Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

WILLIAM G.M. SHMUIR

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

CARNIVAL CRUISE LINES

l'intimée

DÉCISION

MEMBRE INSTRUCTEUR : Edward P. Lustig 2010 TCDP 18
2010/06/24

I. LA PLAINTE

II. LES CONCLUSIONS DE FAIT

III. LE DROIT

A. L'établissement d'une preuve prima facie de discrimination

B. Le renversement du fardeau de la preuve et la justification

IV. ANALYSE

A. L'intimée a-t-elle fait preuve de discrimination à l'égard du plaignant en commettant l'infraction prévue à l'alinéa 7a) de la LCDP, c'est-à-dire en lui refusant l'accès à des chances égales d'emploi du fait de sa déficience physique?

B. L'intimée a-t-elle fourni une explication raisonnable (qui ne soit pas un prétexte) en réponse à la preuve prima facie de discrimination?

V. DÉCISION

I. la plainte

[1] Le 21 mars 2007, le plaignant, M. William Shmuir, a déposé une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission ), alléguant qu'il avait été victime de discrimination de la part de l'intimée, Carnival Cruise Lines (Carnival ), infraction prévue à l'alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP ), l'intimée ayant refusé de l'engager du fait de sa déficience physique.

[2] Dans sa plainte, M. Shmuir allègue avoir participé, le 11 octobre 2006, à une séance de présentation d'emploi et d'entrevues (le salon de l'emploi ) à Toronto, en Ontario, à laquelle il avait été invité par Cast-a-Way, bureau de placement recrutant des employés pour le compte de Carnival, et avoir posé sa candidature à un poste de formateur au sein de Carnival. Il affirme avoir informé Carnival, par l'intermédiaire de Cast-a-Way, de sa déficience visuelle avant de recevoir l'invitation et de se rendre au salon de l'emploi. Au salon de l'emploi, après l'exposé présenté par Carnival, les participants ont dû répondre à un questionnaire à choix multiple qui leur a été remis en même temps qu'une feuille de réponses exigeant de noircir de petits cercles. Une fois noircis de manière à sélectionner la réponse choisie, ces petits cercles rendent possible la lecture automatique des réponses. M. Shmuir a fait savoir à Carnival qu'il ne pourrait pas utiliser la feuille de réponses en raison de sa déficience visuelle et il a demandé à écrire ses réponses directement sur le questionnaire. Il soutient que Carnival lui a refusé l'accommodement qu'il avait demandé pour passer l'examen obligatoire, compte tenu de sa déficience visuelle, qui consistait à entourer la réponse de son choix sur le questionnaire. Il affirme qu'un représentant de Carnival lui a dit que compte tenu de sa déficience visuelle et des exigences du poste, il était vain de chercher à obtenir le poste de formateur. M. Shmuir ajoute qu'on lui a alors demandé de quitter le salon de l'emploi, lui refusant ainsi la chance d'obtenir l'emploi.

II. LES CONCLUSIONS DE FAIT

[3] M. Shmuir souffre de myopie avancée et de nystagmus congénital familial dans les deux yeux, ce qui fait en sorte que sa vision est significativement basse. La meilleure acuité visuelle corrigée qu'il puisse obtenir est de 20/200 dans ses deux yeux. Essentiellement, cela signifie que lorsqu'il porte des verres correcteurs de la myopie avancée, il peut voir à 20 pieds avec chacun de ses yeux ce qu'une personne ayant une vision 20/20 (une vision normale) peut voir à 200 pieds. Il ne peut garder les yeux fixés sur un point et ses yeux bougent involontairement. Sa déficience visuelle l'empêche d'obtenir un permis de conduire. Le Tribunal a toutefois noté qu'il avait été capable de se rendre à la barre des témoins sans assistance, en marquant plusieurs pauses, et de lire lentement les documents qui lui ont été présentés, en les rapprochant de son visage.

