Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

VERNON CROUSE

Le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

La Commission

- et -

SOCIÉTÉ MARITIME CSL INC.

L'intimée

MOTIFS DE LA DÉCISION

T.D. 7/01 2001/06/18

TRIBUNAL : Anne Mactavish, présidente

TRADUCTION

TABLE DES MATIÈRES

I. Contexte

II. Nature et étendue de l'expérience de travail de M. Crouse avant 1996

A. Tâches des électriciens sur les vraquiers et les navires auto-déchargeurs

B. Catégories des postes d'électricien

C. Responsabilités associées aux différents postes d'électricien

III. Embauche de M. Crouse sur le S.T.S. Tarantau en 1995

IV. Refus de CSL d'embaucher Vernon Crouse à titre d'électricien de relève permanent

V. Loi

VI. Analyse

VII. Décision

[1] Vernon Crouse a travaillé plusieurs années sur des navires de charge. En mai 1996, la Société maritime CSL Inc. (CSL) a refusé d'embaucher M. Crouse pour occuper un poste d'électricien de relève permanent. Ce qui est en question dans cette procédure est de savoir si le refus de CSL d'embaucher M. Crouse a été fondé, en tout ou en partie, sur la perception qu'il avait une dépendance à l'égard de l'alcool.

I. Contexte

[2] Après avoir travaillé comme électricien, conducteur de taxi et vendeur, Vernon Crouse s'est joint au Syndicat international des marins en 1988. À titre de membre du syndicat, il a effectué son premier travail sur le M/V Honourable Paul Martin, un navire de charge auto-déchargeur exploité par CSL.

[3] Le 7 avril 1988, le Paul Martin est parti de la Nouvelle-Écosse. Quelques jours plus tard, il s'amarrait au port de Savannah, Géorgie, où il devait être déchargé. M. Crouse, selon ses propres dires, a été dans l'impossibilité d'aider au déchargement parce qu'il avait bu. Le 15 avril 1988, le capitaine et l'ingénieur en chef du navire ont émis un avertissement écrit relativement au comportement de M. Crouse. En ce qui concerne le fait que M. Crouse avait bu, l'avis énonçait ce qui suit : Ce type de comportement est inacceptable et ne sera pas toléré sur ce navire. Toute autre conduite / tout autre comportement inacceptable à bord de ce navire pourrait faire en sorte que vous soyez l'objet d'un congédiement justifié. L'avis se poursuit toutefois et indique une deuxième source de réserve à l'égard du rendement de M. Crouse : De plus… je crois que votre expérience en matière d'électricité est insuffisante relativement à ce navire.

[4] Le 19 avril 1988, M. Crouse ne s'est pas présenté au travail. Le capitaine et le second ingénieur l'ont trouvé endormi dans sa couchette. CSL a donc congédié M. Crouse avec justification. L'avis de congédiement indique ce qui suit : M. Crouse, depuis que vous êtes à bord, vous vous êtes acquitté de vos tâches de manière incompétente. De plus, nous ne tolérerons plus votre état d'ébriété [sic]. Vous êtes donc congédié.

[5] Bien que M. Crouse ait eu accès à une procédure de grief en vertu de la convention collective signée par le Syndicat international des marins, il n'a pris aucune action contre CSL à la suite de son congédiement. M. Crouse a d'abord laissé à entendre qu'il n'était pas au courant de l'option du grief même s'il a reconnu avoir eu une expérience antérieure de lieux de travail syndiqués. Il a par la suite présenté une explication différente dans son témoignage en disant avoir pensé que c'était sa faute, qu'il avait commis une erreur et que je devais vivre avec les conséquences.

[6] CSL a ensuite tenté d'informer M. Crouse qu'elle ne l'embaucherait plus. Dans une lettre adressée à M. Crouse et datée du 19 octobre 1988, le directeur, Ressources humaines, de CSL affirmait :

Durant les douze jours où vous avez travaillé pour nous, vos services ont été tout à fait inacceptables. Veuillez prendre note que vous ne serez plus jamais embauché sur quelque navire exploité par CSL que ce soit dans l'avenir en raison de cet incident...

Enfin, vous seriez bien avisé de chercher à traiter votre problème d'alcool par l'intermédiaire de votre syndicat, car nous ne reviendrons pas sur notre restriction d'embauche à votre égard à l'avenir à moins que vous puissiez prouver que vous vous êtes réadapté.

M. Crouse avait de toute évidence déménagé et il semble que cette lettre ne s'est pas rendue à lui à l'automne 1988, bien qu'il l'ait reçue après qu'elle eut été renvoyée quelque vingt mois plus tard.

[7] À un certain moment en 1989, M. Crouse a été informé verbalement par Maureen Harris, coordonnatrice du personnel de la flotte de CSL, qu'il ne serait plus embauché par CSL en raison de ses antécédents de travail. En Mai 1990, M. Crouse a écrit à Richard Lagacé, directeur des ressources humaines de CSL, pour demander s'il pourrait être réintégré avec une période probatoire. M. Lagacé a répondu par écrit en indiquant que la lettre antérieure de CSL avait été retournée et en joignant une copie de cette correspondance. M. Lagacé a ajouté qu'il n'envisagerait de revoir la restriction à une nouvelle embauche de M. Crouse que si celui-ci satisfaisait à deux conditions : premièrement, que M. Crouse présente une preuve qu'il avait fréquenté un centre de réadaptation pour régler son problème d'alcoolisme; deuxièmement, que M. Crouse présente des lettres de références de la part des ingénieurs en chef pour lesquels il avait travaillé depuis avril 1988, ainsi qu'une copie des entrées dans son livret de service (1) pour la période en question.

[8] M. Crouse n'a pas répondu à M. Lagacé avant environ deux ans. Il a expliqué qu'il avait un emploi stable et qu'il ne jugeait pas nécessaire de le faire. Lorsqu'il fut signalé qu'il y avait eu des moments durant cette période où il n'avait pas d'emploi stable, M. Crouse a témoigné qu'il pensait que ç'aurait été une perte de temps d'envoyer les renseignements demandés et qu'il avait en quelque sorte ignoré la suggestion de M. Lagacé.

