Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L'ENFANCE ET À LA FAMILLE

DES PREMIÈRES NATIONS ET L'ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS

les plaignantes

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (REPRÉSENTANT LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN)

l'intimé

-et -

CHEFS DE L'ONTARIO ET AMNISTIE INTERNATIONALE

les parties intéressées

DÉCISION SUR REQUÊTE

2010 TCDP 16
2010/05/28

MEMBRE INSTRUCTEUR : Shirish P. Chotalia, c.r.

I. LA DEMANDE

II. LA PROCÉDURE D'AUDIENCE EN COURS

III. LA POSITION D'APTN

IV. LA POSITION DE LA SOCIÉTÉ DU SOUTIEN

V. LA POSITION DE L'INTIMÉ

VI. LES PRINCIPES DE DROIT RÉGISSANT LA QUESTION

VII. ANALYSE

VIII. CONCLUSION: LE POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE DU DÉCIDEUR

I. LA DEMANDE

[1] Le Réseau de télévision des peuples autochtones (APTN) a présenté une demande (entendue par voie de requête) pour pouvoir enregistrer une bande audio et vidéo de l'audience tenue par le Tribunal et diffuser des extraits de ces enregistrements pendant les nouvelles du soir, le même jour. Il a aussi demandé à garder les enregistrements dans ses archives. Les plaignants et les parties intéressées (Société du soutien à l'enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (Société du soutien), l'Assemblée des Premières Nations, les Chiefs of Ontario et Amnistie Internationale) appuient la demande. La Commission ne s'oppose pas à la demande, tant qu'une ordonnance soit rendue pour qu'il y ait un délai d'une heure entre la transmission et la diffusion. L'intimé, le procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) (MAINC) s'oppose à la demande. APTN, la Société du soutien et l'intimé ont déposé des observations complètes au sujet de la demande. APTN a déclaré qu'il respecterait la demande de la Commission quant au délai d'au moins une heure. APTN a présenté un protocole dans lequel il déclare qu'il respectera l'ordonnance. Il ajoute aussi que son protocole garantira que sa diffusion sera appropriée et se fera dans le respect de la procédure d'audience. Il soutient qu'il fera un compte rendu juste et équitable de l'audience, sans la perturber.

[2] APTN est le seul réseau au Canada qui se spécialise uniquement dans les questions autochtones. Son public cible est la communauté autochtone ainsi que les personnes qui suivent les questions touchant cette communauté.

II. LA PROCÉDURE D'AUDIENCE EN COURS

[3] L'audition de la plainte suivra la procédure normale du Tribunal. L'audience sera ouverte au public, qui pourra observer toute la procédure. Sauf si une demande est présentée conformément à l'article 52 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP), aucune question ne sera entendue à huis clos. Les médias pourront assister à toute l'audience, prendre des notes et faire des reportages sur l'audience. Le public ne pourra pas apporter de magnétophone à l'audience. L'audience complète sera enregistrée pour les besoins d'arbitrage et l'enregistrement numérique de la voix sera fourni au membre instructeur et aux parties, qui pourront l'utiliser pour l'interrogatoire, le contre-interrogatoire et les conclusions finales. Les parties pourront obtenir une transcription de l'audience, à partir de l'enregistrement numérique de la voix, à leurs frais et elles pourront l'utiliser pour les mêmes raisons.

[4] La position de certaines parties quant à la présente requête nécessite une analyse plus détaillée.