[4] M. Shmuir a 37 ans. Malgré la déficience permanente qui l'affecte, il est indépendant depuis son jeune âge. Il vit actuellement à Hamilton et travaille bénévolement pour une société à but non lucratif appelée Community Functionality Facilitation Inc. D'après M. Shmuir, cet organisme aide les personnes atteintes de déficience à obtenir des services et des accommodements au sein de leur milieu. Sa seule source de revenus lui vient d'une subvention d'invalidité de l'Ontario, d'un montant compris entre 13 000 $ et 14 000 $ par année, incluant une petite allocation alimentaire d'environ 200 $ par mois. En 2003, au terme d'un programme de trois ans, il a obtenu du Mohawk College un diplôme de travailleur auprès des enfants et des jeunes. Outre son emploi actuel non rémunéré auprès de Community Functionality Facilitation Inc., il ne semble pas avoir occupé d'emploi, si ce n'est au milieu des années 1990, quand il a travaillé pour un entrepreneur, effectuant de petits travaux de rénovation comme de la peinture. Il affirme aussi avoir acquis de l'expérience comme travailleur auprès d'enfants atteints de déficiences développementales et de jeunes contrevenants.

[5] Cast-a-Way est une agence de recrutement à laquelle Carnival et d'autres entreprises de croisières font appel pour les aider à combler leurs besoins de recrutement. Cast-a-Way est une société distincte de Carnival. Elle n'a pas été partie à la présente instance. En 2006 ou aux environs de cette année, Cast-a-Way a publié des offres d'emploi pour diverses sociétés de croisières. En outre, au printemps et à l'été 2006, dans le cadre de ses efforts de recrutement de formateurs à titre de personnel de bord, Carnival a également publié des offres d'emploi dans des journaux de Toronto, invitant les gens à poser leur candidature. L'emploi a été précisément décrit comme étant un poste de [TRADUCTION] formateur de bord , c'est-à-dire que les tâches afférentes au poste devaient être effectuées sur un des bateaux de croisière de la société, en haute mer. L'offre d'emploi précisait également que le poste exigeait d'avoir l'expérience de la formation de groupe ainsi que d'excellentes aptitudes sur les plans de la présentation, de la communication et de l'élocution.

[6] En juillet 2006 ou aux environs de ce mois, M. Shmuir a présenté un curriculum vitæ général à Cast-a-Way. Le 6 juillet 2006, M. Eric Theriault a accusé réception du curriculum vitæ de M. Shmuir par courriel. Dans son courriel, M. Theriault a déclaré qu'à l'automne 2006, Cast a Way serait à la recherche de personnes qualifiées désirant travailler comme conseillers auprès des jeunes pour les croisières Disney.

[7] M. Shmuir a affirmé avoir envoyé, en même temps que son curriculum vitæ, une lettre de présentation par laquelle il informait Cast-a-Way de sa déficience visuelle grave. Il a ajouté que lui et son collègue et ami, M. Ben Bishop, avaient envoyé cette lettre de présentation en même temps que le curriculum vitæ à Cast-a-Way par courrier électronique à au moins deux reprises. M. Bishop a témoigné qu'en plus d'envoyer la lettre de présentation par courriel, il l'avait également fait parvenir par télécopieur à Cast-a-Way le 4 juillet 2006, ou autour de cette date. La lettre de présentation ne portait pas de date et ne précisait pas qu'un curriculum vitæ était joint. Aucune preuve documentaire n'a montré que la lettre de présentation avait bien été envoyée par courrier électronique ou par télécopieur; aucune preuve n'a montré non plus que Carnival ou Cast-a-Way avaient bien reçu cette lettre. Le relevé de correspondance de Cast a Way faisait seulement état de la réception d'un curriculum vitæ. Ce curriculum vitæ ne faisait mention d'aucune déficience. Les représentants de Carnival et de Cast-a-Way qui ont déposé à l'audience ont nié avoir jamais reçu la lettre de présentation, ou avoir été informés de la déficience de M. Shmuir avant le 11 octobre 2006, quand le salon de l'emploi a eu lieu et que Carnival y cherchait un formateur.