[9] Au cours des années qui ont suivi son congédiement par CSL, M. Crouse a travaillé à divers titres sur des navires exploités par des sociétés autres que CSL, avec des résultats variables. M. Crouse a reconnu qu'il avait été congédié du M/V Algolake en juin 1991 en raison d'allégations d'avoir dormi alors qu'il était aux contrôles d'un chaland. Tout en niant avoir dormi, M. Crouse a confirmé qu'il n'a pas déposé de grief, bien qu'il ne se souvienne plus pour quelle raison. Il a poursuivi en disant qu'il n'aimait pas l'ingénieur en chef du bateau et qu'il avait simplement décidé d'aller ailleurs. Selon M. Crouse, bien qu'il ait été embauché de nouveau sur le M/V Algolake, il a été de nouveau congédié en 1994, cette fois en raison d'allégations selon lesquelles il avait bu au travail. Bien que M. Crouse maintienne qu'il ne buvait pas, encore une fois il n'a pas tenté de déposer un grief ou de contester autrement son congédiement.

[10] Le rendement de M. Crouse durant cette période a été de toute évidence acceptable pour certains employeurs. Il a obtenu une évaluation positive (connue comme un témoignage de service en mer) de l'ingénieur en chef du M/V Mantadoc, propriété de N.V. Paterson and Sons Limited, où il a travaillé à titre d'électricien en 1991. Il a aussi reçu une évaluation positive pour son travail d'électricien sur le navire de Great Lakes Bulk Carriers Inc., le M/V LeMoyne. Dans un témoignage de service en mer datant de 1992, l'ingénieur en chef du M/V LeMoyne a décrit M. Crouse comme étant un électricien ayant beaucoup de capacités et de volonté. Le Mantadoc et le LeMoyne étaient des vraquiers. (2)

[11] À un certain moment, M. Crouse a répondu à l'invitation de M. Lagacé de présenter une preuve documentaire appuyant sa demande d'être considéré pour un emploi futur chez CSL. Le 1er février 1993, M. Crouse a écrit à Mme Harris en joignant des copies des témoignages de service en mer du M/V Mantadoc et du M/V LeMoyne. M. Crouse a reconnu qu'il aurait été plus logique d'envoyer les témoignages des sociétés relatifs à son travail sur des navires auto-déchargeurs, étant donné que la plupart des navires exploités par CSL étaient de cette nature.

[12] M. Crouse a aussi informé Mme Harris qu'une lettre du Niagara Alcohol and Drug Assessment Service relative à une session intense de thérapie à laquelle [M. Crouse] avait participé lui parviendrait. CSL a bien reçu une telle lettre. Heather Serafini, du Niagara Alcohol Service, a écrit à Mme Harris le 1er février 1993 pour l'informer qu'elle avait évalué M. Crouse. À partir des renseignements fournis par M. Crouse et de questionnaires à remplir soi-même, Mme Serafini était d'avis qu'un traitement particulier pour une toxicomanie n'était pas nécessaire pour ce qui était de la consommation d'alcool de Vernon Crouse. La lettre de Mme Serafini indique que M. Crouse avait accepté de rester en communication régulière avec elle pour qu'elle puisse surveiller sa consommation d'alcool. La preuve n'indique aucunement si cela s'est réalisé ou non.

[13] Gerald Carter est le vice-président exécutif et directeur de l'exploitation de CSL. En 1993, il était le directeur des relations de travail. À ce dernier titre, M. Carter a répondu le 21 juillet 1993 à la lettre de M. Crouse datant de février pour l'informer que CSL ne lèverait pas la restriction à l'embauche de M. Crouse pour le moment. Cependant, M. Carter a invité M. Crouse à présenter à CSL des renseignements à jour relativement à son emploi dans un délai d'un an ainsi que toute nouvelle lettre de recommandation. M. Carter a témoigné que CSL avait eu antérieurement deux préoccupations au sujet de M. Crouse : son problème d'alcool et sa compétence. La lettre du Niagara Alcohol Service avait répondu avec entière satisfaction à la première. La société continuait toutefois de s'interroger au sujet de la compétence de M. Crouse à titre d'électricien et a demandé des références additionnelles des employeurs courants pour cette raison. M. Carter n'a indiqué aucune matière à préoccupation spécifique ni demandé des références ayant trait à un type de travail particulier dans sa lettre. Il a expliqué que la lettre qu'il avait envoyée à M. Crouse était essentiellement une lettre type.

[14] Dans un premier temps, M. Crouse a nié avoir reçu la lettre de M. Carter en affirmant qu'il n'avait jamais vécu à l'adresse indiquée dans la lettre. Lorsqu'on a relevé plus tard que la lettre avait été envoyée à l'adresse que M. Crouse avait utilisée dans sa lettre du 1er février, il a admis qu'il avait dû la recevoir.

[15] M. Crouse a d'abord témoigné qu'il n'a présenté aucune lettre de recommandation additionnelle à CSL au cours des trois années suivantes et qu'il n'avait pas jugé nécessaire de le faire. Le procureur de CSL l'a alors confronté à une lettre qu'il avait écrite à la Commission canadienne des droits de la personne au cours de l'enquête de cette dernière, dans laquelle il affirmait avoir envoyé trois lettres de témoignage additionnelles à Mme Harris durant cette période. La lettre de M. Crouse à la Commission indiquait qu'il entrerait en communication avec les officiers des navires en question pour obtenir des copies des témoignages. M. Crouse a répondu qu'il se rappelait maintenant avoir écrit à Mme Harris quelque temps en 1994 ou 1995, mais qu'il avait d'abord oublié qu'il l'avait fait. M. Crouse a prétendu qu'il n'avait pas conservé de copies des témoignages et qu'il ne pouvait donc pas les produire devant le Tribunal malgré ses engagements antérieurs d'obtenir des copies pour la Commission.

