Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Entre :

Victor Milano

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Triple K Transport Ltd.

l'intimée

Décision

Membre : Anne Mactavish

Date : Le 12 septembre 2003

Référence : 2003 TCDP 30

Table des matières

I. L’emploi de M. Milano chez Triple K

II. L’explication de Triple K

III. Le droit

IV. L’analyse

A. Existe-t-il une preuve prima facie de discrimination?

B. L’explication de Triple K est-elle raisonnable ou n’est-elle qu’un prétexte?

V. Mesures de redressement

A. Correctif systémique

B. Pertes salariales

C. Majoration

D. Frais remboursables

E. Préjudice moral

F. Indemnité spéciale

G. Intérêts

H. Maintien de la compétence

VI. Ordonnance

[1] Victor Milano est épileptique. Trois mois après avoir eu une crise au travail, M. Milano a perdu son emploi de technicien d’entretien chez Triple K Transport Ltd. Il s’agit dans cette affaire de déterminer si les deux événements étaient liés.

I. L’emploi de M. Milano chez Triple K

[2] M. Milano est un mécanicien breveté titulaire de certificats provinciaux qui lui permettent de réparer des automobiles, de la machinerie lourde, des autobus et des camions. En plus de détenir ces licences, M. Milano a suivi des cours de formation en mécanique offerts par des sociétés comme John Deere et General Motors. Les antécédents de M. Milano en mécanique remontent aux années 60. Son expérience la plus récente  consiste à avoir exploité pendant 12 ans en Floride sa propre compagnie de chariots élévateurs à fourche, où il supervisait et effectuait la réparation de chariots élévateurs industriels et notamment de leurs composantes électriques. Ensuite, il a travaillé chez John Deere à titre de contremaître à l’entretien, supervisant entre 10 et 20 mécaniciens affectés à la réparation de camions et de machinerie lourde. Par la suite, M. Milano a travaillé chez Adams Industrial Equipment, où il réparait des camions, des remorques, des véhicules tous terrains et des chariots élévateurs à fourche.

[3] En avril 1995, M. Milano a établi son propre atelier de réparation d’automobiles. Entre avril 1995 et juillet 1999, M. Milano a travaillé avec son gendre, réparant des voitures et des camions et effectuant des inspections de sécurité de véhicules automobiles de l’Ontario. Après que son gendre eut quitté l’entreprise, M. Milano est allé travailler chez Abbotsford Trucking comme mécanicien. En 1999, on a diagnostiqué qu’il souffrait d’épilepsie. Cependant, il semble selon ses dossiers médicaux qu’il ait commencé à faire des crises dès 1996. Dans son témoignage, M. Milano a indiqué que, bien que son épilepsie soit maintenant contrôlée grâce à des médicaments, il avait régulièrement des crises en 1999. Ces crises entravaient sa capacité de faire son travail et lui ont fait perdre son permis de conduire. En raison de ses problèmes médicaux, M. Milano a quitté son emploi chez Abbotsford Trucking.

[4] À la suite de son départ de chez Abbotsford Trucking, M. Milano a travaillé avec son médecin à contenir son épilepsie et à récupérer son permis de conduire. Après l’obtention de son permis, M. Milano a commencé à chercher un nouvel emploi. Don Greenough comptait parmi les connaissances de M. Milano. M. Greenough travaillait chez Triple K Transport Ltd. à Stittsville, en Ontario. Triple K est un transporteur de marchandises lourdes qui se spécialise surtout dans le transport de l’acier et de produits d’acier pour le compte de producteurs d’acier. M. Greenough a dit à M. Milano que Triple K était à la recherche de mécaniciens. M. Milano a rencontré Dave Croft, le directeur de l’entretien chez Triple K. Il a dit que M. Croft lui avait demandé durant l’entrevue, s’il avait des problèmes de santé, question qu’il a trouvée étrange. Jugeant qu’il avait son problème d’épilepsie bien en main, M. Milano a répondu par la négative à la question de M. Croft.

[5] M. Milano s’est vu offrir par Triple K un emploi de technicien d’entretien ou, si l’on préfère, de mécanicien à compter du 23 octobre 2000. Il était affecté au poste de l’après-midi (de 14 h 30 à 23 h) et travaillait sous la surveillance de Del Higginson. Au moment de son embauche, un contrat d’emploi écrit a été établi. Ce contrat décrit ses fonctions comme ... du travail d’atelier général – entretien du parc de véhicules exploité par Triple K Transport Ltd. Le contrat prévoit, entre autres, un [TRADUCTION] …salaire horaire de départ de 18,50 $ /l’heure sujet à révision après trois mois.

[6] Au cours de son témoignage, M. Milano a dit qu’il adorait travailler chez Triple K. Il aimait le travail et avait d’excellents collègues. Il a dit qu’il n’avait pas été initié à ses fonctions et qu’il avait tout de suite été mis dans le feu de l’action, accomplissant toute la gamme des fonctions qu’implique la réparation de camions et de remorques chez Triple K.

[7] Le 10 novembre 2000, M. Milano a eu une crise au travail. Il ne se souvient pas de ce qui s’est produit. Cependant, Don Greenough, qui travaillait près de lui à ce moment‑là, a indiqué lors de son témoignage que M. Milano était soudainement tombé au sol. M. Greenough a demandé l’aide de ses collègues et une ambulance a été dépêchée sur les lieux. M. Milano se souvient d’avoir repris conscience dans l’ambulance qui l’amenait à l’hôpital Queensway-Carleton. Après quelques heures à l’hôpital, il a reçu son congé avec instruction de consulter un neurologue. M. Milano est ensuite allé consulter le Dr Hyman Rabinovitch, qui l’avait déjà soigné. Le 11 novembre 2000, le Dr Rabinovitch a attesté que M. Milano était prêt à retourner au travail, précisant qu’il ne pouvait conduire un véhicule à moteur puisque son permis de conduire avait été suspendu à nouveau à la suite de sa crise.

[8] M. Milano est retourné au travail chez Triple K. Durant son témoignage, il a indiqué qu’il se sentait très bien et que sa médication semblait contrôler les crises. Selon lui, le fait qu’il n’était pas en mesure de rentrer les camions dans l’atelier de réparation ne posait pas vraiment problème, car d’autres employés pouvaient le faire à sa place. M. Milano a précisé dans son témoignage qu’il n’a pas eu de difficultés avec ses collègues à son retour au travail; toutefois, il a dit avoir eu l’impression que Dave Croft le traitait différemment. Ce dernier semblait très inquiet de la situation de M. Milano et posait beaucoup de questions au sujet de ses médicaments. Fait plus inquiétant aux yeux de M. Milano, M. Croft semblait lui parler comme à un enfant, comme s’il avait une déficience mentale. Trouvant très insultant le comportement de M. Croft, M. Milano s’est plaint à M. Higginson. Il a également fait part de ses préoccupations à certains collègues qui, voulant le rassurer, lui ont dit que Dave était simplement [TRADUCTION] comme ça.

