.

[120] Cependant, cela est d'autant plus difficile lorsqu'un employé a travaillé de façon irrégulière et n'a pas accumulé de congés ou d'heures. Seaspan permet dans une certaine mesure qu'un employé soit dans le rouge en termes de rémunération, mais encore faut-il qu'il y ait une perspective raisonnable que l'intéressé sera disponible pour travailler afin qu'il puisse se renflouer. Si cela est douteux et que l'employé n'a pas d'autres ressources, Seaspan sera réticente à permettre qu'il soit dans le rouge en termes de rémunération et attende l'arrivée de son navire pour ainsi dire.

E. Modification des tâches de matelot de pont-cuisinier

[121] Le capitaine Blake ne connaissait aucune façon de modifier les tâches du matelot de pont-cuisinier travaillant à bord d'un remorqueur en service permanent afin de composer avec la déficience de M. Eyerley. Cela n'avait jamais été fait par le passé. Par ailleurs, personne -- pas même la CAT -- n'avait jamais proposé une chose pareille à sa connaissance, dans les annales de Seaspan.

[122] Le capitaine Blake a convenu que Seaspan n'avait ni consulté M. Eyerley ou ses médecins ni pris des dispositions pour confier à un spécialiste le soin de déterminer s'il pouvait accomplir chez Seaspan d'autres tâches que celles de matelot de pont-cuisinier. Il a expliqué que ce n'était pas le rôle de Seaspan d'évaluer les aptitudes de M. Eyerley et que la compagnie n'avait aucune raison de mettre en doute l'appréciation médicale des médecins de M. Eyerley ou des conseillers médicaux de la CAT. Cette preuve médicale lui donnait à croire que M. Eyerley ne pouvait remplir les fonctions de matelot de pont-cuisinier et devrait être recyclé en officier de pont.

XII. DE MATELOT DE PONT À OFFICIER DE PONT CHEZ SEASPAN

[123] Pour établir sa compétence à titre d'officier de pont, le matelot de pont doit justifier d'au moins 24 mois de service en mer et avoir terminé avec succès les cours nécessaires à l'obtention des certificats de compétence.

[124] Seaspan exige que le matelot qui a obtenu son certificat d'officier de pont voyage en compagnie d'un ou plusieurs capitaines chargés de déterminer s'il est apte à être promu à un poste d'officier de pont. Si les évaluations sont favorables, le matelot de pont est promu au poste d'officier de pont et doit adhérer à la Guilde de la marine marchande du Canada (GMMC). Une fois que le matelot de pont a travaillé pendant six mois comme officier de pont, son nom est mis sur la liste d'ancienneté. Vu les clauses d'ancienneté de la convention collective de la GMMC et le nombre de matelots ayant obtenu leur certificat d'officier de pont, il faut dans certains cas jusqu'à cinq ans avant que le matelot obtienne un poste permanent d'officier de pont chez Seaspan. Dans l'intervalle, il travaille comme matelot de pont.

[125] Le 31 décembre 1998, date de la fin des prestations d'accident du travail de M. Eyerley, une trentaine de matelots de pont-cuisiniers avaient obtenu leur certificat d'officier de pont. S'il avait obtenu son certificat à ce moment-là, M. Eyerley aurait vu son nom être inscrit au bas de la liste.

[126] Seaspan s'inquiétait principalement de la capacité de M. Eyerley d'agir comme officier de pont, compte tenu de ses restrictions médicales. C'est à cause de cette inquiétude qu'il existait un fossé entre Seaspan et la CAT à ce sujet. D'une part, Mme Beckmann avait conclu que M. Eyerley pourrait satisfaire aux exigences physiques du travail d'officier de pont ailleurs que chez Seaspan. Seaspan n'a pas contesté cela. Cependant, Seaspan voulait s'assurer que la CAT comprenait que M. Eyerley ne devrait pas être recyclé en matelot de pont sur les navires de Seaspan alors qu'il ne pouvait accomplir des tâches de matelot de pont. Le capitaine Blake a expliqué que c'est la raison pour laquelle Seaspan avait hâte de rencontrer la CAT au printemps de 1997. Afin de protéger sa position, Seaspan a interjeté appel le 9 janvier 1997 de la décision du conseil de révision de la CAT. Toutefois, la question à savoir si M. Eyerley pouvait remplir un rôle d'officier de pont n'a jamais été résolue, si ce n'est que la division des appels a conclu que Seaspan n'avait pas fourni de preuves médicales démontrant que M. Eyerley ne pouvait travailler comme matelot de pont, particulièrement ailleurs que chez Seaspan.