[16] Mme Harris nie avoir reçu une telle documentation. Le témoignage de M. Crouse à cet égard était en soi incohérent et non convaincant. Je conclus qu'en aucun moment entre juillet 1993 et janvier 1996 M. Crouse n'a présenté à CSL quelque renseignement que ce soit relativement à son rendement au travail.

II. Nature et étendue de l'expérience de travail de M. Crouse avant 1996

[17] L'une des questions centrales dans cette affaire consiste à savoir si M. Crouse avait les compétences voulues pour occuper le poste d'électricien de relève permanent chez CSL, poste pour lequel il avait posé sa candidature en mai 1996. Avant d'examiner les circonstances entourant la dernière communication de M. Crouse avec CSL, il est donc nécessaire d'examiner la nature et l'étendue de l'expérience préalable de M. Crouse. Cela comporte l'examen des types de navires sur lesquels M. Crouse avait travaillé, des tâches des électriciens sur chaque type de navire ainsi que des responsabilités associées aux différents postes d'électricien.

A. Tâches des électriciens sur les vraquiers et sur les navires auto-déchargeurs

[18] La question des différences dans les responsabilités des électriciens sur les vraquiers et les navires auto-déchargeurs se pose. À cet égard, il convient de noter que les postes d'électricien ont été éliminés des vraquiers aux environs de 1992. Bill Ross, le vice-président du Syndicat international des marins, a reconnu candidement que le syndicat avait cessé de protéger excessivement la main-d'œuvre en ce qui concerne la présence d'électriciens sur les vraquiers. Au début des années 1990, le syndicat a reconnu qu'il n'y avait simplement pas assez de travail à faire pour les électriciens sur les vraquiers et a négocié l'élimination des postes d'électricien sur ce type de bateau. Les services d'électricien sont désormais offerts aux vraquiers par des entrepreneurs installés sur les côtes. Les réparations d'urgence en mer sont effectuées par les ingénieurs.

[19] Il est significatif que le syndicat et les sociétés de transport aient reconnu qu'il y avait un problème relativement au degré de compétence limité des électriciens qui avaient principalement travaillé antérieurement sur les vraquiers. Des dispositions ont donc été prises pour offrir de la formation à ces personnes pour qu'elles perfectionnent leurs compétences de manière à ce qu'elles atteignent le degré nécessaire pour leur permettre de travailler efficacement sur les navires auto-déchargeurs. Cette formation a été offerte par l'intermédiaire de l'Institut de formation des marins. L'Institut est une initiative en coopération financée par les sociétés de transport qui résulte d'un arrangement négocié entre elles et le Syndicat international des marins. Des cours de perfectionnement pour les électriciens ont été rendus accessibles à quiconque avait travaillé sur des navires, sans frais. Pour les employés permanents, les frais de cours ainsi que leurs dépenses de transport et les frais de subsistance étaient payés par les employeurs. Les personnes qui, comme M. Crouse, avaient travaillé pour différentes sociétés en passant par le système du bureau d'embauchage, voyaient leurs dépenses associées à la fréquentation du programme de formation entièrement couvertes par le syndicat. Les cours étaient offerts l'hiver, alors qu'il n'y avait aucune activité de transport, sur une période de trois années consécutives.

[20] Je suis d'avis que l'engagement d'une telle attention et de telles ressources en vue d'améliorer les compétences des électriciens indique qu'il y avait des différences importantes entre les compétences nécessaires pour travailler à titre d'électricien sur un vraquier et celles qui sont requises de la part des électriciens travaillant sur les navires auto-déchargeurs.

[21] M. Crouse a travaillé sur des vraquiers et des navires auto-déchargeurs. Il était prêt à admettre seulement que le travail exécuté par les électriciens à bord des navires auto-déchargeurs était un peu plus complexe que le travail que les électriciens exécutaient sur les vraquiers. Par ailleurs, il a reconnu qu'il était très important que les électriciens aient la formation adéquate pour obtenir un emploi sur les navires auto-déchargeurs. M. Crouse n'a jamais tenté de se perfectionner et a reconnu que sans formation additionnelle, il n'a pratiquement aucune possibilité de travailler dans l'industrie canadienne du transport à titre d'électricien sur un navire auto-déchargeur.

[22] Selon toute la preuve, je conclus que les responsabilités des électriciens travaillant sur les navires auto-déchargeurs sont beaucoup plus complexes que celles des électriciens travaillant sur les vraquiers.

B. Catégories des postes d'électricien

[23] Sur les navires auto-déchargeurs de CSL, les services d'électricien sont offerts par des personnes qui travaillent dans trois catégories distinctes de postes : les électriciens permanents, les électriciens de relève permanents et les électriciens de relève. Comme le titre du poste le suggère, les électriciens permanents sont employés sur une base permanente par la société. Ils sont affectés à un seul navire, sur lequel ils travaillent durant une période de trois mois suivie d'un mois de congé.

[24] Lorsque les électriciens permanents en sont à leur mois de congé prévu, ils sont habituellement remplacés par des électriciens de relève permanents. Ces personnes sont aussi des employés permanents de CSL. Plutôt que d'être affecté à un seul navire, cependant, l'électricien de relève permanent est affecté à trois navires sur lesquels il travaille trois mois consécutifs en rotation, remplaçant l'électricien permanent de chaque bateau lorsque celui-ci prend son mois de congé. Après trois mois, l'électricien de relève permanent a un mois de congé avant de reprendre la rotation.

[25] Les électriciens permanents et les électriciens de relève permanents ont droit aux avantages associés à leur statut d'employé permanent, y compris l'accumulation d'une paie de vacances et des droits d'ancienneté.

[26] Les électriciens de relève ne sont pas des employés permanents de CSL. Ils sont embauchés en passant par le système de répartition qu'est le bureau d'embauchage et travaillent pour la société de temps à autre ou au besoin, remplaçant le personnel permanent lorsqu'il y a congé de maladie, pour événements familiaux malheureux ou personnel. Contrairement au personnel permanent, les électriciens de relève n'ont aucun droit de rappel et n'accumulent aucune ancienneté. Les électriciens de relève sont habituellement employés pour de courtes périodes de temps.