[9] De la mi‑novembre 2000 jusqu’à février 2001, M. Milano a continué de travailler chez Triple K, sans qu’il ne survienne d’incident. Selon M. Milano, l’activité au sein de l’atelier de réparation était très fébrile. Il y avait toujours beaucoup à faire. Rien n’indiquait que la compagnie éprouvait des difficultés financières ou s’apprêtait à faire des mises à pied ou à mettre fin à des emplois. Par conséquent, il a été stupéfait d’apprendre de la bouche de M. Croft le 5 février 2001 qu’il était remercié. Selon M. Milano, M. Croft lui a fait un long discours sur l’état de l’industrie sidérurgique, puis a fini par dire que Triple K mettait fin à son emploi. M. Croft a expliqué à M. Milano qu’il était le premier à partir parce qu’il était le dernier mécanicien à avoir été embauché.

[10] M. Croft et M. Milano ont convenu que le dernier jour de travail serait le 23 février 2001. Même s’il a trouvé humiliant de continuer de venir au travail après avoir été congédié, M. Milano a [TRADUCTION] ravalé son orgueil et s’est conduit de façon professionnelle.

[11] Peu après la rencontre portant sur la cessation de son emploi, M. Milano a reçu de la part de M. Croft une lettre de références dans laquelle ce dernier confirmait que son travail était de bonne qualité, qu’il était disposé à accomplir n’importe quelle tâche qu’on lui confiait et qu’il avait une attitude positive.

[12] Lors de son témoignage, M. Milano a dit que son congédiement l’avait [TRADUCTION] secoué. Il n’arrivait pas à voir pourquoi la compagnie mettait fin à son emploi. Même si M. Croft avait évoqué le marasme qui sévissait dans le secteur sidérurgique, il lui semblait qu’il y avait beaucoup de travail à l’atelier de Triple K et l’entreprise publiait des annonces en vue de recruter d’autres chauffeurs. M. Milano a donc conclu que la conjoncture défavorable constituait une excuse.

[13] M. Milano s’est demandé s’il avait dit ou fait quelque chose qui pouvait expliquer la perte de son emploi. Il en est finalement venu à la conclusion que sa déficience était la seule explication raisonnable. M. Milano a expliqué qu’après trois mois de travail chez Triple K, il aurait eu droit à la protection offerte par le régime d’assurance-santé de la compagnie. De l’avis de M. Milano, Triple K ne voulait pas lui consentir d’avantages en raison de son état de santé.

[14] Les doutes de M. Milano quant à la véritable raison de la cessation de son emploi ont été renforcés lorsqu’il a appris, immédiatement après avoir quitté la compagnie le 23 février, que Luke Cavanagh avait commencé à travailler comme mécanicien chez Triple K.

[15] Le relevé d’emploi en date du 23 février 2001 remis à M. Milano indiquait comme motif de cessation d’emploi congédiement plutôt que manque de travail.

II. L’explication de Triple K

[16] La preuve relative à l’explication de Triple K a été présentée par Keith Sabiston, Dave Croft et Luke Cavanagh. Keith Sabiston est fondateur, actionnaire et principal dirigeant de Triple K. M. Croft relève de M. Sabiston.

[17] Selon M. Sabiston, Triple K était satisfaite du rendement professionnel de M. Milano. Le fait que M. Milano souffrait d’épilepsie et avait eu une crise pendant son travail n’a pas contribué à la décision de mettre fin à son emploi au sein de la compagnie. Si la compagnie a dû remercier M. Milano, c’est en raison du ralentissement de l’activité.

[18] M. Sabiston a affirmé lors de son témoignage que le transport de marchandises produites par l’industrie sidérurgique et particulièrement par les producteurs d’acier du Québec, de l’Ontario et du Michigan représentait la majeure partie de l’activité de Triple K. Par conséquent, Triple K était fortement tributaire de la performance de l’industrie sidérurgique nord-américaine.

[19] À l’hiver 2000‑2001, l’industrie sidérurgique était fort mal en point. À la fin de 2000, neuf producteurs américains d’acier avaient demandé la protection de la loi sur les faillites. Au Canada, Algoma Steel, un des principaux clients de Triple K, a vu sa cote de crédit être abaissée. En avril 2001, Algoma est devenue insolvable et a été contrainte de demander la protection de la cour contre ses créanciers. Algoma devait à Triple K 230 000 $ au moment où elle a demandé la protection de la cour. Triple K était un créancier non privilégié aux termes des procédures énoncées dans la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies.

[20] Les frais d’exploitation de Triple K ont augmenté par suite de l’escalade du coût du carburant. Comme ces coûts supplémentaires ne pouvaient, dans bien des cas, être refilés aux clients de la compagnie, la marge bénéficiaire de Triple K a été réduite d’autant.

[21] Un accident impliquant un des camions-tracteurs de la compagnie a ajouté aux pressions financières subies par Triple K. De toute évidence, le camion avait fait tomber la ligne de transport d’énergie dans la cour d’un client. Vu le coût des assurances, la compagnie avait décidé de s’auto-assurer pour ce qui est des accidents et avait constitué une réserve de 150 000 $ au titre de la responsabilité civile éventuelle.

[22] En novembre 2000, les ventes de Triple K accusaient une baisse de 25 % par rapport à la même période de l’année précédente. Par ailleurs, les coûts de main-d’œuvre de la compagnie étaient en hausse.

[23] La conjugaison de ces événements a fait en sorte que vers la fin de 2000 et au début de 2001, Triple K connaissait le pire ralentissement que M. Sabiston avait vu en 23 ans d’activité. La compagnie avait de sérieuses difficultés. Au cours de son témoignage, M. Sabiston a indiqué qu’il avait dû hypothéquer sa résidence afin d’obtenir l’argent nécessaire pour renflouer le fonds de roulement de la compagnie. M. Sabiston a dû également renégocier et augmenter l’emprunt bancaire de la compagnie.