[8] À la suite du courrier électronique envoyé par M. Theriault, Cast-a-Way n'a pas donné suite à la possibilité d'emploi de conseiller auprès des jeunes pour les croisières Disney, mais quelque temps avant le 2 octobre 2006, Mme Nicola Barton de Cast-a-Way a appelé M. Shmuir pour discuter d'un poste de formateur auprès de Carnival.

[9] M. Shmuir a affirmé avoir mentionné sa déficience visuelle à Mme Barton lors de cet appel. Mme Barton a déclaré qu'il ne lui a alors pas parlé de sa déficience. Elle a déclaré avoir demandé des détails relatifs au parcours de M. Shmuir pour s'assurer qu'il pourrait répondre à certaines exigences de base du poste, particulièrement en ce qui concernait son expérience professionnelle. Elle soutient lui avoir expliqué les conditions qu'un candidat devait remplir avant de travailler sur un bateau, afin d'établir s'il serait capable de vivre et de travailler en mer. Elle a déclaré avoir dit à M. Shmuir, lors de leur conversation téléphonique, qu'une des exigences fondamentales d'un poste à bord d'un bateau était de passer un examen médical complet et d'être en bonne forme physique, conformément à la politique médicale et aux politiques relatives à la sécurité en mer de Carnival.

[10] Pour sa part, M. Shmuir a déclaré avoir donné suite à l'appel de Mme Barton environ un jour plus tard, en lui téléphonant dans l'intention expresse de reconfirmer qu'il était atteint de déficience visuelle, afin de s'assurer qu'elle en était clairement consciente. M. Shmuir a soutenu qu'elle lui a dit que sa déficience visuelle n'était pas une source de préoccupation et que du moment où il pouvait se rendre sur le bateau, tout irait bien. Mme Barton a témoigné n'avoir aucun souvenir d'une telle conversation.

[11] Le 2 octobre 2006, Mme Barton a envoyé un courrier électronique à M. Shmuir, par lequel elle l'informait qu'il avait été choisi pour participer à la séance de présentation et d'entrevues relative à des postes de formateur chez Carnival. Mme Barton précisait que la séance aurait lieu le mercredi 11 octobre 2006, à partir de 9 h 00, dans la salle Mount Pleasant du Grand Hotel, rue Jarvis, à Toronto. Elle ajoutait que M. Shmuir devrait s'habiller de manière professionnelle et porter un complet, que la partie présentation durerait une heure, mais qu'il devait s'attendre à y passer la journée étant donné que la partie présentation serait suivie d'entrevues. Elle demandait également à M. Shmuir d'apporter une copie de son passeport, un curriculum vitæ à jour, une photographie et une attestation de vérification de casier judiciaire.

[12] Le 11 octobre 2006, M. Shmuir s'est levé tôt pour se rendre au Grand Hotel pour la présentation et les entrevues données aux fins de la dotation des postes de formateur en entreprise. C'est M. Bishop qui l'y a conduit.

[13] M. Scott Nelson, représentant de Carnival, et Mme Nicola Barton, de Cast-a-Way, étaient présents au salon de l'emploi qui s'est tenu le 11 octobre 2006.

[14] M. Shmuir a déclaré qu'en entrant dans la salle Mount Pleasant avant le début de la séance, il s'était [TRADUCTION] inscrit , en informant Mme Barton de sa présence et en lui parlant de sa déficience visuelle. Il était suivi par M. Bishop, qu'il a décrit comme étant son [TRADUCTION] chauffeur à la séance. Il s'est assis à une table au fond de la salle, vu que les autres tables situées plus à l'avant étaient occupées par d'autres candidats arrivés plus tôt. M. Bishop s'est assis près de lui, sur un divan qui se trouvait à sa droite, près d'une porte conduisant à un couloir extérieur. Mme Barton a soutenu que M. Shmuir ne lui a pas parlé de sa déficience visuelle avant le début de la séance.