C. Responsabilités associées aux différents postes d'électricien

[27] Dans son témoignage, M. Crouse a mentionné qu'il n'y avait pas de différences importantes entre les tâches d'électricien permanent, d'électricien de relève permanent et d'électricien de relève. Cependant, il était prêt à admettre que les employés permanents pouvaient avoir un peu plus à faire sur le plan de l'entretien préventif sur les navires. À son avis, son expérience antérieure à titre d'électricien de relève le qualifiait pour un poste d'électricien de relève permanent sur les bateaux de CSL. Le témoignage de M. Crouse à cet égard a été corroboré par M. Ross du Syndicat international des marins, qui a été appelé comme témoin de la CSL même.

[28] À l'opposé, M. Carter, Mme Harris et Ernest Beaupertuis ont tous témoigné qu'il y a des différences fondamentales dans la nature et l'étendue des tâches et responsabilités des électriciens permanents et des électriciens de relève permanents comparativement à celles des électriciens de relève.

[29] M. Carter et Mme Harris n'étaient pas tout à fait au courant des nuances dans les rôles des différents types d'électriciens et leur information s'appuyait largement sur celle des ingénieurs en chef mécaniciens. Dans le même ordre d'idées, M. Ross est un représentant syndical qui travaille sur la côte et qui est responsable du fonctionnement du bureau d'embauchage Thorold. Bien que M. Ross participe au processus de répartition en ce qui a trait aux électriciens, il a reconnu qu'il n'a pas de formation à titre d'électricien, indiquant qu'il peut à peine changer une ampoule. Rien dans la preuve n'indique qu'il a une bonne connaissance de l'étendue relative des tâches des différents types d'électriciens.

[30] Bien que M. Crouse ait certainement une expérience à bord, je dois aborder son témoignage à cet égard avec une certaine prudence. J'ai exprimé antérieurement ma réserve au sujet de l'exactitude du témoignage de M. Crouse et je n'ai pas trouvé qu'il était, en général, un témoin fiable. Son témoignage a souvent été incohérent et il a parfois eu une attitude désinvolte. De plus, il n'est pas contesté qu'il n'y avait qu'un seul électricien à bord d'un navire à tout moment. M. Crouse n'aurait donc pas eu la possibilité d'observer les électriciens permanents et les électriciens de relève permanents au travail sur les navires de CSL.

[31] Ernest Beaupertuis est le directeur du personnel chez Acomarit Canada. Contrairement aux autres témoins, M. Beaupertuis a 40 années d'expérience dans le secteur, y compris 20 années en mer. M. Beaupertuis a été ingénieur en chef durant huit ans. Il a alors été responsable de la supervision de tous les types d'électriciens. Même si M. Beaupertuis n'a pas travaillé sur des bateaux depuis au moins 1987, je ne suis pas persuadé qu'il y ait eu des changements à la technologie ou aux procédures de dotation tels qu'ils rendraient son témoignage désuet. En réalité, M. Crouse lui-même a témoigné que les navires auto-déchargeurs n'ont pas changé de manière appréciable au cours des vingt dernières années. J'ai trouvé que M. Beaupertuis était un témoin expérimenté et crédible et je préfère son témoignage à cet égard à ceux de M. Crouse et de M. Ross.

[32] Selon M. Beaupertuis, les électriciens permanents sont responsables de tout le matériel électrique à bord des navires, y compris le système de production d'électricité qui fournit l'électricité sur le bateau, le système de propulsion, le système de navigation (y compris la radio, le radar, les systèmes de positionnement par satellite et les systèmes d'urgence). De plus, les électriciens permanents sont responsables des systèmes de ventilation et de circulation de l'eau ainsi que des mécanismes électriques complexes du système de déchargement.

[33] L'entretien préventif est une part importante des tâches de l'électricien permanent. Selon M. Beaupertuis, il y a environ une centaine de moteurs différents sur un navire auto-déchargeur et il est essentiel de mettre sur pied un système ordonné pour leur entretien. Les électriciens permanents doivent mettre au point et mettre en œuvre un calendrier pour un tel entretien préventif et être en mesure de travailler de manière autonome sous la supervision de l'ingénieur en chef.

[34] Les électriciens de relève permanents accomplissent les mêmes tâches que l'électricien permanent. L'électricien de relève permanent a même des tâches plus lourdes que celles de l'électricien permanent, cependant, car il doit très bien connaître les structures et les procédures d'entretien de trois bateaux différents, chacun d'eux pouvant être de conception différente et possédant ses propres subterfuges et particularités.

[35] À l'opposé, dit M. Beaupertuis, les électriciens de relève exécutent des tâches routinières, travaillant à titre d'adjoints à l'ingénieur en chef du bateau et sous sa supervision étroite. L'électricien de relève n'a pas à connaître le navire en question et n'a pas la responsabilité directe de l'entretien préventif. À cet égard, M. Beaupertuis et d'autres ont dressé des analogies avec les types de responsabilités assignées habituellement au personnel de bureau temporaire et aux enseignants suppléants.

[36] M. Beaupertuis a témoigné que le poste d'électricien à bord d'un navire est très critique pour la sécurité. Des répercussions sérieuses pourraient survenir pour le bateau et l'équipage si des systèmes comme le matériel de navigation ou d'urgence tombaient en panne. À cet égard, M. Ross était d'accord avec M. Beaupertuis : les deux ont cité des cas d'électriciens électrocutés à bord de navires.

III. Embauche de M. Crouse sur le S.T.S. Tarantau en 1995

[37] En décembre 1995, M. Crouse a soumis sa candidature à un poste d'électricien de relève sur le S.T.S. Tarantau et a été accepté. Le Tarantau était un navire auto-déchargeur propriété de CSL. M. Crouse a travaillé sur ce navire du 13 décembre 1995 au 4 janvier 1996, une période de quelque 22 jours.

