Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Entre :

Salvatore Milazzo

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Autocar Connaisseur Inc.

l'intimée

- et -

l’Association des autocaristes canadiens

la partie intéressée

Décision

Membres : Anne L. Mactavish, Pierre Deschamps et Michel Doucet
Date : Le 6 novembre 2003
Référence : 2003 TCDP 37

Table des matières

I Les événements ayant donné lieu à la plainte de M. Milazzo

A. L’emploi de M. Milazzo chez Autocar Connaisseur

B. Le test de dépistage des drogues administré à M. Milazzo

C. La cessation de l’emploi de M. Milazzo chez Autocar Connaisseur

II L’industrie de l’autocar

A. La situation économique de l’industrie de l’autocar

B. Le contexte réglementaire

C. Voyages transfrontaliers et exigences réglementaires américaines

D. Le dépistage des drogues dans l’industrie canadienne de l’autocar

III Autocar Connaisseur

A. La situation chez Autocar Connaisseur durant la période 1997-1999

B. Les tests de dépistage des drogues chez Autocar Connaisseur

C. Mesures d’accommodement prises par Autocar Connaisseur à l’égard  des employés ayant une dépendance à l’alcool ou aux drogues

D. La nouvelle politique d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues

IV Le cadre juridique

V Quelle est la norme?

VI La plainte relevant de l’article 7

A. A-t-on établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination ?

B. M. Milazzo était-il atteint d’une déficience ?

C. Le concept de déficience perçue s’applique-t-il aux cas de dépendance à l’égard de l’alcool ou de la drogue ?

D. Autocar Connaisseur avait-il l’impression que M. Milazzo présentait une dépendance à l’égard des drogues?

E. Conclusion concernant la plainte de M. Milazzo relevant de l’article 7

VII La plainte relevant de l’article 10

A. Existe-t-il une preuve prima facie de discrimination?

B. Autocar Connaisseur s’est-elle acquittée de son fardeau?

(i) Lien rationnel

(ii) Bonne foi

(iii) Nécessité raisonnable

a) Le contexte professionnel dans lequel travaillent les chauffeurs d’Autocar Connaiseur

b) L’assignation des itinéraires et les chauffeurs d’Autocar Connaisseur

c) Les effets du cannabis sur le cerveau

d) L’ampleur du problème dans l’industrie des transports

e) La portée des tests de dépistage des drogues

f) L’efficacité du dépistage des drogues comme moyen de promouvoir la sécurité routière

g) Les tests de dépistage positifs en tant qu’indicateur d’un risque accru

h) Les tests de dépistage des drogues constituent-ils un moyen de dissuasion efficace au- près des employés?

i)  Conclusions au sujet du recours par Autocar Connaisseur à des tests de dépistage des drogues

j)  Autocar Connaisseur peut-elle accommoder les chauffeurs dont les tests de dépistage sont positifs?

k) Conclusions relatives à la responsabilité et à la plainte relevant de l’article 10

l)  Commentaires au sujet de la nouvelle politique d’Autocar Connaisseur en matière de dépistage de l’alcool et des drogues

VIII Mesures de redressement

IX Ordonnance.

[1] Salvatore Milazzo a été chauffeur pendant plusieurs années chez Autocar Connaisseur Inc. En août 1999, son employeur lui a ordonné de subir un test de dépistage des drogues. Les résultats de ce test ont été positifs, révélant la présence de métabolites de cannabis. Autocar Connaisseur a alors mis fin à l’emploi de M. Milazzo au sein de la compagnie, conformément à sa politique de tolérance zéro en matière de drogues.

[2] M. Milazzo allègue qu’en négligeant de l’accommoder par rapport à sa dépendance perçue à la drogue et en mettant fin à son emploi, Autocar Connaisseur a contrevenu à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il allègue aussi que la politique d’Autocar Connaisseur exigeant que les chauffeurs subissent des tests de dépistage des drogues va à l’encontre de l’article 10 de la Loi.

I. Les événements ayant donné lieu à la plainte de M. Milazzo

A. L’emploi de M. Milazzo chez Autocar Connaisseur

[3] M. Milazzo a été embauché par Autocar Connaisseur en juillet 1994. L’activité d’Autocar Connaisseur est dans une large mesure dépendante du tourisme et est de nature saisonnière, l’été étant la période occupée. Afin de s’adapter aux fluctuations de la demande, Autocar Connaisseur dispose d’un effectif restreint de chauffeurs permanents qui travaillent à longueur d’année, ainsi que d’une équipe plus nombreuse de chauffeurs saisonniers.[1] M. Milazzo fait partie du deuxième groupe; il travaille comme chauffeur pendant plusieurs mois chaque année et touche des prestations d’assurance-emploi durant la saison morte.

[4] Les antécédents professionnels de M. Milazzo chez Autocar Connaisseur semblent plutôt sans histoire. Nous n’avons, par ailleurs, été saisis d’aucun élément de preuve portant à croire que son rendement au travail posait problème. Cependant, il convient de souligner que M. Milazzo n’a pas travaillé chez Autocar Connaisseur à l’été 1997, son permis de conduire ayant été suspendu à la suite d’une condamnation pour conduite avec facultés affaiblies. Cette condamnation avait trait à un incident survenu en dehors des heures de travail, et le Tribunal n’a été saisi d’aucun élément de preuve indiquant que M. Milazzo ait jamais conduit un autobus alors qu’il avait les facultés affaiblies par des drogues ou l’alcool.

[5] Durant les années où il a travaillé chez Autocar Connaisseur, M. Milazzo conduisait des autobus-voyageurs - des autocars - de 40 pieds. M. Milazzo a d’abord été affecté au service de navette entre le Casino de Montréal et les parcs de stationnement de l’établissement, ainsi qu’au transport des passagers entre les hôtels de la ville et les aéroports. Autocar Connaisseur avait obtenu des contrats pour la prestation de ces services, qui était soumise à un horaire fixe.

[6] Autocar Connaisseur offrait également un service de location d’autocars à des groupes qui organisaient des excursions en Amérique du Nord. Durant la période où il a été à l’emploi d’Autocar Connaisseur, M. Milazzo a conduit des groupes partout au Québec et en Ontario.

[7] À l’été de 1999, Autocar Connaisseur avait perdu le contrat du Casino. À ce moment-là, M. Milazzo était surtout affecté au service de navette entre les hôtels et les aéroports. Cependant, le 4 juin 1999, M. Milazzo a dû se rendre dans le nord de l’État de New York afin de conduire jusqu’à Montréal un autocar en provenance de Virgina Beach. Selon ses dires, il n’était pas censé faire de trajets dans l’État de New York, mais il avait dû se rendre là-bas à court préavis parce qu’il n’y avait aucun autre chauffeur disponible.

B. Le test de dépistage des drogues administré à M. Milazzo

[8] Bien que M. Milazzo ait dit à un moment donné durant son témoignage qu’il ne savait pas qu’Autocar Connaisseur avait une politique sur le dépistage des drogues, il est évident d’après ses autres observations, qu’il était bien au fait de la chose. Cependant, M. Milazzo avait compris que seuls les chauffeurs qui se rendaient aux États-Unis seraient soumis à des tests. Comme il ne conduisait pas sur une base régulière d’autocars jusqu’aux États-Unis, M. Milazzo ne croyait pas être visé par cette politique.

[9] Selon M. Milazzo, des rumeurs voulant que tous les chauffeurs, et non pas seulement ceux qui se rendaient aux États-Unis, seraient soumis à des tests ont commencé à circuler à l’été 1999. Vers la mi-août, M. Milazzo s’est fait dire par le répartiteur à son arrivée au travail qu’il avait raté son rendez-vous pour son test de dépistage des drogues. Lorsqu’il a dit au répartiteur qu’on ne lui avait rien dit à ce sujet, celui-ci lui a répondu qu’on lui fixerait un nouveau rendez-vous. Au dire de M. Milazzo, le test a été effectué moins d’une semaine plus tard. Selon les témoignages d’autres témoins, il semblerait que le test de M. Milazzo ait eu lieu le 20 août 1999.

[10] M. Milazzo devait se rendre à une petite clinique du centre-ville de Montréal. Après qu’on lui eut demandé une preuve d’identité, on lui a dit de se rendre aux toilettes pour fournir un échantillon d’urine. Tout le processus n’a duré que 10 à 15 minutes.

[11] Le 24 août, M. Milazzo a reçu un appel téléphonique d’un médecin de la clinique qui l’a informé que son test d’urine avait été positif quant à la présence de métabolites de cannabis. Le médecin a dit à M. Milazzo que les résultats du test seraient communiqués à Autocar Connaisseur.

C. La cessation de l’emploi de M. Milazzo chez Autocar Connaisseur

[12] Le 25 août 1999, M. Milazzo s’est présenté au travail comme à l’habitude. Après un aller- retour à l’aéroport, M. Milazzo a été invité à se rendre au bureau où il a rencontré un des répartiteurs, un certain Denis. Selon M. Milazzo, Denis lui a dit que la compagnie avait été informée des résultats positifs de son test. Denis l’a alors avisé qu’il était suspendu pour deux jours jusqu’à ce que Pierre Bougie puisse examiner l’affaire et décider des mesures à prendre.

[13] Il semble que les employés d’Autocar Connaisseur étaient syndiqués depuis peu. Bien qu’il ne fût pas membre du syndicat, selon ses dires, M. Milazzo a indiqué que, durant sa conversation avec Denis, ce dernier lui aurait dit qu’il allait tenter de trouver un délégué syndical qui pourrait l’aider et qu’il espérait qu’il pourrait demeurer au service de la compagnie.

[14] Deux jours plus tard, M. Milazzo a rencontré Pierre Bougie. Ce dernier n’a pas témoigné à l’audience et son rôle au sein de la compagnie n’a jamais été expliqué. Il était, semble-t-il, l’un des cadres supérieurs d’Autocar Connaisseur. M. Milazzo prétend avoir dit à M. Bougie qu’il aimait vraiment son emploi et qu’il était [Traduction] prêt à suivre un traitement, compte tenu de la situation. Lors de son témoignage, M. Milazzo a indiqué qu’il avait également demandé de subir un deuxième test afin qu’on puisse vérifier que ses résultats étaient vraiment positifs.[2] Évidemment, M. Bougie a répondu qu’il était désolé mais qu’il n’avait d’autre choix que de le congédier.

[15] Durant cette rencontre, M. Bougie a fait signer à M. Milazzo un document qui était rédigé entièrement en français. Dans son témoignage, M. Milazzo a indiqué qu’il avait de la difficulté à lire le français, mais que M. Bougie lui avait expliqué qu’un représentant syndical aurait dû assister à la rencontre et que s’il signait le document, il pourrait compter sur l’aide d’un représentant syndical. En fait, le document est une renonciation au droit de M. Milazzo d’être assisté par un représentant syndical lors de la rencontre. Le témoignage de M. Milazzo a été très confus sur un certain nombre de points, notamment sur le statut du syndicat chez Autocar Connaisseur. Nous ne sommes pas persuadés que M. Bougie ait délibérément induit M. Milazzo en erreur afin de lui faire signer le document. Au regard de l’ensemble des circonstances, nous sommes d’avis qu’il est davantage probable que M. Milazzo n’ait tout simplement pas compris l’explication de M. Bougie concernant la représentation syndicale.

[16] Le témoignage de M. Milazzo comporte un certain nombre d’incohérences à propos de ses rapports avec M. Bougie. M. Milazzo a d’abord indiqué que M. Bougie avait clairement indiqué au cours de la rencontre qu’il n’avait pas d’autre choix que de le congédier; toutefois, il a dit ensuite que M. Bougie avait affirmé que, [Traduction] vu les circonstances, je ne peux vous réintégrer sur-le-champ dans vos fonctions. Donnez-moi une couple de jours et je verrai ce que je peux faire. M. Milazzo a indiqué qu’après sa rencontre avec M. Bougie, il avait attendu qu’un représentant syndical communique avec lui. Il a dit n’avoir fait aucun effort pour prendre contact avec un représentant syndical, car il lui était interdit de se trouver à proximité des bureaux d’Autocar Connaisseur.

[17] Environ deux jours plus tard, M. Milazzo a reçu de la part d’Autocar Connaisseur son relevé d’emploi indiquant qu’il avait été congédié. Bien qu’il ait affirmé lors de son témoignage qu’il lui était interdit de se trouver à proximité des locaux d’Autocar Connaisseur, M. Milazzo a dit être retourné voir M. Bougie pour lui demander de le mettre à pied. M. Milazzo a dit avoir fait cette démarche afin de pouvoir toucher des prestations d’assurance-emploi. Ce témoignage doit être examiné à la lumière de l’allégation subséquente de M. Milazzo à l’effet que c’était plusieurs mois avant qu’il n’apprenne qu’il n’aurait pas droit à des prestations d’assurance-emploi du fait qu’Autocar Connaisseur avait mis fin à son emploi pour un motif valable.

[18] Selon M. Milazzo, M. Bougie a refusé de le mettre à pied.

[19] Il n’est pas contesté que la compagnie a mis fin à l’emploi de M. Milazzo en raison des résultats positifs de son test de dépistage et, tout compte fait, ces incohérences dans le témoignage de M. Milazzo ne sont pas pertinentes. Néanmoins, ces contradictions et d’autres encore dans le témoignage de M. Milazzo nous incitent à faire montre d’une certaine prudence à l’égard de son témoignage sur des questions plus essentielles.

II. L’industrie de l’autocar

[20] James Devlin et Brian Crowe ont témoigné au sujet de la situation dans l’industrie de l’autocar. M. Devlin est l’actuel président d’Autocar Connaisseur. M. Crowe est président de Motor Coach Canada, l’association professionnelle qui représente les compagnies d’autocars et les organisateurs de voyages en autocar du Canada. Motor Coach Canada représente environ 95 autocaristes et 115 organisateurs de voyages en groupe – de 75 % à 90 % de l’industrie canadienne de l’autocar.

[21] De façon générale, environ 75 % des employés des compagnies d’autocars sont des chauffeurs. Les mécaniciens représentent une autre tranche de 15 % ou de 20 %. Les autres travailleurs occupent des emplois de bureau. La plupart des compagnies d’autocars canadiennes sont relativement petites et sont des entreprises familiales.

[22] L’industrie de l’autocar opère sur demande. Selon M. Crowe, une compagnie d’autocars typique fonctionne 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Comme l’a indiqué M. Crowe, l’industrie fournit des services lorsque les gens désirent se déplacer. De ce fait, les itinéraires sont très imprévisibles; M. Crowe a donné comme exemple les voyages aux États-Unis, indiquant qu’il se peut fort bien qu’une entreprise n’aille pas du tout aux États-Unis un mois donné, puis y fasse 20 voyages le mois suivant, en raison de la demande de la clientèle.

[23] Selon M. Crowe, cette capacité de s’adapter rapidement à la demande des clients est l’une des forces de l’industrie de l’autocar.

A. La situation économique de l’industrie de l’autocar

[24] M. Crowe a décrit l’industrie canadienne de l’autocar comme une industrie en pleine maturité. Autrement dit, la croissance dans ce secteur est faible. En fait, l’industrie est en perte de vitesse. M. Crowe a expliqué que les fournisseurs canadiens de services de transport par autobus nolisé doivent faire concurrence à des fournisseurs de services de transport fortement subventionnés tels que les lignes aériennes et Via Rail. La conjoncture internationale, notamment la guerre du Golfe, les attaques du 11 septembre, la guerre en Irak, l’épidémie du SRAS et l’épisode de la vache folle dans l’Ouest canadien sont autant d’éléments qui ont grandement contribué à réduire l’activité dans l’industrie de l’autocar.