III. LA POSITION D'APTN

[5] APTN a présenté les arguments suivants :

  1. On ne peut insister assez sur l'importance de l'affaire en l'espèce. Il est allégué que le MAINC agit de façon discriminatoire envers les enfants qui habitent dans les communautés des Premières Nations en n'accordant pas le même financement pour les services sociaux à ces enfants qu'il accorde aux autres enfants. L'issue de l'instance aura un effet énorme sur les vies des familles qui habitent dans les réserves au Canada.
  2. Le taux présumé d'enfants qui habitent dans une réserve et qui sont sous la garde des services à l'enfance et à la famille est huit fois plus élevé que celui des enfants qui n'habitent pas dans une réserve. De plus, tant la vérificatrice générale dans son rapport de 2008 que le Comité permanent des comptes publics dans son rapport de 2009 ont soulevé des préoccupations au sujet du financement du gouvernement fédéral pour les services à l'enfance et à la famille destiné aux membres des Premières Nations qui habitent dans des réserves.
  3. Le gouvernement fédéral améliore son financement aux services à l'enfance et à la famille dans cinq provinces : l'Alberta, la Saskatchewan, la Nouvelle-Écosse, le Québec et l'Île-du-Prince-Édouard. À l'audience, les détails seront présentés sur la façon dont le financement aidera les enfants et les familles qui habitent dans les réserves. Les auditeurs d'APTN sont intéressés par ces détails ainsi que par tout autre renseignement portant sur la façon dont le MAINC fournira ou améliorera le financement aux autres ressorts.
  4. La télédiffusion dépend de l'enregistrement audio et vidéo. Les journalistes d'APTN utilisent des télécaméras pour enregistrer les nouvelles et les communiquer au public. Empêcher l'enregistrement vidéo de l'audience constituerait une infraction injustifiable à l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).
  5. La présence d'APTN n'entraînera aucune perturbation et donnera à tous les Canadiens l'occasion d'obtenir un certain accès à l'audience à laquelle ils ne peuvent pas assister, répondant ainsi à l'un des objectifs de la LCDP, soit l'éducation.

IV. LA POSITION DE LA SOCIÉTÉ DU SOUTIEN

[6] La Société du soutien a présenté les arguments suivants :

  1. Le public a droit à un accès raisonnable aux procédures publiques. De plus, les peuples des Premières Nations de communautés éloignées partout au Canada ont un intérêt direct dans l'issue de l'affaire et beaucoup d'entre eux n'auront un accès raisonnable à l'audience que si elle est télévisée sur APTN.
  2. La décision sur la requête visant l'accès télévisé à l'audience doit être prise en fonction des valeurs constitutionnelles du Canada, y compris la liberté de communiquer et de recevoir de l'information au sujet des instances judiciaires, l'égalité pour les groupes traditionnellement défavorisés et l'importance du respect des traditions des Premières Nations.
  3. L'accès télévisé à l'audience respecte le principe de la publicité des débats judiciaires et du droit à l'accès raisonnable à l'audience.
  4. L'accès télévisé à l'audience donnera à tous les peuples des Premières Nations l'accès égal à l'instance, et le déni d'un tel accès aurait des répercussions négatives sur un grand nombre de membres des Premières Nations qui ne peuvent pas se rendre à l'audience en personne en raison des obstacles géographiques et socio-économiques.
  5. L'accès télévisé à l'audience favorisera le mandat de la LCDP de sensibiliser le public au sujet de la discrimination et des droits de la personne. La sensibilisation du public à ces sujets est considérée comme l'un des objectifs principaux des lois en matière de droits de la personne et aide à favoriser l'objectif premier de la LCDP : l'élimination de la discrimination.
  6. L'accès télévisé à l'audience permettra à APTN d'effectuer des reportages au sujet de l'audience d'une manière qui respecte les traditions et la culture des Premières Nations. Les cours canadiennes ont reconnu le fait que le partage oral des connaissances fait partie intégrante de la culture distincte de nombreuses communautés des Premières Nations. L'enregistrement audio et vidéo de l'audience la rendra plus pertinente et accessible du point de vue culturel. La décision de permettre l'accès aux télécaméras devrait refléter et respecter les droits ancestraux des Premières Nations ainsi que leurs pratiques traditionnelles, y compris le partage oral des connaissances.