[24] Triple K a commencé à chercher des moyens de contenir ses coûts. La compagnie a réduit ses stocks et éliminé les heures supplémentaires. En 1999, quatre employés de bureau ont été remerciés et, en 2000, une douzaine de chauffeurs ont quitté l’entreprise. Ensuite, la compagnie a tourné son attention vers le secteur de l’entretien. Certains travaux d’entretien ont été sous-traités. M. Sabiston, de concert avec Dave Croft, a pris la décision de mettre fin à l’emploi de M. Milano et d’établir une relation contractuelle avec Luke Cavanagh. Si la compagnie a décidé de remercier M. Milano, c’est parce qu’il était le dernier mécanicien à avoir été embauché, selon M. Sabiston.

[25] M. Sabiston a expliqué que Luke Cavanagh avait travaillé chez Triple K entre novembre 1999 et août 2000. M. Cavanagh s’était montré intéressé à revenir travailler chez Triple K. M. Cavanagh n’a pas été recruté pour faire des travaux d’entretien courants, mais plutôt pour faire l’entretien et la remise à neuf d’une vingtaine de remorques de Triple K, y compris certaines vieilles remorques de l’entreprise qui n’étaient pas utilisées1. Selon les témoins cités par Triple K, M. Cavanagh devait examiner chaque remorque, établir une liste des travaux à faire et effectuer les réparations nécessaires pour que les remorques puissent être vendues ou soient réutilisables en cas de reprise de l’activité.

[26] Vu le poids des charges que les camions de Triple K doivent transporter, les remorques-plateaux que la compagnie utilise sont un peu spéciales, comptant jusqu’à dix essieux. Dans son témoignage, Dave Croft a affirmé que ce n’est qu’après une année de formation et de travail au sein de l’entreprise qu’un mécanicien breveté d’expérience est capable de faire l’entretien de la machinerie spécialisée de Triple K. Selon MM. Sabiston et Croft, Luke Cavanagh avait l’expérience nécessaire pour remettre à neuf ce genre de remorques avec une surveillance minimale.

[27] M. Sabiston a expliqué que M. Cavanagh n’avait pas été embauché aux termes d’un contrat d’emploi, mais plutôt à titre d’entrepreneur indépendant à la pièce en vertu d’un contrat verbal. Il relevait de Dave Croft et était rémunéré au taux de 22,00 $ l’heure, sans retenues à la source. M. Cavanagh n’avait droit à aucun avantage en matière d’emploi et à aucune majoration pour ses heures supplémentaires. L’une ou l’autre partie pouvait résilier le contrat en donnant deux semaines de préavis. M. Cavanagh a travaillé entre 50 et 60 heures par semaine chez Triple K jusqu’au moment de son départ en novembre 2001. Depuis, Triple K l’a réembauché comme employé. À l’heure actuelle, M. Cavanagh occupe un poste de gestion; il supervise le poste de soirée.

[28] La sous-traitance s’est révélée une façon efficace d’assurer l’entretien des véhicules, au dire de M. Sabiston. Plus de la moitié des travaux d’entretien de Triple K sont actuellement sous-traités.

[29] Même si le personnel d’entretien de Triple K avait encore beaucoup de travail, la piètre conjoncture économique a finalement contraint la compagnie à mettre à pied cinq des onze membres du personnel d’entretien. Au début de décembre 2001, Don Greenough et Ted Letts ainsi que trois autres personnes ont été mis à pied. M. Sabiston a déclaré qu’un employé avait été rappelé mais n’était pas disponible, tandis que M. Croft a semblé dire que personne n’a été rappelé. Il n’est pas contesté qu’en mars 2002, l’emploi des cinq employés avait pris fin.

[30] M. Sabiston a déclaré que Triple K a volontiers composé avec les employés atteints d’une déficience. Il a décrit des cas où des chauffeurs aux prises avec des problèmes d’abus d’alcool ou d’autres drogues se sont vu offrir des programmes de réadaptation, ainsi que des cas où la compagnie a modifié les tâches de membres du personnel d’entretien blessés à la main ou au poignet. Durant son témoignage, M. Croft a indiqué que les restrictions de M. Milano en matière de conduite automobile ne causaient pas de difficultés à la compagnie, étant donné que d’autres mécaniciens pouvaient conduire les camions, au besoin. Par ailleurs, M. Croft a nié avoir traité M. Milano différemment lorsqu’il est revenu au travail après sa crise.

III. Le droit

[31] La plainte de M. Milano a été déposée aux termes de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. L’article 7 précise que le fait de refuser de continuer d’employer un individu constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite. Selon l’article 3 de la Loi, la déficience constitue un motif de discrimination illicite.

[32] Dans une affaire de cette nature, le plaignant (M. Milano) a le fardeau de démontrer qu’il existe une preuve prima facie de discrimination. Une fois que cela a été fait, il appartient à la partie intimée (Triple K) de fournir une explication raisonnable pour justifier la conduite jugée répréhensible2.

[33] La preuve prima facie est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de M. Milano en l’absence de réplique de Triple K3.

[34] Dans le cas d’une plainte relative à l’emploi, la preuve prima facie exige de prouver :

  1. que le plaignant avait les qualifications pour l’emploi en cause;

  2. que le plaignant n’a pas été embauché [ou, comme c’est le cas dans cette affaire, qu’on a mis fin à son emploi],

  3. qu’une personne qui n’était pas mieux qualifiée, mais qui n’avait pas le trait distinctif à l’origine de la plainte (race, couleur, etc.) a obtenu le poste4.

[35] Bien que le critère Shakes soit un guide utile, il ne peut être appliqué automatiquement de façon rigide ou arbitraire dans toutes les affaires liées à l’emploi. En fait, il faut examiner chaque affaire afin de déterminer s’il y a lieu d’appliquer le critère en totalité ou en partie. En bout de ligne, il s’agira pour moi de déterminer si M. Milano a satisfait au critère O’Malley, c.‑à‑d. si la preuve qui m’a été présentée est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de M. Milano en l’absence de réplique de la part de l’intimée5?

[36] Si Triple K donne une explication raisonnable d’un comportement autrement discriminatoire, il appartiendra alors à M. Milano de démontrer que l’explication n’est qu’un prétexte et que les motifs véritables des gestes de l’intimée étaient de fait de nature discriminatoire6.

[37] Il est reconnu dans la jurisprudence qu’il est difficile de prouver des allégations de discrimination en s’appuyant sur une preuve directe. Comme il a été indiqué dans l’affaire Basi,

[TRADUCTION]

[la] discrimination n’est pas un phénomène qui se manifeste ouvertement, comme on serait porté à le croire. Il est rare en effet qu’on puisse prouver par des preuves directes qu’un acte discriminatoire a été commis intentionnellement. (p. D/5038)

[38] Il revient donc au Tribunal de prendre en compte toutes les circonstances afin de déterminer s’il existe, pour reprendre l’expression utilisée dans Basi, de subtiles odeurs de discrimination.