[25] Les compagnies d’autocars éprouvent de sérieuses difficultés économiques en raison de l’état du marché. M. Crowe a expliqué qu’un autocar coûte 600 000 $. Les tarifs noliprix au Canada varient actuellement entre 500 $ et 700 $ par jour, avec le résultat que les compagnies d’autocars ont des marges très minces. Cette situation a fait que ces dernières années un certain nombre de compagnies d’autocars ont déclaré faillite.

B. Le contexte réglementaire

[26] L’industrie canadienne de l’autocar est fortement réglementée. Autocar Connaisseur étant établi au Québec, c’est le cadre réglementaire de cette province qui est pertinent en l’espèce.

[27] La Loi concernant les propriétaires et exploitants de véhicules lourds[3] (projet de loi 430) est entrée en vigueur au Québec en 1998. Elle a été adoptée par suite de l’accident d’autobus tragique survenu aux Éboulements, lequel avait fait 40 victimes. Le projet de loi, qui visait à accroître la sécurité routière, a institué un système administratif d’inscription des propriétaires et exploitants de machineries lourdes, y compris les autobus. Ce régime de réglementation prévoit notamment un suivi du comportement des exploitants inscrits. La Commission des transports du Québec est autorisée à imposer des mesures administratives aux exploitants dont la cote est conditionnelle ou insatisfaisante. Plus particulièrement, la Commission est habilitée à révoquer le permis d’exploitation des compagnies dont les comportements sur le plan de la sécurité sont jugés fautifs, mesure qui, dans les faits, se traduit par leur mise en faillite. Tel qu’expliqué plus loin dans la présente décision, Autocar Connaisseur faisait elle-même l’objet, en 1999, de procédures liées à la sécurité devant la Commission des transports et risquait de perdre son permis d’exploitation.

[28] L’une des mesures de sécurité instituées par le projet de loi 430 est l’exigence voulant que les compagnies d’autocars indiquent sur les formulaires d’inscription si elles se sont dotées d’un plan pour contrer la consommation d’alcool et de drogues chez les chauffeurs.

[29] Les exploitants d’autobus sont également soumis à de nombreuses autres obligations statutaires et, notamment, à celles prévues par le Code canadien du travail[4], la Loi sur le transport par véhicule à moteur (1987)[5] fédérale et le Code civil du Québec.

[30] Le transport transfrontalier pose un défi particulier aux exploitants d’autobus étant donné que ces derniers sont également assujettis aux lois américaines, notamment à celles portant sur les tests de dépistage des drogues.

C. Voyages transfrontaliers et exigences réglementaires américaines

[31] En ce qui concerne le contexte américain, la preuve a été présentée par Mme Barbara Butler ainsi que par MM. Crowe et Devlin. Mme Butler a été reconnue experte en élaboration et mise en œuvre de politiques sur les questions liées à l’alcool et aux drogues en milieu de travail.

[32] La loi américaine exige que les chauffeurs qui conduisent des autobus aux États-Unis subissent des tests de dépistage des drogues préalables à l’emploi, effectués au hasard, à la suite d’un accident ou pour une raison valable.[6] L’exécution de ces tests est régie par une réglementation stricte, et des protocoles rigoureux de collecte et d’analyse des échantillons ont été adoptés.

[33] Plusieurs témoins ont précisé que les tests de dépistage des drogues dans l’industrie des transports avaient été institués dans le cadre de la guerre antidrogue américaine. Quelles que soient les raisons de l’adoption de la loi, les chauffeurs qui conduisent des véhicules à moteur commerciaux aux États-Unis sont soumis à la réglementation du Département fédéral des transports sur le dépistage des drogues et de l’alcool. Cette réglementation s’applique également aux compagnies canadiennes dont les chauffeurs conduisent aux États-Unis, ainsi qu’à tout chauffeur canadien qui est [Traduction] raisonnablement susceptible de traverser la frontière. Selon Mme Butler, cela signifie tout chauffeur [Traduction] qui peut être appelé à traverser la frontière, qui le fait ou qui le fera.

[34] Au cours de son témoignage, Mme Butler a indiqué que les autorités américaines ne traitent pas à la légère les infractions : les compagnies sont passibles d’amendes pouvant atteindre 10 000 $ (US), par chauffeur, par voyage, si un chauffeur pénètre en territoire américain sans avoir subi un test de dépistage des drogues et de l’alcool. Des vérificateurs du gouvernement américain rendent régulièrement visite aux compagnies d’autobus canadiennes afin de vérifier que les voyages transfrontaliers sont effectués conformément au régime réglementaire américain. Les infractions flagrantes à la réglementation américaine peuvent entraîner l’annulation de l’accréditation dont les compagnies d’autobus ont besoin pour circuler en territoire américain.

D. Le dépistage des drogues dans l’industrie canadienne de l’autocar

[35] Selon M. Crowe, environ 90 % des compagnies d’autocars canadiennes sont titulaires d’un permis qui les autorise à circuler aux États-Unis. Par conséquent, la question du dépistage des drogues revêt une importance considérable dans l’industrie de l’autocar.

[36] Mme Butler, M. Crowe et M. Devlin ont tous exprimé leur frustration à l’égard des mesures prises par le gouvernement du Canada en ce qui touche l’application de la loi américaine aux compagnies d’autobus canadiennes. Le gouvernement américain avait songé, dans les années 80, à instituer des tests de dépistage des drogues et de l’alcool dans l’industrie des transports. À l’époque, le ministère des Transports du Canada avait manifesté un certain intérêt à travailler avec l’industrie de l’autocar à l’élaboration d’un cadre législatif qui intégrerait les exigences légales américaines dans le contexte canadien. Cependant, le ministère a finalement décidé de ne pas se mêler de cette question, laissant aux compagnies d’autobus canadiennes le soin de déterminer comment elles allaient composer avec les exigences légales américaines tout en se conformant à la législation canadienne sur les droits de la personne.

[37] Lors de son témoignage, Mme Butler a affirmé que la plupart des compagnies d’autobus canadiennes ont recours à des tests de dépistage des drogues et de l’alcool. Certaines compagnies répartissent leurs chauffeurs en deux groupes, l’un composé des chauffeurs affectés aux itinéraires américains ou susceptibles de conduire des groupes aux États-Unis, et l’autre formé des chauffeurs qui sont affectés exclusivement aux itinéraires canadiens. Au sein de ces compagnies, seuls les membres du premier groupe doivent subir des tests. Toutefois, beaucoup de compagnies ont conclu qu’il était souhaitable de soumettre tous les chauffeurs aux mêmes normes de sécurité et, partant, aux mêmes tests de dépistage des drogues et de l’alcool. Dans certaines compagnies, tous les chauffeurs effectuent régulièrement des trajets aux États-Unis ou peuvent être appelés à se rendre en territoire américain. Tous les chauffeurs de ces entreprises sont donc soumis à des tests de dépistage des drogues et de l’alcool.

III. Autocar Connaisseur

A. La situation chez Autocar Connaisseur durant la période 1997-1999

[38] À l’époque où M. Milazzo a commencé à travailler chez Autocar Connaisseur, la compagnie appartenait à la famille Calci. Lorenzo Calci voyait au fonctionnement au jour le jour de la compagnie. En juin 1997, la compagnie a été acquise par Coach U.S.A. Inc., de Houston, au Texas. M. Calci est demeuré président d’Autocar Connaisseur jusqu’en novembre 1997, après quoi il été remplacé par M. Devlin, qui était le président et l’ex-propriétaire de plusieurs compagnies d’autobus dont Coach U.S.A. avait fait l’acquisition.

[39] Dans son témoignage, M. Devlin a indiqué que lorsque Coach U.S.A. s’est portée acquéreur d’Autocar Connaisseur, elle s’est vite rendu compte que l’entreprise était en sérieuses difficultés. Selon M. Devlin, la tenue de livres au sein de la compagnie était non existante, les stocks étaient grandement surestimés et des véhicules faisant partie du parc ne pouvait être localisés. À l’époque, la compagnie était confrontée à une demande d’accréditation syndicale.

[40] Tel qu’indiqué précédemment, l’industrie du transport par autobus au Québec est sous la surveillance de la Commission des transports du Québec. Vers la fin de 1997, M. Devlin a appris que la Société de l’assurance-automobile du Québec (SAAQ) avait entrepris des procédures contre Autocar Connaisseur devant la Commission des transports. De toute évidence, la SAAQ cherchait à faire annuler le permis d’exploitation d’Autocar Connaisseur en raison de la façon dont l’entreprise gérait ses affaires. Les nouveaux propriétaires d’Autocar Connaisseur ont découvert que l’entreprise avait auparavant perdu son droit de certifier le bon état de ses autobus, en raison de démêlés antérieurs avec la Commission des transports. Au dire de M. Devlin, on a sérieusement songé à ce moment-là à mettre la clé dans la porte; finalement, il a été décidé d’essayer de travailler avec la SAAQ à corriger la situation.

[41] Lors de son témoignage, M. Devlin a précisé qu’il avait assisté à une audience de justification de la Commission des transports en janvier 1999. À cette audience, M. Devlin a décrit les différents programmes qu’il entendait mettre en œuvre au sein de la compagnie, programmes qui portaient sur la sécurité des véhicules et la formation des chauffeurs. M. Devlin a informé la Commission qu’il faudrait de six à neuf mois à la compagnie pour se conformer totalement à la réglementation pertinente. À la suite de l’audience, Autocar Connaisseur a été informée que toute autre infraction entraînerait l’annulation automatique de son permis d’exploitation. Une telle mesure sonnerait le glas d’Autocar Connaisseur.

[42] L’une des mesures prises par Autocar Connaisseur pour se conformer aux engagements pris envers la Commission des transports consistait à réviser l’application de la politique de la compagnie en matière de dépistage des drogues. C’est en raison de cette révision que M. Milazzo a finalement dû subir un test.

B. Les tests de dépistage des drogues chez Autocar Connaisseur

[43] Selon Denis Filiatrault, chauffeur d’autobus et guide touristique de longue date chez Autocar Connaisseur,  la compagnie avait depuis belle lurette une politique non écrite de tolérance zéro à l’égard des drogues et de l’alcool au travail. Vers la fin de 1991 ou de 1992, Autocar Connaisseur s’est dotée d’une politique écrite, qui était en vigueur au moment où M. Milazzo a subi son test. Cette politique devait s’appliquer à l’ensemble des chauffeurs de la compagnie.

[44] M. Filiatrault a expliqué que les employés d’Autocar Connaisseur connaissaient bien la politique. Un exemplaire de celle-ci avait été annexé au bordereau de paie des employés à au moins deux occasions; toutefois, il semble que cela ait été fait uniquement au moment où la politique écrite a été adoptée au début des années 90, soit bien avant que M. Milazzo entre au service d’Autocar Connaisseur. Le programme d’orientation des nouveaux employés comportait un volet consacré au dépistage des drogues et de l’alcool, et la politique de tolérance zéro de la compagnie face à la consommation de drogues ou d’alcool au travail a souvent fait l’objet de discussions dans le cadre des séances de formation des employés. M. Filiatrault et M. Milazzo ont convenu qu’un exemplaire de la politique était affiché au babillard dans la salle des chauffeurs chez Autocar Connaisseur.

[45] La politique d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues prévoit à la fois des tests préalables à l’emploi et des tests aléatoires. Tous les chauffeurs d’Autocar Connaisseur ont dû subir préalablement à l’emploi des tests de dépistage des drogues et de l’alcool. Selon M. Devlin, si les résultats du test d’un employé éventuel se révélaient positifs, soit pour les drogues, soit pour l’alcool, Autocar Connaisseur retirait aussitôt son offre d’emploi.

[46] Une fois à l’emploi d’Autocar Connaisseur, les chauffeurs, quel que soit leur sexe, devaient se soumettre à des tests de dépistage des drogues et de l’alcool effectués au hasard. Aux fins de l’administration de ces tests aléatoires, les noms de tous les employés étaient mis sur ordinateur et une liste des employés sélectionnés aux fins des tests effectués au hasard était produite par l’ordinateur. En outre, un test pouvait être administré à un employé à la suite d’un accident ou si la compagnie nourrissait des inquiétudes à l’égard d’un employé en ce qui touche la consommation de drogues ou d’alcool. La politique d’Autocar Connaisseur sur les tests de dépistage précisait que tout résultat positif entraînerait le congédiement immédiat du chauffeur pris en défaut.

[47] Mme Butler a travaillé avec toutes les grandes compagnies d’autobus au Canada. Lors de son témoignage, elle a indiqué que l’approche d’Autocar Connaisseur à l’égard des tests de dépistage des drogues ou de l’alcool était semblable à celle adoptée par un grand nombre d’autres petites compagnies d’autobus canadiennes.

[48] Selon M. Devlin, l’examen de l’application de la politique de la compagnie sur le dépistage des drogues et de l’alcool après les audiences de la Commission des transports a révélé de nombreux problèmes au niveau de la mise en œuvre. Plus particulièrement, les dirigeants d’Autocar Connaisseur ont été mis au courant que les chauffeurs n’étaient pas informés de leurs rendez-vous pour les tests effectués au hasard. Une vérification du programme a alors été effectuée par Peter Booth. M. Booth, qui relevait de M. Devlin, a été décrit comme étant le directeur de la Sécurité.[7]  Dans le cadre d’un examen des documents relatifs à la paie d’Autocar Connaisseur, M. Booth a constaté que certains chauffeurs, dont M. Milazzo, n’avaient pas été inclus dans le groupe d’employés devant être soumis à des tests.

[49] Au cours de son témoignage, M. Devlin a affirmé que la réglementation américaine sur les transports exige que les employés subissent un test préalable à l’emploi avant d’être inclus dans le groupe devant être soumis à des tests effectués au hasard. C’est la raison pour laquelle Autocar Connaisseur estime que le test de dépistage des drogues que M. Milazzo a subi était un test préalable à l’emploi, même s’il travaillait par intermittence chez Autocar Connaisseur depuis plusieurs années.

C. Mesures d’accommodement prises par Autocar Connaisseur à l’égard des employés ayant une dépendance à l’alcool ou aux drogues

[50] M. Milazzo a été congédié sommairement après que son test eut donné des résultats positifs pour la présence de métabolites de cannabis. Il n’est pas contesté qu’aucune tentative n’a été faite pour déterminer si M. Milazzo avait un problème de toxicomanie ou consommait tout simplement du cannabis à l’occasion. En outre, rien n’indique qu’on ait fait quelque tentative que ce soit pour accommoder M. Milazzo, une fois connus les résultats de son test.

[51] Selon M. Devlin, même si la politique écrite initiale d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues ne mentionnait rien de précis à cet égard, la compagnie était tout à fait disposée à accommoder les employés aux prises avec des problèmes, notamment des problèmes d’abus d’alcool et autres drogues, dans la mesure où ceux-ci prenaient l’initiative de les divulguer. À titre d’exemple, il a parlé de certains employés qui avaient reconnu être obsédés par le jeu ou alcooliques. M. Devlin a indiqué que, dans chaque cas, les employés en question se sont vu offrir la possibilité de suivre un programme de réadaptation et ont par la suite réintégré leurs fonctions au sein de la compagnie.

