Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE:

KANAGS PREMAKUMAR

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

LIGNES AÉRIENNES CANADIEN INTERNATIONAL LTÉE

l'intimée

DÉCISION SUR LA COMPÉTENCE

Décision no 1

2001/04/12

TRIBUNAL : Anne Mactavish, présidente

TRADUCTION

[1] Cette cause porte sur une plainte déposée par Kanags Premakumar à l'encontre de son ancien employeur, les Lignes aériennes Canadien International (Air Canada depuis). M. Premakumar allègue que l'intimée a refusé de le réengager en raison de sa race, de sa couleur et de son origine nationale ou ethnique, en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[2] Air Canada s'oppose à l'instruction de cette plainte pour le motif qu'il existe une crainte raisonnable de partialité à l'égard du Tribunal canadien des droits de la personne. Plus précisément, Air Canada affirme que le Tribunal ne dispose pas de l'indépendance institutionnelle suffisante pour faire bénéficier les parties d'une audience impartiale et équitable. Par conséquent, tout tribunal constitué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne dans sa forme actuelle n'a pas la compétence nécessaire pour instruire l'affaire.

[3] À cet égard, Air Canada se fonde sur l'arrêt rendu récemment par la Cour fédérale dans l'affaire Bell Canada c. ACET, Femmes Action et Commission canadienne des droits de la personne (Bell Canada)(1). Dans Bell Canada, la juge Tremblay-Lamer, de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, a conclu que le Tribunal canadien des droits de la personne n'était pas un organisme autonome ou impartial du point de vue institutionnel puisque la Commission canadienne des droits de la personne a le pouvoir de lui imposer des directives à force obligatoire(2). La juge Tremblay-Lamer a également conclu que l'autonomie du Tribunal était compromise du fait qu'il faut obtenir l'agrément de son président pour qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi(3). Par conséquent, la juge Tremblay-Lamer a ordonné que l'on interrompe les procédures dans l'affaire Bell Canada jusqu'à la résolution des problèmes qu'elle a soulevés sur le régime légal.

[4] Air Canada soutient que l'insuffisance du régime légal qui, aux yeux de la juge Tremblay-Lamer, porte préjudice à l'autonomie du Tribunal canadien des droits de la personne, peut aussi être mise en cause dans la présente instance et que, par conséquent, l'on devrait interrompre les procédures jusqu'à ce que les problèmes décrits dans la décision de la juge aient été résolus.

[5] La Commission des droits de la personne et M. Premakumar soutiennent pour leur part que les considérations dont il est question dans l'arrêt Bell Canada ne peuvent être appliquées à l'affaire en instance puisque cette dernière ne porte pas sur la parité salariale. Aucune ligne directrice en vigueur n'entrave l'exercice du pouvoir discrétionnaire des membres du Tribunal chargés d'instruire l'affaire en cause. Ils affirment en outre qu'il est fort peu probable que le mandat d'un membre qui instruit l'affaire arrive à échéance avant la conclusion de la procédure, de sorte que la question de la prolongation du mandat d'un membre risque fort peu d'être soulevée.

[6] La Commission et M. Premakumar allèguent par ailleurs qu'Air Canada a implicitement renoncé à son droit de remettre en cause l'impartialité institutionnelle du Tribunal du fait de son omission de soulever une telle objection à la première occasion pratique.

[7] Enfin, la Commission et M. Premakumar prétendent que le traitement expéditif des plaintes de discrimination dans l'intérêt public et le droit de nécessité justifient l'instruction de la plainte en instance.

I. Applicabilité de l'arrêt Bell Canada à la présente instance

[8] Je suis d'avis que l'arrêt Bell Canada ne s'applique pas uniquement aux causes où la Commission a énoncé des directives conformément au paragraphe 27 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon la juge Tremblay-Lamer, le problème découle des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui confèrent à la Commission le pouvoir de donner des directives, et non de l'existence de directives à proprement parler(4). Cette opinion est réitérée dans le dispositif du jugement de la juge Tremblay-Lamer :

[Traduction] Je conclus que le vice-président du Tribunal a commis une erreur de droit et n'était pas fondé à déterminer que le Tribunal était un organisme autonome et impartial au regard du pouvoir de la Commission de donner des directives ayant un effet obligatoire pour le Tribunal ...(5) (c'est nous qui mettons en italique)

[9] Le pouvoir de la Commission d'énoncer des directives découle de la Loi, et il ne s'applique pas uniquement aux affaires de parité salariale. La Loi canadienne sur les droits de la personne régit toutes les instances dont le Tribunal est saisi. En conséquence, je suis d'avis que le jugement rendu dans l'affaire Bell Canada s'applique aussi aux causes qui ne font l'objet d'aucune directive.

[10] En ce qui concerne le pouvoir conféré au président du Tribunal de consentir à ce qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi, je ferai remarquer que la Loi canadienne sur les droits de la personne est loin d'être la seule à renfermer une disposition de ce genre. Il existe des dispositions similaires dans les lois habilitantes de nombreux tribunaux administratifs(6). Néanmoins, la juge Tremblay-Lamer a conclu que le paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne portait atteinte au principe de l'inamovibilité des membres du Tribunal au point de compromettre l'autonomie ou l'impartialité de celui-ci. Cette conclusion est à mes yeux inattaquable.