XIII. EFFETS SUR M. EYERLEY ET SA FAMILLE

[127] M. Eyerley a décrit les conséquences de toute cette expérience. Il était à son avis injuste qu'on le mette de côté après qu'il se soit donné corps et âme pour la compagnie. Seaspan n'a présenté aucun fait indiquant qu'il ne s'était pas bien acquitté de ses fonctions. Il a subi beaucoup de stress et est encore en proie au stress et très désabusé. Ce qu'il a vécu a été pour lui et sa famille une expérience très dure. Il s'est avéré extrêmement difficile pour lui de trouver du travail en raison de la note inscrite sur son relevé d'emploi. Il a dû demander des prestations d'aide sociale pour assurer la subsistance de sa famille.

XIV. CADRE JURIDIQUE

A. Preuve prima facie et exigence professionnelle justifiée (EPJ)

[128] Pour s'acquitter du fardeau qui lui incombe, le plaignant, M. Eyerley, doit établir une preuve prima facie de discrimination. La preuve prima facie est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la partie plaignante, en l'absence de réplique de la partie intimée(1). Une fois que la partie plaignante a établi une preuve prima facie de discrimination, il revient à la partie intimée de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que la politique ou norme discriminatoire est une exigence professionnelle justifiée.

[129] Dans deux affaires récentes -- Colombie-Britannique (Public Service Employees Relations Commission) c. British Columbia Government and Service Employees' Union (Meiorin)(2) et Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights) (Grismer)(3) -- la Cour suprême du Canada a réexaminé la méthode à suivre pour déterminer si une exigence professionnelle est justifiée.

[130] Dans Meiorin, la première des deux affaires tranchées par la Cour suprême, cette dernière a renoncé à la méthode dite traditionnelle d'application de la législation sur les droits de la personne et l'a remplacée par la méthode dite unifiée. En vertu de la méthode unifiée, la partie plaignante, une fois qu'elle a établi une preuve de discriminationprima facie, doit prouver que la norme discriminatoire est une EPJ. Dans cette optique, la partie intimée doit désormais tenir compte de la méthode en trois étapes proposée par la Cour, qui consiste à démontrer :

  1. qu'elle a adopté la politique ou norme à une fin ou dans un but qui est rationnellement lié à la fonction exécutée;
  2. qu'elle a adopté la politique ou norme en question en croyant sincèrement qu'elle était nécessaire pour atteindre la fin ou le but visé;
  3. que la norme contestée est raisonnablement nécessaire pour atteindre la fin ou le but poursuivi. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu'il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l'employeur subisse une contrainte excessive.

B. Existe-t-il en l'espèce une preuve prima facie de discrimination?

[131] Selon Seaspan, le plaignant n'a pas établi une preuve prima facie de discrimination. Seaspan n'a pas refusé de continuer d'employer M. Eyerley en raison de son incapacité. Son contrat d'emploi a pris fin par effet de la loi parce qu'il était devenu inexécutable en raison de son absentéisme sans faute. L'argument de Seaspan est fondé sur un certain nombre de précédents(4). Trois des affaires citées étaient des actions pour renvoi injustifié dans lesquelles on a invoqué comme moyen de défense le principe de l'impossibilité d'exécution d'un contrat. Dans le quatrième cas (l'affaire Marshall), il s'agissait de déterminer si l'employé avait droit à une indemnité de cessation d'emploi aux termes d'une loi particulière traitant de la question et si l'emploi avait pris fin en raison de la longue maladie de l'intéressé.

[132] Aucune de ces affaires ne mettait en cause la législation sur les droits de la personne. La présente plainte a rapport à cette législation et particulièrement à l'article 7 de la Loi. En vertu de l'article 7, le fait, par des moyens directs ou indirects, de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite -- en l'occurrence, la déficience. Le fait est qu'à compter du 8 novembre 1996, Seaspan a refusé de continuer d'employer M. Eyerley. La compagnie lui a envoyé une lettre accompagnée des documents de cessation pertinents l'informant qu'elle mettait fin à son emploi. Seaspan croyait peut-être qu'elle avait un motif valable et que cette mesure était fondée en droit. Cependant, à mon avis, cela ne modifie pas la conclusion qu'elle a refusé de continuer d'employer M. Eyerley.

