Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Entre :

Raymond Irvine

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Forces armées canadiennes

l'intimée

Décision

Membre : Shirish P. Chotalia
Date : Le 12 février 2004
Référence : 2004 TCDP 9

Table des matières

I Introduction

II Décision de la cour fédérale

III Nouvelle décision

A. Décision de 2001 du tribunal – nouvelle décision à la lumière du principe de l’universalité du service

(i) Conclusions de fait

(ii) Principes juridiques

B. Motifs

(i) Observations des parties au sujet de l’orientation donnée par la Cour fédérale

C. Universalité du service

(i) Les fonctions d’un soldat

(ii) Les fonctions sont universelles

D. MEIORIN

E. ANVARI

(i) L’orientation définie dans l’arrêt Anvari

(ii) Application à l’affaire Irvine

IV Conclusion

V Mesures de redressement

I. Introduction

[1] Ce Tribunal a rendu une décision le 23 novembre 2001 [la décision de 2001]. À la suite d’un contrôle judiciaire portant sur cette décision, le juge Noël a rendu un jugement en date du 27 mai 2003 (2003 CFPI 660).

II. Décision de la cour fédérale

[2] Dans sa décision, le juge Noël affirme ce qui suit :

Le Tribunal a mentionné en passant le principe d’universalité du service comme il l’avait fait en 1996 au moment où la décision de libérer M. Irvine a été rendue. À mon avis, le Tribunal n’a pas reconnu la jurisprudence en vigueur à cette période, qui confirmait que l’universalité du service constitue une exigence professionnelle justifiée. Mais avant tout, le Tribunal n’a pas tenu compte du fait que cette jurisprudence portait sur l’interprétation d’une loi par la Cour d’appel fédérale. Le Tribunal devait tenir compte de la loi applicable en 1996 et décider s’il y avait eu discrimination directe contre M. Irvine et, dans l’affirmative, si la norme médicale exigée de lui était une exigence professionnelle justifiée dispensant les FAC de leur obligation d’accommodement.

[par. 25]

La Cour fédérale a fait observer qu’en 1995 et 1996, lorsque les FAC ont pris les décisions concernant la carrière militaire de M. Irvine, elles se sont fondées sur le droit énoncé par la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. St. Thomas et Commission canadienne des droits de la personne[1], Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Forces armées)[2] et Canada (Procureur général) c. Robinson[3] [St. Thomas, Husband, Robinson, respectivement], et par la Cour suprême du Canada dans Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Commission des droits de la personne) 1990 2 R.C.S. 489 [Central Alberta Dairy Pool].

À la suite de cette jurisprudence, il n’y avait pas à l’époque d’obligation d’accommodement dans les cas de discrimination directe. Dans le cas de M. Irvine, il s’agissait d’une discrimination directe. Par conséquent, à la suite de la jurisprudence de cette époque, les FAC n’avaient pas légalement d’obligation d’accommodement à l’égard de M. Irvine. En outre, le juge Noël a fait observer que l’exigence qu’un membre soit obligé d’exercer des fonctions de combat ou soit un soldat d’abord a été reconnu comme une obligation légale dans l’arrêt Robinson. Par conséquent, selon la trilogie de jugements qui s’appliquait en 1996, le principe de l’universalité du service exigeait que chaque membre des FAC soit en tout temps apte à exercer des fonctions de combat. Par la suite, ce principe a été reconnu par le législateur dans les modifications qu’il a apportées en 1998 à la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (version modifiée), par l’ajout du paragraphe 15(9). Le juge Noël a affirmé que ce Tribunal a appliqué correctement l’arrêt Meiorin de façon rétroactive, mais a omis de l’analyser dans le contexte du principe de l’universalité du service, dont la Cour d’appel fédérale a jugé que la source législative se trouvait dans la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5. Le juge Noël s’est dit préoccupé par la brièveté des commentaires du Tribunal à propos de l’analyse des principes liés à l’universalité du service, estimant qu’il n’avait pas traité suffisamment de la question. La Cour fédérale a conclu que le Tribunal aura dû examiner, dans son analyse et son application de l’arrêt Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU [1999] 3 R.C.S. 3 – aussi appelé Meiorin, l’intention du législateur et l’interprétation judiciaire de la loi établissant et mettant en œuvre le principe de l’universalité du service au moment de la décision en 1996.

[3] Pour ce qui est des erreurs de fait alléguées, le juge Noël a décidé de ne pas en traiter, eu égard à la décision susmentionnée. Il a accueilli la demande de contrôle judiciaire et ordonné que l’affaire soit renvoyée pour une nouvelle décision, et ce, sans adjudication de dépens.

III. Nouvelle décision

[4] La présente décision constitue la nouvelle décision dans cette affaire, suite à l’ordonnance susmentionnée de la Cour fédérale du Canada. La Commission, M. Irvine et l’intimée, les Forces armées canadiennes (FAC), ont présenté un plaidoyer et des observations écrites.

A. Décision de 2001 du tribunal – nouvelle décision à la lumière du principe de l’universalité du service

[5] Dans la décision de 2001, j’ai formulé les conclusions de fait aux paragraphes 3 à 102. J’ai énoncé les principes juridiques aux paragraphes 103 à 113 et j’ai présenté mon analyse dans les paragraphes 114 à 163. Dans cette dernière section, je me suis prononcé sur les questions de preuve aux paragraphes 122 à 124. Ma conclusion et les mesures de redressement sont présentées aux paragraphes 164 et 165.

[6] Dans cette nouvelle décision, je n’accorde pas d’importance, pour les raisons mentionnées ci-dessous, aux faits énoncés aux paragraphes 36 à 57 et j’estime que les paragraphes 151 et 154 à 163 de mon analyse ne sont plus pertinents.