[39] La norme de preuve dans les affaires de discrimination est celle qui s’applique dans les causes civiles ordinaires, soit la prépondérance des probabilités. Dans le cas d’une preuve circonstancielle, le critère peut être formulé comme suit :

[TRADUCTION]

On peut conclure à la discrimination quand la preuve présentée à l’appui rend cette conclusion plus probable que les autres conclusions ou hypothèses possibles7.

[40] Pour faire droit à la plainte, il n’est pas nécessaire que des considérations d’ordre discriminatoire soient le seul motif des actes reprochés. Il suffit d’établir que la déficience de M. Milano a contribué à la décision de Triple K de mettre fin à son emploi8.

IV.L’analyse

A. Existe-t-il une preuve prima facie de discrimination?

[41] En l’espèce, M. Milano a été embauché par Triple K. Il n’est pas contesté que M. Milano était un mécanicien compétent et chevronné et que son rendement durant la période où il a été au service de la compagnie n’a suscité aucune préoccupation. M. Milano a eu une crise d’épilepsie alors qu’il était au travail. Triple K admet que l’épilepsie de M. Milano constitue une déficience. Quelques semaines plus tard, Triple K a mis fin à l’emploi de M. Milano. Immédiatement après, Luke Cavanagh a commencé à travailler chez Triple K, exerçant des fonctions de mécanicien.

[42] Triple K soutient que M. Milano et la Commission n’ont pas établi l’existence d’une preuve prima facie puisque le poste pour lequel Luke Cavanagh a été recruté n’était pas celui qu’occupait M. Milano. Ce dernier avait été embauché pour faire des travaux d’entretien courant ou préventif. Ce poste n’a pas été comblé après que la compagnie eut mis fin à l’emploi de M. Milano. Luke Cavanagh a été recruté pour effectuer un travail différent, soit la remise à neuf des remorques de Triple K. Triple K affirme donc que le troisième élément du critère Shakes n’a pas été établi et que la plainte doit être rejetée.

[43] Comme je l’expliquerai plus en détail plus loin dans cette décision, je ne suis pas persuadée que Luke Cavanagh a travaillé principalement à la remise à neuf de remorques. Il est évident d’après les feuilles de temps déposées en preuve à l’audience que M. Cavanagh a fait des réparations aux remorques de Triple K. Toutefois, à l’instar des autres techniciens d’entretien de Triple K, M. Cavanagh a également fait beaucoup de travaux sur les camions-tracteurs. Je ne suis pas convaincue non plus que la remise à neuf de remorques est une tâche suffisamment différente de celles accomplies par les techniciens d’entretien de Triple K pour qu’elle puisse être considérée comme un poste différent, au sens du critère Shakes.

[44] En 2000, M. Milano justifiait de plus de 30 années d’expérience dans la réparation de véhicules automobiles et de camions. En outre, il détenait des certificats provinciaux de compétence qui l’autorisaient à réparer des automobiles, de la machinerie lourde, des autobus et des camions. Par contraste, Luke Cavanagh a obtenu son diplôme de l’école secondaire technique en 1991 et avait, au plus, douze années d’expérience comme mécanicien, y compris plusieurs années de travail à temps partiel alors qu’il fréquentait l’école secondaire. M. Cavanagh avait un permis provincial pour réparer des automobiles, des autobus et des camions, mais il n’avait pas le certificat de compétence nécessaire pour réparer de la machinerie lourde. L’un et l’autre avaient de l’expérience dans la réparation des camions et remorques de Triple K. Ils étaient tous deux considérés comme des employés compétents. Pour les motifs que j’examinerai plus en détail dans la prochaine section de cette décision, je ne suis pas persuadée que l’expérience plus longue de Luke Cavanagh chez Triple K faisait de lui une personne mieux qualifiée que M. Milano pour remettre à neuf les remorques de la compagnie.

[45] M. Cavanagh a décrit sa santé comme parfaite. Contrairement à M. Milano, M. Cavanagh n’est atteint d’aucune déficience, n’a pas eu de crise au travail et peut, sans restriction aucune, conduire un véhicule automobile.

[46] À mon avis, les faits décrits ci‑dessus suffisent à établir qu’il existe une preuve prima facie de discrimination fondée sur la déficience; par conséquent, il revient maintenant à Triple K de fournir une explication.

B. L’explication de Triple K est-elle raisonnable ou n’est-elle qu’un prétexte?

[47] Triple K allègue qu’elle a dû remercier M. Milano en raison d’un ralentissement de son activité, précisant que cette mesure s’inscrivait dans un exercice de réduction des effectifs amorcé en 1999 qui s’est poursuivi jusqu’à la fin de 2001. Le fait que M. Milano ait souffert d’épilepsie et ait eu une crise au travail n’a aucunement joué dans la décision de mettre fin à son emploi. Triple K prétend également que Luke Cavanagh a été embauché comme entrepreneur indépendant dans le cadre d’un effort pour impartir ou sous-traiter le travail d’entretien. En outre, Triple K soutient que M. Cavanagh a été recruté pour accomplir une tâche particulière, à savoir la remise à neuf d’une vingtaine de remorques, et qu’il était particulièrement compétent pour faire ce travail.

[48] J’admets que Triple K s’est départie de quatre employés de bureau en 1999. Cependant, je n’admets pas que ces cessations d’emploi constituaient l’amorce d’un effort de réduction des effectifs de la compagnie. Le 28 juillet 2000, M. Sabiston a transmis aux employés de Triple K une note de service portant sur la campagne de recrutement de la compagnie. Selon la note de M. Sabiston, la compagnie faisait du recrutement pour combler des postes dans trois secteurs de l’organisation – chauffeurs, mécaniciens et personnel administratif. M. Sabiston indiquait dans sa note que les employés pouvaient donner un très bon coup de pouce à la compagnie en l’aidant à recruter des employés et leur demandait de passer le mot que Triple K embauchait. Il décrivait la situation comme suit :

...la compagnie compte actuellement 70 employés répartis dans trois secteurs :

Chauffeurs 48
Mécaniciens 12
Personnel de bureau 10
70 personnes

La composition actuelle de la compagnie devrait être la suivante :

Chauffeurs 56
Mécaniciens 16
Employés de bureau 10
82 personnes

M. Sabiston concluait en précisant que la compagnie cherchait à engager huit chauffeurs et quatre mécaniciens.

[49] Il existe au moins certains éléments de preuve qui indiquent que c’est cette note de service qui a incité Don Greenough à suggérer à M. Milano de faire une demande d’emploi chez Triple K. En réalité, le fait que M. Milano ait été embauché par Triple K en octobre 2000 démontre que la compagnie ne cherchait pas, du moins à ce moment‑là, à éliminer des postes à l’atelier d’entretien.