[133] Comme la Cour suprême l'a déclaré à maintes reprises, il faut donner aux mots qu'on trouve dans la Loi l'interprétation fondée sur l'objet qui permettra le mieux d'atteindre son objectif de non-discrimination plutôt qu'une interprétation qui atténuera ou réduira au minimum l'effet voulu. À mon avis, le libellé de l'article 7 englobe le scénario de l'impossibilité d'exécution d'un contrat et de l'application de la Loi dans le contexte de l'emploi. Dans le cas contraire, l'employé qui présenterait un dossier d'absentéisme sans faute en raison d'une déficience connue échapperait à l'application et à la protection de la Loi.

[134] Il convient de noter que l'examen de la jurisprudence arbitrale citée par Seaspan dans le cadre de son plaidoyer révèle que le principe de l'absentéisme sans faute ne s'applique pas dans l'absolu. Il est assujetti aux paramètres fixés par la législation sur les droits de la personne.

[135] C'est certes la conclusion tirée dans Re. Air B.C. Ltd. and C.A.L.D.A.(5), une décision arbitrale citée et approuvée dans un certain nombre d'affaires subséquentes, notamment dans une décision de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique(6).

[136] Dans Air B.C., l'arbitre D.C. McPhillips n'a pas fait sien l'argument que la législation sur les droits de la personne relègue aux oubliettes la doctrine de l'absentéisme sans faute. Il a convenu que l'employeur a droit à sa part du contrat d'emploi, à savoir le rendement de l'employé au travail. Cependant, dans les cas où la règle d'emploi a des effets négatifs sur une personne handicapée, l'arbitre doit examiner si on a composé avec cette personne sans s'imposer une contrainte excessive.

[137] L'argument de Seaspan aurait pour effet de soustraire les employeurs, aux fins de la législation sur les droits de la personne, à toute obligation d'accommodement à l'égard des plaignants handicapés qui présentent un dossier d'absentéisme sans faute; cependant, les employeurs auraient une telle obligation à l'égard des employés handicapés qui déposent un grief en vertu d'une convention collective ou du droit du travail. À mon avis, ce résultat différent n'est ni fondé en droit ni logique.

[138] Eu égard à ces motifs, j'ai conclu que le plaignant, M. Eyerley, a établi une preuve prima facie de discrimination.

C. EPJ - Obligation d'accommodement

i) Première et deuxième étapes

[139] La norme ou règle que Seaspan a appliquée en l'espèce est que l'employé doit avoir une fiche de présence raisonnable. Il est évident, compte tenu de cette norme, qu'il existe un lien rationnel entre l'objet de cette règle en milieu de travail et les exigences professionnelles. Il ne fait aucun doute, par ailleurs, que la norme a été adoptée de bonne foi par Seaspan à une fin légitime liée au travail. Par conséquent, Seaspan a satisfait aux deux premières étapes de la méthode qui en comporte trois.

ii) Troisième étape

[140] La prochaine question qu'il faut se poser est la suivante : cette norme est-elle raisonnablement nécessaire pour que Seaspan puisse atteindre son but? Seaspan doit démontrer qu'il était impossible de composer avec M. Eyerley sans subir une contrainte excessive. L'expression contrainte excessive n'est pas définie dans la Loi. Toutefois, la Cour suprême a énoncé un certain nombre de critères, dont la liste n'est pas exhaustive mais qui peuvent nous aider à cerner le sens de l'expression.

[141] Dans Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud (7), le juge Sopinka a fait observer que l'utilisation du mot excessive laisse supposer qu'une certaine contrainte est acceptable, mais qu'il faut absolument, pour satisfaire à la norme, que la contrainte imposée soit excessive. Dans Central Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission)(8), la Cour suprême s'est penchée sur d'autres facteurs pertinents, notamment le coût financier, l'interchangeabilité des effectifs et des installations, les dispositions de la convention collective, l'atteinte réelle aux droits, le moral des collègues de travail et la sécurité des employés. Le coût excessif peut justifier le refus de composer avec les personnes atteintes d'une déficience; toutefois, il faut se garder de ne pas accorder suffisamment d'importance à l'accommodement de la personne handicapée. Il est beaucoup trop facile d'invoquer l'augmentation des coûts pour justifier le refus d'accorder un traitement égal aux personnes handicapées(9). Bien que les dispositions d'une convention collective ne puissent dégager l'employeur de son obligation d'accommodement, une dérogation importante aux conditions d'emploi qui y sont énoncées est un élément à examiner pour déterminer si la contrainte imposée est excessive(10).