(i) Conclusions de fait

[7] La Commission est d’avis que, étant donné que la Cour fédérale ne s’est pas prononcée sur les faits, les conclusions de fait initiales doivent demeurer telles quelles. Selon la Commission, ce Tribunal est lié par ses conclusions de fait antérieures et n’a pas compétence pour les modifier; pour ce faire, il faudrait que le Tribunal siège comme tribunal d’appel révisant sa propre décision. Par conséquent, la Commission estime que les paragraphes 3 à 102 de la décision initiale ne doivent pas être modifiés. L’intimée est d’avis que chacun des paragraphes qui traitent de l’universalité du service et de son application, notamment les paragraphes 36 à 57 et 125 à 163, doivent être réexaminés.

[8] En ce qui concerne les paragraphes 36 à 57 [faits relatifs aux tâches militaires générales et principes concernant l’universalité du service; politiques de décembre 1999 des FAC en matière d’universalité du service; politiques des FAC antérieures à décembre 1999 concernant l’accommodement et politiques postérieures à décembre 1999; politiques de novembre 2000 des FAC concernant l’accommodement; tâches militaires générales des FAC et universalité du service], je ferai remarquer que ces paragraphes traitent des politiques postérieures à 1996, des politiques concernant l’attribution du facteur professionnel (le facteur O) et des politiques d’accommodement des FAC postérieures à la libération. Ces faits sont fondés sur la preuve présentée à l’audience, mais je ne leur accorde aucune importance dans ma révision de la décision de 2001, étant donné que seul le facteur G est en litige dans l’affaire Irvine et que les politiques postérieures à la libération, particulièrement en ce qui touche l’obligation d’accommodement des FAC, ne sont pas pertinentes.

[9] Pour ce qui est des paragraphes 58 à 102 [Situation particulière de M. Irvine et Données médicales pertinentes], je demeure d’avis que ces paragraphes présentent les faits entourant l’affaire Irvine.

(ii) Principes juridiques

[10] En ce qui a trait aux paragraphes 103 à 113 [Principes juridiques], je modifie ceux qui portent sur l’universalité du service afin d’y inclure les commentaires formulés ci-dessous à propos des principes applicables.

[11] Pour ce qui est des paragraphes 114 à 121 [Analyse], je maintiens ma conclusion à savoir que la Commission et le plaignant ont établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination fondée sur la déficience par rapport tant à la libération de M. Irvine, qui contrevient à l’art. 7 de la Loi, qu’à l’application à l’endroit de M. Irvine des politiques et procédures, qui va à l’encontre de l’art. 10 de la Loi.

[12] En ce qui regarde les paragraphes 122 à 124 [Questions relatives à la preuve], je demeure selon la Commission lié par la décision initiale. L’intimée n’a pas soulevé d’objections particulières. J’ai réexaminé les questions relatives à la preuve et je maintiens les conclusions déjà énoncées.

[13] En ce qui a trait au paragraphe 125 [Universalité du service], je le réexamine à la lumière de l’analyse de la question de l’universalité du service que je présente ci-dessous.

[14] Pour ce qui est des paragraphes 126 à 132 [Détermination des normes ayant entraîné la libération de M. Irvine], je maintiens que les trois évaluations médicales déterminantes du Dr Kafka , le Comité de la coronaropathie et le Conseil de révision des carrières qui ont été effectuées en fonction des normes des FAC (les politiques des FAC de 1979, les politiques transitoires et les lignes de conduite de septembre 1995 concernant l’attribution des restrictions à l’emploi) sont au centre de ce processus de révision.

[15] Pour ce qui est des paragraphes 133 à 136, où j’ai appliqué la méthode d’analyse décrite dans Meiorin [Lien rationnel et La norme a-t-elle été adoptée de bonne foi?], je maintiens ma conclusion selon laquelle les normes des FAC étaient rationnellement liées à leur objectif, c’est‑à-dire exiger que M. Irvine soit un soldat d’abord. En outre, je maintiens que les normes et les évaluations médicales et professionnelles, y compris l’attribution des restrictions à l’emploi par le Comité de la coronaropathie, ont été établies de bonne foi.

[16] Pour ce qui est des paragraphes 137 à 140 [Nécessité raisonnable et volet accommodement du critère Meiorin], je maintiens que les normes des FAC tel qu’énoncés dans les politiques transitoires n’étaient pas aussi conciliantes que les normes des FAC énoncés dans lignes de conduite de septembre 1995. Les conclusions que j’ai énoncées dans ces paragraphes demeurent inchangées.

[17] À propos des paragraphes 141 à 148 [Évaluation du Dr Kafka; Évaluations du Comité de la coronaropathie et du Conseil de révision des carrières], je continue de croire que les préoccupations que j’ai exprimées dans ces paragraphes sont pertinentes à la nouvelle décision. Comme le veut l’arrêt Meiorin, les normes d’évaluation de l’universalité du service doivent être les plus conciliantes possible ou, si l’on préfère, individualisées. Cela dit, l’analyse de l’essence même de l’affaire Irvine et mes motifs sont réitérés ci-dessous.

[18] Pour ce qui est des paragraphes 149 et 150 [Attentes proportionnées et mesurées à l’égard des personnes atteintes d’une déficience], je maintiens que les tests individuels qu’on a fait subir à M. Irvine ont été appliqués plus rigoureusement de façon à l’exclure des FAC lorsqu’il était atteint d’une déficience qu’ils ne l’ont été aux membres physiquement aptes. Je demeure persuadée que les FAC auraient dû offrir à M. Irvine l’occasion de se soumettre à un autre test EXPRES, et ce, d’autant plus qu’un tel test aurait aidé à évaluer le risque de mortalité et de morbidité.

[19] En ce qui a trait au paragraphe 151 de la décision de 2001, j’estime qu’il est superflu puisqu’il ne traite que du facteur professionnel (le facteur O) qui n’a pas été déterminant par rapport à la libération de M. Irvine.