[52] Cependant, la compagnie n’est pas disposée à permettre à un employé qui obtient des résultats positifs à la suite d’un test de dépistage des drogues et de l’alcool de suivre un programme de réadaptation. Selon M. Devlin, l’employé qui sciemment vient travailler avec des drogues ou de l’alcool dans son système se trouve à trahir à ce point la confiance de l’employeur, que celui-ci n’a d’autre choix que de mettre fin à la relation d’emploi. Dans son témoignage, M. Crowe a affirmé que la plupart des compagnies d’autobus canadiennes mettent fin à l’emploi des employés dont les tests se révèlent positifs.

[53] Si les résultats d’un test effectué au hasard après l’embauche sont positifs, Autocar Connaisseur communique à l’employé le nom d’un spécialiste en toxicomanie mais congédie tout de même l’intéressé. Les personnes dont les résultats du test préalable à l’emploi sont positifs ne sont pas dirigées vers un spécialiste en toxicomanie. Elles ne sont tout simplement pas embauchées par Autocar Connaisseur. Étant donné qu’Autocar Connaisseur a considéré le test de dépistage des drogues subi par M. Milazzo comme un test préalable à l’emploi, la compagnie n’a pas pris la peine de lui fournir le nom d’un spécialiste en toxicomanie après avoir appris les résultats.

[54] Il ressort clairement du témoignage de M. Devlin que celui-ci était d’avis que M. Milazzo avait tenté de déjouer le système et avait sciemment mis en péril l’existence même de la compagnie en effectuant des trajets aux États-Unis sans avoir subi le test de dépistage des drogues préalable à l’emploi. M. Devlin a expliqué que si M. Milazzo avait été pris à conduire un autocar aux États-Unis sans avoir subi de tests au préalable, Autocar Connaisseur aurait été passible de lourdes amendes et aurait risqué de perdre son permis d’exploitation américain. De plus, le véhicule d’Autocar Connaisseur aurait pu être mis en fourrière par les autorités américaines. Les passagers auraient été coincés aux États-Unis jusqu’à ce qu’Autocar Connaisseur envoie un deuxième autocar pour les ramener à la maison. En plus d’entacher la réputation de la compagnie auprès de sa clientèle, un incident du genre aurait entraîné pour Autocar Connaisseur des dépenses pour l’envoi du deuxième véhicule, sans parler des réclamations éventuelles de passagers mécontents d’avoir eu à subir ce genre de désagrément durant leurs vacances.

D. La nouvelle politique d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues

[55] Après avoir mis fin à l’emploi de M. Milazzo auprès d’Autocar Connaisseur en 1999, Coach Canada s’est dotée d’une nouvelle politique sur le dépistage des drogues et de l’alcool, laquelle s’appliquait aux employés d’Autocar Connaisseur. Mme Butler, qui a travaillé avec Coach Canada à l’élaboration de la nouvelle politique, a expliqué que celle-ci demeure une politique de tolérance zéro qui comporte toutefois des règles et des mécanismes d’enquête spécifiques ainsi que des conséquences claires pour les employés. Cette politique met également l’accent sur la prévention par le biais de la formation des superviseurs et du fait qu’elle incite les employés à prendre l’initiative de demander de l’aide s’ils pensent être aux prises avec un problème d’abus d’alcool et autres drogues.

[56] Un des plus importants changements apportés par la nouvelle politique sur le dépistage des drogues est que celle-ci s’applique dorénavant non seulement aux chauffeurs d’autocar, mais aussi aux mécaniciens d’autocar. Selon M. Devlin, les mécaniciens d’autobus sont tenus de certifier le bon état des autocars de la compagnie et occupent, à l’instar des chauffeurs, des postes critiques pour la sécurité.

IV. Le cadre juridique

[57] La plainte de M. Milazzo a été déposée aux termes des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. En vertu de l’article 7, le fait de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu constitue un acte discriminatoire s’il est fondé sur un motif de distinction illicite. Selon l’article 10, le fait pour l’employeur de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite susceptibles d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite.

[58] Aux termes de l’article 3 de la Loi, la déficience constitue un motif de distinction illicite. L’article 25 de la Loi précise clairement que la définition de déficience inclut la dépendance, présente ou passée, envers l’alcool ou la drogue.

[59] Selon l’alinéa 15(1)a) de la Loi, le fait de soumettre un employé à un traitement différentiel ne constitue pas un acte discriminatoire dans la mesure où il est fondé sur une exigence professionnelle justifiée.

[60] Par suite des arrêts rendus par la Cour suprême du Canada dans Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU[8] (l’arrêt Meiorin) et dans Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights)[9] (l’arrêt Grismer), la distinction historique entre la discrimination directe et la discrimination indirecte fait place désormais à une méthode unifiée de traitement des plaintes relatives aux droits de la personne. Selon cette méthode, il incombe d’abord à la partie plaignante d’établir l’existence d’une preuve prima facie de discrimination. La preuve prima facie est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la partie plaignante, en l’absence de réplique de la partie intimée.[10]

[61] Une fois l’existence d’une preuve prima facie de discrimination établie, il revient à la partie intimée de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que la politique ou norme discriminatoire est une exigence professionnelle justifiée. Afin de justifier la norme contestée, la partie intimée doit désormais prouver :

  1. qu’elle a adopté la norme dans un but qui est rationnellement lié à la fonction exécutée;
  2. qu’elle a adopté la norme en question en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;
  3. que la norme contestée est raisonnablement nécessaire pour atteindre le but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, la partie intimée doit démontrer qu’elle ne peut composer avec les employés présentant les mêmes caractéristiques que le demandeur sans subir une contrainte excessive.[11]

[62] Le paragraphe 15(2) de la Loi précise que les facteurs à examiner afin d’établir la validité d’une défense fondée sur la contrainte excessive sont les coûts, la santé et la sécurité, bien que le terme contrainte excessive ne soit pas à proprement parler défini dans la Loi. Toutefois, les arrêts Meiorin et Grismer fournissent beaucoup de paramètres permettant de déterminer si la validité d’une défense fondée sur la contrainte excessive a été établie. Dans l’arrêt Meiorin, la Cour suprême a fait observer que l’adjectif excessive laisse supposer qu’une certaine contrainte est acceptable; cependant, ce n’est que la contrainte excessive qui satisfera à la norme.[12] La Cour suprême a également fait observer que le défendeur, afin de prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, a toujours le fardeau de démontrer qu’elle inclut toute mesure d’accommodement possible sans qu’il en résulte une contrainte excessive.[13] Il incombe au défendeur d’établir qu’il a examiné et raisonnablement rejeté toutes les formes d’accommodement possibles. Le défendeur doit démontrer qu’il était impossible d’incorporer dans la norme des aspects d’accommodement individuel sans qu’il en résulte une contrainte excessive.[14] L’adoption de la norme du défendeur doit être étayée par des éléments de preuve convaincants. La preuve, constituée d’impressions, ne suffit pas généralement.[15] Enfin, les facteurs tels que le coût des méthodes d’accommodement possibles devraient être appliqués d’une manière souple et conforme au bon sens, en fonction des faits de chaque cas.[16]

V. Quelle est la norme?

[63] Il n’est pas contesté que ce qui est en cause en l’espèce, c’est la politique de tolérance zéro d’Autocar Connaisseur à l’égard des drogues. Les questions qu’il faut se poser sont les suivantes : tolérance zéro à l’égard de quoi? Tolérance zéro à l’égard des employés ayant les facultés affaiblies? Ou tolérance zéro à l’égard des employés ayant des métabolites de drogues dans leur système?[17]

[64] La meilleure façon de répondre à ces questions est d’examiner le texte de la politique proprement dite. La politique d’Autocar Connaisseur en matière d’alcool et de drogues révèle que son but est d’empêcher que des employés aient les facultés affaiblies au travail. La politique précise ce qui suit :

Notre politique est simple, il s’agit d’un niveau de tolérance zéro. En effet, nous ne pouvons nous permettre d’avoir des employés en état d’intoxication à quelque moment que ce soit durant leur période de travail.

[65] Toutefois, la norme qui entraîne des conséquences négatives sur le plan de l’emploi est la présence de métabolites de drogues dans l’urine de l’employé :

Tous nos employés chauffeurs seront testés dès qu’une offre d’emploi leur sera faite. Par la suite, conformément à la législation américaine, ils seront testés au hasard. Tout résultat positif entraînera le congédiement automatique.

[66] Ayant conclu que la norme en cause en l’espèce est l’interdiction d’Autocar Connaisseur que des employés aient des métabolites de drogues dans leur système alors qu’ils sont au travail, nous devons maintenant nous pencher sur l’application de la norme, d’abord dans le contexte de la plainte de M. Milazzo relevant de l’article 7, puis dans le contexte de celle qui relève de l’article 10.

VI. La plainte relevant de l’article 7

A. A-t-on établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination ?

[67] Face à cette plainte, nous devons d’abord déterminer si M. Milazzo et la Commission ont établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination fondée sur la déficience. Autocar Connaisseur soutient que l’existence d’une preuve prima facie n’a pas été établie en l’espèce, car il n’a pas été démontré que M. Milazzo était vraiment atteint d’une déficience. L’intimée prétend, en outre, au regard du libellé de l’article 25 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que la notion de déficience perçue ne s’applique pas dans le cas de la dépendance à la drogue. En tout état de cause, l’intimée affirme qu’Autocar Connaisseur ne considérait pas M. Milazzo comme étant atteint d’une déficience.

B. M. Milazzo était-il atteint d’une déficience ?

[68] La première question, par conséquent, est la suivante : M. Milazzo était-il atteint d’une déficience ?[18] Bien que cet aspect ne tranche pas nécessairement la question, il convient de souligner qu’à l’audience, M. Milazzo n’a pas affirmé qu’il souffrait d’une déficience liée à la drogue au moment où il a subi son test positif de dépistage des drogues.

[69] Les témoignages du Dr Ray Baker et du Dr Jean-Pierre Chiasson ont aidé le Tribunal à comprendre les questions liées à l’abus de substances psychotropes ou à la dépendance à l’égard de telles substances. Cité par la Commission, le Dr Baker a été reconnu comme un expert en médecine du traitement des dépendances, en pharmacologie, en physiologie et en dépistage et traitement des toxicomanies. Le Dr Chiasson a, quant à la lui, été cité par Autocar Connaisseur. Il a été reconnu comme un expert en médecine du traitement des dépendances et, plus particulièrement, en dépistage et traitement des cas d’abus de substances psychotropes ou de dépendance à l’égard de telles substances. Les deux médecins ont beaucoup d’expérience en ce qui touche les questions liées à l’usage de drogues en milieu de travail.

[70] Le Dr Baker et le Dr Chiasson étaient foncièrement d’avis qu’il existe trois catégories d’utilisateurs de drogues : les utilisateurs occasionnels, les abuseurs et les drogués. Ils ont tous deux convenu que les utilisateurs occasionnels prennent consciemment la décision de prendre des drogues et sont, somme toute, maîtres de cette décision. En outre, ils ont convenu que les personnes qui sont devenues dépendantes à l’égard des drogues ne sont plus capables de contrôler leurs habitudes de consommation et sont malades. Selon le Dr Baker, ces personnes souffrent d’une maladie de nature neurobiologique. Le Dr Chiasson, quant à lui, a parlé de maladie cérébrale. Quelle que soit la description appropriée, les experts s’accordent à dire que les personnes ayant une dépendance à l’égard des drogues sont atteintes d’une déficience.

[71] Là où il y a divergences entre les deux médecins, c’est dans la description des caractéristiques des personnes qui en sont au stade intermédiaire, c’est-à-dire celui de l’abus. De l’avis du Dr Baker, les abuseurs de drogues peuvent subir des conséquences négatives par suite de leurs habitudes de consommation de drogues et sont susceptibles de se livrer à des comportements dangereux ; toutefois, ces personnes n’ont pas perdu la maîtrise de leur consommation de drogues. Autrement dit, pour l’abuseur, prendre des drogues demeure un choix. Selon le Dr Baker, les abuseurs de drogues n’ont pas besoin de suivre un traitement.

[72] Le Dr Chiasson convient que, pour les abuseurs, la consommation continuelle de drogues est davantage une question de choix personnel que le reflet d’une perte de maîtrise. Toutefois, dans son témoignage, le Dr Chiasson a indiqué que l’abus de drogues cause des problèmes personnels et peut entraîner une dépendance aux drogues. C’est la raison pour laquelle l’abus de drogues figure dans la quatrième édition du Diagnostic and Statistical Manual publiée par l’American Psychiatric Association. De l’avis du Dr Chiasson, l’abus de drogues et la dépendance aux drogues sont des maladies cérébrales.

[73] Comme l’indique l’analyse ci-après, nous ne jugeons pas nécessaire de trancher le désaccord entre les experts sur ce point.

[74] On se souviendra que M. Milazzo a précisé dans son témoignage qu’au moment où il a été confronté aux résultats positifs de son test, il a dit à M. Bougie qu’il était prêt à suivre un programme de réadaptation, compte tenu de la situation. On pourrait conclure de cet énoncé que M. Milazzo estimait, en août 1999, que sa consommation de cannabis posait problème et qu’il cherchait à obtenir de l’aide. Bien entendu, une autre conclusion raisonnable est que M. Milazzo était désespéré et disait toutes sortes de choses qui pourraient l’aider à garder son emploi.

[75] À l’audience, M. Milazzo a indiqué qu’il faisait un usage purement récréatif du cannabis. Dans une lettre qu’il a adressée à la Commission au cours de l’enquête, M. Milazzo a affirmé qu’il avait consommé du cannabis durant ses vacances, plusieurs semaines avant l’administration du test, d’où les résultats positifs. Cependant, d’autres éléments de preuve présentés au Tribunal font sérieusement douter du bien-fondé de l’explication de M. Milazzo.

[76] Le Dr Baker a déclaré que l’échantillon d’urine de M. Milazzo contenait 64 nanogrammes de métabolites[19] de cannabis par millilitre d’urine. Les Drs Baker et Chiasson ont tous deux fait état de la demi-vie d’élimination du cannabis ainsi que du rythme auquel le corps humain excrète les métabolites de cannabis. Parmi les facteurs qui influent sur la concentration de métabolites dans le système figurent la quantité de cannabis absorbée, la puissance du produit et le moment où il a été consommé. La fréquence de consommation est un autre facteur important. Le Dr Chiasson a expliqué que si un individu consomme du cannabis une seule fois, les métabolites seront excrétés dans les deux ou trois jours qui suivent. Toutefois, comme les métabolites sont liposolubles et s’accumulent dans les tissus adipeux si on consomme régulièrement du cannabis, les utilisateurs de longue date continuent d’excréter des métabolites dans leur urine jusqu’à 60 jours après le moment où la drogue a été prise.

[77] Dans quelle mesure le témoignage de M. Milazzo concorde-t-il, par conséquent, avec les données scientifiques ?

[78] Le Dr Baker ne disposait d’aucun renseignement au sujet des allégations de M. Milazzo concernant la fréquence de sa consommation de cannabis et n’a pas été en mesure, par conséquent, de dire si le témoignage de M. Milazzo concordait avec les connaissances scientifiques relatives à l’excrétion des métabolites. Sur la seule foi des résultats du test subi par M. Milazzo, le Dr Baker n’a pas été en mesure de fournir une opinion quant à savoir si M. Milazzo était un abuseur de drogues ou s’il présentait une dépendance à l’égard des drogues.