V. LA POSITION DE L'INTIMÉ

[7] L'intimé a présenté les arguments suivants :

  1. L'intimé s'oppose à la requête visant l'accès télévisé à la présente procédure en matière de droits de la personne.
  2. L'intérêt du public à l'égard de la publicité des débats judiciaires est respecté puisque les médias peuvent rapporter les détails de l'audience. Cet intérêt ne comprend pas un droit - constitutionnel ou autre - à l'enregistrement vidéo et à la diffusion de l'audience même.
  3. La présence de télécaméras à l'audience risque d'affecter les témoignages, le comportement des participants et l'atmosphère générale de l'audience. Cela pourrait affecter l'issue de l'audience et compromettre l'équité de la procédure et les objectifs législatifs du processus décisionnel judiciaire.
  4. Les tribunaux ont à maintes reprises refusé l'enregistrement vidéo des débats judiciaires. Il existe d'importantes distinctions entre l'enregistrement vidéo de procédures administratives, quasi-judiciaires et judiciaires d'une part, et l'enregistrement vidéo d'audiences tenues par des commissions d'enquête d'autre part.

VI. LES PRINCIPES DE DROIT RÉGISSANT LA QUESTION

[8] APTN et la Société de soutien ont présenté des arguments exhaustifs au sujet du fait que le refus de leur permettre de filmer l'audience constituerait une infraction au principe de la publicité des débats judiciaires, qui est maintenant garanti par l'article 2 de la Charte. L'intimé a présenté des arguments exhaustifs à l'appui de la prémisse selon laquelle l'accès aux télécaméras n'est pas garanti par l'article 2 de la Charte. La jurisprudence qui a été citée ne me convainc pas que le refus d'accorder l'accès aux télécaméras constituerait un manquement injustifiable à cet aspect de la liberté d'expression qui garantit le droit du public d'être informé, par les médias, des débats judiciaires. Je tire cette conclusion principalement pour les raisons suivantes :

le refus d'accorder l'accès aux télécaméras n'empêche pas APTN de présenter des reportages sur l'instance, mais limite la façon ou la méthode dont ces reportages seront effectués;

de toute façon, comme l'analyse ci-dessous le démontrera, je crois que le fait de limiter l'accès aux télécaméras à l'audience - même s'il s'agissait d'une preuve prima facie de contravention à l'article 2 de la Charte - serait justifiable conformément au test établi dans les arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada, 1994 CanLII 39 (C.S.C.), [1994] 3 R.C.S. 835, et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76 (CanLII), [2001] 3 R.C.S. 442, 2001 CSC 76. Je tire cette conclusion de façon générale, parce que j'ai noté que le fait d'exiger du Tribunal qu'il effectue l'analyse établie dans Dagenais et Mentuck, un témoin à la fois, ralentirait de façon inacceptable le déroulement efficace de l'instance.

[9] En plus du principe de la publicité des débats judiciaires et de l'article 2 de la Charte, la Société de soutien invoque aussi les droits et les traditions autochtones confirmés par l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, ainsi que les droits d'égalité garantis par l'article 15 de la Charte. La Société de soutien prétend que le requête visant l'accès aux télécaméras pendant l'audience nécessite une interprétation de la LCDP et que les droits constitutionnels susmentionnés devraient inspirer cette interprétation.

[10] Cependant, je ne suis pas d'avis qu'en rendant une décision sur la requête, j'applique ou j'interprète une disposition de la LCDP. La LCDP n'interdit pas et n'exige pas l'accès aux télécaméras. L'article 52 suppose que l'instruction sera publique, mais même si la requête visant l'accès aux télécaméras est rejetée, l'instruction n'en sera pas moins publique.

[11] Finalement, compte tenu du silence de la loi habilitante sur la question en l'espèce, je suis d'avis que je dois, pour trancher la requête, exercer le pouvoir discrétionnaire du Tribunal à titre de maître dans sa propre maison ou maître de sa propre procédure. (Voir Therrien (Re), 2001 CSC 35; Prassad c. Canada (M.E.I), [1989] 1 R.C.S. 560.)