[20] En ce qui touche les paragraphes 152 et 153 [Nature subjective de l’attribution des restrictions et cotes], je maintiens ma conclusion à savoir que le caractère inexact de la procédure consistant à attribuer des cotes est un facteur qui renforce les doutes à l’égard de la justesse de la cote attribuée à M. Irvine par les FAC (élément explicité ci-dessous).

[21] À propos du paragraphe 154 [Imposition de conditions sur le plan médical], il n’est pas nécessaire à mon avis de maintenir cette préoccupation pour trancher la plainte de M. Irvine, étant donné que l’accès de ce dernier aux renseignements médicaux à son sujet n’a pas été déterminant en l’espèce.

[22] Pour ce qui est des paragraphes 155 à 163 [accommodement des militaires inaptes, déployabilité, maintien en fonction et coûts relatifs à l’accommodement], ils ne peuvent à mon avis être maintenus à la lumière des principes concernant l’universalité du service.

[23] En ce qui concerne les paragraphes 164 et 165 [Conclusion et Mesures de redressement], je maintiens ma décision initiale, tel qu’indiqué ci-dessous.

[24] La méthode d’analyse décrite ci-dessus est appliquée tout en reconnaissant expressément qu’un membre des FAC est assujetti à l’obligation d’exercer des fonctions de combat. J’ai réexaminé chaque paragraphe de la décision de 2001 à la lueur des principes concernant l’universalité du service, qui sont analysés plus en profondeur ci-dessus.

B. Motifs

(i) Observations des parties au sujet de l’orientation donnée par la Cour fédérale

[25] La Commission et M. Irvine prétendent que la décision de la Cour fédérale dans le cas qui nous occupe est fondée sur une question de droit limitée et distincte : la Cour a demandé au Tribunal de réexaminer sa décision à la lumière des principes concernant l’universalité du service. Étant donné que la Cour fédérale a demandé au Tribunal de réexaminer sa décision au regard des principes liés à l’universalité du service, la Commission fait valoir que la Cour a par ailleurs confirmé que c’est à juste titre que le Tribunal a appliqué rétroactivement l’arrêt Meiorin. La Commission est d’avis que la seule question que doit trancher le Tribunal est la suivante : les FAC ont-elles satisfait au troisième élément du critère Meiorin.

[26] En ce qui concerne l’obligation d’accommodement des FAC, la Commission estime que les FAC bénéficient d’une exemption en vertu de l’universalité du service dans le cas suivant : une fois qu’elles ont jugé qu’un membre ne satisfait pas aux normes médicales et, partant, aux principes liés à l’universalité du service, les FAC ne sont pas tenues de prouver qu’elles subiraient une contrainte excessive si elles devaient composer avec le membre par tous les moyens possibles. Cependant, la Commission est d’avis que le critère Meiorin s’applique à tous autres égards. Autrement dit, les FAC ont encore la charge de démontrer que leurs normes médicales sont raisonnablement nécessaires pour atteindre l’objectif général. À cet égard, les normes médicales proprement dites doivent prévoir une évaluation individualisée et être appliquées selon une méthode équitable.

[27] En revanche, l’intimée prétend que la restriction médicale contestée, à savoir la cote G4 (doit pouvoir recourir aux services d’un médecin) était raisonnablement nécessaire pour protéger le plaignant et les FAC contre les risques de défaillance cardiaque et préserver le principe de l’universalité du service. À son avis, la norme médicale litigieuse constituait une EPJ, étant donné que le plaignant risquait grandement de subir une autre attaque cardiaque. Par conséquent, les FAC n’étaient pas tenues de composer avec le plaignant par suite du diagnostic de coronaropathie et du risque élevé de rechute.

[28] En outre, les FAC soutiennent que l’évaluation individuelle effectuée par les médecins des FAC aux fins de diagnostiquer l’état de santé du plaignant et d’évaluer le risque de rechute n’est pas susceptible de révision par ce Tribunal. À l’appui de cet argument, elles invoquent l’arrêt Canada (Procureur général) c. Anvari [1993] A.C.F. no 317 (C.A.) [Anvari].

[29] Je vais maintenant me pencher sur ces arguments dans le cadre du réexamen de la décision initiale.

C. Universalité du service

[30] L’universalité du service dans les Forces armées canadiennes exige que chaque membre soit apte à être un soldat d’abord. Le terme universalité du service désigne l’ensemble de principes qui régissent le service des membres au sein des FAC. La Cour d’appel fédérale a énoncé les principes en question dans trois arrêts rendus au début des années 90 (St. Thomas, Husband et Robinson). Dans chacune de ces instances, le litige gravitait autour de la question à savoir si une norme d’emploi militaire constituait une exigence professionnelle justifiée (EPJ).

[31] Les trois principes essentiels de l’universalité du service sont les suivants :

  1. Peu importe leur métier ou leur profession, les membres des FAC sont d’abord et avant tout des soldats.
  2. Le soldat doit être prêt à servir en tout temps, en tout lieu et dans toutes les conditions.
  3. L’obligation est universelle en ce sens qu’elle s’applique à tous les membres des FAC.

[32] Dans chacun des cas faisant partie de cette trilogie, la Cour d’appel a soutenu que les normes médicales en cause étaient raisonnablement nécessaires pour assurer l’exécution efficace et économique des tâches militaires universelles. Il s’agissait donc à proprement parler d’EPJ. Ces affaires ont été tranchées en appliquant la méthode d’analyse à deux volets antérieure à Meiorin qui découlait de l’arrêt Central Alberta Dairy Pool et qui établissait une distinction entre la discrimination directe et la discrimination indirecte. Comme il s’agissait de cas de discrimination directe, les FAC, une fois l’existence d’une EPJ établie, n’étaient pas tenues de composer avec les employés en question. Les FAC n’avaient pas d’obligation d’accommodement à l’égard des personnes qui ne satisfaisaient pas aux principes du service universel.

