Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

KINDRA WOIDEN, LISA FALK,

JOAN YEARY ET

SHARLA CURLE (ANCIENNEMENT SPEIGHT)

les plaignantes

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

DAN LYNN

l'intimé

DÉCISION SUR LA MODIFICATION DES PLAINTES

ET LA PREUVE DE FAITS SIMILAIRES

Décision no 1

2002/01/23

MEMBRE INSTRUCTEUR : Athanasios D. Hadjis, président

TRADUCTION

[1] La présente décision porte sur certaines requêtes préliminaires présentées par la Commission, avant le début de l'audience en l'espèce, prévu le 11 février 2002.

[2] Chacune des quatre plaignantes a déposé une plainte distincte contre l'intimé. Dans chaque plainte, il est allégué que l'intimé, qui était un cadre supérieur au lieu de travail des plaignantes, a exercé à leur endroit une discrimination en les harcelant en raison de leur sexe, contrevenant ainsi à l'article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP). La plainte de Mme Joan Yeary renferme une allégation supplémentaire de harcèlement en raison de sa situation de famille.

[3] Dans une lettre en date du 16 novembre 2001 adressée aux plaignantes et à l'intimé, la Commission allègue que les faits étayant les plaintes de discrimination fondée sur le sexe présentées conformément à l'article 14 de la LCDP étayent également une plainte de discrimination fondée sur l'article 7, et qu'on a omis par inadvertance de faire référence à ce dernier article sur les formulaires de plainte.

[4] Bien que la lettre de la Commission ne soit pas tout à fait claire sur ce dernier point, il semble que la Commission allègue également que les faits étayant la plainte de discrimination de Mme Joan Yeary en vertu de l'article 14, fondée sur sa situation de famille, étayent également une allégation de discrimination fondée sur le même motif, mais conformément à l'article 7. On cite également l'inadvertance comme étant la cause de cette omission.

[5] La Commission a donc présenté la requête préliminaire suivante au sujet de la teneur des plaintes proprement dites :

Que, sur le fondement des mêmes faits que ceux qui sont révélés dans les plaintes, le rapport d'enquête et l'information divulguée :

  1. l'on modifie chacune des quatre plaintes afin d'y ajouter une allégation de discrimination fondée sur le sexe, conformément à l'article 7 de la LCDP;
  2. en ce qui concerne la plainte de Mme Joan Yeary, l'on ajoute une allégation de discrimination, conformément à l'article 7, pour un autre motif, soit la situation de famille.

[6] La Commission a présenté une requête supplémentaire voulant que le Tribunal statue à l'avance que le témoignage de chaque plaignante sera considéré comme une preuve de faits similaires à l'égard des plaintes des autres plaignantes.

I. Contexte

[7] La présidente du Tribunal canadien des droits de la personne a reçu, le 18 juillet 2001, la demande de la Commission visant à instruire les plaintes. Au moyen d'une lettre en date du 26 juillet 2001 livrée par porteur à l'intimé, le Tribunal a informé ce dernier que les plaintes lui avaient été renvoyées et qu'il avait droit en vertu de la LCDP de présenter une preuve et une argumentation juridique, pour son propre compte ou par l'entremise d'un avocat. La lettre était accompagnée d'un questionnaire normalisé relatif à la conférence préparatoire à l'audience, à remplir et retourner avant le 16 août 2001.

[8] En septembre et octobre 2001, le greffe du Tribunal a transmis à toutes les parties de la correspondance supplémentaire précisant, entre autres, la date et le lieu de l'audience. Une partie de cette correspondance a été envoyée à l'intimé par porteur. D'autres documents, envoyés par courrier recommandé, ont été retournés au greffe du Tribunal avec la mention Non réclamé. La lettre du 16 novembre 2001 de la Commission concernant les requêtes préliminaires mentionnées ci-dessus précise que l'envoi est fait par télécopieur et porteur, mais rien n'indique que l'intimé l'ait effectivement reçue. Néanmoins, dans une lettre en date du 27 novembre 2001, envoyée par courrier courant, le greffe du Tribunal informe l'intimé qu'il doit présenter avant le 7 janvier 2002 ses exposés écrits au sujet des requêtes préliminaires. Le 13 décembre 2001, un envoi contenant des copies de toute la correspondance antérieure du greffe du Tribunal avec l'intimé a été livré personnellement à ce dernier par huissier.

[9] La Commission a informé le greffe du Tribunal qu'elle avait fait parvenir à l'intimé par porteur, le 20 décembre 2001, ses exposés écrits en date du 17 décembre 2001 concernant les requêtes. Le service de messageries a par la suite informé la Commission qu'il lui avait été impossible de livrer l'envoi parce qu'il n'y avait pas, semble-t-il, de réponse à l'adresse de l'intimé. Le service de messageries a apparemment informé par téléphone l'intimé de l'endroit où il pouvait aller chercher lui-même l'envoi. Selon la Commission, l'intimé n'est jamais allé chercher l'envoi en question; par conséquent, le service de messageries a retourné celui-ci à la Commission le 14 janvier 2002.

