Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

RICHARD W. ROGERS

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

DECKX LTD.

l'intimée

DÉCISION SUR LE DOSSIER MÉDICAL

Décision no 2

2002/04/17

MEMBRE INSTRUCTEUR : Paul Groarke, membre

TRADUCTION

[1] La présente décision porte sur une requête préliminaire déposée par l'intimée. Je n'entends pas discuter ici des faits de l'affaire, qui sont présentés d'une manière considérablement détaillée dans les énoncés écrits produits par la Commission et par l'intimée. Il suffit de préciser que le plaignant était employé à titre de chauffeur de camion. Il souffre d'une certaine forme de vision double qui peut ou peut ne pas avoir nui à son aptitude à conduire. Ce dernier point semble être l'objet d'un profond désaccord entre les parties.

[2] Dans une lettre du 1er avril 2002, les avocats de l'intimée ont présenté des requêtes visant à obtenir quatre ordonnances. Il s'agit des ordonnances suivantes :

  1. Une ordonnance ayant pour effet d'obliger M. Wiesenthal, le médecin de pratique générale qui traite Richard Rogers depuis 1989, à divulguer et à produire des copies de ses dossiers, notes d'étude clinique, rapports de consultation, résultats de test et/ou résultats d'examen de laboratoire dans la mesure où ces documents se rapportent à des questions liées à la vision double, à son traitement, à la fréquence de sa survenue et à tout symptôme y afférent y compris les maux de tête et/ou la fatigue oculaire.
  2. Une ordonnance ayant pour effet d'obliger M. Harrington, l'ophthalmologiste qui traite Richard Rogers depuis un nombre considérable d'années, à divulguer ses dossiers, notes d'étude clinique, rapports de consultation, résultats de test et/ou résultats d'examen de laboratoire qui se rapportent à Richard Rogers, et au traitement de la vision double, de la fatigue oculaire et de toute question y afférente.
  3. Une ordonnance de prorogation, jusqu'au 16 avril 2002, du délai de communication prescrit à l'alinéa 6(1)f) des Règles de procédure provisoires du Tribunal canadien des droits de la personne (ci-après Règles de procédure du Tribunal) eu égard aux témoins qualifiés d'experts.
  4. Au besoin, une ordonnance obligeant Richard Rogers à subir un examen par un ophthalmologiste ou un autre médecin que désignera DeckX Ltd.

Les deux médecins semblent être des témoins neutres, puisque tant la Commission que l'intimée les ont inclus dans leur liste de témoins.

[3] La Commission ne s'oppose pas à l'ordonnance en production du dossier médical. Le plaignant, pour sa part, s'y oppose. Il soutient qu'aucun motif ne justifie de divulguer le dossier médical ayant trait à la période qui a précédé 1997, l'année où l'intimée l'a embauché. Je me vois contraint d'exprimer mon désaccord sur ce point. L'intimée a limité sa requête aux éléments du dossier médical qui se rapportent à la vision double du plaignant. Les antécédents médicaux eu égard à l'état de santé du plaignant peuvent considérablement aider un expert aux fins de l'évaluation de la nature et de la portée d'une telle déficience. Il s'agit là d'un point effectif de litige entre les parties. Bien que la question de privilège n'ait guère fait l'objet d'observations, je suis d'avis que l'intérêt public, du processus et des parties eu égard à la vérité dans cette affaire l'emporte sur l'intérêt que le plaignant peut avoir eu égard à la protection du caractère confidentiel du dossier médical.

[4] Je suis donc disposé à accueillir les requêtes ayant trait aux deux premières ordonnances. Cette permission est assortie d'une condition. Le plaignant et la Commission se sont dits, à bon droit, préoccupés au sujet du caractère confidentiel du dossier médical. Je précise donc que ledit dossier doit servir exclusivement aux avocats de l'intimée et à tout expert dont les services seraient retenus par ces derniers. Même si les avocats voudront inévitablement traiter avec leur client des renseignements inclus audit dossier, je ne vois aucun motif qui justifie que leur client en reçoive une copie. Je m'attends aussi à ce que les avocats de l'intimé donnent avis à leur client qu'il est tenu de respecter le caractère confidentiel de tels renseignements. La vie privée du plaignant doit être préservée des regards indiscrets d'employés (trop) curieux.

[5] La troisième ordonnance demandée par voie de requête se rapporte à l'alinéa 6(1)b) des Règles de procédure provisoire du Tribunal, aux termes duquel l'intimée est tenue de nommer un témoin qualifié d'expert et de communiquer aux autres parties un résumé de son témoignage. Je ne vois rien qui empêcherait l'intimée de nommer un témoin expert avant de recevoir l'information des médecins. L'intimée ne peut cependant pas préparer un résumé du témoignage dudit témoin expert avant l'examen du dossier médical. Je suis donc disposé à accorder au plaignant et à la Commission un délai d'une semaine pour la production à l'intimée des éléments nécessaires du dossier médical. L'intimée pourra disposer d'un délai supplémentaire d'une semaine pour se conformer à l'alinéa 6(1)b) des Règles de procédure.

[6] J'aborde maintenant la quatrième requête, exprimée en termes équivoques. Je ne suis pas tout à fait certain de ce que les mots au besoin sont censés vouloir dire. Ils peuvent simplement signifier que l'ordonnance est nécessaire, si le plaignant refuse de se soumettre à un examen. À mon avis, toutefois, permettre une requête exprimée en termes équivoques va à l'encontre de l'ordre public.