(i) Les fonctions d’un soldat

[33] En ce qui concerne le deuxième principe, l’intimé prétend qu’à titre de soldats, les membres des FAC jouent un rôle unique au sein de la société canadienne. J’en conviens. Les articles 31 et 33 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5, disposent qu’un membre des Forces canadiennes peut être mis en service actif, pour la défense du Canada, en raison d’un état d’urgence, et est en permanence soumis à l’obligation de service légitime.

[34] La Cour d’appel fédérale a souligné l’importance de ce contexte militaire dans l’arrêt St. Thomas (p. 677) :

À mon avis, l’examen de cette question doit faire entrer en ligne de compte un élément contextuel que le Tribunal n’a pas suffisamment pris en considération, à savoir qu’en l’espèce un soldat est en cause. En sa qualité de membre des Forces canadiennes, M. St. Thomas était d’abord et avant tout un soldat. En tant que tel, il devait vivre et travailler dans des conditions inconnues dans la vie civile et être capable de fonctionner, à bref délai, dans des conditions de stress physique et émotionnel extrême et dans des endroits où des installations médicales n’étaient peut-être pas disponibles aux fins du traitement de sa maladie ou, si elles l’étaient, n’étaient peut-être pas adéquates. Tel est, me semble-t-il, le contexte dans lequel la conduite des Forces canadiennes devrait être évaluée en l’espèce.

(ii) Les fonctions sont universelles

[35] Les fonctions d’un soldat sont universelles dans le sens où chaque membre des FAC doit être apte à les remplir. Dans Robinson, la Cour d’appel a infirmé une décision du Tribunal selon laquelle la politique médicale des militaires exempts de crises ne pouvait être justifiée, les Forces n’ayant pas démontré que le plaignant était susceptible d’être affecté à des fonctions de combat. La Cour d’appel a soutenu que le Tribunal avait commis une erreur en exigeant une telle preuve (p. 238) :

…[L]e tribunal a commis une erreur dans la façon dont il a disposé de l’argument du requérant. Cet argument n’était ni théorique ni spécieux. La loi assujettissait M. Robinson à l’obligation d’exercer des fonctions de combat. Cette obligation est très bien comprise au sein des Forces armées. Les militaires qui exercent des rôles de soutien n’en sont pas exemptés. L’exécution de cette obligation ne dépend pas d’une mutation, notamment à un rôle de combat. Comme il était d’opinion contraire, le tribunal a rejeté l’argument du requérant et a conclu, à tort selon moi, que le requérant devait produire des éléments de preuve additionnelle quelconques pour établir le nombre de militaires exerçant un rôle de soutien qui ont été mutés à des fonctions de combat pendant une certaine période. Cette opinion ne tient tout simplement pas compte du fait que cette obligation est édictée par la loi. Elle ne peut être modifiée par une pratique administrative. La loi a force obligatoire.

La Cour d’appel a poursuivi son raisonnement, soutenant que les FAC n’étaient pas tenues de démontrer que le plaignant était susceptible d’être affecté à des fonctions de combat.

[36] Je conclus que les FAC étaient fondées à exiger que chacun de leurs membres satisfasse à ces principes d’universalité de service. Les précédents cités, la jurisprudence en matière de droits de la personne qui était pertinente en 1995 et 1996 dans les cas de discrimination directe par rapport aux activités des FAC, et l’orientation du juge Noël mettent en relief cette conclusion. Autrement dit, une fois qu’elles ont établi l’existence d’une EPJ dans le contexte des fonctions de combat, les FAC ne sont pas soumises à l’obligation de composer avec M. Irvine en l’affectant à des tâches non liées au combat.

D. MEIORIN

[37] Cependant, cette conclusion ne marque pas la fin de l’instruction de la plainte de M. Irvine. Même si elles étaient fondées à exiger que chaque membre soit un soldat d’abord, les FAC doivent encore démontrer, conformément à l’arrêt Meiorin, que les normes dont elle s’est dotée pour évaluer l’universalité du service prévoient des tests individuels. J’ai déjà conclu, dans ma décision initiale, que les FAC avaient respecté les deux premiers éléments du critère Meiorin du fait que les politiques de 1979, les politiques transitoires et les lignes de conduite de septembre 1995 étaient rationnellement liées à l’objectif des FAC d’exiger que M. Irvine soit apte à exercer de façon sécuritaire et efficace ses fonctions de soldat, et que ces normes ont été adoptées de bonne foi.

[38] Le troisième élément du critère Meiorin exige que les normes contestées soient raisonnablement nécessaires pour atteindre l’objectif poursuivi par l’employeur, c’est‑à-dire l’exécution sécuritaire et efficace du travail. Les FAC doivent démontrer qu’elles ne peuvent composer avec le plaignant et toute autre personne touchée par la norme sans subir une contrainte excessive. Elles doivent veiller à ce que la méthode – s’il en est – suivie pour évaluer la question de l’accommodement tienne compte de la possibilité qu’elle puisse être indûment discriminatoire pour un motif de distinction illicite. En outre, la teneur réelle d’une norme plus conciliante qui a été offerte par les FAC ou, subsidiairement, les raisons pour lesquelles les FAC n’ont pas offert une telle norme doivent être évaluées. Comme je l’ai déjà indiqué au paragraphe 139 de la décision de 2001, les lignes de conduite de septembre 1995, dans la mesure où elles permettaient une évaluation individuelle, étaient raisonnablement nécessaires pour atteindre l’objectif des FAC de veiller à ce que les membres satisfassent aux principes de l’universalité du service. Par conséquent, comparativement aux normes antérieures à 1979 et aux politiques transitoires, elles constituaient une norme plus conciliante d’évaluation des cas de coronaropathie. Cependant, les FAC ont omis, dans le cas de M. Irvine, de se fonder sur une norme d’évaluation individualisée plus conciliante, telle que celle énoncée dans les lignes de conduite de septembre 1995, comme je l’expliquerai ci-dessous.