[15] J'accepte le témoignage de Carnival selon lequel la société ne disposait d'aucune information concernant la déficience visuelle de M. Shmuir avant le début du salon de l'emploi le 11 octobre 2006. Pour cela, je me fonde sur l'absence curieuse de tout document établissant que la lettre de présentation avait bien été envoyée ou reçue, comme je l'ai déjà dit, ainsi que sur mon appréciation des témoignages de M. Nelson et de Mme Barton, qui se sont montrés des témoins plus crédibles que M. Shmuir par leur comportement général à l'audience et leurs souvenirs précis des faits, sans compter l'impression qu'ils m'ont laissée quant à la vraisemblance de leurs versions.

[16] Le salon de l'emploi a commencé à 9 h 00 le 11 octobre 2006. M. Scott Nelson, directeur de la formation à bord de Carnival, était chargé du déroulement de la journée. M. Nelson a près de 20 ans d'expérience dans son domaine et a lui-même occupé le poste de formateur à bord d'un bateau. Environ 21 candidats avaient été invités au salon de l'emploi. M. Nelson espérait engager un certain nombre de candidats pour des postes de formateur à bord des 22 navires composant la flotte de bateaux de croisière de Carnival. Carnival travaille dans le monde entier et emploie environ 33 000 personnes. Son siège social se trouve à Miami, en Floride. Ses bateaux varient en taille, pouvant accueillir de 3 000 à 4 000 passagers approximativement, avec des équipages variant d'environ 900 à plus de 1 000 membres. Tous ses employés travaillant à bord de bateaux sont considérés comme étant des marins et assument certaines responsabilités au chapitre des interventions en cas d'urgences liées à la sécurité.

[17] Le programme du salon de l'emploi comprenait une séance d'information de groupe pendant les deux premières heures de la matinée, incluant des vidéos ainsi que des séances de questions et réponses, suivie d'un test servant à évaluer les compétences de base d'une durée de 20 minutes. Après une pause d'une heure pour le repas, l'après-midi a été consacré aux entrevues de tous les candidats invités, qui incluaient un exposé de 2 minutes donné par chacun des candidats sur le sujet de leur choix.

[18] Les sujets abordés dans la séance d'information de groupe étaient les suivants : premièrement, des informations au sujet des bateaux de croisière de Carnival, y compris l'histoire de la société, sa flotte, son personnel, ses ports d'escale, son style de clientèle et de croisières ainsi que sa vision d'entreprise. Deuxièmement, des informations au sujet de la vie et du travail à bord d'un bateau, y compris au sujet des cabines et du partage d'une cabine avec une autre personne, de la nourriture, de la diversité culturelle, des congés et des heures de travail approximatives, de la durée approximative des contrats, du temps libre et des activités organisées de l'équipage, des avantages sociaux, de la perception du rôle de formateur à bord et des attentes en matière d'accueil. Troisièmement, des informations au sujet des responsabilités en matière de sécurité à bord, y compris l'importance de la sécurité comme principale priorité, de la responsabilité de tous les membres d'équipage quant à la sécurité à bord, de la responsabilité du formateur quant à la conduite de diverses activités de formation relatives à la sécurité, comme la maîtrise des foules, la gestion de crises, le leadership et la familiarisation avec le bateau, et du rôle actif que les formateurs étaient censés jouer au sein des comités de sécurité et dans les initiatives relatives à la sécurité à bord des bateaux ainsi qu'en matière d'exercices et de formation portant sur la sécurité. Quatrièmement, des informations au sujet des fonctions du poste de formateur.