[12] Cela ne signifie pas que je peux exercer le pouvoir discrétionnaire d'une façon anticonstitutionnelle ou d'une façon qui va à l'encontre des objectifs de la LCDP. Plutôt, il s'agit simplement d'une manifestation du fait que l'examen de la requête doit être fondé sur les réalités de ce dont le Tribunal a besoin afin de pouvoir correctement trancher la plainte et de ce qui pourrait nuire à l'intégrité de cette décision.

VII. ANALYSE

Les facteurs qui militent en faveur de la requête visant l'accès aux télécaméras et la diffusion

[13] En exerçant mon pouvoir discrétionnaire pour décider d'accueillir ou de rejeter la requête, je note qu'un certain nombre de facteurs soulevés par APTN et la Société de soutien appuieraient une ordonnance accordant l'accès aux télécaméras.

L'intérêt de la communauté

[14] Premièrement, il est indéniable que la justice est améliorée lorsque les personnes qui ont un intérêt direct envers une procédure judiciaire sont en mesure de bien la suivre et l'observer. En l'espèce, la plainte en matière de droits de la personne soulève un grand intérêt direct pour un grand nombre de membres des Premières Nations, en particulier ceux qui ont reçu des services à l'enfance et à la famille ou dont les parents ou les amis proches ont reçu de tels services. En ce qui a trait au fait que l'accès aux télécaméras aide les personnes directement affectées à suivre la procédure et facilite le partage des renseignements au sujet de la procédure, un tel accès serait bénéfique pour l'intérêt de la communauté envers l'administration de la justice.

Défis uniques du groupe visé

[15] Deuxièmement, le facteur susmentionné a encore plus de poids lorsqu'on tient compte des caractéristiques uniques des communautés visées par l'affaire en l'espèce. Le groupe desservi par les plaignants est dispersé dans tout le pays et, dans une grande mesure, habite dans des régions du pays où le coût d'un voyage à Ottawa pour participer à l'audience serait prohibitif au point de vue économique. À cet égard, j'accepte l'observation de la Société de soutien au sujet des obstacles économiques importants auxquels de nombreux membres des Premières Nations font face, en particulier les enfants. De plus, la distribution du groupe visé dans tout le pays rend impossible pour le Tribunal de trouver une salle d'audience qui faciliterait adéquatement l'accès physique pour toutes les personnes concernées.

[16] Enfin, l'importance des questions de principe de la présente plainte définit le niveau et l'étendue de l'intérêt que les membres du public partagent, y compris (sans s'y limiter) les membres des Premières Nations qui sont d'avis que l'affaire aura une grande répercussion sur leur vie, ou sur les vies des personnes de leur entourage.

[17] Cependant, ces facteurs doivent être évalués en fonction d'autres facteurs, en particulier ceux soulevés par l'intimé.

Les facteurs qui militent contre la requête visant l'accès aux télécaméras et la diffusion

Les instances devant le TCDP : un processus juridictionnel

[18] À la lecture des documents déposés par les parties, la Société de soutien semble voir la présente instance comme une commission de vérité et de réconciliation. Quant à lui, APTN tente de tirer une analogie à partir des pratiques en matière de média des commissions d'enquête. Cependant, ni l'une ni l'autre de ces commissions ne reflète adéquatement le régime législatif qui régit l'instance en l'espèce.