[142] Dans Renaud, la Cour a également souligné que la recherche d'un compromis fait intervenir plusieurs parties. Le plaignant doit, de concert avec l'employeur et le syndicat, aider à trouver des mesures d'accommodement appropriées. Pour déterminer si l'obligation d'accommodement a été remplie, il faut tenir compte de la conduite du plaignant. Cependant, le plaignant n'est pas tenu de proposer une solution. Il peut faire des suggestions, mais l'employeur est celui qui est le mieux placé pour déterminer la façon dont il est possible de composer avec lui sans qu'il y ait ingérence dans l'exploitation de son entreprise(11).

[143] Tant dans Meiorin que dans Grismer, la Cour suprême a indiqué qu'il faut examiner la question de l'accommodement tant sur le plan procédural que sur le plan du fond. Procédural en ce sens que l'employeur doit examiner toutes les formes possibles d'accommodement. Sur le plan du fond en ce sens qu'il doit évaluer le caractère raisonnable de la mesure d'accommodement envisagée ou la raison pour laquelle l'employeur n'offre aucune mesure du genre(12).

[144] Enfin, comme la Cour suprême l'a précisé, les cours de justice et les tribunaux administratifs devraient tenir compte des diverses manières dont il est possible de composer avec les capacités d'un individu. Outre les évaluations individuelles, l'employeur devrait prendre en considération, lorsque cela est indiqué, la possibilité d'exécuter le travail de différentes manières tout en réalisant l'objectif légitime lié à l'emploi qu'il vise. Les aptitudes, les capacités et l'apport potentiel du demandeur et de ceux qui sont dans la même situation que lui doivent être respectés autant qu'il est possible de le faire. Les employeurs, les cours de justice et les tribunaux administratifs devraient être innovateurs tout en étant pratiques lorsqu'ils étudient la meilleure façon de le faire dans les circonstances en cause(13).

XV. DÉCISION

[145] Il reste maintenant à appliquer ces divers principes juridiques aux faits de l'espèce pour déterminer si Seaspan a prouvé qu'il existait une exigence professionnelle justifiée. Il incombe à Seaspan de démontrer qu'elle a examiné et raisonnablement rejeté toutes les formes possibles d'accommodement. Cet aspect doit être évalué au regard des faits survenus à l'époque où Seaspan a mis fin à l'emploi de M. Eyerley(14).

[146] En 1991, M. Eyerley a été absent du travail durant 137,5 jours en raison de sa blessure au poignet droit. En 1992, il s'est absenté du travail pendant 316,5 jours pour la même raison. Dave Sutton était bien au courant suite aux divers rapports d'accident du travail de la CAT, aux rapports d'enquête de Seaspan et aux notes internes de la compagnie que M. Eyerley était atteint du syndrome du canal carpien en raison de ses fonctions de matelot de pont-cuisinier et qu'il continuait d'éprouver avec son poignet droit des problèmes qui entravaient sa capacité d'accomplir ses tâches.

[147] En outre, la preuve révèle qu'en octobre 1993, le syndicat de M. Eyerley a demandé en son nom à Dave Sutton, compte tenu des difficultés que posaient à M. Eyerley les affectations à de gros remorqueurs, de l'affecter à de petits remorqueurs dotés d'un gréement léger. M. Sutton a répondu que Seaspan ne ferait pas ses affectations en fonction du poignet de M. Eyerley. M. Eyerley serait affecté à de petits remorqueurs dans la mesure du possible, mais il n'allait pas évincer d'autres employés pour composer avec lui. Il devait être apte à naviguer sur n'importe quel navire de Seaspan.

[148] En octobre 1993, après que M. Eyerley eut débarqué du Cutlass prématurément parce qu'il n'était plus en mesure de s'acquitter de son travail, Scott Mactier, le capitaine du Cutlass à l'époque, a dit à Seaspan que M. Eyerley devrait être affecté à de petits remorqueurs parce qu'il ne pouvait manipuler les engins lourds en raison de sa blessure au poignet.