[19] Lors de la séance d'information, M. Nelson a défini les tâches et responsabilités qui attendaient les formateurs que Carnival engagerait ainsi que les exigences relatives à ces postes. Parmi les tâches abordées : présenter une grande variété de programmes de formation et de ressources éducatives; représenter le département de la formation de façon professionnelle et positive; communiquer efficacement avec les pairs, le gestionnaire de la formation et du perfectionnement, le gestionnaire de la formation et du perfectionnement des cadres, le directeur de la formation à bord des bateaux et toute l'équipe de gestion à bord; faciliter la mise en uvre de tous les programmes de formation à bord et tenir un journal exact de ces activités; gérer les activités quotidiennes du centre de formation de l'équipage; assister et participer activement aux rencontres bimestrielles sur la sécurité; administrer le centre de formation de l'équipage; produire des rapports exacts en temps opportun et adhérer à un ensemble de normes relatives à la tenue des dossiers et aux autres tâches de formation; assister à tous les séminaires et programmes de formation conformément aux instructions de la Direction de la formation et prendre part aux activités de secours en situations d'urgence, y compris l'extinction des incendies et l'évacuation du bateau.

[20] Le titulaire du poste de formateur est payé 1 800 $US par mois. Il s'agit d'un emploi temporaire d'une durée de six mois, à exécuter dans les dix mois. Après la période de six mois, les membres d'équipage doivent prendre un congé de deux mois sans traitement avant de commencer un nouveau contrat de six mois, s'ils sont réengagés. Sur la période de dix mois, ces deux mois additionnels permettent de planifier le contrat de six mois avec plus de flexibilité.

[21] Pendant la séance d'information, M. Nelson s'est efforcé de dépeindre à ses auditeurs, de manière réaliste, les défis de la vie à bord d'un bateau, loin de la famille et des amis pendant de longues périodes de temps. M. Nelson a témoigné que la plupart des formateurs ne restaient pas avec Carnival au-delà de la durée du contrat de six mois en raison des rigueurs et des conditions de l'emploi. Il a demandé aux candidats présents de s'assurer qu'ils comprenaient l'ensemble de ces défis, ajoutant qu'il leur reviendrait, s'ils étaient sélectionnés, de décider s'ils souhaitaient adopter ce genre de vie. Il a insisté sur le fait que la principale priorité de tous les membres d'équipage était de savoir réagir en cas de situation urgente, en vue de protéger la vie des passagers, des autres membres d'équipage ainsi que la leur. S'ils étaient sélectionnés sur la base de leur expérience pertinente, de leurs qualifications et de leur aptitude à présenter un exposé lors de la séance, ils devraient passer un examen médical confirmant qu'ils répondent aux normes concernant les marins, à celles établies par Carnival et par les conventions internationales en matière de sécurité ainsi qu'aux règlements concernant la Garde côtière.

[22] Dans les informations fournies par Carnival, il était précisé qu'il serait bon que les candidats au poste de formateur aient suivi une formation pertinente, qu'ils aient l'expérience de la formation de groupe, une excellente présentation, des aptitudes à la communication et à la prise de parole en public et une personnalité extravertie, qui les prédispose au service à la clientèle.

[23] Après la partie présentation, un test de compétences générales de 20 minutes était prévu à l'horaire. Les témoignages de M. Shmuir et de M. Nelson relatifs à ce qui s'est passé pendant cette étape du salon de l'emploi le 11 octobre 2006 divergent.