[38] L'ingénieur en chef du Tarantau, Robert M. Stockman, a remis à M. Crouse une évaluation de son rendement à l'égard de son service sur le Tarantau, évaluation qui indiquait que le service de M. Crouse était satisfaisant. En indiquant qu'il considérerait son embauche ultérieure, M. Stockman a mentionné que M. Crouse a travaillé avec ardeur et a été consciencieux durant son séjour sur [le] navire. Il a poursuivi en disant que M. Crouse a été très attentif à ses tâches, a travaillé avec ardeur et s'est comporté de manière sobre.

IV. Refus de CSL d'embaucher Vernon Crouse à titre d'électricien de relève permanent

[39] Le 10 mai 1996, M. Crouse a soumis sa candidature à un poste d'électricien de relève permanent chez CSL. C'est le refus de CSL d'accepter M. Crouse à ce poste et les raisons qu'elle a données pour justifier ce refus qui sont en cause dans cette affaire.

[40] Selon M. Carter, le poste d'électricien de relève permanent avait été aboli à l'issue de la négociation de la convention collective de 1992 entre les sociétés de transport et le Syndicat international des marins. Durant plusieurs années après 1992, les électriciens permanents ont été régulièrement remplacés par les électriciens de relève. C'était une disposition insatisfaisante pour les sociétés, car le manque de continuité inhérent au nouveau système de relève engendrait des problèmes importants au point qu'il s'est agi d'une question de grève pour les sociétés lors des négociations de 1996. La position des sociétés a prévalu et, à compter du 1er juin 1996, le poste d'électricien de relève permanent a été réintégré dans la convention collective. Il en a découlé qu'en mai 1996, CSL embauchait trois électriciens de relève permanents, chacun devant être responsable d'offrir des services de relève réguliers sur trois bateaux différents.

[41] En vertu du système du bureau d'embauchage (ou de répartition), les membres du syndicat qui cherchent un emploi s'inscrivent à ce bureau. De temps à autre, différents types de postes chez différentes sociétés de transport sont affichés sur le babillard. Les membres du syndicat qui sont inscrits pour le type de travail en question et qui sont présents physiquement dans le bureau peuvent alors déposer leur carte ou poser leur candidature aux différents postes. Il existe un protocole pour déterminer quel candidat sera envoyé par le syndicat à la société en question : les membres à part entière ou les membres inscrits du syndicat ont la priorité sur les apprentis. Si deux membres de même statut soumettent leur candidature, celui qui s'inscrit en premier a la priorité. Une fois que le nom d'un membre est envoyé à l'employeur éventuel, celui-ci peut accepter ou rejeter le candidat.

[42] CSL a recouru à une procédure légèrement différente en mai 1996 pour combler les postes d'électriciens de relève permanents. Selon M. Carter, une fois que trois candidats ont été identifiés comme acceptables par la société, ceux-ci devaient passer une entrevue avec le personnel technique de CSL avant qu'une décision finale d'embaucher l'un d'entre eux soit prise. M. Carter a témoigné que l'entrevue additionnelle est un indice des responsabilités importantes associées à ces postes.

[43] Les postes ont été affichés dans le bureau d'embauchage Thorold tard l'après-midi du vendredi 10 mai. M. Crouse dit qu'il était la seule personne dans le bureau à ce moment et qu'il a déposé sa carte pour poser sa candidature à ces postes. Le lundi suivant, Mme Harris a envoyé une télécopie à M. Ross, au bureau d'embauchage syndical, pour l'informer de ceci : En raison de ses antécédents professionnels, M. Crouse est refusé au poste d'électricien de relève permanent sur tout navire de la Société maritime CSL. Ni M. Crouse ni M. Ross n'ont une connaissance directe des raisons pour lesquelles CSL a rejeté M. Crouse. Il convient toutefois de noter qu'à compter de 10 h 00 le lundi 13 mai, la décision avait été prise de rejeter la candidature de M. Crouse.

[44] Le syndicat a ensuite soumis la candidature d'autres personnes à CSL, et les trois postes d'électriciens de relève permanents ont été comblés le 13 mai, sous réserve du rendement des candidats lors des entrevues.

[45] Les témoins de CSL ont expliqué ce qui est arrivé au sujet de la candidature de M. Crouse à ces postes. Selon Mme Harris, le nom de M. Crouse ainsi que le nom d'une deuxième personne qui était de toute évidence présente dans le bureau lui ont été transmis aux bureaux de CSL à Montréal à 16 h 00 l'après-midi du 10 mai. À titre de coordonnatrice du personnel de la flotte de CSL, Mme Harris était responsable d'assurer que les bateaux de CSL avaient des équipages adéquats constitués d'un personnel compétent. Mme Harris a expliqué que lorsque le syndicat transmettait un nom à CSL en vue d'un poste, elle vérifiait d'abord le programme d'emploi sélectif (PES) de la société (3). Le PES est une liste des personnes qui ont été congédiées par la société accompagnée de notes sur les raisons de ces congédiements. Bien que la liste du PES n'ait pas été produite à l'audition, Mme Harris a témoigné qu'au meilleur de sa connaissance, la raison notée pour le congédiement de M. Crouse était ivresse.

[46] Selon M. Carter, une fois que le nom d'une personne se trouvait sur la liste du PES, il y restait à perpétuité à moins que la personne ou le syndicat demande de le biffer. M. Carter et Mme Harris passaient périodiquement en revue les demandes de réinsertion accumulées et les dossiers des personnes pour établir s'il y avait une preuve suffisante que le problème qui avait entraîné la restriction d'embauche à l'origine avait été réglé.