[50] Triple K soutient aussi que la compagnie a été contrainte en raison des pressions financières d’éliminer les heures supplémentaires afin de contenir les coûts. L’examen des feuilles de temps de Triple K confirme que le nombre d’heures supplémentaires rémunérées a effectivement commencé à diminuer vers la fin de février 2001. Cependant, on se rappellera que M. Cavanagh devait travailler jusqu’à 60 heures par semaine, sans majoration pour ses heures supplémentaires. Si l’on tient compte des heures qu’il a travaillées en sus de la semaine normale de 40 heures, il semble que le nombre total d’heures travaillées à l’atelier de réparation n’ait pas sensiblement diminué.

[51] M. Cavanagh n’avait pas droit à des avantages en matière d’emploi. De plus, il ne bénéficiait d’aucune majoration pour ses heures supplémentaires, tandis que les heures travaillées par les employés réguliers de Triple K en sus du seuil de 40 heures étaient rémunérées à tarif et demi. Par conséquent, Triple K a peut-être économisé quelque peu en embauchant M. Cavanagh. Toutefois, il faudrait défalquer du montant économisé les coûts supplémentaires liés au fait que le taux horaire de rémunération de M. Cavanagh pour ses 40 premières heures de travail chaque semaine était plus élevé.

[52] Tout compte fait, en engageant M. Cavanagh, Triple K n’a pas gagné grand-chose du point de vue financier.

[53] Il n’est pas contesté que la remise à neuf des remorques de Triple K a représenté une partie du travail de M. Cavanagh. L’examen des feuilles de temps disponibles de M. Cavanagh révèle toutefois que celui‑ci n’a pas travaillé uniquement à la réparation des remorques et qu’il a aussi fait des travaux sur les camions. Les feuilles de temps qu’on m’a fournies pour M. Cavanagh portent uniquement sur ses trois derniers mois de travail chez Triple K à titre d’entrepreneur indépendant. Ces feuilles indiquent que, durant la semaine terminée le 1er septembre 2001, M. Cavanagh a travaillé sur une remorque pendant dix heures mais qu’il a passé 46,50 heures à réparer les camions de Triple K. De même, durant la semaine terminée le 20 octobre, M. Cavanagh a travaillé 45,50 heures, dont plus de 21 ont été consacrées à la réparation des camions. Trois semaines plus tard, M. Cavanagh a travaillé au total 51,25 heures, passant au moins 39,75 heures à effectuer des réparations aux camions. Par conséquent, Triple K ne m’a pas persuadée que M. Cavanagh a surtout travaillé à la remise à neuf de remorques.

[54] En outre, je n’admets pas que M. Milano n’aurait pas été en mesure de faire ce travail. M. Cavanagh avait déjà travaillé chez Triple K pendant 10 mois, comparativement à un peu plus de trois mois dans le cas de M. Milano9. Toutefois, M. Milano justifiait d’une plus vaste expérience professionnelle que M. Cavanagh, ainsi que de compétences professionnelles supérieures.

[55] À l’audience, Triple K a beaucoup fait état d’un point confus dans le témoignage de M. Milano, à savoir le nombre d’essieux que comptent les remorques de Triple K, dans le but de démontrer qu’il ne connaissait pas bien ces remorques. Comme plus de deux années se sont écoulées depuis le départ de M. Milano de chez Triple K, je ne suis pas prête à conclure à partir de cet élément que M. Milano ne connaissait pas suffisamment bien les remorques de Triple K pour faire le travail de remise à neuf.

[56] Dave Croft a affirmé qu’en raison de la nature spécialisée des camions-tracteurs et des remorques de Triple K, il fallait une année pour qu’un mécanicien chevronné se familiarise avec le matériel de la compagnie. Néanmoins, M. Cavanagh a été embauché pour faire ce travail manifestement très exigeant, sans aucune surveillance, alors qu’il n’avait que dix mois d’expérience chez Triple K. À cet égard, je préfère le témoignage de Del Higginson, qui a indiqué qu’après moins d’un mois de travail au sein de la compagnie, un mécanicien était bien au fait des détails entourant les façons de faire et le matériel de Triple K. En concluant que je préfère le témoignage de M. Higginson à celui de M. Croft, je tiens compte du fait que M. Higginson a démissionné de chez Triple K en raison d’un différend fondamental quant à la façon dont l’entreprise faisait les choses, et que, de toute évidence, le courant ne passait pas entre M. Higginson et la direction de Triple K. Néanmoins, M. Higginson a été à mon avis un témoin honnête et pondéré, et je préfère sa version à celle de M. Croft sur ce point.

[57] Ted Letts et Don Greenough ont tous deux affirmé que le travail que Luke Cavanagh faisait pour remettre à neuf les remorques pouvait être accompli par n’importe lequel des mécaniciens de la compagnie. J’ai certaines réserves quant à la fiabilité du témoignage de ces personnes, particulièrement à l’égard de celui de M. Letts, étant donné que ce dernier et M. Greenough étaient tous deux manifestement amers d’avoir été mis à pied par Triple K en décembre 2001. Par conséquent, j’hésiterais à m’en remettre exclusivement à leur témoignage à cet égard. Cependant, Del Higginson, qui, je l’ai déjà dit, s’est révélé un témoin digne de foi, a insisté sur le fait que M. Milano possédait les compétences et l’expérience nécessaires pour faire le travail de remise à neuf. M. Higginson a supervisé M. Milano durant les quatre mois où ce dernier a travaillé chez Triple K et, de ce fait, était bien en mesure de déterminer si M. Milano aurait pu faire le travail confié à Luke Cavanagh.

[58] En supposant que Triple K ait vraiment cru que M. Milano n’avait pas les compétences nécessaires pour remettre à neuf les remorques, d’autres mécaniciens possédant plusieurs années d’expérience au sein de la compagnie auraient pu faire ce travail. M. Sabiston a affirmé que la compagnie avait tenté de confier le travail à des employés de Triple K mais que, finalement, leur attention était constamment détournée vers des tâches plus urgentes et que le travail de réparation des remorques ne se faisait pas. Triple K a allégué que M. Cavanagh a été recruté pour travailler exclusivement à la remise à neuf des remorques; cependant, comme je l’ai fait remarquer précédemment, les feuilles de temps de M. Cavanagh démontrent clairement que son travail ne s’est pas limité à la remise à neuf des remorques de Triple K.