E. ANVARI

[39] S’appuyant sur l’arrêt Anvari, l’intimée prétend que les tests de diagnostic des FAC dépassent l’expertise et la compétence de ce Tribunal. Le juge Noël ne cite pas ce point de droit comme motif de contrôle judiciaire de la décision initiale. En fait, l’argument n’a pas été débattu devant moi lors de l’audience initiale. Par conséquent, je ne crois pas en avoir été dûment saisi. Même si je me méprends sur ce point, j’estime que l’arrêt Anvari doit être interprété dans le contexte de l’ensemble de la jurisprudence de la Cour fédérale à cet égard.

(i) L’orientation définie dans l’arrêt Anvari

[40] J’ai examiné soigneusement Anvari, une affaire traitant de l’inadmissibilité pour des raisons médicales d’un immigrant éventuel aux termes de la Loi sur l’immigration fédérale. Dans ce cas, la plainte avait été déposée en vertu de l’art. 5, qui porte sur la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public. La Cour a statué qu’un tribunal ne peut exiger que la partie intimée établisse dans le cadre d’une défense de motif justifiable que la norme a été appliquée de façon raisonnable ou que son application était justifiée dans les circonstances.

[41] Anvari doit être interprété de concert avec d’autres précédents de la Cour fédérale à cet égard. Ainsi, dans Procureur général c. Levac [1992] 3 C.F. 463 (C.A.F.), une affaire de discrimination aux termes de l’alinéa 7a) dans laquelle les FAC ont tenté d’établir l’existence d’une EPJ, le juge Décary a conclu que le Tribunal n’avait pas commis d’erreur susceptible de révision dans son évaluation de la preuve médicale et qu’il n’était pas parvenu à une conclusion à laquelle il ne pouvait raisonnablement parvenir en préférant le témoignage du médecin du plaignant, qui avait examiné ce dernier, à celui du médecin des FAC, dont le témoignage était fondé sur l’étude de son dossier médical plutôt que sur un examen. Le juge Décary a expressément confirmé l’analyse faite par le Tribunal de l’évaluation médicale des FAC. Dans Canada (Procureur général) c. Beaulieu [1993] A.C.F. no 174, 103 D.L.R. (4e) 217 (C.A.), une autre affaire dans laquelle les FAC ont invoqué comme défense une EPJ dans le contexte d’une plainte déposée en vertu de l’alinéa 7a) et de l’article 10 de la Loi, la Cour d’appel fédérale a soutenu qu’un tribunal ne pouvait juger une plainte de discrimination non fondée simplement parce qu’il était persuadé que le diagnostic de déficience était erroné. Cependant, le tribunal aurait pu également être convaincu soit que le diagnostic avait été établi de façon imprudente, auquel cas il aurait peut-être pu parler d’une discrimination déguisée ou d’une impression fausse et hâtive, soit que l’exigence n’était pas une EPJ. À cet égard, l’arrêt Anvari fait état du pouvoir du tribunal de se pencher sur l’application discriminatoire d’une norme ou d’une pratique. Le juge Mahoney écrit ce qui suit :

[Traduction] Pour qu’il y ait compétence sous le régime de la LCDP, il faut que la disposition ait été appliquée de façon discriminatoire. À moins qu’on puisse établir l’existence d’un commencement de preuve que l’opinion des médecins était fondée sur la discrimination, ceux-ci n’avaient pas la charge de démontrer que leur opinion reposait sur un motif justifiable. Peut-être était-elle mal fondée en droit ou peut-être y était on parvenu en dépit de la preuve. Le cas échéant, il existe un recours ailleurs; toutefois, à moins qu’on puisse établir qu’il y a eu discrimination aux termes de l’alinéa 19(1)a), il n’existe pas de recours en vertu de la LCDP. Autrement dit, la discrimination évoquée à l’alinéa 19(1)a) étant fondée sur un motif justifiable, la question à trancher sous le régime de la LCDP n’était pas de savoir si leur opinion était probablement valable, mais si, dans l’exercice de leurs fonctions, les médecins avaient exercé une discrimination non fondée sur un motif justifiable.

Autrement dit, l’analogie entre cette décision et l’affaire Irvine veut que les médecins et les comités doivent exercer leurs fonctions de façon non discriminatoire. Dans le cas de M. Irvine, les médecins et les comités en faveur de l’attribution de la cote G4 ont omis, comme je l’explique ci-dessous, de soumettre M. Irvine à une évaluation individuelle conforme aux politiques les plus conciliantes des FAC. Leurs évaluations individuelles ne respectaient ni la lettre ni l’esprit de l’approche individualisée préconisée par les lignes de conduite de 1995 des FAC. Leur mode de prise de décision et leurs décisions au sujet des restrictions à l’emploi étaient discriminatoires à son endroit en raison de sa déficience et tombent sous le coup des articles 7 et 10 de la Loi.

[42] Dans une décision subséquente portant sur l’article 7 de la Loi (VIA Rail Canada c. Mills [1997] A.C.F. no 1089), la Section de première instance de la Cour fédérale, faisant une distinction avec Beaulieu, a confirmé la compétence du Tribunal de conclure que l’intimée n’avait pas examiné la preuve médicale de façon adéquate et exhaustive. Le juge Teitelbaum écrit ce qui suit :

De plus, rien ne laisse croire dans la décision du Tribunal qu’il n’a pas tenu compte des éléments mis à sa disposition. Le Tribunal a minutieusement examiné les antécédents médicaux plutôt complexes de M. Mills et n’a pas limité son analyse des diverses consultations et opinions médicales à l’événement déterminant du mois d’août 1991. Le Tribunal a analysé diverses opinions médicales pertinentes et les a minutieusement examinées, y compris les opinions exprimées avant ou après l’accident du mois d’août 1991 ou la tentative infructueuse de retour au travail, en octobre 1991…

La conclusion du Tribunal selon laquelle VIA n’a pas effectué une enquête adéquate et exhaustive de la preuve médicale ne justifie pas un contrôle judiciaire.