[24] Le témoignage de M. Shmuir relatif aux faits est le suivant. Un exposé relatif au test de compétences générales a commencé après le repas le 11 octobre 2006. Quand M. Nelson a commencé à décrire le test, évoquant la feuille de réponses à choix multiples comportant les petits cercles, M. Shmuir a levé la main pour prévenir M. Nelson qu'il ne serait pas en mesure d'utiliser une telle feuille pour y inscrire ses réponses du fait de sa déficience visuelle, les cercles étant trop petits pour qu'il puisse les voir. Il a demandé à M. Nelson qu'on l'autorise à écrire ses réponses ou à entourer les réponses aux questions à choix multiples sur le questionnaire. Dans un premier temps, M. Nelson lui a dit qu'il répondrait plus tard à sa demande, continuant d'expliquer les modalités du test aux autres candidats présents. M. Nelson a ensuite entrepris de distribuer le test et les feuilles de réponses. À ce stade, M. Shmuir a de nouveau levé la main, rappelant à M. Nelson que le test lui posait un problème. M. Nelson est alors revenu au fond de la salle, à la table à laquelle M. Shmuir était assis, et a commencé à discuter du problème avec lui. M. Shmuir a dit à M. Nelson qu'il avait besoin d'un accommodement pour passer le test du fait de sa déficience visuelle. M. Nelson s'est alors adressé à un [TRADUCTION] Afro Américain non identifié qui se trouvait dans la salle, ajoutant [TRADUCTION] Je m'en occupe. M. Nelson est ensuite allé parler à Mme Barton et ils sont tous les deux retournés parler à M. Shmuir, lui demandant de les suivre à l'extérieur de la salle Mount Pleasant, dans le couloir adjacent. M. Bishop était assis sur le divan situé dans le fond de la salle, à la droite de M. Shmuir, pendant tout ce temps. M. Shmuir a suivi Mme Barton et M. Nelson à l'extérieur de la salle, dans le couloir, près de la porte d'entrée restée ouverte. M. Bishop s'est également rapproché de l'endroit où M. Shmuir, Mme Barton et M. Nelson se tenaient. M. Nelson a dit à M. Shmuir que vu la réglementation relative aux bateaux de croisière en mer, les inspections de la Garde côtière et les divers problèmes auxquels il aurait à faire face à bord, y compris son incapacité à bien distinguer les différents panneaux de signalisation, il ne pourrait pas se qualifier pour le poste de formateur, du fait de sa déficience visuelle. M. Nelson a demandé à M. Shmuir de s'en aller. M. Shmuir a dit à M. Nelson que dans 90 % des cas lorsqu'il postulait un emploi, on rejetait sa candidature en raison de sa déficience visuelle. Après que M. Nelson lui a dit de s'en aller, MM. Shmuir et Bishop sont retournés dans la salle pour prendre leurs manteaux avant de partir. Ils ont été suivis par deux hommes en costume sombre qui ont semblé les escorter de près jusque dans la rue. M. Shmuir a perçu la demande qu'on lui avait faite de partir et la façon dont on l'a ensuite accompagné jusqu'à l'extérieur de l'hôtel comme dégradantes. Il s'est senti dévalué. Il n'a pas demandé à M. Nelson si M. Bishop pouvait venir avec lui sur le bateau de croisière afin de l'aider à s'acquitter de ses tâches.