[47] M. Carter et Mme Harris ont examiné le dossier de M. Crouse en juillet 1993. M. Carter a affirmé que CSL avait deux interrogations au sujet d'une nouvelle embauche de M. Crouse qui résultaient de son emploi antérieur au sein de la société. Non seulement CSL était préoccupée par le fait que M. Crouse avait un problème d'alcool, elle l'était aussi au sujet de sa compétence compte tenu des réserves exprimées par le capitaine du Paul Martin dans chacun des avis de mauvaise conduite remontant à 1988. M. Carter a témoigné que la préoccupation de la société au sujet du problème d'alcool de M. Crouse avait été entièrement dissipée en février 1993 par la lettre du Niagara Alcohol Service. Il demeurait toutefois préoccupé par la question de la compétence de M. Crouse, particulièrement en rapport avec un travail d'électricien sur des navires auto-déchargeurs. Il faut noter que le Paul Martin est un navire auto-déchargeur et que les deux témoignages de service en mer que M. Crouse avaient envoyés à la société en 1993 avaient trait à des vraquiers. M. Carter avait donc refusé d'enlever le nom de M. Crouse de la liste du PES en 1993, mais avait plutôt demandé des références additionnelles relativement à son rendement.

[48] Il est notable que dans sa réponse à M. Crouse en juillet 1993, M. Carter n'a pas cherché à obtenir plus de renseignements relativement à son problème de consommation d'alcool ou à sa désintoxication (4).

[49] Mme Harris a témoigné qu'elle a de nouveau examiné le dossier de M. Crouse en compagnie de M. Carter au moment où le nom de M. Crouse a été présenté par le syndicat en mai 1996. M. Carter a fait remarquer que M. Crouse n'avait pas fourni à la société une mise à jour de son livret de service ni de renseignements sur ce qu'il avait fait depuis 1992. En fait, il n'y avait rien dans le dossier de M. Crouse qui n'y était pas au moment où ce dossier avait été examiné en juillet 1993, à l'exception du témoignage du service en mer de l'ingénieur en chef Stockman au sujet du service de M. Crouse sur le S.T.S. Tarantau à la fin de décembre 1995 et au début de janvier 1996.

[50] M. Carter et Mme Harris ont témoigné que même s'il y avait une recommandation récente et positive dans le dossier de M. Crouse au sujet de son rendement à titre d'électricien de relève sur un navire auto-déchargeur de CSL, ils continuaient de s'interroger sérieusement sur sa compétence. Les deux ont témoigné que bien que M. Stockman s'occupait bien des aspects techniques de son travail, il avait de la difficulté à confronter ses employés au sujet des lacunes dans leur rendement. De toute évidence, M. Stockman était plutôt reconnu au sein de la société pour la rédaction d'évaluations non critiques et uniformément positives de ses employés. Cette propension avait entraîné des problèmes dans le passé lorsque des personnes recommandées par M. Stockman s'étaient avérées incapables d'exécuter le travail. M. Carter a aussi fait remarquer que la recommandation de M. Stockman portait sur une période de temps relativement courte au cours de laquelle M. Crouse avait agi à titre d'électricien de relève. Il a de plus mentionné que la recommandation était éclairante pour ce qu'elle ne disait pas : nommément que M. Crouse était qualifié pour l'emploi.

[51] Compte tenu de l'absence de ce qu'ils considéraient être des références fiables au sujet du rendement de M. Crouse à titre d'électricien sur des navires auto-déchargeurs, ou de preuve que M. Crouse avait suivi les cours qui étaient offerts pour améliorer ses compétences, M. Carter a pris la décision de rejeter M. Crouse à titre de candidat au poste d'électricien de relève permanent. M. Carter a reconnu que lui et Mme Harris ont probablement passé pas plus de cinq ou dix minutes à étudier la candidature de M. Crouse au poste avant d'en arriver à la rejeter. Il a affirmé qu'il n'était pas prêt à permettre à M. Crouse de passer à l'étape de l'entrevue, car celui-ci n'avait pas encore démontré qu'il possédait le degré de compétence nécessaire pour se qualifier à ce poste. M. Carter a aussi laissé à entendre que le fait que M. Crouse n'ait pas répondu aux demandes antérieures de renseignements de la part de la société de façon opportune lui laissait penser que M. Crouse ne souhaitait pas vraiment travailler pour CSL.

[52] Lorsqu'on lui a demandé pourquoi il n'avait pas cherché à obtenir une copie à jour du livret de service de M. Crouse afin d'évaluer pleinement son expérience, M. Carter a signalé que CSL emploie environ 600 personnes sur une base permanente et émet quelque 2 500 formulaires T-4 chaque année, ce qui comprend les personnes embauchées en passant par le bureau d'embauchage. De l'avis de M. Carter, il incombe aux personnes qui cherchent des emplois de se faire connaître à leur avantage et l'on ne devrait pas s'attendre de lui qu'il coure après les employés éventuels pour obtenir l'information nécessaire.

[53] La raison principale donnée pour le refus d'embaucher M. Crouse à titre d'électricien de relève permanent en mai 1996 avait trait aux préoccupations relatives à sa compétence en rapport avec les navires auto-déchargeurs. Dans ce contexte, on a demandé à M. Carter et à Mme Harris pourquoi CSL était prête à embaucher M. Crouse à titre d'électricien de relève sur le S.T.S. Tarantau en décembre 1995, étant donné que le Tarantau était un navire auto-déchargeur. C'est Mme Harris qui a pris la décision d'embaucher M. Crouse en décembre 1995. Elle a témoigné que les ingénieurs en chef lui avaient dit qu'elle ne devait pas se préoccuper outre mesure des compétences des employés de relève, mais qu'elle devait veiller à ce que des personnes très compétentes soient embauchées pour les postes permanents. Le poste en question en décembre 1995 était un poste de relève. Mme Harris a compris que les tâches des électriciens de relève étaient moins lourdes que celles des employés permanents et que M. Crouse serait supervisé de près par l'ingénieur en chef du navire. Mme Harris a répété le témoignage de M. Carter lorsqu'elle a affirmé qu'elle ne s'interrogeait aucunement au sujet du problème d'alcool de M. Crouse lorsqu'elle l'avait embauché pour le poste de relève en décembre 1995, car toutes les réserves que la société pouvait avoir eu à cet égard avaient été entièrement dissipées par la lettre du Niagara Alcohol Service datant de février 1993.