Dans cette affaire, la Cour a soutenu qu’il était loisible au Tribunal d’accorder plus d’importance à l’opinion d’un médecin en particulier qu’à celle d’un autre, et de préférer la preuve des médecins qui avaient examiné le plaignant à celle de ceux qui n’avaient effectué qu’un examen du dossier.

[43] Compte tenu de l’ensemble de la jurisprudence et des dispositions des articles 7 et 10 de la Loi, il semble que le Tribunal ait compétence pour examiner les évaluations médicales discriminatoires ou arbitraires, hâtives, imprudentes ou insuffisantes par rapport à l’application de normes qualifiées d’EPJ. Prétendre le contraire minerait totalement l’objet de la législation en matière de droits de la personne. Ainsi, un mis en cause pourrait démontrer qu’une norme constitue une EPJ et justifier le congédiement du plaignant, malgré une application erronée – discriminatoire, hâtive ou délibérée – de la norme au plaignant. Autrement dit, l’intimé pourrait faire indirectement ce qu’on lui interdit directement de faire.

(ii) Application à l’affaire Irvine

[44] Dans le cas de M. Irvine, on ne remet pas en question le diagnostic de coronaropathie. Le diagnostic n’est pas contesté. Il s’agit plutôt de déterminer si les FAC ont mené au sujet de la preuve médicale une enquête adéquate, exhaustive et non discriminatoire qui soit suffisante pour justifier la restriction à l’emploi correspondant à la cote G4 et la libération à première vue discriminatoire de M. Irvine en raison de sa déficience. Est-ce que l’évaluation individuelle du cas de M. Irvine par les FAC, qui s’est soldée par l’attribution de la cote G4 (susceptible d’être libéré) par opposition à G3 (demeure apte à servir comme soldat) est conforme à l’exigence des tests individuels exécutés en fonction de la norme la plus conciliante, conformément à Meiorin et à la jurisprudence mentionnée de la Cour fédérale?

[45] Dans le cas de M. Irvine, les médecins des FAC, conformément aux conclusions de fait que j’ai énoncées dans la décision de 2001 (paragraphes 69 à 80), ont recommandé des cotes contradictoires en ce qui a trait aux restrictions à l’emploi. Certains ont recommandé la cote G3O3 et d’autres, dont le Comité de la coronaropathie, la cote G4O3. La différence de facteur géographique entre G3 et G4 a été le facteur déterminant de la libération de M. Irvine. Ainsi, le Dr Buchholtz, chef, Médecine, qui agissait comme médecin-conseil auprès des FAC, a examiné M. Irvine en novembre 1994. Par la suite, M. Irvine a subi une épreuve d’effort sur tapis roulant et obtenu d’excellents résultats. M. Irvine n’a éprouvé aucune douleur thoracique et manifesté aucun signe d’ischémie. Il avait perdu 35 livres et était complètement asymptomatique. Le Dr Buchholtz a été tenté de recommander la cote G3O3 qui, à son avis, était justifiée à long terme [par. 70 et 71]. Toutefois, le Dr Buchholtz a écrit que le niveau de cholestérol de M. Irvine était normal alors qu’en fait, un rapport de laboratoire avait confirmé en octobre 1994 qu’il était encore élevé. Par la suite, le 16 janvier 1995, un médecin-examinateur de la base, le Dr MacKinnon, a recommandé la cote G3O3, jugeant M. Irvine apte à être promu. Par conséquent, le médecin des FAC estimait à ce moment-là que M. Irvine pouvait être maintenu en poste et promu.

[46] Cependant, le cas de M. Irvine a été porté à l’attention du Dr Kafka, le médecin-chef de la base. Le 7 février 1995, le Dr Kafka a examiné le graphique de M. Irvine du point de vue de la maîtrise des facteurs de risque. Le Dr Kafka nourrissait des inquiétudes au sujet de la portion G3. Il a déterminé que M. Irvine était un ex-fumeur, que, même s’il avait beaucoup réduit son poids après son attaque cardiaque, il était encore plus lourd qu’en 1990, et que son dernier test de cholestérol indiquait des niveaux de cholestérol plus élevés que ceux constatés par le Dr Buchholtz en décembre 1994. Le Dr Kafka a confirmé qu’il avait recommandé la cote G3 :

[Traduction] pour un petit groupe de patients qui, après avoir subi un pontage aortocoronarien, ne manifestaient aucun signe d’ischémie, avaient une maladie bénigne et maîtrisaient extrêmement bien leurs facteurs de risque. W.O. Irvine devra mieux contrôler son régime alimentaire et abaisser ses niveaux de cholestérol en prenant des médicaments.

Le Dr Kafka estimait que si M. Irvine pouvait atteindre le niveau visé de cholestérol LDL (2.6), il ne serait pas déraisonnable de lui attribuer la cote G3. Cependant, cette opinion était fondée sur la prémisse que M. Irvine serait soumis à une évaluation basée sur le test d’effort Mibi et subirait une angiographie dans une autre année. Par conséquent, même à ce moment-là, le Dr Kafka était prêt, moyennant certaines conditions, à attribuer la cote G3. Bien que subordonnée au niveau de cholestérol LDL de M. Irvine, au résultat qu’il obtiendrait lors d’une autre épreuve d’effort sur tapis roulant (c.-à-d. un test Mibi) et à une angiographie, l’attribution de cette cote traduisait l’opinion du propre médecin des FAC. Ce point de vue indiquait qu’on envisageait le maintien en poste de M. Irvine.