[19] En vertu de la LCDP, l'objectif principal du Tribunal est de trancher des plaintes et de décider lorsque la responsabilité prévue par la loi devrait être imposée. Comme la Cour suprême l'a déclaré dans l'arrêt Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, [2003] 1 R.C.S. 884 :

23 La principale fonction du Tribunal canadien des droits de la personne est de nature juridictionnelle. Il tient des audiences formelles sur les plaintes dont il est saisi par la Commission. Il détient plusieurs des pouvoirs d'une cour de justice. Il est habilité à statuer sur des faits, à interpréter et à appliquer le droit aux faits qui lui sont soumis et à accorder les redressements appropriés. De plus, ses audiences sont structurées sensiblement de la même façon qu'un procès formel devant une cour de justice. Les parties en présence devant le tribunal présentent une preuve, font entendre et contre-interrogent des témoins, et présentent des observations sur l'application du droit aux faits. Le Tribunal ne participe pas à l'élaboration des politiques et ne mène pas ses propres enquêtes indépendantes sur les plaintes : le législateur a délibérément attribué les fonctions d'enquête et d'élaboration de politiques à un organisme différent, soit la Commission.

[20] Je n'expliquerai pas en détail le mandat de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, sauf pour dire qu'il est évident, à la lumière de la loi habilitante de cette commission, que son mandat est très différent de celui du Tribunal décrit par la Cour suprême dans l'arrêt Bell Canada, précité.

[21] En ce qui a trait aux affaires dont les commissions d'enquête sont saisies, comme l'intimé l'a précisé dans ses observations, le public joue un rôle crucial dans ce type de procédure. Les enquêtes visent à sensibiliser le public, à aider la communauté à guérir et à restaurer la confiance du public envers les institutions. Il s'agit d'objectifs louables qui ont inconditionnellement une importance de très grande valeur pour toute société démocratique régie par des lois.

[22] Cependant, en établissant le TCDP, le législateur a institué un ordre différent de priorités. Le Tribunal a sa propre fonction distincte à jouer dans le système judiciaire, c'est-à-dire entendre des instances de nature contradictoire, déterminer la responsabilité et - dans le cas d'une plainte fondée - rendre des ordonnances. Dans ce contexte, bien que le public ne soit pas généralement exclu, son rôle dans le processus du TCDP n'est simplement pas aussi essentiel qu'il l'est pour les commissions d'enquête où l'accès aux télécaméras est généralement accordé.

[23] APTN a invoqué en particulier la décision de la commission d'enquête de la Saskatchewan dans Andreen c. Dairy Producer Co-operative Ltd. (No 2) (1994), 22 D.C.D.P. D/80. Même si je tiens compte de la différence de loi habilitante, ce qui à mon avis a joué un rôle important dans la décision Andreen, je ne souscris malheureusement pas à l'approche du membre instructeur dans cette affaire qui, à mon avis (du moins, dans le contexte de la LCDP), ne fait que combiner l'objet de la loi avec l'objectif de l'organisme juridictionnel qu'elle a créé. Je note aussi que l'accès aux télécaméras qui a été accordé dans l'affaire Andreen était plus restreint que l'accès qu'APTN demande dans la présente requête.

[24] Bien qu'il ne s'applique pas à la présente question, l'article 52 de la LCDP illustre quand même la nature et la fonction du Tribunal : les instances du Tribunal doivent être publiques. Cependant, le droit du public d'observer ces instances est subordonné à plusieurs facteurs prépondérants, en particulier l'équité de l'instruction. Je me pencherai maintenant sur la question d'équité.

L'équité envers toutes les parties

[25] Comme il a été mentionné plus haut, le but principal de tout processus juridictionnel, après l'audition de la preuve et des arguments, est de déterminer si la preuve déposée peut soutenir les conclusions de fait qui entraînent la responsabilité légale. Tout cela doit se dérouler dans des conditions qui respectent les règles de justice naturelle.