[10] Le greffe du Tribunal a réussi à joindre l'intimé au téléphone à plusieurs reprises. Il lui a suggéré d'accepter la documentation envoyée, de l'examiner et, si possible, de demander conseil à un avocat. Malheureusement, malgré les avis mentionnés ci-dessus quant à la date de la présente décision, l'intimé n'a communiqué au Tribunal ni le questionnaire ni sa réplique aux exposés de la Commission. Je suis donc dans l'obligation de me prononcer sur les requêtes sans avoir pu prendre connaissance de quelque observation que ce soit de l'intimé.

II. Modifications

[11] Le Tribunal canadien des droits de la personne a déjà statué qu'une plainte en matière de droits de la personne ne se compare pas à une mise en accusation au criminel et que le Tribunal jouit d'un certain pouvoir discrétionnaire pour modifier la plainte, pourvu qu'un préavis suffisant soit donné à l'intimé(1).

[12] En l'espèce, les changements demandés ne modifieraient pas les allégations de fait formulées dans les plaintes, et ne feraient qu'ajouter un renvoi à un autre article de la LCDP. Dans Hum c. Gendarmerie royale du Canada (2), une situation similaire s'est produite. Il était allégué dans la plainte originale que le plaignant avait fait l'objet d'un traitement discriminatoire pour un motif illicite, conformément au par. 5b) de la LCDP. Après l'enquête de la Commission, mais avant que les membres instructeurs chargés d'instruire la plainte aient été nommés, la Commission a modifié celle-ci pour y ajouter un motif de harcèlement, conformément à l'article 13.1 [devenu depuis l'article 14]. Jugeant que ce changement constituait une modification permissible à la plainte, le Tribunal a noté que le fait d'ajouter un motif ne défavoriserait aucunement l'intimée puisque le changement n'altérait pas les faits sur lesquels l'intimée avait elle-même fait enquête. Par conséquent, il n'y avait pas de nouveaux faits sur lesquels on pouvait faire enquête et il n'y avait pas de nouvelles parties à interroger. Le Tribunal a fait remarquer que le changement n'aurait demandé rien d'autre qu'une analyse juridique visant à répondre à l'esprit de la nouvelle plainte(3).

[13] De même, en l'espèce, aucun des faits allégués dans l'une quelconque des quatre plaintes n'est modifié. Le seul changement réel surviendra une fois que toute la preuve aura été exposée et que les parties présenteront leurs plaidories. La question additionnelle à se demander à ce moment-là sera si les faits présentés durant l'audience constituent une preuve de violation de l'article 7, en plus ou à la place de l'article 14.

[14] Depuis au moins le 16 novembre 2001, soit près de trois mois avant le début de l'audience, on a fait diverses tentatives pour informer l'intimé de l'intention de la Commission de demander ces modifications. Il ne fait aucun doute que l'avis du dépôt des requêtes préliminaires faisait partie des documents qui ont été signifiés par huissier à l'intimé le 13 décembre 2001. Si l'intimé n'est aucunement conscient de la teneur de ces requêtes préliminaires, c'est strictement parce qu'il n'a pas voulu recevoir ou examiner la documentation ou les autres renseignements qui lui ont été présentés. Je considère donc que l'intimé a été dûment avisé de ces requêtes préliminaires, au plus tard le 13 décembre 2001.

[15] J'estime que l'intimé a reçu un préavis suffisant des modifications et que l'approbation de celles-ci ne comporterait pour lui aucun désavantage qui justifierait le rejet de la requête de la Commission visant à modifier les plaintes. Par conséquent, j'autorise qu'on modifie les plaintes de la façon indiquée plus haut dans la présente décision.

III. Preuve de faits similaires

[16] Dans sa deuxième requête préliminaire, la Commission demande que le témoignage de chaque plaignante soit considéré comme une preuve de faits similaires à l'égard des autres plaintes. La Commission fait observer que les quatre plaignantes font partie du même groupe de travailleurs et soutient que les faits mentionnés dans les quatre plaintes dénotent un comportement similaire de la part de l'intimé et sont survenus à peu près à la même époque. À l'appui de cette requête, la Commission a fait référence aux détails fournis dans chacune des plaintes ainsi qu'à l'exposé des faits essentiels qui faisait partie de sa lettre du 16 novembre 2001.