[149] En décembre 1993, Dave Sutton a informé par lettre M. Eyerley qu'il avait été absent du travail durant 784 jours depuis son entrée en fonction chez Seaspan en juillet 1988 et que, par conséquent, il s'inquiétait de son degré d'absentéisme.

[150] Toutefois, lorsque M. Eyerley et lui ont discuté de cette lettre, rien n'indique que M. Sutton se soit enquis de la gravité de l'affection médicale du plaignant ni des effets de celle-ci sur sa capacité de s'acquitter de ses fonctions de matelot de pont-cuisinier. Rien n'indique non plus qu'il a examiné les évaluations médicales, les rapports de la CAT ou les rapports d'accident qui avaient été versés au dossier individuel de M. Eyerley ou qui avaient été transmis par ses médecins. Il n'a pas tenu compte de la demande de M. Eyerley de l'affecter uniquement à de petits remorqueurs. Il a plutôt informé M. Eyerley que la situation devait s'améliorer sensiblement au cours de la nouvelle année, sans quoi il était fort probable que la compagnie mette fin à son emploi.

[151] En novembre 1994, Dave Sutton a eu des entretiens avec M. Magee, un conseiller en réadaptation professionnelle de la CAT. Il a alors été question non seulement du recyclage de M. Eyerley en officier de pont, mais également de son affectation à de petits remorqueurs. M. Magee a invité M. Sutton à songer à une mesure d'accommodement (deuxième étape). Plutôt que de se pencher sur la possibilité d'affecter M. Eyerley à un petit remorqueur, M. Sutton a réitéré sa position voulant que Seaspan tiendrait compte de sa demande mais ne pouvait lui fournir de garantie.

[152] M. Sutton n'a envisagé aucune autre possibilité d'emploi comme matelot de pont chez Seaspan, notamment du côté des remorqueurs porte-conteneurs ou des remorqueurs de service. Il n'est pas pertinent de se demander s'il existait de telles possibilités d'emploi, si M. Eyerley pouvait effectuer ce genre de travail ou si Seaspan était en mesure de lui trouver un emploi de cette nature, compte tenu de la convention collective ou d'autres contraintes opérationnelles. Le point pertinent est que Seaspan n'a même pas songé à ces solutions de rechange.

[153] Lorsque le capitaine Blake a succédé à Dave Sutton en juin 1996, M. Eyerley était en congé d'accident du travail depuis presque un an. Le capitaine Blake ne s'est penché sur le cas de M. Eyerley que lorsque Mme Beckmann lui a téléphoné en septembre 1996 pour organiser une rencontre où l'on discuterait d'autres possibilités d'emploi qui conviendraient. Mme Beckmann a également dit au capitaine Blake qu'on avait évalué à 4 % le pourcentage d'IFP du poignet droit de M. Eyerley.

[154] Le capitaine Blake a tenté d'organiser une rencontre avec Mme Beckmann, mais cette dernière était en vacances. Lorsque Mme Beckmann est revenue de vacances, M. Eyerley n'était plus à l'emploi de Seaspan. Le capitaine Blake a affirmé qu'il n'avait pas attendu la rencontre avec Mme Beckmann, parce que celle-ci n'était pas pertinente. À son avis, il n'y avait pas chez Seaspan d'emplois pour lesquels M. Eyerley était médicalement apte et aucun n'avait été proposé. Toutefois, le capitaine Blake n'était pas qualifié pour poser un tel jugement médical. La rencontre avait pour objet d'examiner précisément s'il y avait chez Seaspan d'autres emplois pouvant convenir à M. Eyerley.

[155] M. Eyerley n'était pas tenu non plus de faire des suggestions appropriées. Comme l'a déclaré la Cour suprême dans Renaud, le plaignant n'a pas à proposer une solution. C'est le rôle de l'employeur, qui est mieux placé pour déterminer la mesure d'accommodement qui convient sans ingérence indue dans le fonctionnement de l'entreprise.

[156] Le capitaine Blake a également expliqué que d'après ce que Seaspan savait à l'époque, le processus de recyclage de M. Eyerley en officier de pont était bien engagé. Il n'était pas nécessaire d'examiner d'autres possibilités d'emploi. Toutefois, ce n'était pas le cas en novembre 1996. La CAT n'a officiellement pris la décision de recycler M. Eyerley en officier de pont qu'en juillet 1997. C'est en janvier 1997 que la CAT a fourni la première indication qu'elle s'orientait dans cette direction. Mme Beckmann avait à ce moment-là informé le capitaine Blake qu'elle songeait à parrainer M. Eyerley pour lui permettre d'obtenir son certificat, étant donné qu'il n'existait aucune autre possibilité d'emploi chez Seaspan.