[79] Le Dr Chiasson a souscrit à l’opinion du Dr Baker selon laquelle il est impossible, à partir des résultats d’un test de dépistage des drogues, de déterminer si M. Milazzo était un utilisateur occasionnel, un abuseur ou un drogué. Toutefois, le Dr Chiasson a affirmé que les résultats du test permettent de douter sérieusement de la crédibilité de M. Milazzo. Le Dr Chiasson a été catégorique, affirmant que, compte tenu de la concentration de métabolites décelée dans l’urine de M. Milazzo le 20 août 1999, il était douteux que M. Milazzo puisse être un usager récréatif qui avait consommé du cannabis plusieurs semaines avant le test. Citant des travaux de recherche dans ce domaine, le Dr Chiasson a dit qu’il est improbable que les résultats d’un test subi par un utilisateur occasionnel de cannabis puisse révéler la présence de métabolites cinq jours après le moment où la drogue a été prise. S’il est vrai que M. Milazzo n’a pas consommé de cannabis pendant un certain temps avant le test,[20] la présence de métabolites dans son urine incite à croire qu’il est un utilisateur de longue date et non un utilisateur occasionnel.

[80] M. Milazzo a insisté, sous serment, sur le fait qu’il était strictement un usager récréatif de cannabis. Bien que le témoignage du Dr Chiasson nous incite à croire que le plaignant ait peut- être été aux prises avec un problème de consommation de drogues plus grave que ce qu’il voudrait nous laisser croire, c’est à M. Milazzo qu’il incombe d’établir qu’il était atteint d’une déficience. Au regard des incohérences que comporte la preuve, nous estimons qu’il ne s’est pas acquitté de ce fardeau.[21]

[81] Le fait que nous ne soyons pas persuadés que M. Milazzo soit atteint d’une déficience ne scelle pas nécessairement l’issue de la plainte de M. Milazzo relevant de l’article 7. M. Milazzo a affirmé qu’Autocar Connaisseur le considérait atteint d’une déficience liée à la drogue ; par conséquent, nous devons nous pencher sur la question de la déficience perçue.

C. Le concept de déficience perçue s’applique-t-il aux cas de dépendance à l’égard de l’alcool ou de la drogue ?

[82] Autocar Connaisseur reconnaît que dans les affaires Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville) et Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville),[22] la Cour suprême du Canada a soutenu que l’interdiction d’exercer une discrimination fondée sur un handicap ou une déficience s’applique à l’interdiction d’exercer une discrimination fondée sur des déficiences perçues.

[83] Toutefois, l’avocat d’Autocar Connaisseur a fait remarquer que la décision rendue dans Boisbriand était fondée sur la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.[23] La Cour suprême a également examiné l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, aux termes duquel la déficience constitue l’un des motifs de distinction illicite. Selon l’avocat, il faut tenir compte en l’espèce du libellé exact de l’article 25 de la Loi. Le législateur a donné une définition précise de la déficience liée à une dépendance à l’égard des drogues, précisant que le terme déficience s’entend notamment de ... la dépendance, présente ou passée, envers l’alcool ou la drogue. Il n’est aucunement fait mention de la notion de déficience perçue dans l’article 25. Par conséquent, au dire d’Autocar Connaisseur, M. Milazzo doit établir la preuve d’une véritable dépendance, présente ou passée, envers la drogue. La notion de déficience perçue ne s’applique pas en l’espèce.

[84] À l’appui de son argument, l’avocat a cité la décision rendue par le Tribunal dans l’affaire Vermette c. Société Radio-Canada.[24] Dans Vermette, il s’agissait de déterminer si le simple fait d’affirmer que la plaignante avait présenté par le passé une dépendance envers l’alcool ou la drogue était suffisant pour que l’affaire puisse tomber sous le coup de l’article 25. Le Tribunal a conclu qu’il n’était pas suffisant que le plaignant affirme qu’il avait présenté par le passé une dépendance. Il faut prouver au Tribunal qu’il subsiste une déficience liée à la dépendance passée envers l’alcool ou la drogue. Avec respect, nous voulons faire remarquer que la décision Vermette, qui a été prononcée avant l’arrêt Boisbriand de la Cour suprême, ne traite pas, à notre avis, de la question de l’applicabilité de la notion de déficience perçue aux cas de dépendance envers l’alcool ou la drogue.

[85] Il est vrai que l’arrêt Boisbriand ne fait référence qu’à l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et n’introduit pas expressément la notion de déficience perçue dans l’article 25 de la Loi. Cependant, l’article 3 de la Loi, à l’instar de l’article 25, n’interdit pas expressément la discrimination fondée sur une dépendance perçue à l’égard de l’alcool ou des drogues. En revanche, la Cour suprême, s’appuyant sur une interprétation téléologique, a été en mesure d’interpréter l’interdiction de discrimination fondée sur la déficience comme incluant l’interdiction de discrimination fondée sur une déficience perçue.

[86] Il est bien établi que les lois sur les droits de la personne doivent être interprétées en se fondant sur l’objet visé; autrement dit, elles doivent être interprétées de façon à permettre de mieux atteindre leurs objectifs.[25] Dans le cas de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le législateur précise à l’article 2 l’objet visé :

La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet ... au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la ... déficience.

[87] Par conséquent, la Loi a pour objet de donner aux individus la chance d’atteindre leur plein potentiel, indépendamment d’hypothèses arbitraires quant à leurs aptitudes fondées sur leurs caractéristiques personnelles. Selon nous, le fait pour un employeur de refuser d’employer un individu parce qu’il a l’impression qu’il a une dépendance à l’égard de l’alcool ou des drogues irait à l’encontre des objectifs de la Loi. Par conséquent, la meilleure façon d’atteindre les objectifs de la Loi canadienne sur les droits de la personne est d’interpréter son article 25 comme incluant l’interdiction de discrimination fondée sur une déficience perçue.

[88] Ayant conclu que l’article 25 de la Loi canadienne sur les droits de la personne englobe l’interdiction de discrimination fondée sur une déficience perçue, la dernière question à trancher consiste à déterminer si Autocar Connaisseur était d’avis que M. Milazzo présentait une déficience reliée aux drogues.

D. Autocar Connaisseur avait-il l’impression que M. Milazzo présentait une dépendance à l’égard des drogues?

[89] La preuve qui nous a été présentée ne permet pas d’établir qu’Autocar Connaisseur avait l’impression que M. Milazzo présentait une déficience reliée aux drogues. Le témoignage de M. Devlin révèle que si M. Milazzo a dû subir un test en août 1999, c’est parce qu’Autocar Connaisseur venait de constater qu’il n’avait pas subi de test préalable à l’emploi, comme l’exigeait la politique d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues. Nous n’avons été saisis d’aucun élément de preuve incitant à croire que quelqu’un chez Autocar Connaisseur, soit soupçonnait que M. Milazzo consommait des drogues, soit avait des inquiétudes à l’égard de son rendement.

[90] Lorsqu’elle a pris connaissance du fait que le test avait donné des résultats positifs pour la présence de métabolites de cannabis, Autocar Connaisseur a congédié sommairement M. Milazzo. Rien n’indique qu’on ait posé des questions ou mené une enquête pour déterminer si M. Milazzo avait une dépendance à l’égard des drogues. M. Milazzo a été congédié parce que son test de dépistage a été positif. Personne chez Autocar Connaisseur ne savait si M. Milazzo avait une dépendance à l’égard des drogues, ni même se souciait de la chose. En fait, aucun des éléments de preuve qui nous ont été présentés ne permet de croire que quelqu’un chez Autocar Connaisseur se soit jamais penché sur la question.

E. Conclusion concernant la plainte de M. Milazzo relevant de l’article 7

[91] L’affaire qui nous occupe n’est pas une action pour renvoi injustifié, et il n’appartient pas à ce Tribunal de déterminer si un test positif de dépistage des drogues révélant la présence de métabolites de cannabis constitue pour Autocar Connaisseur une raison valable de congédier M. Milazzo.

[92] Afin de bénéficier des garanties offertes par la Loi canadienne sur les droits de la personne, la partie plaignante doit démontrer qu’un ou plusieurs des motifs de distinction illicite énumérés à l’article 3 de la Loi sont en cause. Du fait qu’il a omis de prouver qu’il était soit atteint d’une déficience, soit perçu comme tel par Autocar Connaisseur, M. Milazzo n’a pas établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination et, par conséquent, la plainte relevant de l’article 7 doit être rejetée.

[93] Ayant rejeté la plainte de M. Milazzo relevant de l’article 7, il reste au Tribunal à se prononcer sur la plainte qui relève de l’article 10.

VII. La plainte relevant de l’article 10

[94] Contrairement aux plaintes relevant de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui porte sur les faits et gestes d’un employeur qui causent préjudice à des individus nommément désignés, l’article 10 de la Loi traite des conséquences discriminatoires que des lignes de conduite de l’employeur peuvent avoir sur un individu ou une catégorie d’individus. Par conséquent, notre examen de la plainte relevant de l’article 10 ne se limite pas aux circonstances entourant la situation particulière de M. Milazzo.

A. Existe-t-il une preuve prima facie de discrimination?

[95] Nous concluons sans hésitation que la politique d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues est à première vue discriminatoire à l’égard des employés qui ont une dépendance à l’égard des drogues. Dans son témoignage, M. Devlin a indiqué que dans les cas où le test préalable à l’emploi d’un employé éventuel se révélait positif, Autocar Connaisseur retirait son offre. De même, Autocar Connaisseur mettait fin sommairement à l’emploi des employés dont les tests donnaient des résultats positifs.

[96] Certains de ces individus sont inévitablement atteints de déficiences liées à l’usage de substances intoxicantes. En fait, le Dr Chiasson a affirmé dans son témoignage qu’une étude menée en 1995 avait révélé que 50 % des employés qui avaient obtenu des résultats positifs à la suite de tests effectués dans le cadre d’une étude sur le dépistage des drogues menée au sein de l’industrie abusaient de substances psychotropes ou présentaient une dépendance à l’égard de telles substances.

[97] Le fait que la politique d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues ait un effet préjudiciable et différentiel sur une catégorie protégée d’individus implique que la politique est à première vue discriminatoire.[26] En fait, M. Devlin a admis la chose lors de son témoignage, et l’avocat de l’intimée a reconnu l’existence d’une preuve prima facie de discrimination en ce qui touche la plainte relevant de l’article 10.

B. Autocar Connaisseur s’est-elle acquittée de son fardeau?

[98] Comme nous avons conclu que la politique d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues est à première vue discriminatoire, il appartient maintenant à l’intimée de prouver que l’absence de métabolites de drogues dans l’organisme d’un chauffeur constitue une exigence professionnelle justifiée. Il faut établir trois éléments pour prouver l’existence d’une exigence professionnelle justifiée. Nous examinerons chacun de ces éléments à tour de rôle.

(i) Lien rationnel

[99] Afin de prouver l’existence d’une exigence professionnelle justifiée, Autocar Connaisseur doit d’abord établir qu’il y a un lien rationnel entre l’exigence voulant que ses chauffeurs n’aient pas de métabolites de drogues dans leur système, d’une part, et les fonctions qu’ils exercent, d’autre part. L’analyse à cette étape ne porte pas sur la validité de la norme en cause, mais plutôt sur la validité de son objet plus général.[27]

[100] Nous avons déjà établi que la politique d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues visait à éviter que des employés aient les facultés affaiblies. La Commission partage notre avis et admet que l’objectif d’Autocar Connaisseur de promouvoir la sécurité routière en empêchant que ses chauffeurs aient les facultés affaiblies est rationnellement lié à l’activité consistant à fournir un service de transport par autobus.

(ii) Bonne foi

[101] Le deuxième élément que doit démontrer Autocar Connaisseur est qu’elle a adopté sa norme de la tolérance zéro quant à la présence de métabolites de drogues en toute bonne foi, jugeant qu’elle était nécessaire pour atteindre une fin légitime liée à l’emploi. Si la norme en question n’a pas été considérée comme raisonnablement nécessaire, ou si son adoption a été motivée par des considérations discriminatoires, alors elle ne peut être justifiée.

[102] La Commission reconnaît une fois de plus qu’Autocar Connaisseur a agi de bonne foi en instituant sa politique sur le dépistage des drogues. Le Tribunal fait remarquer qu’Autocar Connaisseur, à l’instar d’autres compagnies de transport canadiennes qui font des affaires aux États-Unis, se trouvait dans une position très difficile par suite de l’adoption de la réglementation du Département américain des transports sur le dépistage des drogues. Les compagnies de transport ont essentiellement été laissées à elles-mêmes, le gouvernement canadien ne leur ayant fourni aucune directive ni aide quant à la façon appropriée de satisfaire aux exigences américaines de dépistage des drogues dans le contexte législatif canadien. Il semble qu’Autocar Connaisseur ait fait de son mieux face à une situation difficile.

[103] Au regard de l’ensemble des circonstances, le Tribunal est plus que convaincu que l’élément bonne foi du critère Meiorin a été établi.

(iii) Nécessité raisonnable

[104] Finalement, il appartient à Autocar Connaisseur d’établir que son refus de tolérer des employés qui ont des métabolites de drogues dans leur système alors qu’ils sont au travail est raisonnablement nécessaire pour atteindre l’objectif de la compagnie de promouvoir la sécurité routière en empêchant que des chauffeurs conduisent avec les facultés affaiblies. Afin de démontrer que la norme de la tolérance zéro est raisonnablement nécessaire, il faut prouver qu’Autocar Connaisseur est dans l’impossibilité d’accommoder les employés atteints d’une déficience dont les tests de dépistage des drogues donnent des résultats positifs, sans qu’il en résulte pour l’entreprise une contrainte excessive.

[105] Afin de déterminer si la politique d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues est raisonnablement nécessaire pour promouvoir la sécurité routière, il faut d’abord examiner le contexte professionnel dans lequel travaillent les chauffeurs d’Autocar Connaisseur.

a) Le contexte professionnel dans lequel travaillent les chauffeurs d’Autocar Connaisseur

[106] M. Devlin a décrit les fonctions liées à la conduite d’un autocar, expliquant que la vivacité d’esprit ainsi que la capacité d’exécuter de multiples tâches sont des éléments essentiels. En plus d’avoir à conduire un véhicule lourd à travers la circulation, les chauffeurs doivent en tout temps être conscients de la présence des passagers. Par exemple, M. Devlin a dit que le chauffeur doit être sur ses gardes lorsqu’un passager quitte son siège pour aller à la toilette, car une manœuvre brusque de sa part pourrait lui causer de graves blessures.

[107] En outre, le contexte dans lequel travaillent les chauffeurs d’autocar fait en sorte qu’il est très difficile pour les compagnies d’autocars de s’assurer que ceux-ci sont toujours à la hauteur de la tâche.