[47] Le 4 juillet 1995, le Dr Buchholtz a observé une fois de plus que M. Irvine avait fait un [Traduction] excellent programme d’exercice et qu’il se faisait suivre par le service de diéto-thérapie. Le niveau global de cholestérol de M. Irvine avait baissé, mais son niveau de cholestérol LDL (un type particulier de cholestérol) demeurait supérieur au niveau cible de 2.6. Le Dr Buchholtz a souscrit à l’opinion du Dr Kafka et convenu que la cote G4 serait justifiée s’il n’y avait pas de changements au niveau des facteurs de risque. Toutefois, il a noté que M. Irvine faisait de l’exercice et suivait son régime et il a émis l’opinion que, dans la mesure où il continuerait de s’astreindre à son programme d’exercice et de diminuer ses risques, il serait apte à accomplir toutes les activités et qu’on pourrait lui attribuer la cote G3, étant donné qu’il pourrait servir dans un poste isolé ou à l’étranger. À ce moment-là, le Dr Buchholtz, à la lumière de l’opinion du Dr Kafka et de données médicales précises, envisageait donc d’attribuer à M. Irvine la cote G3, compte tenu de son programme d’exercice et de son régime alimentaire. En fait, le 11 juillet 1995, la cote géographique de M. Irvine a été révisée à la hausse, passant à G3O3 [Traduction] état médical exigeant une surveillance médicale étroite.

[48] Par conséquent, le chef, Médecine, et médecin-conseil des FAC, le Dr Buchholtz, songeait à attribuer à M. Irvine la cote G3O3, scénario qui s’est concrétisé. Grâce à cette cote, M. Irvine satisfaisait aux critères en matière d’universalité du service et pouvait demeurer au sein des FAC.

[49] Cependant, aussitôt après, l’officier de carrière de M. Irvine a porté son dossier à l’attention d’autres employés des FAC et l’attribution de sa cote médicale a été mise en veilleuse jusqu’à l’examen de son dossier par le Comité de la coronaropathie à la DSTSS. On a établi un nouveau formulaire de modification de cote sur lequel on a inscrit la cote G3O3 tout en précisant que cette cote serait réexaminée par le Comité de la coronaropathie.

[50] Le 30 août 1995, le Comité de la coronaropathie s’est penché sur le dossier médical de M. Irvine. Il a noté que le médecin-conseil avait recommandé la cote G4O3 tout en indiquant que la cote G3 pourrait être attribuée si son niveau de lipides baissait, et que le médecin-chef de la base avait recommandé la cote G3O3 (surveillance médicale étroite). Le Comité de la coronaropathie était donc confronté à deux cotes de restriction à l’emploi qui pouvaient s’avérer contradictoires : celle recommandée par le Dr Buchholtz, le chef, Médecine, qui avait examiné M. Irvine, et celle proposée par le Dr Kafka, qui avait procédé à un examen du dossier de M. Irvine. Il n’existe guère de preuves, voire aucune preuve, que le Comité de la coronaropathie ait soigneusement tenu compte du fait que le Dr Kafka était disposé à recommander la cote G3 dans la mesure où l’intéressé améliorerait son niveau de cholestérol LDL et se soumettrait à un nouveau test d’effort Mibi et à une angiographie. Il n’existe guère de preuves, voire aucune preuve, que le Comité de la coronaropathie ait soigneusement examiné le degré de cohérence entre les deux opinions et leurs assises respectives. Il n’existe guère de preuves, voire aucune preuve, que le Comité de la coronaropathie ait décidé de prendre des mesures pour examiner la possibilité que M. Irvine puisse satisfaire aux exigences de la cote G3, envisagée par ses propres médecins. Le Comité de la coronaropathie a plutôt décidé, sommairement et arbitrairement, de l’évaluer comme inapte à servir dans deux éléments ou plus et recommandé G4 comme cote médicale permanente.

[51] En outre, tel que précisé dans la décision de 2001, cette décision du Comité de la coronaropathie a été prise conformément aux politiques médicales de 1979 des FAC sur l’attribution des cotes [par. 13 à 19] et aux politiques transitoires [paragraphe 18]. Ces normes de 1979 et ces politiques transitoires ne prévoyaient pas, en ce qui touche l’évaluation de l’état de santé et l’attribution des cotes professionnelles, l’approche individualisée préconisée par les lignes de conduite de septembre 1995 [paragraphes 20 à 26, 138, 139]. Les lignes de conduite de septembre 1995 prévoyaient des consultations entre les employés des FAC relativement à l’attribution des cotes. Plus particulièrement, elles précisaient, en ce qui concerne les cas de coronaropathie, que les militaires atteints d’athérosclérose coronarienne ne devaient PAS tous nécessairement être libérés. Par conséquent, les FAC, par le biais de leurs médecins et de leurs politiques, reconnaissaient expressément qu’un groupe de malades atteints de coronaropathie pouvaient respecter l’universalité du service et être maintenus en poste. De plus, les lignes de conduite de septembre 1995 précisaient que, dans les cas de coronaropathie, de multiples facteurs serviraient à déterminer l’ampleur de la maladie et la capacité fonctionnelle du membre, y compris les sept facteurs énumérés au paragraphe 25 de ma décision initiale. J’ai conclu que l’intimée n’avait pas présenté suffisamment de preuves démontrant que le Comité de la coronaropathie avait soigneusement tenu compte à tout le moins de ces sept facteurs et plus particulièrement du fait que M. Irvine ne manifestait pas de signes d’ischémie; qu’il avait obtenu de bons résultats lors du test d’effort sur tapis roulant et qu’il aurait dû avoir l’occasion de subir un autre test avant sa libération, selon l’évaluation conditionnelle préliminaire du Dr Kafka; que, même s’il présentait un certain nombre de facteurs de risque, M. Irvine ne manifestait pas d’autres signes comme l’hypertension ou le diabète. Il n’existe pas non plus suffisamment de preuves que le Comité a fait mesurer la fraction d’éjection de M. Irvine et a examiné soigneusement les résultats, ce qui aurait été utile pour déterminer à la fois sa capacité fonctionnelle et le risque de rechute, particulièrement à la lumière des  résultats d’un test d’effort Mibi [paragraphes 93 à 95, 144 à 146]. Par conséquent, j’ai déjà conclu que l’intimée n’a pas présenté suffisamment de preuves démontrant que le Comité de la coronaropathie, dans sa décision du 30 août 1995 et par la suite, s’est conformé à la norme d’évaluation individualisée la plus conciliante à l’égard des personnes atteintes de coronaropathie, soit celle énoncée dans les lignes de conduite de septembre 1995. Conformément à Meiorin, les FAC avaient l’obligation d’appliquer une norme plus conciliante ou la charge d’expliquer de façon satisfaisante son omission à appliquer l’approche individualisée préconisée.