[11] Je juge non avenu l'argument voulant qu'il y ait très peu de risques que le mandat d'un membre arrive à échéance avant la conclusion de la procédure et que, par conséquent, la question de la prolongation des mandats ne risque pas d'être soulevée. La juge Tremblay-Lamer conclut à une déficience dans la Loi qui concerne non pas les modalités de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du président dans une affaire donnée, mais plutôt l'existence à proprement dit de ce pouvoir discrétionnaire(7).

[12] La juge Tremblay-Lamer souligne que rien ne garantit objectivement que la prolongation du mandat d'un membre après échéance ne serait pas compromise par des décisions antérieures ou postérieures de ce membre. À la lumière de l'analyse de la juge Tremblay-Lamer, les décisions rendues par des membres au cours de leur mandat pourraient vraisemblablement être compromises si le membre sait que, à une date ultérieure, il devra demander l'autorisation du président pour mener une procédure à terme.

[13] Même si j'en arrivais à la conclusion que l'autonomie des membres du Tribunal est compromise par l'exercice du pouvoir discrétionnaire du président, on ne m'a présenté aucune preuve relative à la date d'échéance du mandat des membres du Tribunal, et je ne peux donc m'appuyer sur aucun fondement probatoire pour conclure que le problème est peu susceptible de surgir. Selon les avis officiels relatifs aux mandats des membres du Tribunal, je constate que la majorité d'entre eux viendront à échéance au cours de la prochaine année, et certains dès juin 2001. Aucun membre du Tribunal n'a encore été affecté à l'instruction de cette affaire au fond et, si on tient compte de la situation actuelle du processus d'instruction, rien ne permet de conclure que la question de l'échéance ne surgira pas.

[14] Eu égard à ces motifs, je suis convaincue que l'arrêt Bell Canada s'applique en l'espèce.

II. Air Canada a-t-elle implicitement renoncé à son droit d'objection à la compétence du Tribunal?

[15] La Commission et M. Premakumar prétendent qu'Air Canada n'a pas soulevé la question de l'autonomie institutionnelle à la première occasion pratique, et qu'elle a par conséquent renoncé à son droit d'objection.

[16] La jurisprudence suggère que, si une partie veut attaquer l'autonomie d'une instance décisionnelle, cette partie doit le faire à la première occasion pratique(8). Plusieurs éléments motivent cet a priori : si l'objection est soulevée de façon précoce, la question peut être tranchée rapidement; les parties n'ont pas à entreprendre de préparatifs en vue d'une audience qui risque d'être annulée à la dernière minute; en outre, le traitement rapide d'une objection permet au Tribunal de mieux gérer les procédures, l'horaire de ses membres et l'affectation efficace de ressources financées par les contribuables.

[17] Pour déterminer si Air Canada a renoncé à son droit d'objection à la compétence du Tribunal sur le motif de l'absence d'autonomie institutionnelle, il faut examiner avant tout la chronologie des événements entourant l'affaire.

[18] M. Premakumar a déposé sa plainte à la Commission le 31 août 1998. La Commission a renvoyé la plainte au Tribunal par voie d'une lettre datée du 16 janvier 2001. Le 26 janvier, dans le cours de son processus de gestion des causes, le Tribunal a envoyé un questionnaire aux parties dans lequel il leur demande des renseignements nécessaires à la planification de l'audience. Étant donné que l'arrêt Bell Canada porte sur la compétence et remet en cause l'intégrité institutionnelle du Tribunal, le Tribunal demandait dans son questionnaire que les parties lui fassent part des incidences éventuelles de l'arrêt sur la procédure en cause. Le 23 mars, Air Canada a déposé des observations où elle expose son objection à la compétence du Tribunal, en se fondant sur l'arrêt Bell Canada.

[19] Je tiens à souligner que, selon la juge Tremblay-Lamer, la remise en cause de l'autonomie et de l'impartialité du Tribunal canadien des droits de la personne est attribuable aux dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne. C'est donc le libellé de la Loi et non l'arrêt rendu dans la cause Bell Canada qui se trouve à la source du problème, même si on peut soupçonner que c'est l'arrêt de la juge qui a mis la puce à l'oreille d'Air Canada dans cette affaire. Air Canada est réputée connaître les lois canadiennes et, en ce sens, connaître les modalités à suivre pour s'attaquer à la compétence du Tribunal au moment où la plainte a été renvoyée au Tribunal.

[20] La Commission et M. Premakumar prétendent que le moment où la cause a été renvoyée au Tribunal constitue la première occasion pratique où la compétence aurait pu être attaquée sur le motif de son manque d'autonomie institutionnelle, et qu'il faut donc interpréter l'omission d'Air Canada à cet égard comme une renonciation à son droit d'objection.