[54] M. Carter n'a pas participé à la décision d'embaucher M. Crouse en 1995. Il a laissé à entendre toutefois qu'il aurait pu être difficile pour la société de trouver un électricien de relève au mois de décembre. CSL était prête à embaucher M. Crouse à un poste de relève en 1995 en raison de la nature limitée des responsabilités associées au poste, du fait que les électriciens de relève sont supervisés étroitement et de la courte durée de l'affectation. La société n'était toutefois pas prête à embaucher M. Crouse pour un poste permanent en 1996, en raison de la nature critique des responsabilités de l'électricien de relève permanent et des réserves persistantes au sujet de la compétence de M. Crouse.

V. Loi

[55] En vertu de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le refus d'embaucher une personne pour un motif de discrimination interdit est discriminatoire.

[56] L'alcoolisme est considéré comme une maladie (5), qui est un motif de discrimination interdit. Il n'importe pas si M. Crouse a souffert réellement de la maladie en cause pour qu'il y ait discrimination : il y aura violation de la Loi s'il est démontré que les actes de CSL ont été posés en raison de la perception que M. Crouse souffrait d'une maladie, que ce soit ou non, en fait, le cas (6).

[57] Dans une cause de cette nature, le fardeau de la preuve incombe à M. Crouse, qui doit établir à première vue un cas de discrimination. Une fois que cela a été fait, le fardeau revient à CSL qui doit présenter une explication raisonnable pour la conduite en question (7).

[58] Un cas établi à première vue en est un qui couvre les allégations présentées et qui, s'y on y ajoute foi, est complet et suffisant pour justifier un verdict favorable à M. Crouse en l'absence d'une réponse de CSL (8).

[59] Si CSL fournit une explication raisonnable pour un comportement qui serait autrement discriminatoire, M. Crouse doit alors démontrer que l'explication est un prétexte et que la motivation réelle des actes de CSL était, en fait, discriminatoire (9).

[60] La jurisprudence reconnaît la difficulté de prouver les allégations de discrimination par le moyen d'une preuve directe. Tel qu'observé dans Basi :

[traduction]

La discrimination n'est pas une pratique que l'on pourrait s'attendre à voir s'afficher ouvertement; en fait, il y a rarement des cas où il est possible de démontrer par une preuve directe que la discrimination se pratique volontairement. (p. D/5038).

C'est plutôt la tâche du Tribunal d'évaluer toutes les circonstances pour établir s'il y a ce qui a été décrit dans la cause comme une [traduction] subtil odeur de discrimination.

[61] La norme de la preuve dans les causes de discrimination est la norme civile ordinaire de la prépondérance des probabilités. Dans les cas de preuve circonstancielle, le critère peut se formuler comme suit :

[traduction]

Une inférence de discrimination peut être tirée lorsque la preuve présentée pour la soutenir la rend plus probable que les autres inférences ou hypothèses possibles (10).

[62] Il n'est pas nécessaire que des considérations discriminatoires soient la seule raison des actions en cause pour donner droit à une plainte. Il est suffisant que la perception que M. Crouse éprouvait une dépendance à l'égard de l'alcool soit un motif de la décision de CSL (11).

VI. Analyse

[63] Je n'ai obtenu aucun renseignement relativement aux compétences des trois personnes qui ont été embauchées en définitive par CSL et je ne suis donc pas en mesure de comparer leurs compétences et expériences avec celles de M. Crouse. Dans une situation d'embauche classique, des renseignements de cette nature seraient habituellement un élément essentiel d'une cause à première vue (12).

[64] Dans cette affaire, cependant, M. Crouse a posé sa candidature au poste en question en passant par le système du bureau d'embauchage. Compte tenu du protocole de répartition, M. Crouse était présumé avoir droit à un poste d'électricien de relève permanent, sous réserve d'être accepté par CSL. CSL a refusé d'accepter la candidature de M. Crouse et la télécopie de Mme Harris établit clairement que la raison pour laquelle la société agit ainsi a trait à ses antécédents professionnels. Les incidents de mauvaise conduite relatifs à la consommation d'alcool au travail constituent une partie des antécédents de travail de M. Crouse. En réalité, la référence à l'alcoolisme était notée de toute évidence près du nom de M. Crouse sur la liste du PES. À mon avis, ces circonstances sont suffisantes pour établir à première vue un cas de discrimination.

[65] Le procureur de la Commission a fait porter une grande part de son argumentation sur le critère en trois volets formulé par la Cour suprême du Canada dans Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU (13) (Meiorin), alléguant que la preuve présentée par CSL relativement à la sécurité critique reliée aux postes d'électricien sur les navires auto-déchargeurs était anecdotique et impressionniste, et ne répondait pas à la norme formulée par la Cour suprême pour justifier un acte discriminatoire. À mon avis, l'argument de la Commission perçoit fondamentalement mal la nature de la position de CSL dans cette affaire. La société n'allègue pas que la non-dépendance à l'alcool constitue une exigence professionnelle justifiée compte tenu de la sécurité critique des postes d'électriciens sur ses navires (auquel cas, le critère Meiorin s'appliquerait). Plutôt, CSL soumet qu'au moment où elle a décidé de ne pas embaucher M. Crouse en 1996, toute préoccupation qu'elle avait déjà eue à l'égard de l'alcoolisme de M. Crouse était entièrement dissipée et n'a joué aucunement dans sa décision. Il s'agit d'une question factuelle.

[66] M. Carter et Mme Harris, qui m'ont tous les deux impressionné comme étant des témoins crédibles, disent que la raison pour laquelle la candidature de M. Crouse à un poste d'électricien de relève permanent a été rejetée en mai 1996 est qu'ils s'interrogeaient sérieusement sur sa compétence et sa capacité de s'acquitter des responsabilités d'un électricien de relève permanent sur des navires auto-déchargeurs. Je conclus que l'explication offerte par CSL est raisonnable, particulièrement lorsqu'on fait référence aux actes antérieurs de la société.