[26] La diffusion télévisée pose des défis uniques au processus juridictionnel. D'une part, elle offre la possibilité d'améliorer la justesse des reportages, puisque les images brutes et le dialogue peuvent être transmis directement au public avec un minimum d'interprétation de la part des journalistes. D'autre part, il faudrait être naïf pour croire qu'aucune licence journalistique n'est exercée au sujet du format dans lequel les séquences télévisées sont diffusées, en particulier dans le cadre de nouvelles télévisées. À ce sujet, la simple capacité d'effectuer un montage des images de l'instance et d'en diffuser de très courts extraits donne un pouvoir discrétionnaire immense au diffuseur et soulève la possibilité de la représentation sélective de la preuve, la représentation incomplète d'un témoignage qui pourrait attaquer la crédibilité du témoin et la manipulation majeure de la séquence, de la durée et du contexte des événements filmés. Cependant, malgré tout cela, les représentations gardent une apparence très convaincante d'exactitude, parce qu'elles présentent des images et des sons réalistes des événements.

[27] Compte tenu de ces caractéristiques et attributs uniques de la diffusion vidéo, je crois que d'accorder l'accès aux télécaméras à l'audience risquerait de miner l'intégrité du processus du Tribunal et, de façon tout aussi importante, la confiance du public envers l'intégrité de ce processus.

[28] J'ajoute que, bien qu'il ne soit pas clair si on demandera une ordonnance d'exclusion pour les témoins dans la présente affaire, de telles ordonnances sont généralement demandées et accordées dans le cadre de procédures du TCDP. Il n'est pas difficile de s'imaginer les problèmes qu'une telle ordonnance poseraient à l'efficacité de l'audience si les témoignages sont diffusés au public de façon régulière, alors que d'autres témoins n'ont pas encore témoigné sur les mêmes questions.

[29] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que l'équité de l'audience pour toutes les parties serait grandement et irréparablement détériorée si j'accordais l'accès aux télécaméras. Si l'équité de l'instance est compromise, toute décision rendue serait invalide en droit.

Le respect de la vie privée des participants

[30] Même si l'on suppose qu'une grande partie des participants à l'instance (p. ex. les témoins des plaignants, les avocats des plaignants, les avocats de la CCDP) sont prêts à renoncer à tout droit à la vie privée pour que les images qui sont filmées soient diffusées dans tout le pays alors qu'ils participent à la procédure judiciaire, je ne crois pas qu'il soit juste de supposer que tous les participants à l'audience sont prêts à renoncer librement à ce droit.

[31] En plus de tous les droits légaux que les participants à l'audience peuvent avoir et qui leur permettent de contrôler l'utilisation de leur image et de toute image leur ressemblant, en tant qu'institution fédérale, le TCDP est lié par les dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Certains des principes fondamentaux de cette loi prévoient que les institutions fédérales : (i) ne recueilleront que les renseignements personnels qui ont un lien direct avec ses programmes ou ses activités et (ii) n'utiliseront les renseignements personnels qu'ils ont recueillis qu'aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés (Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C., 1985, ch. P-21, telle que modifiée, article 4 et alinéa 7a)). Une fois de plus, bien que le consentement des personnes visées puisse atténuer l'effet de ces principes, il convient de noter que la Loi sur la protection des renseignements personnels est une loi quasi-constitutionnelle et qu'elle doit faire l'objet d'une interprétation téléologique. De plus, dans le contexte d'une procédure contentieuse, la possibilité d'obtenir le consentement libre et informé ou d'en vérifier l'existence peut être très limitée.

[32] Finalement, les participants à l'audience seront présents dans la salle d'audience afin de participer à la procédure quasi-judiciaire. Ils se rendent disponibles pour le faire. Dans le présent contexte, le fait de permettre qu'ils soient filmés et que leurs déclarations et leur image soient diffusées dans tout le pays, devant d'innombrables téléspectateurs, en fait, dans un sens, des [traduction] acteurs captifs d'un drame médiatique. Cela va à l'encontre de ce qui devrait être leur unique motivation pour participer à l'audience et de ce qui devrait être leur seule activité: la participation à une procédure judiciaire et l'exécution des rôles et des fonctions définies par la loi qui s'y rattachent.