[25] Le récit des faits survenus le 11 octobre 2006 relaté par M. Nelson était le suivant. La présentation du test de compétences générales a eu lieu avant le repas de midi. Tandis que M. Nelson décrivait le test et ses modalités aux candidats présents, M. Shmuir a levé la main. M. Shmuir n'a pas à ce moment-là parlé de sa déficience ou de quelque difficulté qu'il pourrait avoir à passer le test et M. Nelson lui a dit qu'il s'occuperait de lui après avoir distribué le test. Après avoir distribué le test, M. Nelson s'est rendu au fond de la salle, à la table à laquelle M. Shmuir était assis pour parler avec lui. M. Bishop était assis à côté de M. Shmuir à la table. M. Nelson s'est fait une place entre M. Shmuir et M. Bishop afin de demander à M. Shmuir de quoi il voulait lui parler et c'est alors que M. Shmuir lui a dit qu'il ne pourrait pas passer le test en raison de sa déficience visuelle. M. Nelson est ensuite allé voir Mme Barton pour lui demander si elle était au courant de la situation de M. Shmuir. Mme Barton lui a répondu qu'elle ne savait rien au sujet de la déficience de M. Shmuir. M. Nelson est alors retourné parler à M. Shmuir, lui demandant de les suivre dans le couloir lui et Mme Barton afin de discuter de la situation. M. Nelson a pensé qu'il était approprié d'aller dans le couloir avec M. Shmuir afin d'éviter de déranger les autres candidats, qui avaient alors commencé l'examen, mais aussi afin d'éviter de mettre M. Shmuir dans une situation embarrassante. Il n'y avait pas d'hommes en costume sombre chargés d'assurer la sécurité ou quoi que ce soit d'autre, et il n'y avait pas non plus d'homme présent dans la salle qui aurait pu être décrit comme étant [TRADUCTION] Afro Américain . Les seules personnes présentes dans la salle Mount Pleasant étaient les autres candidats, M. Shmuir, M. Bishop, Mme Barton et M. Nelson. M. Nelson, Mme Barton, M. Shmuir et M. Bishop sont tous sortis de la salle, dans le couloir, et ils ont fermé la porte derrière eux. M. Nelson a discuté avec M. Shmuir dans le couloir, essayant de lui présenter certains des défis auxquels il ferait face en raison de sa déficience visuelle s'il devait assumer le poste de formateur à bord d'un bateau de croisière en mer. M. Nelson a mentionné les inspections de la Garde côtière, la réglementation et les exigences ainsi que la signalisation. Il a dit à M. Shmuir que la décision de continuer le processus conduisant à l'obtention du poste lui appartenait. Il ne lui a pas demandé de s'en aller, pas plus qu'il n'a cherché à le dissuader de continuer à prendre part au processus et, en fait, il lui a expressément demandé s'il souhaitait continuer. M. Shmuir n'a pas demandé à M. Nelson de lui offrir un accommodement pour passer le test. M. Shmuir a demandé à M. Nelson si M. Bishop pourrait l'accompagner à bord du bateau afin de l'assister et M. Nelson lui a répondu que ce ne serait pas possible. M. Shmuir a fait savoir à M. Nelson qu'il ne souhaitait pas aller de l'avant avec le processus d'embauche et qu'il souhaitait s'en aller. M. Shmuir a remercié M. Nelson pour les informations reçues. MM. Shmuir et Bishop sont retournés dans la salle récupérer leurs manteaux et sont partis sans que personne les suive.

[26] J'accepte le témoignage de M. Nelson, selon lequel il n'a pas dissuadé M. Shmuir de continuer à prendre part au salon de l'emploi et selon lequel il n'a pas demandé à M. Shmuir de s'en aller. M. Nelson s'est montré un excellent témoin, s'exprimant très clairement. Il a beaucoup d'expérience professionnelle. M. Shmuir semblait avoir des difficultés à se remémorer les faits. Par exemple, après avoir dit qu'il avait postulé un certain nombre d'emplois, il n'a pas été en mesure de préciser les emplois en question, à une exception près. Son récit au sujet des deux hommes en costume sombre et de l'Afro-Américain non identifié me semble douteuse. Ni M. Nelson ni Mme Barton n'ont confirmé que ces individus étaient présents et il est difficile d'imaginer que de telles personnes eussent été engagées pour s'occuper de la sécurité ou de tâches semblables lors d'un salon de l'emploi visant à embaucher des formateurs. Je pense que M. Nelson s'est efforcé d'informer correctement M. Shmuir des difficultés auxquelles il pourrait faire face à bord d'un bateau de croisière en tant que formateur atteint d'une déficience visuelle. Je crois que si M. Shmuir lui avait demandé un accommodement pour passer le test, il le lui aurait accordé. Si M. Nelson avait vraiment voulu faire preuve de discrimination à l'égard de M. Shmuir en raison de sa déficience, il aurait facilement pu faire en sorte que M. Shmuir continue de participer au salon de l'emploi, se servant ensuite de l'examen médical ou de l'évaluation de ses compétences et expériences aux fins de l'emploi pour rejeter sa candidature. Je crois que la décision de M. Shmuir de quitter le salon de l'emploi était entièrement volontaire et qu'à ce stade, il a de lui-même abandonné le processus. Mme Barton, qui a elle aussi été un témoin crédible, a corroboré le récit que M. Nelson a livré des faits survenus au salon de l'emploi.