[108] En ce qui concerne la jurisprudence portant sur le dépistage des drogues, les employés étaient soumis à une surveillance relativement étroite du fait qu’ils travaillaient dans les bureaux d’une banque (Banque Toronto-Dominion), dans des raffineries (Entrop) ou dans les bureaux administratifs d’une bande indienne (Elizabeth Métis Settlement), contrairement aux chauffeurs d’Autocar Connaisseur qui passent une grande partie de leur temps sur la route, loin de l’oeil vigilant de leur supérieur. Les chauffeurs affectés à la desserte du Casino et des aéroports sont sur la route la majeure partie de la journée, tandis que ceux qui sont affectés à des voyages nolisés  peuvent être éloignés des bureaux d’Autocar Connaisseur pendant des périodes pouvant aller jusqu’à 30 jours. Bien que les chauffeurs communiquent chaque jour par téléphone avec les répartiteurs d’Autocar Connaisseur, la compagnie n’est pas en mesure de vérifier s’ils ont bel et bien fait les vérifications nécessaires avant le départ, ou s’ils sont vraiment aptes à conduire leur véhicule.

[109] Durant son témoignage, M. Filiatrault a affirmé qu’au cours des années qu’il a passées chez Autocar Connaisseur, l’entreprise a éprouvé de temps à autre des problèmes avec des chauffeurs qui faisaient un usage abusif de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes. Habituellement, il s’agissait de chauffeurs qui se permettaient certains écarts de conduite en soirée dans les bars des hôtels durant les escales. Souvent, la compagnie avait vent de ce genre d’incident si des passagers qui se trouvaient eux aussi dans le bar s’étaient plaints au guide touristique – dans les cas où il y en avait un – qui avait à son tour signalé le comportement répréhensible du chauffeur à Autocar Connaisseur.

[110] Cette impossibilité pour les dirigeants d’Autocar Connaisseur d’exercer une étroite surveillance sur les employés de la compagnie pose des difficultés particulières lorsqu’il s’agit de surveiller leur rendement. Ces difficultés sont d’autant plus grandes qu’une grande partie de l’effectif d’Autocar Connaisseur est en quelque sorte de passage puisque beaucoup de chauffeurs travaillent sur une base saisonnière.

[111] M. Crowe a décrit la situation économique précaire dans laquelle se trouve l’industrie canadienne de l’autocar, indiquant que la situation chez  Autocar Connaisseur n’était pas différente de ce qu’elle était chez les autres compagnies d’autocars canadiennes. Comme l’a expliqué M. Devlin, la capacité d’Autocar Connaisseur d’exercer une surveillance sur ses employés était aussi limitée par les contraintes financières auxquelles l’entreprise faisait face. M. Devlin a indiqué dans son témoignage que le parc d’Autocar Connaisseur comprenait 125 autobus en 1999. Même si les recettes brutes de la compagnie en 1998 ont été de l’ordre de 10 millions de dollars, Autocar Connaisseur a en fait essuyé d’importantes pertes. M. Devlin a vite constaté que le marché des services d’autocars nolisés au Québec était tout simplement insuffisant pour soutenir un parc de cette taille. Devant ce constat, Autocar Connaisseur a pris la décision de réduire la taille de son parc; la compagnie compte actuellement 29 véhicules.

[112] Divers événements subséquents, notamment les attaques terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis, ont plongé l’industrie touristique dans un marasme encore plus profond. En 2002, la société a réalisé un bénéfice de 400 000 $ sur des ventes de 5 millions de dollars, mais elle continue de traîner un déficit cumulé de 10 millions de dollars.

b) L’assignation des itinéraires et les chauffeurs d’Autocar Connaisseur

[113] M. Filiatrault a décrit le mode d’attribution des itinéraires aux chauffeurs. Autocar Connaisseur a recours à un système d’assignation fondé sur l’ancienneté. Les chauffeurs se voient périodiquement offrir la possibilité d’indiquer les itinéraires qu’ils préfèrent. Ceux qui ont le plus d’ancienneté sont les premiers à choisir. M. Filiatrault a expliqué que le genre de travail considéré comme le plus attrayant variait en fonction du type de clients et des distances à parcourir.

[114] Selon M. Filiatrault, M. Calci aidait les chauffeurs qui avaient un casier judiciaire et qui étaient susceptibles d’éprouver des difficultés à entrer aux États-Unis en les affectant à des itinéraires au Canada. On n’a pas précisé comment cela fonctionnait eu égard au régime d’ancienneté.[28]

[115] Selon MM. Filiatrault et Devlin, rien ne garantissait que les chauffeurs affectés aux itinéraires canadiens ne seraient pas appelés moyennant un court préavis à aller aux États-Unis. Il arrivait, par exemple, que la compagnie doive fournir rapidement un autocar et un chauffeur pour répondre à une demande de dernière minute d’un client. Parfois, un autocar tombait en panne aux États-Unis et il fallait envoyer un autre chauffeur et un autre véhicule là-bas afin d’aller chercher les passagers pour les ramener à Montréal. Même les chauffeurs affectés à la desserte des aéroports pouvaient être appelés dans un court délai à conduire un groupe aux États-Unis. C’était le cas, par exemple, lorsqu’un avion qui devait atterrir à l’aéroport de Dorval était réacheminé vers celui de Burlington, au Vermont, en raison des mauvaises conditions météorologiques.

[116] En fait, M. Milazzo a lui-même admis que les chauffeurs d’Autocar Connaisseur pouvaient être appelés à aller n’importe où.

[117] Durant la période où M. Milazzo a travaillé chez Autocar Connaisseur, les chauffeurs saisonniers de l’entreprise étaient mis à pied à la fin de la saison touristique, lorsque la demande de services d’autocars nolisés devenait inexistante. L’équipe de chauffeurs permanents d’Autocar Connaisseur prenait alors la relève pour le travail à contrat (p. ex., desserte du casino et des aéroports). Cependant, à la fin de 1999, Autocar Connaisseur avait perdu ces deux contrats. On ne nous a pas dit combien de chauffeurs Autocar Connaisseur a maintenant à son service durant les mois d’hiver.

[118] À la lumière de cette description du contexte d’exploitation d’Autocar Connaisseur, nous examinerons les témoignages des experts quant au recours à des tests de dépistage des drogues en milieu de travail.

c) Les effets du cannabis sur le cerveau

[119] Les Drs Baker et Chiasson ont tous deux décrit dans leur témoignage les effets de la consommation de cannabis sur le cerveau humain. Une fois de plus, ils ont essentiellement été d’accord sur de nombreux points. L’ingrédient actif du cannabis est le delta-9- tétrahydrocannabinol ou 9-THC. La concentration de 9-THC dans le cannabis qui circule au Canada aujourd’hui est beaucoup plus élevée que par le passé, d’où sa puissance accrue.

[120] Le delta-9-tétrahydrocannabinol est libéré après l’absorption du cannabis. Les effets du 9- THC se font sentir aussitôt, l’intoxication aiguë atteignant son point culminant dix à trente minutes plus tard. En règle générale, les utilisateurs de cannabis demeurent fortement intoxiqués pendant environ deux heures avant d’entrer dans une phase d’intoxication sub-aiguë. La phase sub-aiguë dure entre 12 et 24 heures.

[121]  Durant la phase aiguë, l’utilisateur de cannabis éprouve un sentiment d’euphorie – un high. Au cours de cette phase, le cannabis influe sur la mémoire de l’utilisateur, sa cognition, sa perception et son activité motrice. Cette phase est ensuite suivie d’une descente, qui dure environ une heure. Durant cette période, la concentration, la mémoire et les réflexes de l’utilisateur peuvent être amoindris. L’effet intoxicant peut être accentué ou multiplié si le cannabis est absorbé avec une autre substance intoxicante comme l’alcool.

[122] Selon le Dr Chiasson, pour les usagers chroniques de cannabis, la phase sub-aiguë – le malaise posthypnotique – se caractérise par un dysfonctionnement neuropsychologique qui peut entraver la capacité de l’intéressé de conduire un véhicule à moteur. Il faut aux usagers chroniques de cannabis jusqu’à 28 jours d’abstention ou d’élimination pour que les résultats de tests neuropsychologiques redeviennent normaux. Au cours de son témoignage, le Dr Baker a précisé que des études démontrent que l’altération des habilités motrices fines peut durer jusqu’à 24 heures après la consommation bien qu’on doute quelque peu, semble-t-il, de la validité de ces études.

[123] Dans certains cas, la consommation de cannabis peut avoir des effets à plus long terme sur la capacité de l’utilisateur de fonctionner. Les utilisateurs chroniques qui cessent de consommer de la drogue subissent les effets du sevrage pendant un certain temps. Parmi les symptômes manifestés figurent l’irritabilité, l’agitation, la perturbation du sommeil (rêves d’apparence réelle) et une piètre concentration. Ces symptômes peuvent persister pendant une à trois semaines. Durant la période de sevrage, il se peut que la perception de l’utilisateur, son fonctionnement cognitif et ses habilités motrices soient altérés suffisamment pour rendre périlleuse la conduite d’un véhicule à moteur.

[124] Les flashbacks constituent un deuxième effet possible à long terme de la consommation chronique de cannabis. Le Dr Chiasson a affirmé que, dans certains cas, les utilisateurs chroniques de cannabis peuvent manifester très soudainement les symptômes d’une intoxication aiguë, sans avoir vraiment absorbé la drogue. Ces rappels d’images ou flashbacks surviennent habituellement lorsque l’utilisateur est fatigué ou en proie au stress.

[125] Les Drs Baker et Chiasson s’accordent à dire que les personnes qui occupent des postes critiques pour la sécurité, c’est-à-dire des postes qui peuvent mettre en danger leur propre sécurité ou celle d’autrui, devraient s’abstenir d’accomplir des tâches comme la conduite d’un véhicule à moteur lorsque leur faculté de conduire est affaiblie par l’usage de cannabis.

d) L’ampleur du problème dans l’industrie des transports

[126] L’usage de l’alcool et des drogues est fort répandu au sein de la population canadienne en général. Mme Butler a cité des données publiées en 2001 par le Centre de toxicomanie et de santé mentale (CTSM) qui indiquent que 83,6 % des hommes et 75,7 % des femmes sont des buveurs. Dix-huit pour cent des adultes de sexe masculin ont déclaré avoir conduit un véhicule moins d’une heure après avoir ingurgité au moins deux consommations. Les utilisateurs de marijuana représentent 15,4 % de la population adulte de sexe masculin et 7,3 % de la population adulte de sexe féminin. Environ 4,9 % des utilisateurs de cannabis répondent aux critères de la dépendance. L’étude du CTSM révèle également que la consommation de cannabis est en constante progression.

[127] D’après le témoignage du Dr Baker, 34 % des Canadiens ont fait l’essai du cannabis. Selon le Dr Chiasson, près de 40 % des résidents du Québec ont affirmé l’avoir essayé. Dix à quinze pour cent des utilisateurs de cannabis ont un problème d’abus ou de dépendance, au dire du Dr Chiasson.

[128] En ce qui concerne l’industrie des transports, Mme Butler a affirmé que peu de recherches ont été faites au Canada dans le domaine du dépistage de l’alcool et des drogues du fait que le gouvernement canadien s’est abstenu d’intervenir au plan réglementaire. Elle a cité une étude menée par la British Columbia Trucking Association en 1989. Au dire de Mme Butler, les trois quarts des chauffeurs sondés ont déclaré que l’alcool avait compromis la sécurité, et un chauffeur sur neuf a admis avoir lui-même joué avec la sécurité au travail en consommant de l’alcool. Sept chauffeurs sur dix ont déclaré avoir travaillé alors qu’ils étaient sous l’influence de l’alcool, et la moitié des chauffeurs ont dit connaître d’autres chauffeurs qui buvaient au travail. En ce qui concerne les drogues, les trois quarts des chauffeurs sondés ont déclaré que l’usage de drogues avait mis en péril la sécurité, et un chauffeur sur douze a reconnu avoir lui-même compromis la sécurité au travail en consommant de la drogue.

[129] Ces données incitent certes à croire que la consommation de drogues chez les chauffeurs dans l’industrie des transports constitue un problème véritable qui comporte d’importantes répercussions au niveau de la sécurité du public.

[130] La preuve quant au degré de consommation d’alcool et de drogues dans l’industrie des transports au Québec a été présentée par Maxime Brault, un spécialiste de la statistique épidémiologique à la Société de l’assurance-automobile du Québec. M. Brault participe actuellement à une étude sur la sécurité routière dans la province. Dans ce contexte, M. Brault se penche sur la consommation d’alcool et de drogues chez les camionneurs au Québec. Dans le cadre de ses travaux, M. Brault a pris connaissance d’autres études de la SAAQ.[29]

[131] Dans le cadre d’une étude réalisée par la SAAQ en 2001, on s’est fondé sur les interceptions de camions sur le bord des routes du Québec pour mesurer la fréquence de la consommation d’alcool et de drogues chez les camionneurs. L’étude a révélé que 9 % des camionneurs ont obtenu à la suite de tests de dépistage des résultats positifs révélant la présence d’une ou plusieurs drogues dans leur système et que 4,8 % d’entre eux ont eu des résultats positifs pour ce qui est de la présence de métabolites de cannabis. Il convient de noter que 17 % des camionneurs interceptés ont refusé de participer à l’étude.

[132] En ce qui concerne l’expérience chez Autocar Connaisseur, on nous a dit qu’une couple de chauffeurs avaient été aux prises avec des problèmes d’alcool ces dernières années. Il semble que M. Milazzo ait été le seul chauffeur d’Autocar Connaisseur à avoir eu un test positif. Toutefois, cette donnée ne signifie pas pour autant que la consommation d’alcool ou de drogues ne pose guère de problème chez les chauffeurs d’Autocar Connaisseur et qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une politique sur le dépistage des drogues. Comme on l’expliquera plus loin dans cette décision, il y a au moins certains éléments qui incitent à croire que l’existence d’une politique sur le dépistage de l’alcool et des drogues peut avoir un effet dissuasif.

e) La portée des tests de dépistage des drogues

[133] Les Drs Baker et Chiasson ont fait de longs exposés sur le dépistage des drogues; une fois de plus, ils ont été pour un bon nombre de points d’accord sur l’essentiel. De façon générale, les programmes de dépistage des drogues en milieu de travail portent sur ce qu’on appelle les cinq catégories de drogues du NIDA,[30] soit la marijuana ou le cannabis, la cocaïne, les amphétamines, la phencyclidine et les opiacées.

[134] Dans le cas du cannabis, ce qu’on mesure dans l’urine est le 11-nor- -9-THC-9-COOH,[31] un sous-produit non psychoactif ou métabolite produit lorsque le 9-THC se désintègre dans le corps. Afin d’éviter que des tests puissent être faussement positifs (p. ex., exposition passive au cannabis dans une salle pleine de fumée), on fixe le seuil à 50 nanogrammes par millilitre. Les échantillons d’urine contenant moins de 50 nanogrammes par millilitre de THC acide sont déclarés négatifs.

[135] Un test d’urine positif n’indique ni quand le cannabis a été consommé ni la quantité absorbée. Il indique simplement que l’intéressé a consommé du cannabis à un moment donné.