[59] MM. Sabiston et Croft ont tous deux affirmé que Triple K avait mis fin à l’emploi de M. Milano en février 2001 en raison du ralentissement que la compagnie a connu. En décembre 2001, la compagnie a remercié cinq autres employés pour les mêmes raisons. Cependant, ces employés ont été mis à pied et étaient susceptibles d’être rappelés au travail; leur relevé d’emploi indiquait qu’ils avaient été mis à pied par suite d’un manque de travail. Par contraste, dans le cas de M. Milano, la compagnie a mis fin à son emploi, sans possibilité de rappel au travail. Prié d’expliquer pourquoi M. Milano avait été traité différemment des autres employés à cet égard, M. Croft ne m’a pas fourni d’explication satisfaisante quant à ce traitement distinct. Force est de conclure que Triple K ne voulait plus que M. Milano travaille au sein de l’entreprise.

[60] Il convient également de souligner que Triple K a tenté de justifier le choix de M. Milano pour la cessation d’emploi de février 2001 en disant qu’il était la dernière personne embauchée, donnant ainsi à croire que la compagnie se fondait sur un régime d’ancienneté10. Cependant, MM. Sabiston et Croft ont convenu que l’ancienneté n’avait aucunement influencé le choix des personnes qui ont été mises à pied dix mois plus tard.

[61] J’admets que Triple K a subi des pressions financières par suite du marasme qui a sévi dans l’industrie sidérurgique et que cet élément a peut-être beaucoup contribué à la mise à pied des cinq mécaniciens en décembre 2001. Cependant, au regard de l’ensemble de la preuve, Triple K ne m’a pas persuadée que la cessation d’emploi de M. Milano une dizaine de mois auparavant était entièrement attribuable à la piètre situation financière de la compagnie. En février 2001, Triple K ne voulait plus de toute évidence que M. Milano travaille au sein de l’entreprise. Pourquoi? Compte tenu de l’affirmation de la compagnie que le rendement de M. Milano au travail était satisfaisant, la seule conclusion logique est que Triple K ne voulait pas d’un épileptique dans son atelier d’entretien.

[62] Par conséquent, l’explication donnée par Triple K en ce qui concerne sa décision de mettre fin à l’emploi de M. Milano en février 2001 est à mon avis un prétexte. Certes, MM. Sabiston et Croft tenaient Luke Cavanagh en haute estime. Il se peut fort bien que leur désir de libérer un poste à l’atelier d’entretien afin de permettre à M. Cavanagh de retourner chez Triple K ait influencé la décision de mettre fin à l’emploi de M. Milano. Néanmoins, au regard de l’ensemble de la preuve, je suis convaincue que le fait que M. Milano ait été atteint d’épilepsie et ait eu une crise alors qu’il était au travail a beaucoup joué dans la décision de mettre fin à son emploi. Pour ces motifs, le Tribunal fait droit à la plainte de M. Milano.

V. Mesures de redressement

[63] Ayant conclu à la responsabilité de Triple K, il me reste à déterminer quelles mesures de redressement doivent être prises en l’espèce, le cas échéant. À cet égard, la compétence du Tribunal est régie par l’article 53 de la Loi, qui porte sur l’imposition de mesures de redressement destinées à prévenir des actes discriminatoires semblables, ainsi que sur l’indemnisation des victimes. Le but de l’indemnisation dans les affaires de discrimination est de remettre la victime dans la position où elle aurait été, n’eût été l’acte discriminatoire, sous réserve des principes de l’atténuation des pertes, de la prévisibilité raisonnable et du caractère lointain du dommage11.

A. Correctif systémique

[64] La Commission demande que j’ordonne à Triple K de cesser d’exercer une discrimination à l’endroit des employés atteints d’une déficience et de consulter la Commission au sujet de sa politique concernant le traitement des employés qui souffrent d’une déficience. En outre, la Commission demande que la direction de Triple K soit tenue de suivre un programme de sensibilisation à la nécessité d’accommoder des employés atteints d’une déficience.

[65] Comme l’un des objectifs de la Loi canadienne sur les droits de la personne en matière de redressement est de prévenir des actes discriminatoires semblables, je suis d’avis qu’une telle ordonnance s’impose dans les circonstances. Par conséquent, j’ordonne que Triple K cesse d’exercer une discrimination à l’égard des employés atteints d’une déficience. J’ordonne également à Triple K de consulter la Commission canadienne des droits de la personne afin d’élaborer une politique sur l’accommodement des employés qui souffrent d’une déficience. En outre, Triple K doit, dans les trois mois suivant la publication de sa politique sur l’accommodement, fournir à ses cadres supérieurs une formation sur les modalités d’application de cette politique ainsi que sur les obligations des employeurs à l’égard des employés atteints d’une déficience, y compris l’obligation de prendre des mesures d’accommodement.

B. Pertes salariales

[66] M. Milano demande d’être indemnisé des pertes salariales qu’il a subies entre le dernier jour où il a travaillé chez Triple K, c’est‑à-dire le 23 février 2001, et le moment où il a recommencé à travailler à temps plein en février 2003, moins tout revenu tiré des emplois occasionnels qu’il a occupés dans cet intervalle. À mon avis, M. Milano devrait être indemnisé du salaire et des avantages en matière d’emploi qu’il a perdus durant la période comprise entre le 23 février et le 3 décembre 2001.

[67] En novembre 2001, Triple K a résilié le contrat de M. Cavanagh. Le 3 décembre 2001, la compagnie a mis à pied cinq mécaniciens sur onze. La Commission et M. Milano soutiennent que ces mises à pied représentaient une tentative de Triple K pour faire maison nette, c’est‑à‑dire pour se débarrasser des employés considérés comme mécontents. Certains éléments de preuve appuient cette opinion, étant donné que plusieurs des personnes qui ont été mises à pied avaient eu un affrontement avec la direction au sujet des pratiques au sein de la compagnie. En outre, au printemps de 2002, quelques semaines à peine après la fin de la période de rappel, Triple K faisait de la publicité en vue de recruter de nouveaux mécaniciens.