[7] Il s'agit là d'un point d'importance secondaire, puisque je ne suis pas disposé à rendre la quatrième ordonnance présentement. La Commission a avancé la position que le Tribunal n'a pas compétence pour ordonner au plaignant de se soumettre à un examen médical. Comme la Commission l'indique, l'intimée semble penser en termes de procédure applicable dans le contexte d'un tribunal civil. Ce qui pose problème cependant, c'est que le pouvoir des tribunaux de rendre de telles ordonnances leur est conféré par leurs règles de procédure. Le Tribunal ne dispose pas du même pouvoir conféré par une loi ou par un règlement.

[8] L'intimée m'a renvoyé à Lee c. Ministère de la Défense nationale (2000) (T.C.D.P.), une affaire qui ne traite pas explicitement de la question de compétence. À mon avis, la question n'a pas encore été tranchée. Il existe un certain nombre de raisons, néanmoins, pour lesquelles un tribunal doit faire preuve de prudence en la matière. Une de ces raisons est que la loi ne confère pas expressément au Tribunal le pouvoir d'obliger un plaignant à se soumettre à un examen médical. Le fondement d'une plainte concernant les droits de la personne est la discrimination et les questions d'ordre médical seront habituellement, à tout le moins, subordonnées à la question principale qui fait l'objet de l'instruction. La situation n'est pas la même que dans un litige relatif à des lésions corporelles.

[9] Il est également bien établi que le processus de protection des droits de la personne est fondé sur la dignité de la personne. La jurisprudence concernant la Charte a au moins implicitement reconnu que la dignité de la personne est fondée, dans une grande mesure, sur l'autonomie personnelle. Il s'ensuit qu'un tribunal doit faire preuve de circonspection avant d'obliger un plaignant récalcitrant à se soumettre à un examen administré par des personnes dont l'intimé aura retenu les services. Je ne suis pas disposé à donner carte blanche à l'intimé relativement à l'examen du plaignant.

[10] La Cour suprême a statué, dans A.M. c. Ryan [1997] 1 R.C.S. 157, paragraphe 30, que la common law doit évoluer de manière à refléter les nouvelles valeurs consacrées par la Charte. Mise à part toute question concernant le caractère juridique des décisions d'un tribunal, je suis d'avis qu'il ne fait aucun doute que le même raisonnement s'applique au processus de protection des droits de la personne. Cela me porte à croire qu'une ordonnance à caractère contraignant doit être justifiée. Il peut arriver qu'une ordonnance obligeant quelqu'un à se soumettre à un examen médical soit indiquée, mais l'intimé doit, à tout le moins, faire la preuve qu'un tel examen est nécessaire. Cette preuve n'a pas été faite en l'espèce.

[11] Le raisonnement qui sous-tend la règle applicable aux tribunaux civils semble être que les parties plaignantes et les parties défenderesses sont sur un pied d'égalité eu égard aux questions médicales afférentes à une affaire. Bien que je n'exprime aucun avis sur la question de compétence, il se peut qu'un tel argument puisse être débattu aux termes du paragraphe 50(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ledit alinéa prescrit qu'un tribunal après avis conforme à la Commission, aux parties et [. . .] à tout intéressé [. . .] donne à ceux-ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter [. . .] des éléments de preuve ainsi que leurs observations. Étant donné que le critère qui prévaut en vertu du paragraphe 50(1) est celui de l'équité, l'argument avancé serait, peut-on présumer, que l'intimé ne peut participer d'une manière équitable au processus sans examen. Un intimé serait tenu d'établir que l'ordonnance est nécessaire pour que lui soit donnée la possibilité pleine et entière de participer à l'instruction.

DÉCISION

[12] À la lumière de ce qui précède, il s'ensuit que le plaignant et la Commission canadienne des droits de la personne communiqueront des copies du dossier médical à l'intimée au plus tard le 19 avril 2002. Lesdites copies doivent être retournées ou détruites à la clôture du dossier de l'espèce. L'intimée devra, au plus tard le 26 avril 2002, nommer un témoin expert et communiquer aux autres parties un résumé de son témoignage.

[13] L'intimée est libre de présenter une requête visant à obtenir une autre ordonnance après avoir retenu les services d'un expert. Toute requête visant à obtenir une telle ordonnance devra toutefois préciser pourquoi l'intimée demande un examen. La requête devra aussi préciser les nom et titres de l'expert en question. Une telle démarche est conforme à la pratique des tribunaux, qui obligent le défendeur à nommer un expert spécifique avant de présenter une requête visant à obtenir une ordonnance (1). L'intimée est également tenue, à mon avis, d'établir les paramètres qui régiront l'examen et de décrire la nature des procédures médicales qui seront suivies.

[14] Si une autre requête est présentée eu égard à un examen médical, je demanderai aux parties de présenter au Tribunal un autre argument juridique sur la question de compétence.

Originale signée par


Paul Groarke, membre

OTTAWA (Ontario)

Le 17 avril 2002

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU DOSSIER DU TRIBUNAL : T678/6601

INTITULÉ DE LA CAUSE : Richard W. Rogers c. DeckX Ltd.

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL: Le 12 avril 2002

ONT COMPARU :

Richard W. Rogers Pour lui-même

Mark McDonald Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Mark Newman Pour l'intimée (DeckX Ltd.)

1. 1 Voir Mahoney v. Mahoney [1997] B.C.J. no 1448 (B.C.S.C.), par exemple, paragraphe 15, où le Tribunal cite Adelson v. Clint (1993), 16 C.P.C. (3e) 209 (B.C.S.C.).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.