[52] Par contraste, le Dr Buchholtz, se fondant sur sa propre évaluation de l’état de santé de M. Irvine, de même que sur le suivi qu’il avait fait, a envisagé l’attribution de la cote G3. Je constate que la décision du Comité de la coronaropathie a été prise de façon machinale et en fonction d’impressions. Je maintiens les opinions que j’ai exprimées initialement aux paragraphes 143 à 150 de la décision de 2001 en ce qui concerne le facteur géographique. Compte tenu du point de vue du Dr Buchholtz, et pour toutes les raisons énoncées ci-dessus, je continue de croire que la décision du Comité de la coronaropathie était discriminatoire et fondée sur un examen cursif et insuffisant du dossier de M. Irvine.

[53] Tel qu’indiqué dans ma décision initiale, l’examen en avril 1996 du dossier de M. Irvine par le Conseil de révision des carrières n’a pas permis de remédier à la situation. Une fois de plus, le Conseil a simplement fait sienne la recommandation du Comité de la coronaropathie, l’approuvant de façon machinale et attribuant à M. Irvine une cote médicale permanente (G4O3). À l’instar du Comité de la coronaropathie, il a omis d’obtenir une évaluation individualisée à jour, et ce, malgré le fait que les lignes de conduite de septembre 1995 étaient en vigueur [paragraphes 143 à 148].

[54] L’intimée a fait valoir que ni l’administration de tests additionnels ou différents ni un délai supplémentaire n’aurait réduit ou éliminé les risques inhérents à l’état cardiaque de M. Irvine. Dans le contexte de la responsabilité des FAC en termes de discrimination, cet argument ne tient pas compte du fait que les FAC ont maintenu en poste un certain nombre d’employés qui avaient subi un accident cardiaque, les jugeant aptes à remplir des fonctions de combat. Les FAC étaient tenues de prendre avant la libération de M. Irvine toutes les mesures possibles pour déterminer s’il pouvait faire partie de ce groupe. Le Comité de la coronaropathie aura dû se livrer à tout le moins à un examen minutieux des sept facteurs décrits dans les lignes de conduite de septembre 1995, y compris l’établissement de la fraction d’éjection, l’évaluation de celle-ci à la lumière des résultats d’un test d’effort Mibi et des consultations étroites avec ses propres médecins, y compris le Dr Buchholtz. Dans le cadre de leur propre preuve, les FAC ont elles-mêmes reconnu que des tests supplémentaires, soit le test d’effort Mibi et l’angiogramme recommandés par le Dr Kafka, auraient été utiles au Comité de la coronaropathie. Dans le cas de M. Irvine, l’écart entre les cotes G3 et G4 était mince. Les FAC se devaient de prendre toutes les mesures possibles afin d’évaluer de façon équitable sa capacité d’obtenir avant sa libération la cote G3 afin de satisfaire aux principes liés à l’universalité du service. Il incombait aux FAC de démontrer que M. Irvine se serait vraisemblablement vu attribuer la cote G4 si de telles mesures avaient été prises. Compte tenu des faits de l’espèce, je ne puis conclure que les FAC se sont acquittés de ce fardeau.

IV. Conclusion

[55] Pour tous les motifs cités, je maintiens ma conclusion selon laquelle les FAC ont défavorisé en cours d’emploi M. Irvine, en raison de sa déficience, dans le cadre des politiques mentionnées qui s’appliquaient à lui à titre de militaire atteint de coronaropathie, dans les évaluations médicales relatives à son état et dans l’attribution de ses restrictions à l’emploi. Les FAC étaient fondées à exiger que M. Irvine satisfasse aux principes de l’universalité du service; en fait, chacune de leurs normes était basée sur l’exigence voulant qu’un membre soit apte à être un soldat d’abord. Cependant, les FAC ont omis de prouver qu’elles avaient appliqué ces mêmes normes à l’endroit de M. Irvine de façon non discriminatoire. Elles ont donc omis de prouver, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une EPJ à l’égard de la plainte déposée en vertu de l’article 7 ou de celle relevant de l’article 10.

V. Mesures de redressement

[56] Comme je l’ai fait dans ma décision de 2001, je m’abstiens de me prononcer sur la question des dommages-intérêts, mais je conserve ma compétence pour entendre une preuve à ce sujet si les parties ne peuvent parvenir à un consensus.

Signée par

Shirish P. Chotalia
Présidente

Ottawa (Ontario)
Le 12 février 2004

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T584/4200

Intitulé de la cause : Raymond Irvine v. Forces armées canadiennes

Date de la décision du tribunal : Le 12 février 2004

Date et lieu de l’audience : Le 5 novembre 2003

Edmonton (Alberta)

Comparutions :

Raymond Irvine, pour lui même

Patrick O’Rourke, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sanderson A. Graham, pour l'intimée

Référence : D.T. 15/01

Le 23 novembre 2001

[1] Canada (Procureur général) c. St. Thomas et Commission canadienne des droits de la personne (1993), 109 D.L.R., p. 671 à 677

[2] Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Forces armées); Husband, mise en cause, [1994] 3 C.F. 188; demande d’autorisation de porter la décision en appel refusée [1994] C.S.C.R. no 269.

[3] Canada (Procureur général) c. Robinson, [1994] 3 C.F. 228; demande d’autorisation de porter la décision en appel refusée [1994] C.S.C.R. no 309.  Voir aussi Canada (Procureur général) c. Hébert et autres, (1996), 122 F.T.R. 274 (C.F., 1re inst.).

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