[68] Quels que soient les motifs qui ont incité la compagnie à mettre à pied ces personnes en particulier, j’admets, comme je l’ai mentionné ci‑haut, que l’entreprise connaissait certaines difficultés financières durant cette période et que cette situation l’a amenée à procéder aux mises à pied et à résilier le contrat de M. Cavanagh. Si M. Milano avait travaillé chez Triple K en décembre 2001, je suis convaincue qu’il aurait, selon toute probabilité, été mis à pied à ce moment‑là. Si tant est que le choix des personnes à mettre à pied aurait été influencé par le critère de l’ancienneté, M. Milano était l’employé le plus nouveau. Si Triple K a vraiment mis à pied des employés qui étaient considérés comme des critiqueurs, comme le prétendent M. Milano et la Commission, M. Milano aurait peut-être fait partie du lot. M. Milano est certes une personne très intelligente. C’est quelqu’un qui n’a pas peur de défendre son opinion. En fait, il ressort clairement des excellents contre-interrogatoires auxquels M. Milano a été soumis au cours de l’audience qu’il ne craint pas de contredire ceux avec lesquels il n’était pas d’accord. Compte tenu de la culture qui existait chez Triple K en décembre 2001, je suis d’avis que M. Milano aurait, selon toute probabilité, fait partie du lot d’employés mis à pied.

[69] Par conséquent, j’ordonne d’indemniser M. Milano du salaire et des avantages en matière d’emploi qu’il a perdus durant la période comprise entre le 23 février et le 3 décembre 2001, moins les revenus tirés d’autres sources au cours de cette période. Si les parties ne peuvent en venir à une entente au sujet des sommes dues à M. Milano aux termes de la présente décision, elles peuvent communiquer avec moi.

[70] N’eût été de la conduite discriminatoire de Triple K, M. Milano n’aurait pas eu à participer à cette audience. Comme les mesures de redressement visent à remettre la partie plaignante qui a gain de cause dans la position où elle se trouvait avant l’acte discriminatoire, M. Milano devrait également être indemnisé des pertes salariales qu’il a subies en raison de sa participation à l’audience, pertes qui, selon lui, s’élèvent à 720 $.

C. Majoration

[71] M. Milano travaille actuellement. En plus du salaire qu’il touche dans ce nouvel emploi, voilà qu’il bénéficiera d’une indemnité salariale forfaitaire. Il en résultera sans doute des conséquences fiscales négatives pour lui. À mon avis, il serait injuste de pénaliser M. Milano en lui imposant un fardeau fiscal plus lourd par suite du paiement d’une somme forfaitaire en lieu et place des versements salariaux qu’il aurait reçus en 2001. Cela serait incompatible avec l’objectif des mesures de redressement, c’est‑à-dire remettre M. Milano dans la position où il aurait été, n’eut été de l’acte discriminatoire. Par conséquent, Triple K doit verser à M. Milano une somme supplémentaire suffisante pour compenser l’impôt supplémentaire qu’il aura à payer du fait qu’il recevra un paiement forfaitaire.

D. Frais remboursables

[72] En prévision de cette audience, M. Milano a payé 45 $ pour obtenir des photocopies de ses dossiers médicaux. Il doit être indemnisé de cette dépense.

[73] En outre, avec l’aide de son fils, M. Milano a retenu les services de Nelligan, O’Brien, Payne, un cabinet d’avocats d’Ottawa, pour l’aider à préparer sa plainte concernant les droits de la personne. Nelligan a facturé au total 11 248,26 $ pour les services rendus dans cette affaire, débours et TPS inclus.

[74] La jurisprudence émanant de la Cour fédérale quant au pouvoir du Tribunal canadien des droits de la personne d’adjuger des frais juridiques raisonnables au plaignant qui a gain de cause est contradictoire12Pour les motifs que j’ai énoncés dans Nkwazi c. Service correctionnel du Canada13 et Premakumar c. Air Canada14, je suis d’avis que des considérations de principe impérieuses militent en faveur de l’interprétation que donnent de l’alinéa 53(2)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne le juge Gibson dans l’arrêt Thwaites et le juge Rouleau dans l’arrêt Stevenson, c’est‑à-dire que le sens qu’on prête ordinairement au mot frais englobe les frais juridiques.

[75] À mon avis, il y a lieu en l’espèce d’ordonner le remboursement des frais juridiques raisonnables de M. Milano afin d’atteindre l’objectif visant à le remettre dans la position où il se trouvait avant l’acte discriminatoire. Si les parties ne peuvent s’entendre sur le montant exact des frais juridiques de M. Milano, elles peuvent communiquer avec moi.

E. Préjudice moral

[76] M. Milano demande une indemnité de 20 000 $, soit l’indemnité maximale prévue par la Loi, pour compenser le préjudice moral qu’il a subi du fait que Triple K a mis fin à son emploi.

[77] Dans son témoignage, M. Milano a affirmé que les faits et gestes de Triple K l’avaient secoué. Il a décrit de façon relativement détaillée leurs conséquences dévastatrices sur son estime de soi et son bien-être affectif. Il a dit avoir eu beaucoup de peine à trouver un autre emploi, du fait qu’il ne possédait pas de permis de conduire valide, et il a expliqué les sérieuses difficultés financières qui ont résulté de cette situation.

[78] Bien que M. Milano ait indiqué que le fait de perdre son emploi chez Triple K l’avait plongé dans une profonde dépression, rien n’indique qu’il ait fait l’objet d’un suivi médical relativement à ce problème et il semble être complètement rétabli.

[79] Au regard de l’ensemble des circonstances, il convient de verser à M. Milano une indemnité de 10 000 $ pour compenser le préjudice moral qu’il a subi.

F. Indemnité spéciale

[80] M. Milano demande également le versement d’une somme de 20 000 $ à titre d’indemnité spéciale, compte tenu de ce qu’il a appelé la conduite délibérée et inconsidérée de Triple K.

[81] J’ai déjà conclu que Triple K a délibérément mis fin à l’emploi de M. Milano, en partie du moins parce qu’il était atteint d’épilepsie. Néanmoins, le cas qui nous occupe semble être un incident isolé. Triple K a fourni à M. Milano une lettre de références et l’a autorisé à travailler au sein de la compagnie une semaine de plus que les deux semaines de préavis que M. Croft lui avait initialement accordées. En outre, contrairement à la majorité des employeurs régis par le gouvernement fédéral, Triple K n’est pas une vaste organisation. À mon avis, au regard de l’ensemble des circonstances, une indemnité de 5 000 $ est appropriée en l’espèce.

G. Intérêts

[82] Des intérêts sont payables sur l’indemnité spéciale et l’indemnité au titre des pertes salariales15. J’ordonne que des intérêts soient versés sur les sommes accordées en vertu de la présente décision, conformément à la règle 9(12) des Règles de procédure provisoires du Tribunal canadien des droits de la personne. Les intérêts courront à compter du 23 février 2001 et, dans le cas des pertes salariales, devraient être calculés en fonction des dates où le salaire aurait été versé à M. Milano.