[157] Seaspan en a appelé de cette décision même si le parrainage n'était pas encore confirmé. Elle estimait que M. Eyerley n'était pas en mesure, compte tenu de ses restrictions médicales, d'occuper un poste d'officier de pont au sein de la compagnie. On peut toutefois se demander en quoi cet appel protégeait les intérêts de Seaspan. M. Eyerley n'était plus à l'emploi de la compagnie, et Seaspan n'était pas tenue de l'embaucher comme officier de pont s'il obtenait son certificat.

[158] Seaspan a fait valoir qu'on avait composé avec M. Eyerley, étant donné qu'il s'était recyclé en officier de pont et que les frais considérables liés au recyclage avaient été assumés par la compagnie. Elle a également soutenu que, pour ce qui est de la question de l'accommodement, ce Tribunal devrait s'en remettre à l'expertise de la CAT, dont le mandat réside dans l'accommodement et le retour au travail des employés accidentés ou handicapés. À cet égard, la CAT était d'avis que le recyclage était la solution la plus appropriée dans le cas de M. Eyerley.

[159] Je ne suis pas d'accord. Il incombe à l'employeur d'examiner toutes les formes possibles d'accommodement. En l'espèce, le recyclage de M. Eyerley est une mesure qui a été imposée à Seaspan. La compagnie n'a pas accepté volontiers cette mesure. De plus, la CAT n'aurait peut-être pas opté pour cette solution si elle avait pu examiner d'autres options appropriées avec Seaspan. Toutefois, elle n'a pu le faire, la compagnie ayant mis fin à l'emploi de M. Eyerley.

[160] À l'instar de M. Sutton, le capitaine Blake n'a pas envisagé la possibilité de confier d'autres tâches de matelot de pont à M. Eyerley.

[161] Eu égard aux motifs énoncés ci-dessus, j'ai conclu que Seaspan n'a pas composé avec M. Eyerley jusqu'à la contrainte excessive et qu'elle n'a pas, de ce fait, satisfait aux exigences de la troisième étape. Elle n'a pas prouvé qu'il existait une EPJ. J'en viens à la conclusion que la plainte de M. Eyerley est fondée.

XVI. MESURES DE REDRESSEMENT

[162] À mon avis, M. Eyerley ne devrait pas être indemnisé de ses pertes salariales. Il n'a pas travaillé chez Seaspan depuis le 18 juillet 1995 et a reçu des prestations de réadaptation professionnelle jusqu'au 31 décembre 1998. La Commission a soutenu que M. Eyerley devrait être rémunéré pour la période allant du 1er janvier 1999 à ce jour. Toutefois, rien n'indique que M. Eyerley était médicalement apte à réintégrer ses fonctions de matelot de pont-cuisinier à cette époque. Par ailleurs, conclure qu'il devrait être indemnisé des pertes salariales qu'il n'aurait pas subies si Seaspan avait composé avec lui en l'affectant à d'autres tâches équivaudrait grandement à spéculer. Pour ces mêmes motifs, je ne prononce aucune ordonnance en ce qui concerne la demande de remboursement de M. Eyerley relative aux frais médicaux et dentaires.

[163] Il n'est pas à propos non plus selon moi de réintégrer M. Eyerley comme employé chez Seaspan et d'exiger que la compagnie lui donne le premier poste permanent d'officier de pont qui deviendra vacant, particulièrement sans qu'elle ait procédé à l'évaluation normale. M. Eyerley n'a pas obtenu son certificat d'officier de pont. Il se peut qu'il ne l'obtienne jamais. En outre, il n'a pas navigué sur un remorqueur de Seaspan depuis plus de six ans. À titre d'officier de pont, il lui faudrait s'acquitter de temps à autre de certaines tâches de matelot de pont; tel qu'indiqué ci-dessus, la preuve révèle qu'il ne peut accomplir de telles tâches. Je suis d'avis qu'il n'est pas en mesure d'exécuter ce genre de tâches sur un remorqueur côtier.