[136] Contrairement à ce qui est le cas pour les tests de dépistage d’alcool, pour lesquels il existe une corrélation directe entre le taux d’alcoolémie et le degré probable d’altération des facultés, le fait qu’un test de dépistage soit concluant à la présence de métabolites de cannabis dans l’urine ne signifie pas que les facultés de l’intéressé étaient nécessairement altérées au moment du test. Ce n’est qu’une trentaine de minutes après l’absorption de cannabis que les métabolites peuvent être décelés dans l’urine; cependant, les effets du cannabis peuvent atteindre leur paroxysme dix minutes seulement après l’absorption. Par conséquent, une personne fortement intoxiquée peut subir un test non concluant à la présence de métabolites de cannabis. De même, il se peut que des métabolites soient encore présents dans le système bien après que les facultés de l’intéressé aient cessé d’être altérées.

f) L’efficacité du dépistage des drogues comme moyen de promouvoir la sécurité routière

[137] Le principal point de désaccord entre le Dr Baker et le Dr Chiasson a trait à l’efficacité du dépistage des drogues comme moyen de promouvoir la sécurité routière. Les deux médecins s’accordent à dire qu’il n’existe aucune méthode parfaite de dépistage des substances intoxicantes chez les employés qui occupent des postes critiques pour la sécurité et qu’il y aura toujours des cas qui passeront à travers les mailles du filet, quelle que soit la méthode utilisée. Le Dr Chiasson croit que le dépistage des drogues est un outil utile dans les situations où il y a présomption d’altération des facultés d’un employé, mais le Dr Baker est d’avis qu’il existe d’autres moyens plus efficaces dans ces cas-là.

1. Position du Dr Baker

[138] Selon le Dr Baker, de multiples facteurs peuvent entraver la capacité d’un employé qui occupe un poste critique pour la sécurité d’exécuter ses fonctions de manière appropriée. L’intoxication par l’alcool ou les drogues constitue l’un de ces facteurs; cependant, d’autres facteurs comme la fatigue, le diabète, la dépression et le stress peuvent également nuire au rendement d’un employé. Après l’alcool, les médicaments en vente libre représentent la deuxième principale cause d’altération des facultés des employés.[32] Le Dr Baker s’interroge sur l’utilité du dépistage de l’alcool ou des cinq catégories de drogues établies par le NIDA, alors qu’aucun test n’est effectué pour ce qui est des autres principales causes.

[139] De l’avis du Dr Baker, le test de dépistage des drogues est un instrument grossier. Selon lui, il y a des questions de frontières et il n’appartient pas à l’employeur de tenter de poser des diagnostics médicaux. Le Dr Baker s’interroge également sur l’exactitude des résultats des tests de dépistage des drogues, précisant que les employés qui doivent se soumettre régulièrement à de tels tests sont passés maîtres dans l’art de déjouer le système en recourant à des adultérants ou à de l’urine normale provenant d’autres sources, ou en ingurgitant de grandes quantités d’eau afin de diluer leur propre urine et de réduire ainsi la concentration de métabolites de drogues en deçà des niveaux acceptables.

[140] La meilleure solution pour l’employeur consiste à se doter de politiques clairement définies et appliquées de façon cohérente. Il est souhaitable de sensibiliser les employés à l’abus de substances intoxicantes et aux problèmes qui peuvent en résulter. Cette formation vise notamment à les inciter à prendre l’initiative de signaler les difficultés d’un collègue plutôt que de le protéger, comme c’est souvent le cas. On devrait également sensibiliser les superviseurs aux signes avertisseurs de la toxicomanie. Le manque d’assiduité au travail et les problèmes de comportement ou de rendement, par exemple, sont des éléments qui peuvent dénoter un abus de substances intoxicantes.

[141] Lorsqu’il identifie un employé aux prises avec un problème de toxicomanie, l’employeur devrait le rencontrer pour lui faire part de ses inquiétudes à cet égard. Une aide devrait être offerte à l’employé afin qu’il puisse faire face à son problème. L’employeur peut demander à l’employé de demeurer à la maison jusqu’à ce qu’un médecin se penche sur son cas et détermine s’il est apte à reprendre le travail.

[142] Dans les cas où l’employé contrevient à la politique de tolérance zéro en consommant de l’alcool ou des drogues par choix personnel plutôt qu’en raison d’une dépendance, l’employeur devrait prendre à son endroit les mesures disciplinaires habituelles et lui imposer des sanctions pouvant aller jusqu’à son congédiement.

[143] Si un employé occupe un poste critique pour la sécurité, le Dr Baker est d’avis que l’employeur a la responsabilité de le soumettre à une évaluation médicale afin de déterminer s’il est en mesure de s’acquitter de ses tâches en toute sécurité. Cette évaluation devrait être minutieuse et porter sur les aspects biologique, psychologique et social ainsi que sur le problème de dépendance. Dans le cadre de cette évaluation, on devrait se concentrer sur les facteurs qui pourraient nuire à la capacité de l’intéressé de s’acquitter de ses fonctions en toute sécurité, notamment les déficiences invisibles comme le diabète, les maladies coronariennes et la dépendance à l’égard de substances intoxicantes. Le dépistage des drogues peut jouer un rôle utile dans une telle évaluation.

[144] Selon le Dr Baker, le coût de ce genre d’évaluation préalable à l’emploi est de l’ordre de 500 $ à 800 $ par employé.

[145] De l’avis du Dr Baker, cette méthode peut se révéler plus efficace que le dépistage des drogues pour déceler les problèmes d’abus de substances intoxicantes en milieu de travail. À l’appui de sa prétention, il a cité l’exemple d’un organisme maritime de la côte Ouest dont plusieurs employés éventuels aux prises avec des problèmes d’abus d’alcool et autres drogues ont obtenu des résultats négatifs à la suite des tests de dépistage, mais ont subséquemment été repérés grâce à une évaluation médicale préalable à l’emploi.

[146] Selon le Dr Baker, le dépistage des drogues joue également un rôle utile dans le cadre d’un programme de surveillance du rétablissement d’une personne aux prises avec des problèmes d’abus d’alcool ou d’autres drogues, une fois qu’elle est de retour à un poste critique pour la sécurité. Dans sa propre politique sur le dépistage des drogues dans le milieu de travail, la Commission reconnaît l’utilité du dépistage dans les cas où un employeur a un motif raisonnable de croire qu’un employé est sous l’influence de l’alcool ou des drogues, ou lorsque survient un accident qui soulève des doutes quant à l’aptitude de l’employé à travailler.[33]

2. Position du Dr Chiasson

[147] Le Dr Chiasson reconnaît que bien d’autres choses peuvent nuire au rendement d’un employé, en plus des cinq drogues faisant partie du groupe NIDA 5. Cependant, le dépistage des drogues constitue un outil rapide, fiable, peu coûteux et facile à utiliser qui peut vraiment aider l’employeur à repérer les problèmes avec lesquels des employés occupant des postes critiques pour la sécurité peuvent être aux prises.

[148] Le Dr Chiasson, à l’instar du Dr Baker, est d’avis que le dépistage des drogues n’est pas un outil parfait. Cependant, selon lui, la méthode d’évaluation que préconise le Dr Baker ne l’est pas non plus. Faisant remarquer qu’il a eu quatre secrétaires ayant un problème de drogue, le Dr Chiasson a expliqué qu’il est difficile de dépister certaines personnes qui ont une dépendance à l’égard de l’alcool ou d’autres drogues. En dépit de sa formation spécialisée, il n’a été capable dans aucun des cas de déceler le problème.

[149] Dans son témoignage, le Dr Chiasson a dit avoir vu des cas où les problèmes d’abus d’alcool et autres drogues ne paraissaient pas évidents. Dans ces cas-là, il a finalement posé son diagnostic à la suite de tests de dépistage des drogues. Aux yeux du Dr Chiasson, le dépistage des drogues permet d’obtenir des données objectives et utiles.

[150] Tout en reconnaissant qu’il existe des façons de contourner les tests de dépistage des drogues, le Dr Chiasson a indiqué que les laboratoires d’analyse sont passés maîtres dans l’art de reconnaître les tentatives pour déjouer le système. Par exemple, ils mesurent la densité relative de l’urine afin de déterminer si celle-ci a été diluée. De plus, ils mesurent la température de l’urine afin de vérifier qu’il s’agit bien de celle du sujet et non de celle de quelqu’un d’autre – cas de substitution. Enfin, ils effectuent des tests en vue de déceler la présence d’adultérants.

[151] Le dépistage des drogues ne se fait pas en vase clos, selon le Dr Chiasson. Lorsqu’un individu obtient des résultats positifs à la suite d’un test de dépistage, il faut déterminer s’il s’agit d’un cas de dépendance. Lors de son témoignage, il a dit que le coût d’une évaluation de contrôle ultérieure varie entre 2 000$ et 4 000$.

[152] Le test de dépistage des drogues brosse un tableau de la situation à un moment donné. Cet instantané indique si une personne a été en contact avec une substance psychoactive illicite qui est susceptible de créer une dépendance ou de présenter une menace pour la sécurité. Selon le Dr Chiasson, le test signale à l’employeur que l’intéressé présente un risque accru pour la sécurité dans le milieu de travail.

g) Les tests de dépistage positifs en tant qu’indicateur d’un risque accru

[153] Nous touchons ici au coeur du désaccord entre les Drs Baker et Chiasson. Les deux médecins conviennent que le fait qu’une personne obtienne des résultats positifs en ce qui touche la présence de métabolites de cannabis dans son urine ne signifie pas pour autant que ses facultés étaient altérées au moment du test. Le point qui semble donner lieu à un désaccord entre les experts porte sur la question de savoir si l’employeur devrait pouvoir recourir au dépistage des drogues afin d’évaluer le risque professionnel.

[154] Le Dr Baker a affirmé que l’indication que permettent d’obtenir les tests d’urine quant à savoir si l’employé a été en contact avec le cannabis à un moment donné est utile au professionnel de la santé qui doit évaluer le risque que pose cet employé. En fait, il a semblé reconnaître qu’il existe une corrélation entre un test positif de dépistage des drogues et un risque accru, même s’il ne connaît pas d’études ayant démontré l’existence d’une telle corrélation. De l’avis du Dr Baker, on peut présumer qu’il existe bel et bien une pareille corrélation.

[155] Le véritable problème que pose le dépistage des drogues par les employeurs, selon le Dr Baker, réside dans la position de principe relative aux frontières et au rôle approprié des fournisseurs de soins de santé et des employeurs. À son avis, l’employeur est absolument en droit d’évaluer le risque professionnel, mais il existe d’autres façons de repérer les employés susceptibles de présenter des problèmes d’abus d’alcool et autres drogues – les méthodes dont nous avons fait état précédemment (p. ex., surveillance de l’assiduité). Si l’employeur veut administrer des tests pour évaluer les risques liés à la santé, il devrait également en faire subir pour vérifier d’autres aspects de la santé en vue de s’assurer que les employés ne sont pas atteints d’une déficience. De l’avis du Dr Baker, les employeurs ne font pas subir de tests de dépistage pour des anomalies telles que le diabète ou les maladies coronariennes parce qu’ils reconnaissent que ce n’est pas leur rôle de le faire. De même, il n’appartient pas à l’employeur, selon le Dr Baker, de soumettre l’employé à des tests d’urine.

[156] À la connaissance du Dr Baker, il n’y a pas eu d’études dans ce domaine, mais il semble que certaines recherches aient été faites sur la relation entre les tests d’urine positifs et les accidents d’automobile. Au Canada, l’étude la plus pertinente est celle que la SAAQ est en voie de réaliser. Dans son témoignage, M. Brault a expliqué que l’étude avait pour objet d’examiner le rôle que l’alcool et les drogues ont joué dans les accidents mortels survenus sur les routes du Québec.

[157] L’étude comporte plusieurs aspects. D’abord, un dépistage volontaire aléatoire a été fait auprès des conducteurs du Québec afin de déterminer la prévalence de l’usage de l’alcool et des drogues par les conducteurs récréatifs. Une étude similaire a été réalisée pour les chauffeurs du secteur commercial qui conduisent des véhicules dont le poids excède 3 000 kilogrammes (camions, autobus, etc.) afin de déterminer si ce groupe consomme les mêmes substances, dans les mêmes proportions. Dans chaque cas, le sujet a été interviewé et soumis à un alcooltest, à un test de salive et à un test d’urine. Les résultats ont été corrigés afin de tenir compte du nombre important de personnes qui ont refusé de participer à l’étude.

[158] Ensuite, les résultats ont été comparés avec l’incidence des tests positifs de dépistage de l’alcool et des drogues administrés à un autre groupe de conducteurs. Ce groupe est constitué des conducteurs qui ont perdu la vie dans des accidents de la route au Québec, dans des circonstances où le conducteur a été jugé responsable. Les résultats de cette étude comparative aideront à déterminer si la présence de certaines substances dans l’organisme d’un conducteur indique que celui-ci est davantage susceptible d’être impliqué dans un accident.

[159] L’analyse des résultats des tests effectués au hasard auprès des conducteurs du Québec est terminée. Elle a révélé que chez les conducteurs récréatifs, le cannabis est la drogue la plus souvent utilisée, 6,7 % d’entre eux ayant obtenu un résultat positif en ce qui touche la présence de métabolites de cette drogue.[34]

[160] Le volet de l’étude portant sur la prévalence de l’usage de l’alcool ou des drogues chez les conducteurs qui causent des accidents d’automobile mortels n’est pas clos, car les chercheurs ne disposent pas encore d’un échantillon suffisamment grand de conducteurs décédés pour être convaincus au-delà de tout doute de la fiabilité des données. Toutefois, des résultats préliminaires ont été obtenus et publiés. Ces résultats indiquent que 69 des 364 (19,5 %) conducteurs décédés responsables d’accidents d’automobile mortels ont obtenu des résultats positifs en ce qui concerne la présence de métabolites de cannabis. Les auteurs de l’étude ont conclu que si on compare cette donnée avec le taux d’incidence de 6,7 % enregistré pour l’ensemble des conducteurs, la présence de métabolites de cannabis dans l’urine des conducteurs accroît de 2,2 fois le risque que ceux-ci soient impliqués dans un accident d’automobile mortel.

[161] En fait le risque d’accident associé à une altération des facultés attribuable à la consommation de cannabis est peut-être supérieur à 2,2, car il est possible que certaines personnes présentent encore un résultat positif en ce qui touche la présence de métabolites de cannabis, après avoir repris possession de toutes leurs facultés.

[162] Étant donné que le Dr Baker reconnaît qu’un test positif de dépistage des drogues est utile pour évaluer le risque que présente un conducteur particulier, et compte tenu du témoignage du Dr Chiasson et des résultats, si préliminaires soient-ils, de l’étude de la SAAQ, nous sommes convaincus que les tests d’urine administrés pour déceler la présence de métabolites de cannabis aident effectivement à repérer les conducteurs qui sont particulièrement susceptibles d’être impliqués dans un accident.

h) Les tests de dépistage des drogues constituent-ils un moyen de dissuasion efficace au- près des employés?

[163] Un autre argument invoqué pour justifier la pratique qui consiste à soumettre les chauffeurs d’autobus à des tests de dépistage des drogues est l’effet dissuasif qu’on prête à l’existence d’une politique de dépistage des drogues. À l’appui de cette prétention, Autocar Connaisseur a fait remarquer qu’entre le 1er janvier 2000 et le 20 mars 2003, la compagnie a effectué au hasard 166 tests de dépistage des drogues. Durant cette période de 39 mois, aucun chauffeur d’Autocar Connaisseur n’a obtenu de résultats positifs en ce qui concerne l’alcool ou les drogues. Si impressionnantes que soient ces données, leur utilité est amoindrie par le fait que nous ne disposons pas de données similaires pour la période qui a précédé l’instauration de la politique sur le dépistage des drogues. Autrement dit, il est impossible de savoir combien de chauffeurs d’Autocar Connaisseur auraient obtenu des résultats positifs pour l’alcool ou les drogues si Autocar Connaisseur n’avait pas eu une politique de dépistage bien définie.