H. Maintien de la compétence

[83] Je conserve ma compétence en l’espèce pour le cas où les parties ne seraient pas en mesure de s’entendre sur l’évaluation quantitative ou l’application des mesures de redressement prévues dans la présente décision.

VI. Ordonnance

[84] Pour les motifs énoncés ci-dessus, je déclare que Triple K a contrevenu aux droits de M. Milano aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et j’ordonne :

  1. que Triple K cesse d’exercer une discrimination à l’égard des employés atteints d’une déficience. J’ordonne aussi que Triple K consulte la Commission canadienne des droits de la personne conformément aux dispositions de l’alinéa 53(2)a) de la Loi, afin d’élaborer une politique sur l’accommodement des employés atteints d’une déficience. Triple K doit, dans les trois mois suivant la publication de sa politique, dispenser à ses cadres supérieurs une formation sur les modalités d’application de celle‑ci ainsi que sur les obligations des employeurs à l’égard des employés atteints d’une déficience, y compris l’obligation de prendre des mesures d’accommodement;

  2. que M. Milano soit indemnisé de ses pertes salariales, calculées conformément à cette décision;
  3. que Triple K verse à M. Milano un montant suffisant pour compenser l’impôt supplémentaire qu’il aura à payer du fait que les indemnités mentionnées ci-dessus lui seront versées sous forme de paiement forfaitaire;
  4. que Triple K verse à M. Milano une indemnité de 10 000 $ pour préjudice moral;
  5. que Triple K verse à M. Milano la somme de 5 000 $ à titre d’indemnité spéciale;
  6. que des intérêts soient versés sur les pertes salariales et les indemnités non pécuniaires accordées conformément à cette décision, aux termes de la règle 9(12) des Règles de procédure provisoire du Tribunal canadien des droits de la personne. Les intérêts à l’égard des pertes salariales commenceront à courir le 23 février 2001 et seront calculés conformément à la présente décision.

Signée par

Anne Mactavish
Présidente

Ottawa (Ontario)
Le 12 septembre 2003

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T732/3702

Intitulé de la cause : Victor Milano c. Triple K Transport Ltd.

Date de la décision du tribunal : Le 12 septembre 2003

Date et lieu de l’audience :

les 16 au 20 juin 2003

Ottawa (Ontario)

Comparutions :

Victor Milano, pour lui même

Giacomo Vigna, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Katherine A. Cotton, pour l'intimée

1 En 2000, Triple K exploitait 56 camions ou camions-tracteurs ainsi que 95 remorques. Cinq autres camions-tracteurs se sont ajoutés au parc durant l’année. M. Sabiston a expliqué que Triple K avait passé au début de 2000 un marché pour faire l’acquisition de 12 autres camions-tracteurs. Lorsque les choses ont commencé à aller mal, Triple K a tenté d’annuler la commande mais a été contrainte de prendre livraison de cinq des véhicules, ceux‑ci ayant déjà été assemblés.

2 Crouse c. Canada Steamship Lines Inc., D.T. 7/01 (T.C.D.P.), Israeli c. Commission canadienne des droits de la personne, (1983) 4 C.H.R.R. D/1616 (T.C.D.P.), p. 1617, confirmée (1984), 5 C.H.R.R. D/2147 (C.H.R.R.), Basi c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1988), 9 C.H.R.R. D/5029 (T.C.D.P.).

3 Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpson Sears Limited, [1985], 2 R.C.S. 536, p. 558.

4 Shakes c. Rex Pak Limited (1981), 3 C.H.R.R. D/1001 (Comm. d’enq. de l’Ont.), p. D/100.

5 Chander et Joshi c. ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, D.T. 16/95 (T.C.D.P.), p. 25, confirmée par [1997] A.C.F. no 692, (1997) 131 F.T.R. 301. Voir aussi Singh c. Canada (Statistique Canada) (1998), 34 C.H.R.R. D/203 (T.C.D.P.), confirmée par Canada (Procureur général) c. Singh, (14 avril 2000) T‑2116‑98 (C.F., 1re inst.), Morris c. Forces armées canadiennes, (2001) 42 C.H.R.R. D/443 et Crouse (précitée). (2000) 37 C.H.R.R. D/501.

6 Crouse, précitée, Israeli, précitée, et Basi, précitée.

7 B. Vizkelety, Proving Discrimination in Canada, (Toronto: Carswell, 1987) p. 142.

8 Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1990), 14 C.H.R.R. D/12 (C.A.F.) p. D/15.

9 Même si M. Cavanagh avait plus de trois fois plus d’expérience que M. Milano chez Triple K, son nombre d’heures de travail au sein de la compagnie représentait un peu plus du double de celui de M. Milano : 1 504 heures comparativement à 714 heures. En outre, il faut tenir compte de l’affirmation faite par M. Cavanagh lors de son témoignage, à savoir qu’il n’a peut-être pas été aussi productif que d’autres mécaniciens au cours de ses dix mois en raison de son manque d’expérience; par contraste, M. Milano a été plongé dans le feu de l’action dès son arrivée, étant en mesure d’accomplir n’importe quel travail qu’on lui confiait.

10 La Commission a tenté d’établir que M. Milano n’était pas, en fait, la dernière personne embauchée dans le secteur de l’entretien. S’il est vrai que d’autres personnes ont été affectées à l’atelier d’entretien de Triple K après l’arrivée de M. Milano, aucune d’elles n’a été embauchée pour faire un travail semblable à celui de M. Milano ou de M. Cavanagh. Par conséquent, je suis persuadée que M. Milano a vraiment été le dernier mécanicien embauché par Triple K avant février 2001.

11 Voir Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (C.A.) et Canada (Procureur général) c. McAlpine, [1998} 3 C.F. 530 (C.A.).

12 Voir Canada (Procureur général) c. Thwaites, (1994), 21 C.H.R.R. D/224 (C.F., 1re inst.), Canada (Procureur général) c. Lambie, (1996), 124 F.T.R. 303 (D.T.), Canada (Procureur général) c. Green, [2000] 4 C.F. 629 (D.T.) et l’arrêt récent intitulé Canada (Procureur général) c. Stevenson (2003) C.F. 341.

13 (2001) 41 C.H.R.R. D/109 (T.C.D.P.).

14 (2002) 43 C.H.R.R. D/210 (T.C.D.P.).

15 Morgan, précitée.

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