[17] Les tribunaux des droits de la personne ont le pouvoir de recevoir une preuve de faits similaires et d'agir sur la foi de celle-ci(4), sous réserve des principes applicables au recours à une telle preuve dans des procédures criminelles ou civiles. Ainsi, le Tribunal canadien des droits de la personne a formulé dans Hewstan c. Auchinlek la conclusion suivante :

Le critère approprié pour établir la recevabilité d'une telle preuve consiste à établir si les faits auxquels elle renvoie sont suffisamment similaires aux faits allégués pour qu'elle possède une valeur probante à l'égard des questions dont est saisi le Tribunal et ce, après avoir pris en considération le préjudice que son admission est susceptible de causer. Les facteurs à prendre en considération à cette fin sont les suivants : a) la preuve de faits similaires soumise porte-t-elle véritablement sur des faits similaires à ceux en cause; b) la preuve porte-t-elle sur des questions autres que la seule propension de l'intimée à commettre un ou plusieurs gestes particuliers et c) la présentation de la preuve viendra-t-elle semer la confusion en exigeant du Tribunal qu'il établisse d'abord si les gestes antérieurs reprochés à l'intimé ont véritablement été posés(5).

[18] Revenons au cas qui nous occupe. Même s'il est possible que le témoignage de chaque plaignante satisfasse au critère permettant de considérer qu'il s'agit d'une preuve de faits similaires à l'égard des autres plaintes, je ne vois aucune raison impérieuse de trancher cette question avant d'avoir entendu cette preuve. Dans d'autres affaires dont le Tribunal canadien des droits de la personne a été saisi, la pratique courante semble avoir consisté à entendre d'abord les témoignages proposés et à se prononcer plus tard sur la question de la recevabilité(6). Les préoccupations que soulève habituellement cette manière de procéder ont trait à la réticence à entendre une preuve qui, de par sa nature, est préjudiciable à la partie intimée et qui ne serait pas pertinente à la plainte si les faits dont il s'agit ne revêtaient pas un caractère similaire. Toutefois, ce problème ne se pose pas dans le cas qui nous occupe. La preuve de faits similaires proposée sera selon toute vraisemblance présentée sans qu'on soulève d'objection, de toute façon, étant donné qu'elle réside dans le témoignage de l'une ou l'autre des quatre plaignantes et a directement trait à leur plainte respective.

[19] Par conséquent, dans la mesure où la preuve sera vraisemblablement jugée recevable, qu'elle soit considérée ou non comme une preuve de faits similaires, il n'y a pas de raison de trancher cette question à ce moment-ci. En outre, le fait d'attendre que les plaignantes aient témoigné permettra au Tribunal de connaître la portée et la nature exactes de la preuve lorsque viendra le temps de décider si le critère servant à déterminer la recevabilité d'une preuve de faits similaires a été satisfait.

[20] Eu égard à ces motifs, je ne fais pas droit à ce moment-ci à la requête de la Commission visant à considérer le témoignage de chaque plaignante comme une preuve de faits similaires à l'égard des autres plaintes. Toutefois, je rends cette décision sous réserve du droit de la Commission de présenter une demande similaire au Tribunal une fois que la preuve proposée aura été produite.

(Original signé par)

Athanasios D. Hadjis, président

OTTAWA (Ontario)

Le 23 janvier 2002

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T657/4501

INTITULÉ DE LA CAUSE : Kindra Woiden, Lisa Falk, Joan Yeary et Sharla Curle (anciennement Speight) c. Dan Lynn

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 23 janvier 2002

A COMPARU :

Giacomo Vigna au nom de la Commission canadienne des droits de la personne et des plaignantes

1. 1 Uzuoba c. Canada (Service correctionnel) (1994) 26 C.H.R.R., D/361 (TCDP), p. D/368, faisant référence aux décisions de commissions d'enquête de l'Ontario dans Cousens c. Canadian Nurses Association (1981) 2 C.H.R.R., D/365 et Barnard c. Fort Francis (Town) Commissioners c. Police (No. 1) (1986) 7 C.H.R.R. D/3167, p. D/3167. Voir aussi Hum c. Gendarmerie royale du Canada (1987) 8 C.H.R.R., D/3748, (TCDP), p. D/3751; Kavanagh c. Service correctionnel du Canada, (31 mai 1999), (TCDP), pp. 2 à 4; Alliance de la fonction publique du Canada c. Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, (10 juin 1999), (TCDP), p. 6; Brown c. Forces armées canadiennes (23 août 1994), p. 847 de la transcription.

2. 2 Ibid.

3. 3 Ibid., p. D/3751.

4. 4 Hewstan c. Auchinlek (1997) 29 C.H.R.R. D/309 (TCDP); Swan c. Forces armées canadiennes (1994) 25 C.H.R.R. D/312 (TCDP); Rivers c. Conseil de la Bande indienne de Squamish (27 janvier 1994) T.D. 3/94 (TCDP); Mehta c. McKay (1990) 47 Admin L.R. 254 (C.S. N.-É. - Div. d'appel); Re: Commodore Business Machines Ltd. c. Minister of Labour for Ontario (1984) O.R. (2d) 17.

5. 5 Ibid., p. D/313.

6. 6 Rivers, précitée, note 4, p. 53, Swan, précitée, note 4, p. D/319, Hewstan, ibid., p. D/310.

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