III. LE DROIT

A. L'établissement d'une preuve prima facie de discrimination

[27] L'article 7 de la LCDP est ainsi rédigé :

Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait,

par des moyens directs ou indirects :

  1. de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;
  2. de le défavoriser en cours d'emploi.

La déficience est un motif de distinction illicite aux termes de l'article 3 de la LCDP.

En l'espèce, la preuve a établi que le plaignant avait une faible acuité visuelle et qu'il était aveugle au sens de la loi.

[28] Il appartient au plaignant d'établir une preuve prima facie de discrimination. Une preuve prima facie est une preuve qui porte sur les allégations qui ont été formulées, et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier une décision favorable au plaignant, en l'absence d'une réponse de l'intimé. La réponse de l'intimé ne doit pas être prise en considération lorsqu'on cherche à établir si le plaignant a apporté une preuve prima facie de discrimination (voir Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, et Lincoln c. Bay Ferries Ltd., 2004 CAF 204).

B. Le renversement du fardeau de la preuve et la justification

[29] Une fois qu'une preuve prima facie de discrimination a été établie, il incombe à l'intimé de démontrer, au moyen d'une explication raisonnable (qui ne soit pas un prétexte), soit que, contrairement à ce qui a été allégué, la prétendue discrimination n'est pas survenue, soit que sa conduite était d'une manière ou d'une autre non discriminatoire ou justifiée. Pour que le bien fondé de la plainte soit prouvé, il n'est pas nécessaire que le motif discriminatoire soit la seule base des actions ou des décisions de l'employeur. Il suffit que la discrimination soit seulement l'un des facteurs de la décision de l'employeur (Maillet c. Canada (Procureur général), 2005 TCDP 48, aux paragraphes 4 et 5; LCDP, article 15). Voir aussi Canada c. Lambie, 1996 CanLII 3940 (C.F.).

IV. ANALYSE

A. L'intimée a-t-elle fait preuve de discrimination à l'égard du plaignant en commettant l'infraction prévue à l'alinéa 7a) de la LCDP, c'est-à-dire en lui refusant l'accès à des chances égales d'emploi du fait de sa déficience physique?

[30] Sur la foi de la preuve du plaignant, sans prendre en considération la réponse de l'intimée, je conclus que le plaignant a établi une preuve prima facie de discrimination fondée sur sa déficience visuelle, considérée comme une déficience par la LCDP. M. Shmuir a déclaré que sa candidature a été rejetée parce que l'intimée ne lui a pas permis d'aller plus avant dans le processus, du fait de sa déficience visuelle.

B. L'intimée a-t-elle fourni une explication raisonnable (qui ne soit pas un prétexte) en réponse à la preuve prima facie de discrimination?

[31] La réponse de l'intimée relative à l'allégation du plaignant concernant les faits réellement survenus dans la salle Mount Pleasant après la distribution du test de compétences et relative à la discussion qui a ensuite eu lieu dans le couloir m'a convaincu que l'intimée n'avait, en aucune manière, rejeté la candidature du plaignant. Je conclus plutôt que c'est le plaignant lui même qui a retiré sa candidature, volontairement, quand il a décidé de s'en aller. Ainsi, en l'espèce, aucun emploi n'a jamais été refusé, étant donné que le plaignant a volontairement retiré sa candidature, si candidature il y a eu, avant que l'intimée puisse rendre une décision quant à son embauche.

V. DÉCISION

[32] Par conséquent, je rejette la plainte au motif qu'elle n'était pas fondée.

Signée par

Edward P. Lustig

OTTAWA (Ontario)

Le 24 juin 2010

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL : T1423/4909
INTITULÉ DE LA CAUSE : William G.M. Shmuir v. Carnival Cruise Lines
DATE ET LIEU DE L'AUDIENCE : Les 18, 19, 20 et 21 janvier 2010
DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : Le 24 juin 2010
ONT COMPARU :
Ben Bishop Pour le plaignant
Sheila Osborne-Brown Pour la Commission canadienne des droits de la personne
David L. Rice/Linda Nguyen Pour l'intimée
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