[164] Il ressort de la preuve qu'il existe quatre possibilités en ce qui touche le travail de matelot de pont. D'abord, il y a la possibilité d'agir comme matelot de pont-cuisinier sur de petits remorqueurs côtiers. Toutefois, je ne suis pas convaincu au regard de la preuve que M. Eyerley est en mesure d'occuper un tel poste, compte tenu de ses restrictions médicales, et ce même s'il était affecté en permanence à un petit remorqueur. La dernière fois qu'il a travaillé sur un petit remorqueur, le Valiant, il a éprouvé beaucoup de problèmes avec son bras droit; pour reprendre les termes utilisés par le Dr Bond, ce fut une période de service pénible. Cette situation tenait au fait que, bien que les engins soient légers, le travail revêt un caractère plus répétitif et que son bras droit ne s'est pas avéré à la hauteur. M. Eyerley a lui-même indiqué à Terry Lovett, de la CAT, qu'il a éprouvé des problèmes avec son bras droit lorsqu'il a débarqué du Valiant et qu'il craignait pour sa propre sécurité et celle des autres membres d'équipage. En outre, ses médecins, les conseillers médicaux et les conseillers en réadaptation de la CAT ont émis, depuis au moins 1994, de sérieuses réserves quant à la possibilité que M. Eyerley puisse réintégrer ses fonctions de matelot de pont-cuisinier.

[165] En 1996, alors qu'il était en congé depuis six mois, M. Eyerley s'est plaint de problèmes à son bras droit lorsqu'il conduisait pendant un certain temps ou lorsqu'il levait sa main au-dessus de sa tête. Il ressentait un malaise même lorsqu'il faisait de légers travaux dans sa ferme. En 1998, à l'occasion de sa dernière visite chez le Dr Kester, il a signalé que son bras enflait lorsqu'il accomplissait des tâches ardues pendant une longue période. Le Dr Kester a exprimé l'avis qu'il devrait cesser les activités causant ce problème.

[166] J'en viens à la même conclusion en ce qui touche la possibilité de travailler comme matelot de pont sur un remorqueur de service. Je souscris à l'argument du capitaine Blake selon lequel le matelot de pont effectue sur un tel navire les mêmes tâches, même si le gréement est plus léger que celui qu'on retrouve sur un remorqueur côtier. En outre, l'équipage n'est constitué que de deux membres (capitaine et matelot de pont), et le capitaine doit demeurer à la barre. Vu la nature du travail, la composition de l'équipage et les restrictions médicales de M. Eyerley, cette solution ne convient pas selon moi à M. Eyerley.

[167] Il ne fait aucun doute que M. Eyerley pourrait remplir les fonctions de matelot de pont sur les remorqueurs porte-conteneurs -- les tâches de vieux. Toutefois, la preuve indique que ces emplois sont protégés par une clause de droits acquis et qu'ils ont traditionnellement été réservés aux matelots de pont qui, en raison de leur âge ou de leur incapacité, ne sont pas en mesure d'accomplir des tâches ardues. Ces emplois sont confiés aux matelots de pont qui ont le plus d'ancienneté. Lorsqu'il survient une vacance, on fait appel à la personne qui justifie des plus longs états de service. Bien que je ne sois pas lié par les dispositions de la convention collective relatives à l'ancienneté, je ne suis pas disposé à exiger qu'on donne à M. Eyerley le premier poste de matelot de pont qui deviendra vacant à bord du Doris ou du Greg.

[168] Il serait ironique que Seaspan ne puisse affecter à un poste de matelot de pont un employé âgé qui justifie de longs états de service et qui présente un grave handicap, afin de composer avec M. Eyerley. À mon avis, les tâches de vieux servent à satisfaire chez Seaspan à un besoin très pertinent, besoin dont il faut tenir compte, à savoir composer avec les matelots de pont qui ont de longs états de service et dont la carrière au sein de la compagnie tire à sa fin.

