Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 8/ 82 Décision rendue le 26 juillet 1982

LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE DÉCISION DU TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

LITIGE METTANT EN CAUSE: DENISE MARCOTTE Plaignante - et RIO ALGOM LIMITED Mise en cause

DEVANT: André Lacroix, c. r. Membre du tribunal

AVOCAT DE LA PLAIGNANTE: M. Yvon Tarte

AVOCATE DE LA MISE EN CAUSE: Mme Sharon Dowdall

DATE: Le 12 juillet 1982 >

Denise Marcotte a formulé une plainte selon laquelle:

"Rio Algom Limited, la mise en cause, a fait preuve de discrimination fondée sur le sexe en excluant des logements subventionnés les groupes professionnels composés surtout de femmes."

(Traduction)

La plaignante s’appuie sur les articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Pour ce qui est des faits, la plaignante et la mise en cause sont pratiquement d’accord.

On peut les résumer comme suit: Denise Marcotte travaille pour Rio Algom Limited, à Elliot Lake, et a occupé divers postes au sein de cette entreprise depuis septembre 1977. A l’heure actuelle, elle travaille comme commis de bureau. Peu après son entrée au service de l’entreprise, elle a présenté une première demande de logement subventionné et a été avisée qu’elle n’y avait pas droit. En qualité de commis- dactylo, elle présenta une nouvelle demande vers le mois d’avril 1980 et fut alors informée que les membres du groupe professionnel auquel elle appartenait n’étaient pas admissibles au programme de logements offert par la compagnie. Elle décida donc de porter plainte.

En réalité, la plaignante demeure dans un logement

subventionné depuis juin 1980 du fait qu’elle habite avec son conjoint qui, à l’époque, y avait droit.

La politique de la mise en cause en matière de logement est énoncée dans un manuel et a fait l’objet d’une note de service affichée en divers endroits sur les lieux de travail et portée à la connaissance des représentants syndicaux.

> - 2 Les témoignages établissent qu’en 1975, Rio Algom Limited inaugurait un important programme d’expansion en vertu duquel 2500 employés devaient s’ajouter à ses effectifs au cours de la période de 1975 à 1983. La rareté des logements à Elliot Lake et dans les environs constituait un véritable obstacle à l’embauche d’employés qualifiés.

Consciente de ce fait, la compagnie a intensifié son programme de construction d’habitations dans le but de loger la plupart sinon la totalité des employés à son service. En fait, aux 200 logements qu’elle possédait en 1975, la compagnie en avait ajouté 1850 pour ses quelques 2500 employés au moment de l’audience.

Reconnaissant qu’elle ne pourrait loger tous ses employés, la compagnie a élaboré une politique visant à assurer le logement d’environ 80 p. 100 de son effectif en supposant qu’elle pourrait engager le reste parmi la population d’Elliot Lake et des environs.

A cette fin, la compagnie a déterminé quels groupes d’employés auraient droit à un logement subventionné rendant ensuite publique une politique écrite à ce sujet.

Au moment où elle a présenté sa demande de logement en 1980, la plaignante, Denise Marcotte, faisait partie de l’une des catégories professionnelles exclues. Après s’être renseignée, elle se rendit compte que 73. p. 100 des employés des groupes exclus étaient des femmes. Voilà sur quoi elle s’est fondée pour déposer la présente plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne.

A la lumière des faits résumés ci- dessus, les avocats de la plaignante et de la mise en cause se sont prononcés sur les questions en litige et, par la suite, chacun d’entre eux a présenté les arguments en faveur de la position qu’il avait adoptée.

> - 3 I. Les femmes composent- elles la majeure partie des groupes professionnels exclus du programme de logement subventionné?

Comme en ont convenu les deux parties, il est clair qu’environ 73 p. 100 des employés des catégories exclues sont des femmes.

En outre, il est admis que les femmes ne représentent qu’un pourcentage négligeable des employés faisant partie des catégories admissibles aux logements subventionnés.

II. Cette politique ou pratique est- elle discriminatoire? L’avocat de la plaignante a présenté des arguments et a invoqué un certain nombre de précédents tendant à corroborer la théorie de la discrimination institutionnalisée, ou discrimination indirecte découlant de l’application de certains critères, politiques ou exigences qui ont des répercussions injustifiées ou disproportionnées sur un groupe d’employés protégés par la Loi canadienne sur les droits de la personne.