[164] Dans son témoignage, Mme Butler a affirmé que l’effet dissuasif est un aspect important de toute politique sur le dépistage des drogues. Peu d’études ont été réalisées au sujet de l’effet dissuasif des politiques sur le dépistage des drogues en milieu de travail; cependant, Mme Butler a fait remarquer qu’en Australie, pays où on effectue au hasard des tests de dépistage de l’alcool au bord des routes, la fréquence des accidents liés à l’alcool a été considérablement réduite. Des études ont révélé que la possibilité d’être à tout moment soumis à un test amène inévitablement le conducteur qui a consommé de l’alcool à y penser deux fois avant de prendre le volant.

[165] Le Dr Baker reconnaît que l’existence d’une politique de dépistage des drogues pourrait décourager des candidats ayant une dépendance à l’égard des drogues de postuler un emploi à un endroit où une telle politique a été mise en place. Par ailleurs, l’existence d’une politique de dépistage des drogues incitera les employés à s’abstenir de consommer des drogues avant l’administration des tests périodiques. Le Dr Baker n’a pas indiqué si des employés qui ne présentent pas de dépendance à l’égard des drogues pourraient décider eux aussi de s’abstenir pour de bon d’en consommer par crainte de faire l’objet de tests aléatoires.

[166] Le Dr Baker a fait état de l’expérience aux États-Unis où l’on a observé une importante réduction du nombre de tests positifs de dépistage des drogues chez les employés, mais aucune diminution correspondante de la prévalence de la dépendance à l’alcool et aux drogues en milieu de travail. D’après le Dr Baker, cette situation tient simplement au fait que les employés trouvent des moyens de déjouer le système. Cependant, il y a peut-être à notre avis une autre explication : les personnes qui peuvent contrôler leur consommation d’alcool ou de drogues optent pour l’abstinence, sachant qu’elles peuvent être soumises à des tests, d’où la réduction du nombre de tests de drogues positifs, tandis que celles qui ont une dépendance à l’égard de l’alcool ou des drogues continuent d’en consommer régulièrement.

[167] Il est raisonnable de croire que des personnes qui peuvent contrôler leur consommation d’alcool ou de drogues feraient preuve à tout le moins d’une certaine retenue, sachant qu’elles sont susceptibles d’être soumises dans leur milieu de travail à un test inopiné de dépistage de l’alcool ou des drogues. Cependant, les éléments de preuve dont nous disposons sont insuffisants pour nous permettre de conclure que l’existence d’une politique de dépistage de l’alcool et des drogues empêcherait des employés qui présentent une dépendance de continuer de consommer. En outre, le fait que l’existence d’une politique de dépistage de l’alcool et des drogues puisse contribuer à décourager les personnes qui ont une dépendance de postuler un emploi au sein d’une entreprise particulière prouve qu’une telle politique est susceptible d’avoir des conséquences discriminatoires systémiques.

i) Conclusions au sujet du recours par Autocar Connaisseur à des tests de dépistage des drogues

[168] Il ressort clairement des témoignages des Drs Baker et Chiasson qu’il n’existe aucune façon idéale de dépister les employés ayant les facultés affaiblies ou de repérer ceux qui sont davantage susceptibles d’être intoxiqués au travail. Bien que l’approche prônée par le Dr Baker soit bonne, en principe, il est évident d’après le témoignage du Dr Chiasson qu’elle ne permettra pas nécessairement d’attraper tous les employés qui risquent de mettre en danger la vie des passagers. En outre, nous ne sommes pas persuadés non plus que la méthode du Dr Baker aurait été applicable dans le contexte dans lequel Autocar Connaisseur se trouvait à l’été 1999.

[169] D’abord, la méthode du Dr Baker repose dans une large mesure sur les observations des superviseurs. S’il est vrai qu’une telle méthode puisse bien fonctionner dans une usine ou un bureau où les employés font l’objet d’une étroite surveillance, elle est moins pratique dans un milieu de travail comme celui qui existe chez Autocar Connaisseur, où les chauffeurs ne sont pas surveillés la majeure partie du temps.

[170] De plus, la méthode prônée par le Dr Baker est coûteuse. Dans son témoignage, le Dr Baker a précisé qu’une évaluation préalable à l’emploi coûterait entre 500 $ et 800 $ par employé. Nous savons qu’Autocar Connaisseur a une main-d’œuvre en constante évolution et qu’un grand nombre de ses employés sont des travailleurs saisonniers. Nous savons également que la compagnie perdait de l’argent au moment où M. Milazzo a subi son test et qu’elle risquait de fermer ses portes. Nous ne disposons pas de données quant au coût exact de l’administration d’un test d’urine à un employé; cependant, selon le Dr Chiasson, ce coût est peu élevé et était de toute évidence à la mesure des moyens d’Autocar Connaisseur.

[171] Même si le fait d’obtenir des résultats positifs à la suite d’un test de dépistage des drogues n’indique pas nécessairement, pour les raisons dont nous avons fait état ci-haut, que les facultés du chauffeur pris en défaut étaient vraiment altérées durant son travail, nous sommes persuadés que de tels résultats constituent un drapeau rouge, pour reprendre le terme utilisé par le Dr Chiasson. La présence de métabolites de cannabis dans l’urine d’un employé aide à repérer les chauffeurs qui sont particulièrement susceptibles d’avoir des accidents.

[172] De surcroît, nous avons conclu que la présence d’une politique de dépistage des drogues contribue à dissuader au moins certains employés de consommer de l’alcool ou des drogues au travail et de compromettre ainsi leur propre sécurité et celle d’autrui.

[173] Pour ces motifs, nous croyons que la politique de dépistage des drogues d’Autocar Connaisseur est raisonnablement nécessaire pour atteindre la fin légitime liée au travail que poursuit la compagnie, soit promouvoir la sécurité routière.

[174] Une autre raison nous amène à conclure que la politique de dépistage des drogues d’Autocar Connaisseur est raisonnablement nécessaire: l’obligation pour la compagnie de se conformer à la réglementation américaine en matière de dépistage des drogues. L’avocat de la Commission a indiqué qu’Autocar Connaisseur devrait établir deux groupes de chauffeurs, l’un constitué des chauffeurs qui se rendent aux États-Unis et l’autre formé de ceux qui conduisent uniquement au Canada. Seuls les chauffeurs affectés aux itinéraires américains seraient soumis à des tests de dépistage de l’alcool et des drogues. Cependant, compte tenu des témoignages de MM. Crowe, Filiatrault et Devlin, nous ne croyons pas qu’il s’agit d’une solution pratique. Certes, pour demeurer concurrentielle, Autocar Connaisseur doit avoir à sa disposition des chauffeurs qui lui permettent de répondre en temps opportun aux demandes des clients. En outre, la compagnie doit être en mesure de réagir rapidement à des conditions météorologiques mauvaises et à des situations d’urgence. Nous sommes persuadés que, dans une petite entreprise comme Autocar Connaisseur, tous les chauffeurs peuvent être raisonnablement appelés à faire une incursion de l’autre côté de la frontière[35] et qu’Autocar Connaisseur subirait une contrainte excessive si elle ne pouvait soumettre à des tests de dépistage tous ses chauffeurs, conformément aux exigences législatives américaines.

[175] Pour ces motifs, nous estimons qu’Autocar Connaisseur s’est acquittée de son fardeau consistant à prouver que le fait de soumettre ses employés à des tests de dépistage préalables à l’emploi ou effectués au hasard est une façon légitime de promouvoir la sécurité routière.

[176] Toutefois, notre analyse n’est pas terminée. Selon les arrêts Meiorin et Grismer de la Cour suprême, Autocar Connaisseur, pour satisfaire au troisième élément du moyen de défense fondé sur une exigence professionnelle justifiée, doit prouver qu’elle est dans l’impossibilité d’accommoder les employés dont les tests de dépistage des drogues sont positifs et qui souffrent d’une déficience liée à l’usage des drogues, sans imposer à l’entreprise une contrainte excessive. Nous examinerons cet aspect dans les pages qui suivent.

j) Autocar Connaisseur peut-elle accommoder les chauffeurs dont les tests de dépistage sont positifs?

[177] Conformément à la politique d’Autocar Connaisseur en matière de dépistage des drogues, la compagnie mettra fin sommairement à l’emploi de tout employé qui obtiendra des résultats positifs à la suite d’un test de dépistage de l’alcool ou des drogues. Si les résultats du test administré à un employé éventuel sont positifs, Autocar Connaisseur retirera son offre d’emploi.

[178] On se rappellera que M. Devlin a affirmé dans son témoignage qu’Autocar Connaisseur est d’avis que ces mesures sont nécessaires, étant donné que l’employé qui, sciemment, se présente au travail avec de l’alcool ou des drogues dans son organisme se trouve à trahir entièrement la confiance de son employeur, qui n’a d’autre choix que de mettre fin à la relation d’emploi. Il se peut fort bien qu’il soit loisible à Autocar Connaisseur (à tout le moins du point de vue des droits de la personne) de procéder ainsi dans les cas où des employés consomment de l’alcool ou des drogues par choix et contreviennent volontairement à la politique de la compagnie en matière d’alcool et de drogues.

[179] Cependant, la situation est différente dans les cas où l’intéressé souffre d’un état qu’on peut à juste titre qualifier de déficience. Dans ces cas-là, l’employeur est tenu d’accommoder l’employé jusqu’à la contrainte excessive, à moins qu’il lui soit impossible de le faire.

[180] Le fait qu’un employé obtienne des résultats positifs à la suite d’un test de dépistage des drogues administré à la demande de l’employeur ne signifie pas nécessairement que l’employé est atteint d’une déficience. Afin de distinguer les employés qui sont atteints d’une déficience liée à l’usage de substances intoxicantes de ceux qui ne le sont pas, il sera peut-être nécessaire d’exiger que l’employé se soumette à une évaluation professionnelle de la part d’un professionnel de la santé compétent. Si l’employeur doit être sensibilisé au rôle que le déni peut jouer dans les problèmes d’abus d’alcool et autres drogues, il appartient en bout de ligne à l’employé ou à l’employé éventuel de démontrer qu’il a droit à la protection offerte par la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[181] Nous n’acceptons pas l’argument de M. Devlin selon lequel Autocar Connaisseur ne pouvait accommoder des employés ou des employés éventuels ayant une dépendance à l’égard de l’alcool ou des drogues qui subissent des tests de dépistage préalables à l’emploi ou effectués au hasard dont les résultats se révèlent positifs. M. Devlin a lui-même reconnu que la compagnie peut accommoder des employés qui admettent de leur propre chef avoir un problème d’alcool ou de drogues et qu’elle le fait effectivement. Dans ces cas-là, les employés, au dire de M. Devlin, se voient offrir la chance de se réadapter et sont autorisés à retourner au travail lorsqu’ils sont aptes à le faire. M. Devlin a confirmé que la compagnie était prête à offrir cette forme d’accommodement, même s’il présume qu’un employé aux prises avec un problème d’alcool ou de drogues a, selon toute vraisemblance, conduit un autocar avec les facultés affaiblies. Le fait pour un chauffeur de conduire un autocar alors que ses facultés sont affaiblies ne constitue-t-il pas un abus de confiance tout aussi grave que le fait d’obtenir des résultats positifs à la suite d’un test de dépistage de l’alcool ou des drogues?

[182] En outre, la position de M. Devlin quant à la nécessité de s’auto-identifier avant que la compagnie fasse des efforts pour accommoder un employé ayant une dépendance à l’égard de l’alcool ou d’autres drogues ne tient pas compte du rôle très réel que le déni joue dans les problèmes d’alcoolisme et de toxicomanie.

[183] Les Drs Baker et Chiasson ont tous deux expliqué le rôle que le déni joue dans les problèmes d’abus d’alcool ou d’autres drogues. Ils partagent tous deux l’opinion que les alcooliques et toxicomanes continueront de nier qu’ils ont un problème jusqu’à ce que le coût personnel qu’entraîne la consommation d’alcool ou de drogues dépasse les avantages qu’il y a à continuer d’en consommer. Dans la plupart des cas, il faut, selon le Dr Chiasson, que survienne une crise comme la perte de l’emploi ou du conjoint pour que l’alcoolique ou le toxicomane admette qu’il a bel et bien un problème et demande de l’aide. Le Dr Chiasson a indiqué qu’il n’a jamais vu de cas où un toxicomane a soudainement une crise de conscience qui l’amène à demander de l’aide de sa propre initiative.

[184] Nous avons conclu qu’un test positif de dépistage de l’alcool ou des drogues constitue un drapeau rouge, c’est-à-dire une indication que l’employé présente un risque élevé du point de vue de la sécurité. Cependant, les préoccupations d’ordre sécuritaire que soulèvent les résultats du test peuvent être résolues en retirant au chauffeur son volant.[36] Compte tenu des préoccupations liées à la sécurité que suscite un test de dépistage positif, exiger qu’Autocar Connaisseur affecte le chauffeur fautif à un itinéraire canadien ne serait pas, à notre avis, une forme d’accommodement appropriée.

[185] Compte tenu des explications des témoins quant à la petite taille de la compagnie, du nombre restreint de postes qui ne sont pas des postes de chauffeur et de la formation spécialisée que doivent avoir les titulaires de ces postes, il n’existe peut-être pas chez Autocar Connaisseur d’autres postes – autres que celui de chauffeur – que pourraient occuper des chauffeurs.

[186] Toutefois, une compagnie comme Autocar Connaisseur devrait à tout le moins offrir aux chauffeurs qui ont une dépendance à l’égard de l’alcool ou des drogues et dont les tests se révèlent positifs les mêmes chances qu’à ceux qui, de leur propre initiative, s’auto-identifient comme des alcooliques ou des toxicomanes. Autrement dit, ces personnes devraient avoir la possibilité de suivre un programme de réadaptation et de retourner au travail lorsqu’elles seront aptes à le faire. À notre avis, la compagnie serait également justifiée de se doter d’un mécanisme de suivi pour s’assurer que l’individu fautif continue de s’abstenir de consommer de l’alcool ou des drogues. Enfin, Autocar Connaisseur est peut-être en mesure de mettre fin à l’emploi des personnes qui ne se réadaptent pas après s’être vu offrir une chance raisonnable de le faire; toutefois, chaque cas doit être soigneusement examiné.