[33] En bref, je conclus que l'accès au télécaméras compromettra inévitablement la vie privée des participants à l'audience à un niveau intolérable et introduira un élément de distraction qui sera grandement préjudiciable au processus d'audience.

[34] Avant de clore cette partie de l'analyse, je tiens à formuler une observation supplémentaire. Bien que je ne fonde en aucun cas ma décision sur cet incident, je note que plus tôt ce mois-ci, un problème est survenu lorsqu'une des plaignantes, la Société de soutien, a publié, sur Internet, la preuve obtenue lors du contre-interrogatoire préalable à l'audience d'un souscripteur d'affidavit, contre-interrogatoire duquel le public avait été exclu. Un tel incident sert à rappeler que le Tribunal doit être vigilant lorsqu'il détermine les besoins juridictionnels de sa procédure quasi-judiciaire en ce qui a trait aux réalités technologiques qui prévalent dans les médias des communications. Cependant, je répète que je ne me suis pas fondée sur cet incident pour trancher la présente requête visant l'accès aux télécaméras.

VIII. Conclusion : le pouvoir discrétionnaire du décideur

[35] Plus tôt dans mes motifs, j'ai noté que la requête nécessite l'exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal à titre de maître de sa propre procédure, ou maître dans sa propre maison. Cependant, il existe au moins deux limites importantes à ce pouvoir discrétionnaire : l'existence de toute règle prévue par une loi et les principes de la justice naturelle.

[36] Bien que des personnes raisonnables puissent ne pas s'entendre au sujet de l'application de certains des principes légaux décrits dans la présente décision, il est important de noter que je suis la seule, à titre de membre instructrice de la présente plainte, qui soit responsable de l'intégrité du processus juridictionnel. J'ai l'obligation légale de garantir que l'audience se déroulera dans des conditions conformes à la LCDP, qui respectent les principes de justice naturelle et qui, de façon plus large, aident à maintenir la réputation de l'administration de la justice, sur laquelle tout le système juridique repose.

[37] Je suis fermement d'avis, après avoir attentivement examiné les observations des parties, que rien de moins que l'exclusion des télécaméras de la salle d'audience ne suffira à garantir que la publicité générée par la procédure n'en minera pas l'intégrité.

[38] Sur une note finale, je dois ajouter que rien dans la présente décision ne vise à diminuer l'importance des questions soulevées par APTN et la Société de soutien. L'issue de la requête est le résultat d'un examen attentif des intérêts par rapport aux principes. En toute déférence envers les questions soulevées par APTN, la Société de soutien et les parties qui appuient leur position, conformément à la demande unanime de toutes les parties dans le cas où la requête serait rejetée, une cérémonie d'ouverture aura lieu au début de l'audience sur le fond et j'accorde au demandeur l'accès au télécaméras pour filmer et diffuser cette cérémonie.

[39] Par conséquent, la requête est accueillie en partie seulement conformément au paragraphe 38.

Signée par

Shirish P. Chotalia, c.r.

OTTAWA, Ontario
28 mai, 2010

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL : T1340/7008
INTITULÉ DE LA CAUSE : Société de soutien à l'enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et Assemblée des Premières Nations c. Procureur Général du Canada (représentant le Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)
DATE ET LIEU DE L'AUDIENCE : Le 29 mars 2010
Ottawa, Ontario
DATE DE LA DÉCISION SUR REQUÊTE DU TRIBUNAL : Le 28 mai 2010
ONT COMPARU :
Robert Sokalski Pour le demandeur, Réseau de télévision des peuples autochtones
Anne Lévesque Pour la plaignante, Société de soutien à l'enfance et à la famille des Premières Nations du Canada
Valérie Richer Pour la plaignante, Assemblée des Premières Nations
Samar Musallam Pour la Commission canadienne des droits de la personne
Rosemarie Schipizky Heather Wilson Pour l'intimé
Mike Sherry Pour la partie intéressée, Chiefs of Ontario
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