En principe, le tribunal reconnaît l’existence de la discrimination indirecte, non intentionnelle, institutionnalisée; cette théorie a d’ailleurs été corroborée par nombre de décisions antérieures invoquées.

Je n’ai pas l’intention de passer en revue les cas cités par l’avocat de la plaignante à l’appui de sa thèse, surtout parce que l’avocate de la mise en cause a déclaré ce qui suit dans son plaidoyer, â la page 91 de la transcription:

> - 4 "Je souscris à nombre des observations formulées par M. Tarte quant aux principes juridiques qui s’appliquent en l’occurrence. Il est en effet du devoir de la Commission en pareil cas de prouver qu’il y a eu discrimination. Cela étant fait, il revient à la mise en cause de se justifier. Dans le cas qui nous préoccupe, il est reconnu que les femmes constitutent environ 73 p. 100 des catégories professionnelles exclues du programme de logements subventionnés. A prime abord, il s’agit bien de discrimination."

(Traduction)

Je partage l’opinion des deux avocats sur ce point. En ce qui a trait à la discrimination indirecte, je constate avec intérêt que, contrairement à la jurisprudence américaine et à un nombre croissant de décisions rendues par des tribunaux ou des commissions d’enquête, les tribunaux canadiens ont tendance à interpréter de façon plus stricte le libellé de la Loi et la discrimination comme telle.

Prenons par exemple la décision rendue en mars 1982 par la Cour de division de l’Ontario dans l’affaire Ontario Human Rights Commission et al vs. Simpson- Sears Ltd., 1982 Ontario Reports, 36 O. R., 2nd Ed. Part 1, page 59.

Deux des trois juges qui devaient rendre une décision en application du Code des droits de la personne de l’Ontario ont soutenu ce qui suit:

"Pour conclure à une violation de la Loi, il faut prouver qu’il y avait intention d’établir une distinction illicite.

>-

- 5 Un employeur qui impose une exigence professionnelle neutre pour des raisons strictement pratiques et sans l’intention de faire de la discrimination n’enfreint pas le Code des droits de la personne de l’Ontario sous ce rapport."

(Traduction)

Dans son jugement minoritaire, le troisième juge a souscrit à la théorie de la discrimination indirecte, invoquant à cet effet la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Ontario Human Rights Commission et al vs. Borough of Etobicoke, 1982, 132 D. L. R. 3rd, page 14.

Si je fais ces remarques, c’est pour mettre en évidence la préoccupation des juges et des arbitres qui essaient de respecter l’esprit et les objectifs de la Loi, de préserver les droits des personnes et d’interpréter équitablement le libellé de la Loi.

III. Étant acquis qu’il y a eu discrimination indirecte, l’employeur avait- il raison d’agir comme il l’a fait?

Les parties étant en somme d’accord sur ce qui précède, cette troisième question constitue l’essentiel du litige à trancher au cours de cette audience.

A cet égard, les faits peuvent être résumés comme suit: Ne pouvant offrir de logement à tous ses employés, la compagnie devait effectuer une sélection.

C’est pour attirer des employés et par nécessité qu’elle offrait des logements, car la collectivité n’en comptait pas une quantité suffisante et assez diversifiée pour répondre à la demande.

> - 6 Le programme de logements subventionnés était marqué au coin de la neutralité, n’ayant rien à voir avec le rendement au travail, les pratiques d’embauche, les promotions ou les autres conditions de travail. La répartition des logements se faisait suivant l’ordre des demandes présentées, dont la liste était d’ailleurs affichée régulièrement.

En pratique, puis en application d’une politique écrite, qui était en vigueur au moment du dépôt de la plainte en question, certaines catégories d’employés, énumérées dans le document pertinent versé au dossier, étaient exclues de ce programme. Tel que mentionné précédemment, les femmes constituaient 73 p. 100 des employés faisant partie des catégories exclues.

L’employeur mis en cause déclare que les critères d’exclusion étaient liés à la compétence et au besoin de formation. En d’autres termes, les catégories exclues étaient formées en grande partie de travailleurs non spécialisés, tandis que les autres comprenaient les travailleurs spécialisés et ceux qui devaient

suivre un programme de formation. Une centaine de groupes professionnels étaient ainsi admissibles.