[21] Je suis d'avis que le principe de la renonciation ne s'applique pas à Air Canada et qu'on ne peut par conséquent l'invoquer pour la priver de son droit d'objection à la compétence du Tribunal pour le motif de son régime institutionnel légal. Aucun événement d'importance ne s'est produit concernant l'affaire durant les semaines qui se sont écoulées entre la date du renvoi et le moment où l'objection à la compétence du Tribunal a été soulevée. La date de l'audience n'a pas encore été arrêtée, non plus que le calendrier de divulgation préalable à l'audience. Dans ces circonstances, je ne crois pas que l'on puisse avec justesse affirmer que, par sa conduite, Air Canada a implicitement reconnu la compétence du Tribunal.

III. Le droit de nécessité justifie-t-il l'instruction de cette cause?

[22] En ce qui concerne la prétention voulant que le droit de nécessité justifie l'instruction de cette cause, je remarque que ni la Commission ni M. Premakumar n'ont fait d'observations étoffées pour démontrer l'applicabilité de cette doctrine, si ce n'est la maigre prétention de son application. Ils n'appuient cette prétention d'applicabilité sur aucun fondement juridique. Il m'apparaît cependant important de faire remarquer que l'argument de la nécessité invoqué par la Commission dans une cause similaire a été rejeté par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire MacBain c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (9) .

IV. Conclusion

[23] Par conséquent, je n'ai d'autre choix que d'ajourner pour une période indéterminée l'instruction de la plainte jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait établi l'autonomie et l'impartialité institutionnelles du Tribunal canadien des droits de la personne. C'est avec beaucoup de réticence que j'en viens à cette conclusion. Il est en effet bien établi qu'il est dans l'intérêt public que les plaintes de discrimination soient traitées de façon expéditive(10). Ma décision d'ajourner l'instruction de cette plainte pour une période indéterminée ne sert pas l'intérêt public. Elle ne sert pas l'intérêt du plaignant qui, deux années et demie après le dépôt de sa plainte de discrimination à la Commission, ne peut toujours pas se présenter devant le Tribunal. La décision ne sert pas non plus les intérêts du ou des membres du personnel d'Air Canada qui sont censément les auteurs des actes discriminatoires allégués : ces allégations de discrimination non prouvées font pendre une épée de Damoclès au-dessus de leur tête pendant une période indéterminée, sans qu'ils aient l'occasion de se défendre.

[24] Cependant, l'intérêt public ne peut être servi par une justice expéditive : les Canadiens en cause dans une instance relative aux droits de la personne ont droit à une audience devant un tribunal équitable et impartial. Or, selon la Cour fédérale, le Tribunal canadien des droits de la personne ne possède pas de tels attributs.

V. Ordonnance

[25] Eu égard aux motifs énoncés ci-dessus, la requête de l'intimée est maintenue et l'instruction de la plainte est ajournée pour une période indéterminée, jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer dans l'arrêt Bell Canada relativement à la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait jugé que le Tribunal canadien des droits de la personne est une institution autonome et impartiale.


Anne L. Mactavish, présidente

OTTAWA, Ontario

Le 12 avril 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T622/1001

INTITULÉ DE LA CAUSE : Kanags Premakumar c. Lignes aériennes Canadien International ltée

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : Le 12 avril 2001

ONT COMPARU :

Davies Bagambiire pour Kanags Premakumar

Giacomo Vigna pour la Commission canadienne des droits de la personne

Maryse Tremblay pour les Lignes aériennes Canadien International ltée

1. Dossier T-890-99, 2 novembre 2000.

2. Voir les paragraphes 27 (2) et 27 (3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

3. 3 Paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

4. Bell Canada, par. 86.

5. Bell Canada, par. 128.

6. Voir, par exemple, l'article 63 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, c- I-2, concernant les membres de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié; le paragraphe 9 (1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. 1985, c. 47 (4e supp.); le paragraphe 12 (2) du Code canadien du travail concernant les membres du Conseil canadien des relations industrielles; le paragraphe 14 (3) de la Loi sur le statut de l'artiste, 1992, c. 33, concernant les membres du Tribunal canadien des relations professionnelles artistes-producteurs; et le paragraphe 7 (1) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, c. 18. Voir aussi le paragraphe 45 (1) de la Loi sur la Cour fédérale et l'article 16 de la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, L.R.C. 1985, c. T-2.

7. Bell Canada, par. 109-111. À cet égard, je ne suis pas d'accord, avec tout mon respect, avec les propos de mon collègue dans Stevenson c. Service canadien du renseignement de sécurité, Motifs de la décision, 7 novembre 2000 (T.C.D.P.).

8. Voir Zündel c. Commission canadienne des droits de la personne et al., Dossier A-215-99, 10 novembre 2000, En l'affaire Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada limitée, [1986] 1 C.F. 103, p. 112, et Eyerley c. Seaspan International Ltd.., décision no 4, 19 décembre 2000 (T.C.D.P.).

9. [1985] 1 C.F. 856. Voir aussi l'arrêt récent de ce Tribunal dans la cause Rampersadsingh c. Wignall, décision no 1, 24 janvier 2001.

10. Incidemment, le juge Richard, alors membre de la Section de première instance de la Cour fédérale, a réitéré ce principe dans un jugement rendu antérieurement dans l'affaire Bell Canada. (Voir Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier et al., [1997] A.C.F. no 207).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.