[169] Enfin, il y a la possibilité d'affecter M. Eyerley à un poste de matelot sur un remorqueur de service. Le capitaine Blake a affirmé que Seaspan possède trois remorqueurs de service qui sont utilisés selon un système de rotation dans le port de Vancouver ou dans la région avoisinante et qui ne naviguent pas en mer. Il s'agit de gros remorqueurs dont l'équipage est restreint (capitaine et matelot de pont). Le capitaine Blake a expliqué que les tâches du matelot de pont consistent essentiellement à manipuler les câbles, qui sont constitués d'un matériau synthétique et qui sont plus légers que les câbles-brides en acier. Le matelot de pont n'a pas à monter sur des barges, à attacher ou détacher de tels bâtiments ou à faire des travaux ardus comme c'est le cas sur les remorqueurs côtiers ou les remorqueurs de service. La sécurité ou le risque sont des aspects qui semblent entrer moins en ligne de compte. La preuve indique qu'il est fort probable que M. Eyerley puisse remplir les fonctions de matelot de pont sur un remorqueur de service.

XVII. ORDONNANCE

[170] Ayant conclu que la plainte de M. Eyerley est fondée, et eu égard à l'ensemble de la preuve, j'ordonne la mise en œuvre des mesures décrites ci-après.

  1. Seaspan prendra des dispositions pour faire examiner M. Eyerley par un médecin compétent afin de déterminer son état de santé et son degré d'invalidité. La compagnie prendra également des dispositions afin de faire effectuer à ses frais une évaluation professionnelle des fonctions de matelot de pont sur un remorqueur de service.
  2. Si l'on conclut dans l'évaluation médicale et dans l'évaluation professionnelle que M. Eyerley peut remplir le rôle de matelot de pont sur un remorqueur de service, Seaspan lui offrira le premier poste permanent de matelot de pont qui deviendra vacant sur l'un de ses remorqueurs de service. S'il n'y a pas de poste disponible, Seaspan lui offrira un poste au sein de l'équipe de relève jusqu'à ce qu'un poste permanent devienne vacant. Cette mesure sera prise sans égard à l'ancienneté; cependant, aucun matelot de pont qui occupe déjà un tel poste ne sera évincé par M. Eyerley.
  3. Si M. Eyerley ne collabore pas à l'évaluation médicale ou refuse le poste de matelot de pont sur un remorqueur de service que Seaspan lui offrira, la compagnie sera dégagée de toute obligation à son endroit.
  4. Seaspan versera à M. Eyerley une indemnité de 5 000 $ pour préjudice moral, conformément à l'alinéa 53(3)b) de la Loi. Cette indemnité lui sera versée sans tarder, abstraction faite des dispositions prévues au troisième paragraphe de cette ordonnance.
  5. Je demeure saisi de l'affaire et je conserve ma compétence pour le cas où l'exécution de la présente ordonnance poserait des difficultés.

Originale signée par


J. Grant Sinclair, président

OTTAWA (Ontario)

Le 21 décembre 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T565/2300

INTITULÉ DE LA CAUSE : Patrick J. Eyerley c. Seaspan International Limited

LIEU DE L'AUDIENCE : Vancouver (Colombie-Britannique)

(du 8 au 12 janvier 2001; du 19 au 23 février 2001; les 7 et 8 avril 2001)

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 21 décembre 2001

ONT COMPARU :

Patrick J. Eyerley en son propre nom

William R. Holder au nom de la Commission canadienne des droits de la personne

Michael Hunter et Gavin A. Marshall au nom de Seaspan International Limited

1. 1 Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpson Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, p. 558.

2. 2 [1999] 3 R.C.S. 3.

3. 3 [1999] 3 R.C.S. 868.

4.4 Marshall v. Harlard & Wolff, [1972] All E.R. 715; MacLellan v. H.B. Contracting Ltd., (1990) 32 C.C.E.L. 103; Bishop v. Carelton Co-operative Ltd., 21 C.C.E.L. (2d)1; McCormick v. Canada, (1998) 42 C.C.E.L.

5. 5 (1995) 50 L.A.C. (4th) 93.

6. 6 U.S.W.A. Local 7884 v. Fording 284 Coal Ltd. (1999), 179 D.L.R. (4th) 284.

7. 7 [1992] 2 R.C.S. 970, p. 984.

8. 8 [1990] 2 R.C.S. 489, pp. 520 et 521.

9. 9 Grismer, précitée, par. 41; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 87 à 94.

10. 10 Renaud, précitée, p. 587, par. c.

11. 11 Renaud, précitée, p. 592 et 593.

12. 12 Meiorin, précitée, par. 66; Grismer, précitée, par. 42.

13. 13 Meiorin, précitée, par. 64.

14. 14 Compagnie minière Québec Cartier c. Métallurgistes unis d'Amérique, section locale 6869, [1995] 2 R.C.S. 1095.

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