[67] Il n'est aucunement contesté qu'il n'y a qu'un seul électricien à bord d'un navire auto-déchargeur à tout moment, que cette personne soit un électricien permanent, de relève permanent ou de relève. Les navires auto-déchargeurs sont des bateaux de grande valeur et très modernes. Ils sont l'objet de préoccupations importantes en matière de sécurité qui ont trait à l'utilisation adéquate des nombreux systèmes électriques qu'on y trouve à bord. Si CSL avait en effet toujours des préoccupations au sujet de la perception de la dépendance de M. Crouse à l'égard de l'alcool, cela n'aurait aucun sens qu'elle l'ait embauché à titre d'électricien de relève en décembre 1995. Même si les électriciens de relève sont supervisés étroitement par les ingénieurs en chef, il y aurait tout de même un potentiel véritable de dommage au navire ou peut être de perte d'une vie si un électricien de relève travaillait sous l'effet de l'alcool. Le fait que CSL ait été prête à embaucher M. Crouse à un poste où la sécurité est critique, même à un poste de relève pour une courte période de temps, indique que la société n'avait plus de réserves au sujet de la possibilité qu'il consomme de l'alcool au travail.

[68] Il est clair à partir de la preuve fournie par Mme Harris et M. Carter que la candidature de M. Crouse au poste d'électricien de relève permanent n'a reçu qu'une attention superficielle en mai 1996. Il aurait été bien possible pour CSL d'appeler M. Crouse pour obtenir une copie à jour de son livret de service et des références quant à son rendement sur des navires auto-déchargeurs. Cependant, la question qui se pose à moi n'est pas celle de la pertinence des procédures générales d'embauche de CSL, mais celle de savoir si une perception entretenue par CSL selon laquelle Vernon Crouse avait un problème d'alcool a joué un rôle dans le refus de la société d'embaucher M. Crouse à titre d'électricien de relève permanent en mai 1996.

[69] Étant donné que CSL était prête à embaucher M. Crouse à titre d'électricien de relève en décembre 1995, pourquoi s'objectait-elle à l'embaucher à titre d'électricien de relève permanent six mois plus tard ? D'après l'ensemble de la preuve, je conclus que c'était que les responsabilités associées au poste d'électricien de relève permanent sur un navire auto-déchargeur de CSL sont considérablement plus lourdes que les responsabilités des électriciens de relève. Il est clair que la société avait depuis longtemps des réserves relativement à la compétence de M. Crouse en rapport avec le travail sur des navires auto-déchargeurs et je conclus que ce sont ces réserves, associées à la perception que M. Crouse n'était pas vraiment intéressé à travailler pour CSL, qui ont conduit à la décision de M. Carter de rejeter M. Crouse en mai 1996. Je ne suis pas persuadée que les réserves ou les perceptions à l'égard de la dépendance à l'alcool passée ou courante de M. Crouse ont joué quelque rôle que ce soit dans la décision de M. Carter.

[70] En conséquence, je conclus que CSL a fourni une explication raisonnable pour sa décision. Je n'ai pas été persuadée que l'explication de CSL était un prétexte.

VII. Décision

[71] Pour les raisons susmentionnées, cette plainte est rejetée.


Anne L. Mactavish, présidente

OTTAWA, Ontario

18 juin 2000

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER

NO DE DOSSIER DU TRIBUNAL : T585/4300

INTITULÉ : Vernon Crouse c. Société maritime CSL

LIEU DE L'AUDIENCE : St. Catharines, Ontario

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : 18 juin 2000

ONT COMPARU :

Vernon Crouse En son propre nom

G. Vigna Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Louise Laplante et Pour la Société maritime CSL.

Casper M. Bloom

1. Un livret de service est un registre qui contient une liste chronologique de tous les navires sur lesquels la personne a travaillé ainsi qu'une description du voyage, à quel titre la personne y a travaillé, les dates où elle a travaillé et les signatures des officiers responsables.

2. Il y a deux types de navires de charge en cause dans cette affaire : les vraquiers et les navires auto-déchargeurs. Les vraquiers sont des navires de charge de style classique que l'on décharge à l'aide d'une grue à partir de la côte. Les navires auto-déchargeurs sont des bateaux plus récents et plus modernes qui, comme leur nom l'indique, ont la capacité de se charger et de se décharger eux-mêmes à l'aide d'un système complexe de grues et de convoyeurs à courroie. CSL exploite principalement des navires auto-déchargeurs dont chacun a une valeur avoisinant 60 millions de dollars.

3. M. Carter a parlé d'un programme d'emploi restrictif. Cependant, il semble que Mme Harris et M. Carter parlaient de la même chose.

4. Il faut noter que rien dans la preuve ne suggère que CSL était au courant du fait que M. Crouse avait été congédié deux fois du M/V Algolake, au moins une fois pour raison d'inconduite reliée à l'alcool.

5. Niles c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada (1992), 18 C.H.R.R. D/152, renversée pour autres motifs 142 N.R. 188 (C.A.F.).

6. Québec (C.D.P.D.J.) c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665.

7. Israeli c. Commission canadienne des droits de la personne, 4 C.H.R.R. D/1616 p. 1617 (confirmée 5 C.H.R.R. D/2147) et Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada (1988), 9 C.H.R.R. D/5029.

8. Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpson Sears, [1985], 2 R.C.S. 536 à 558.

9. Israeli, ci-dessus, et Basi, ci-dessus.

10. Vizkelety, B. Proving Discrimination in Canada, Carswell, Toronto, 1987, p. 142.

11. Holden c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada (1990), 14 C.H.R.R. D/12, p. D/15.

12. Voir par exemple Shakes c. Rex Pak Limited (1982), 3 C.H.R.R. D/1001.

13. [1999] 3 R.C.S. 3.

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