La mise en cause admet franchement qu’il espérait pouvoir engager des personnes qui habitaient déjà à Elliot Lake ou dans les environs immédiats pour occuper les emplois non spécialisés et qu’il estimait que ces travailleurs étaient plus faciles à remplacer.

En outre, la mise en cause avait exclu les travailleurs qui possédaient un logement dans un rayon de 40 milles autour d’Elliot Lake.

Étant acquis que la mise en cause devait faire un choix, la politique qu’elle a adoptée était- elle raisonnable et suffisait- elle à justifier la discrimination indirecte qu’elle a exercée en l’occurrence?

Au cours de l’étude de cette question essentielle, les deux avocats ont invoqué des décisions antérieures afin d’établir une norme pour l’employeur.

> - 7 Dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit pas de critères ou de conditions d’emploi, étant donné que la plaignante travaillait pour la mise en cause et continue à le faire. Aucune condition d’emploi ou norme de rendement n’entrait en ligne de compte qui aurait pu exiger une justification ou des adaptations de la part de l’employeur.

Il s’agit d’une politique ou d’une pratique en vertu de laquelle l’employeur offrait à certains de ses employés un avantage n’ayant pas fait l’objet d’un contrat entre lui- même et les employés ou leurs représentants ou syndicats. Il est entendu que ce privilège ne pouvait être accordé à tous les employés. Qu’est- ce donc qui constitue une politique de sélection raisonnable?

L’avocat de la plaignante prétend que la mise en cause aurait dû fonder son choix sur les besoins des employés en matière de logement, et donc qu’il aurait dû décider de chaque cas individuellement, sans tenir compte de la catégorie professionnelle. Pour sa part, l’employeur est d’avis que cette méthode aurait pu susciter d’autres problèmes de favoritisme et laisser dans l’incertitude les employés ayant présenté une demande de logement.

On a aussi suggéré de ne s’en tenir qu’aux seuls critères géographiques. La mise en cause déclare qu’une telle politique entraînerait, et a effectivement déjà entraîné, d’autres problèmes, par exemple qu’elle découragerait un employé éventuel qui habite déjà à Elliot Lake de faire l’acquisition de sa propre résidence, ou alors qu’elle inciterait les employés ayant l’intention de présenter une demande à déménager temporairement hors de la zone délimitée, et que, par conséquent, ces seuls critères ne suffisent pas. L’avocat de la plaignante n’est- il pas d’avis que l’employeur devrait adopter une politique qui ne soit pas discriminatoire à

l’égard d’un groupe particulier d’employés? Quelle est la norme qu’un employeur doit respecter afin de justifier l’instauration de politiques ou de pratiques qui pourraient avoir des conséquences discriminatoires?

> - 8 Selon les décisions invoquées, ces politiques ou pratiques doivent être subjectivement et objectivement raisonnables dans chaque cas, et c’est aux tribunaux qu’il appartient de décider si elles le sont.

Dans le cas qui nous occupe, la politique ou pratique adoptée par l’employeur semble raisonnable et équitable à prime abord, étant donné qu’elle indique clairement aux employés les critères qui régissent le programme de logements de l’employeur. Celui- ci maintient que la sélection était fondée sur le degré de compétence et de formation exigé des employés. Il a adopté la politique la mieux adaptée à ses besoins (c’est- à- dire qu’il devait offrir des logements afin d’attirer des travailleurs spécialisés).

Les suggestions faites par la Commission et l’avocat de la plaignante en vue de faire modifier la politique de l’employeur tout en répondant à ses besoins ne constitutent pas, à notre avis, des solutions de rechange valables; en fait, elles ne pourraient qu’envenimer la situation et provoquer le ressentiment, justifié ou non, de certains employés estimant ne pas avoir été traités équitablement.

Par conséquent, notre décision est la suivante: a) L’employeur était en droit, du point de vue du bon

fonctionnement de son entreprise, de déterminer lesquels de ses employés seraient admissibles au programme de logements.

b) A cet égard, nous jugeons que la politique adoptée par l’employeur était raisonnable, d’un point de vue à la fois subjectif et objectif.

c) La mise en cause a prouvé que la plainte portée contre lui n’était pas justifiée.

Par conséquent, la plainte est rejetée. André Lacroix

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