[187] En ce qui concerne les employés éventuels qui sont atteints d’une déficience liée à l’usage de drogues et dont les tests de dépistage préalables à l’emploi se révèlent positifs, l’employeur n’a pas le droit de retirer d’office son offre d’emploi sans d’abord tenir compte de la question de l’accommodement. Il se peut qu’aucune mesure d’accommodement ne puisse être prise, tel le cas où le candidat doit répondre à un besoin immédiat ou à court terme ou le cas où la durée du programme de réadaptation serait plus longue que celle de l’emploi. Dans d’autres situations, une certaine forme d’accommodement sera peut-être possible. Chaque cas doit être examiné minutieusement.

k) Conclusions relatives à la responsabilité et à la plainte relevant de l’article 10

[188] Selon les arrêts Meiorin et Grismer, il appartient à Autocar Connaisseur de prouver que sa norme rigide est raisonnablement nécessaire pour atteindre son objectif de promouvoir la sécurité routière.[37] Bien qu’Autocar Connaisseur ait justifié sa politique qui consiste à soumettre ses chauffeurs à des tests de dépistage préalables à l’emploi ou effectués au hasard, elle ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer qu’elle ne pouvait accommoder les chauffeurs dont les tests se révèlent positifs et qui ont une dépendance à l’égard de l’alcool ou des drogues. Par conséquent, il est fait droit à la plainte de M. Milazzo relevant de l’article 10.

l) Commentaires au sujet de la nouvelle politique d’Autocar Connaisseur en matière de dépistage de l’alcool et des drogues

[189] Avant de passer à la question du redressement, nous désirons formuler quelques commentaires au sujet de la nouvelle politique d’Autocar Connaisseur en matière de dépistage de l’alcool et des drogues. On se souviendra que cette politique, qui n’est entrée en vigueur qu’en mars dernier, s’applique non seulement aux chauffeurs de la compagnie mais aussi à ses mécaniciens. Cette politique n’est pas l’objet de la plainte de M. Milazzo et, à notre avis, nous outrepasserions notre compétence si nous étendions la portée de la présente instance pour nous interroger sur la légalité des tests de dépistage auxquels sont soumis les mécaniciens.[38] Par conséquent, nous n’avons aucune conclusion à formuler au sujet de la nouvelle politique d’Autocar Connaisseur et, plus particulièrement, à propos de la question à savoir si les tests de dépistage administrés aux mécaniciens de la compagnie sont raisonnablement nécessaires.

VIII. Mesures de redressement

[190] Ayant conclu qu’Autocar Connaisseur ne s’est pas acquittée de son fardeau à l’égard de la plainte relevant de l’article 10, il reste à déterminer quelles devraient être les mesures de redressement appropriées. Dans les cas où il juge que la partie intimée a appliqué une politique discriminatoire ou commis un acte discriminatoire, le Tribunal lui ordonne habituellement de mettre fin sans tarder à la politique ou à l’acte en question. En l’espèce, Autocar Connaisseur doit, si elle veut continuer de faire des affaires aux États-Unis, maintenir les tests de dépistage pour ses chauffeurs. Cependant, elle ne peut continuer de retirer d’office son offre d’emploi ou de procéder à un congédiement dans les cas où l’employé éventuel ou l’employé qui a obtenu des résultats positifs à la suite d’un test de dépistage peut prouver qu’il est atteint d’une déficience liée à l’abus d’alcool ou d’autres drogues.

[191] Par conséquent, nous enjoignons Autocar Connaisseur de mettre fin sans tarder à l’acte discriminatoire qui consiste à omettre d’accommoder les employés ou les employés éventuels qui obtiennent des résultats positifs à la suite des tests de dépistage de drogues administrés à la demande de la compagnie et qui peuvent prouver qu’ils sont atteints d’une déficience liée à l’usage de l’alcool ou d’autres drogues.

[192] Nous enjoignons également Autocar Connaisseur de prendre des mesures, de concert avec la Commission canadienne des droits de la personne, afin d’élaborer une politique sur le dépistage des drogues qui fera en sorte que les employés ou employés éventuels qui sont atteints d’une déficience liée à l’usage de drogues et qui obtiennent des résultats positifs à la suite de tests de dépistage administrés à la demande de l’employeur, fassent l’objet de mesures d’accommodement, sans qu’il en résulte pour la compagnie une contrainte excessive, conformément à la présente décision.

[193] En outre, nous ordonnons que, dans les six mois suivant la date de la présente décision, les parties déposent devant le Tribunal un exemplaire de la politique révisée d’Autocar Connaisseur en matière de dépistage des drogues. Le Tribunal conserve sa compétence en l’espèce pour trancher toute question non réglée, dans le cas où les parties ne seraient pas capables de s’entendre sur les conditions de cette politique révisée.

IX. Ordonnance

[194] Pour les motifs énoncés ci-haut, nous déclarons que la politique d’Autocar Connaisseur sur le dépistage de l’alcool et des drogues établit une distinction illicite fondée sur la déficience et, de ce fait, contrevient aux dispositions de l’article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et nous ordonnons :

  1. qu’Autocar Connaisseur mette fin sans tarder à l’acte discriminatoire qui consiste à retirer d’office son offre d’emploi ou à mettre fin à l’emploi des chauffeurs qui présentent une déficience liée à l’usage de toute substance intoxicante et qui obtiennent des résultats positifs à la suite d’un test de dépistage des drogues administré à la demande de l’employeur;
  2. qu’Autocar Connaisseur prenne des mesures, de concert avec la Commission canadienne des droits de la personne, pour élaborer une politique qui fera en sorte que les personnes atteintes d’une déficience liée à l’usage d’alcool ou d’autres drogues qui obtiennent des résultats positifs à la suite d’un test de dépistage administré  à la demande de l’employeur feront l’objet de mesures d’accommodement, sans qu’il en résulte pour la compagnie une contrainte excessive, conformément à la présente décision;
  3. que les parties, dans les six mois suivant la date de la présente décision, déposent devant le Tribunal des exemplaires de la politique révisée d’Autocar Connaisseur sur le dépistage des drogues. Le Tribunal conserve sa compétence en l’espèce pour trancher toute question non réglée dans le cas où les parties ne seraient pas capables de s’entendre sur les conditions de cette politique révisée.

[195] La plainte de M. Milazzo relevant de l’article 7 est rejetée.

Signée par

Anne L. Mactavish
Présidente

Pierre Deschamps
Membre du tribunal

Michel Doucet
Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)
Le 6 novembre 2003

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T713/1802

Intitulé de la cause : Salvatore Milazzo c. Autocar Connaisseur Inc. et al.

Date de la décision du tribunal : Le 6 novembre 2003

Date et lieu de l’audience : Les 25-26 novembre 2002
Les 25-26 mars 2003
Les 24-25 avril 2003
Les 20-21 mai 2003
Les 2 au 4 juin 2003

Montréal (Québec)

Comparutions :

Salvatore Milazzo, pour lui même

Patrick O’Rourke / Céline Harrington, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Louise Baillargeon / Philippe-André Tessier, pour l'intimée

George Vuicic, pour la partie intéressée

[1] M. Milazzo a indiqué dans son témoignage qu’à l’époque où il travaillait chez Autocar Connaisseur, la compagnie comptait de 150 à 200chauffeurs l’été, comparativement à une quarantaine ou une cinquantaine l’hiver. Les témoins d’Autocar Connaisseur ont affirmé qu’à l’époque où elle a mis fin à l’emploi de M. Milazzo, la compagnie employait 115chauffeurs durant la haute saison. Par suite du ralentissement que l’industrie touristique a connu, Autocar Connaisseur n’emploie plus maintenant qu’une quarantaine de chauffeurs en haute saison.

[2] Il convient de souligner que, bien que M. Milazzo ait demandé au cours de sa rencontre avec M. Bougie de subir un deuxième test, ni lui ni la Commission n’a contesté à l’audience la validité des résultats du premier test.

[3] L.R.Q. 1998, ch. 40.

[4] L.R.C. 1985, ch.L-2.

[5] L.R.C. 1985, ch. 29 (3 e supp.).

[6] Mme Butler a expliqué que les compagnies de transport peuvent exiger qu’un chauffeur se soumette à un test de dépistage de la consommation de drogues ou d’alcool si elles ont un doute raisonnable quant à sa capacité de s’acquitter de ses fonctions en raison de la consommation de drogues ou d’alcool.

[7] Bien que la preuve n’ait pas permis d’élucider complètement la chose, il semble que M. Booth travaillait pour la filiale canadienne de Coach U.S.A. (Coach Canada) plutôt que pour Autocar Connaisseur à proprement parler.

[8] [1999] 3 R.C.S. 3.

[9] [1999] 3 R.C.S. 868.

[10] Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpson Sears Limited, [1985] 2 R.C.S. 536, p. 558.

[11] Meiorin, précitée, par.54.

[12] À cet égard, la Cour suprême, dans Meiorin, fait sien le raisonnement énoncé dans l’arrêt Central Okanagan School District c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 984.

[13] Grismer

[14] Grismer, précitée, par.42.

[15] Grismer, précitée, par.41 et 42.

[16] Meiorin, précitée, par.63.

[17] Voir Entrop c. Imperial Oil Ltd., 50 O.R. (3d) 18 (C.A. Ont.), par.104, pour une analyse de cette question.

[18] Il convient de noter que la Commission a renoncé à mi-chemin au cours de l’audience à appuyer la plainte de M. Milazzo relevant de l’article 7 et qu’elle n’a pas présenté d’observations sur la question à savoir si M. Milazzo était atteint ou non d’une déficience. M. Milazzo, qui n’était pas présent lors des derniers jours de l’audience, n’a pas fait d’observations à cet égard.

[19] Ce métabolite est décrit comme étant le 11-nor-?-9-THC-9-COOH.

[20] Il est raisonnable de tenir pour acquis que c’était vraiment le cas ; nous savons que M. Milazzo avait été prévenu plusieurs jours à l’avance qu’il aurait à subir un test de dépistage des drogues. Si M. Milazzo était vraiment un utilisateur occasionnel de cannabis (et pouvait, par conséquent, contrôler sa consommation), le bon sens dicterait qu’il s’abstienne de consommer du cannabis durant la période précédant immédiatement son test.

[21] Avant de tirer cette conclusion, nous avons examiné la possibilité que le refus de M. Milazzo de reconnaître la gravité de son problème de drogues puisse en soi être symptomatique d’une déficience liée à la drogue. Cependant, du fait qu’il a perdu son emploi parce qu’il consommait de la drogue, M. Milazzo a été confronté au genre de crise qui peut amener un toxicomane à aborder de front sa déficience ; toutefois, il continue de prétendre qu’il n’est pas un toxicomane. De surcroît, il maintient cette position même si, de toute évidence, il aurait été dans son intérêt d’alléguer à l’audience qu’il était atteint d’une déficience.

[22] [2000] 1 R.C.S. 665.

[23] L. R.Q., c. C-12 (version modifiée).

[24] (1994) 28 C.H.R.R. D/89 (T.C.D.P.), confirmée (1996) 28 C.H.R.R. D/139 (C.F., 1er inst.).

[25] Meiorin, précitée, par.43 et 44.

[26] Nous faisons remarquer que notre conclusion voulant que la politique de dépistage des drogues d’un employeur soit à première vue discriminatoire est conforme à la jurisprudence actuelle pertinente dans le domaine des droits de la personne au Canada. Voir, par exemple, Entrop (précitée), Association canadienne des libertés civiles c. Banque Toronto-Dominion, (1997) 163 D.L.R. (4th) 193 (C.A.F.), et Alberta (Human Rights and Citizenship Commission) v. Elizabeth Métis Settlement, [2003] ABQB 342.

[27] Meiorin, précitée, par. 59.

[28] On se rappellera que M. Milazzo avait lui-même un casier judiciaire, car il avait été reconnu coupable en 1997 de conduite avec facultés affaiblies, mais qu’il avait tout de même pu entrer aux États-Unis à l’été1999. M. Milazzo a donné à entendre que le fait d’avoir été reconnu coupable de conduite avec facultés affaiblies n’est peut-être pas un obstacle qui l’empêche de traverser la frontière. En fait, rien n’indique que les autorités frontalières aient jamais été au courant de l’existence de son casier judiciaire.

[29] M.Brault n’a pas été présenté comme un témoin expert et il n’a pas été qualifié comme témoin expert. Le Tribunal a autorisé M.Brault à citer des études antérieures de la SAAQ mais, compte tenu de son statut de témoin ordinaire, ne lui a pas permis de formuler des opinions au sujet des conclusions qu’on pourrait en tirer. M. Brault n’a pas été contre-interrogé au sujet des données statistiques; cependant, son témoignage n’a pas été contredit. Par ailleurs, BarbaraButler a fourni des données statistiques similaires au sujet de l’étude du Québec. Par conséquent, le Tribunal est prêt à admettre ces éléments de preuve.

[30] NIDA est l’acronyme désignant le National Institute of Drug Abuse. C’est un fait connu que l’analyse de l’échantillon d’urine fourni par M.Milazzo portait sur les cinq catégories de drogues du NIDA.

[31] Le 11-nor-?-9-THC-9-COOH est aussi appelé acide THC ou THC carboxylique.

[32] Selon le Dr Baker, les médicaments en vente libre constituent la principale cause de l’altération des facultés chez les employés; par contre, Barbara Butler a affirmé que le cannabis a été reconnu dans toutes les études sur les habitudes dangereuses de conduite comme la drogue la plus souvent en cause.

[33] La Politique de la Commission canadienne des droits de la personne sur le dépistage des drogues et de l’alcool. Accessible en ligne à partir de la page d’accueil de la CCDP_http://www.chrc-ccdp.ca/ Legis&Poli/DrgTPol_PolSLDrg/DrgPol_PolDrg2.asp?l=f. Il convient de souligner que le Tribunal a déjà statué que la politique de la Commission n’a pas d’effet obligatoire pour le Tribunal et que cette politique n’est rien de plus que l’énoncé de l’opinion de la Commission sur la question du dépistage des drogues et de l’alcool, opinion à laquelle le Tribunal peut souscrire ou non, selon ce qui lui semble à propos. (Voir Milazzo c. Autocar Connaisseur Inc., T-713/1802, Décision sur requête no 1 (12nov.2002).

[34] Tel qu’indiqué précédemment, 4,8% des conducteurs de véhicules commerciaux ont obtenu un résultat positif en ce qui touche la présence de métabolites de cannabis, selon une étude antérieure de la SAAQ.

[35] MM. Milazzo et Filiatrault ont tous deux affirmé lors de leur témoignage que M. Calci cantonnait aux itinéraires canadiens les chauffeurs qui avaient un casier judiciaire. Cette façon de faire indique certes qu’il est possible d’accommoder un employé qui présente une restriction connue qui l’empêcherait de traverser la frontière en l’affectant uniquement à des itinéraires canadiens. Toutefois, il est évident, compte tenu de l’expérience de M. Milazzo, que cela n’est pas toujours faisable. En fait, M. Milazzo a dû moyennant un court préavis se rendre aux États-Unis, même si son employeur était au courant qu’il possédait un casier judiciaire, parce qu’aucun autre chauffeur n’était disponible.

[36] La réglementation du Département des transports des États-Unis exige que les employés occupant un poste critique pour la sécurité dont le test de dépistage de l’alcool ou des drogues se révèle positif soient retirés de ce poste. Cependant, rien dans la réglementation américaine n’exige que l’employeur mette fin à l’emploi de l’intéressé. En fait, le Omnibus Transportation Employees Testing Act of 1991 des États-Unis (49 USCS 31306 (b)(1)(A)), en vertu duquel la réglementation en question a été adoptée, reconnaît le rôle essentiel que joue la réadaptation dans tout programme de dépistage.

[37] Voir, par exemple, Grismer, précitée, p. 886.

[38] Voir Entrop, précitée, par.44 à 59. Il convient également de noter que la Commission a adopté à l’audience la position que le Tribunal n’a pas le pouvoir de se pencher sur la nouvelle politique d’Autocar Connaisseur en matière de dépistage de l’alcool et des drogues, et que ni l’une ni l’autre des parties n’a consacré beaucoup de temps à la question du bien-fondé de soumettre les mécaniciens à des tests de dépistage.

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