Tribunal canadien des droits de la personne

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CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MUSÉE CANADIEN DES CIVILISATIONS

l'intimé

DÉCISION SUR REQUÊTE

2006 TCDP 1
2006/01/13

MEMBRE INSTRUCTEUR : Karen A. Jensen

[TRADUCTION]

Canadian Human
Rights Tribunal

Tribunal canadien
des droits de la personne

[1] Il s'agit d'une décision rendue sans qu'une audience ait été tenue à l'égard d'une requête présentée en vue de faire rejeter une plainte déposée contre le Musée canadien des civilisations (le Musée). La plainte vise des allégations faites par l'Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC) selon lesquelles le plan d'évaluation des emplois utilisé par le Musée était sexiste et contraire aux articles 10 et 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi).

[2] Le Musée prétend que le Tribunal n'a pas compétence pour entendre la plainte parce que la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a retiré un rapport sur lequel était fondée la décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal.

[3] Le rapport en question a été préparé par Mme Lois Haignere de la société Haignere Inc., une experte-conseil engagée par la Commission au cours de l'enquête effectuée à l'égard de la plainte pour examiner la question de savoir si le plan d'évaluation des emplois du Musée était sexiste. Dans son rapport, Mme Haignere a conclu que le plan était probablement sexiste. L'enquêteur de la Commission a souscrit aux conclusions de Mme Haignere et a recommandé qu'une demande soit faite afin que le Tribunal instruise la plainte. Le Musée et l'AFPC ont eu la possibilité de répondre au rapport de l'enquêteur.

[4] Compte tenu de tous les documents dont elle disposait, notamment du rapport de l'enquêteur et du rapport de Mme Haignere, la Commission a décidé de renvoyer la plainte au Tribunal pour qu'il procède à une instruction. Le renvoi a eu lieu le 1er avril 2004.

[5] En mai 2005, après que le Tribunal eut entrepris une instruction et entendu des requêtes préliminaires à l'égard de l'affaire, la Commission a informé le Tribunal et les autres parties qu'elle n'appellerait pas Mme Haignere comme témoin. À ce moment, la Commission a de plus informé les parties qu'elle examinait la possibilité d'engager un autre expert.

[6] Par la suite, la Commission a informé les parties et le Tribunal qu'elle avait engagé Mme Nan Weiner pour qu'elle prépare un rapport. Un exemplaire de ce rapport a été fourni aux parties. Dans ce rapport, Mme Weiner déclare que bien qu'il y ait certains aspects sexistes dans le processus et le plan d'évaluation des emplois du Musée, ces aspects n'étaient probablement pas importants.

[7] Le Musée prétend que la décision de la Commission de ne pas appeler Mme Haignere comme témoin au cours de l'audience signifie que la Commission a dans les faits retiré le rapport Haignere. Étant donné que la décision de renvoyer la plainte au Tribunal était fondée sur ce rapport, le retrait du rapport constitue dans les faits un retrait de la plainte. Le Musée soutient que la Commission a le pouvoir, et en fait l'obligation, de retirer une plainte dans une situation comme celle en l'espèce. Par conséquent, le Musée demande avec insistance au Tribunal de conclure que lorsque la Commission a décidé de ne pas appeler Mme Haignere comme témoin, elle a dans les faits exercé son pouvoir de retirer la plainte.

[8] Subsidiairement, le Musée prétend que le renvoi de la plainte au Tribunal est invalide. Le rapport Weiner n'établit pas de façon concluante que le plan d'évaluation des emplois du Musée comportait des aspects sexistes. Par conséquent, le fondement de la décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal n'existe plus. Sans ce fondement, selon ce que prétend le Musée, la décision de la Commission de renvoyer la plainte est invalide et par conséquent, par extension, le Tribunal n'a plus compétence pour instruire la plainte.

I. LES QUESTIONS EN LITIGE

[9] Les questions en litige dans la présente requête sont les suivantes :

  1. La Commission a-t-elle retiré le rapport Haignere et a-t-elle ainsi, dans les faits, retiré la plainte?
  2. Les actions et les décisions de la Commission à l'égard des rapports ont-elles un effet sur la compétence du Tribunal d'instruire la plainte?

[10] Pour les motifs ci-après énoncés, j'estime que la réponse à ces deux questions est non. Par conséquent, je dois rejeter la requête présentée par le Musée.

II. ANALYSE

A. La Commission a-t-elle retiré le rapport Haignere et a-t-elle ainsi, dans les faits, retiré la plainte?

[11] La pierre angulaire de la requête présentée par le Musée en vue de faire rejeter la plainte est la prétention selon laquelle la Commission a retiré le rapport Haignere. Toutefois, un examen du dossier ne révèle aucunement le retrait du rapport Haignere. Au cours d'une conférence préparatoire tenue à l'égard de la présente affaire le 11 mai 2005, l'avocat de la Commission a déclaré que [traduction] la Commission n'appellera pas Lois Haignere comme témoin. L'avocat de la Commission a de plus indiqué qu'il examinerait la possibilité d'appeler un autre expert comme témoin lors de l'audience.

[12] La Commission a par la suite engagé Mme Nan Weiner pour qu'elle fournisse un rapport et témoigne lors de l'audience. Le rapport de Mme Weiner a été communiqué. La Commission a alors indiqué qu'elle avait l'intention d'appeler Mme Weiner pour témoigner à la place de Mme Haignere.

[13] À mon avis, la décision de la Commission de ne pas appeler Mme Haignere comme témoin au cours de l'audience ne constitue pas un retrait du rapport Haignere. Il s'agit simplement d'une décision prise par la Commission à l'égard des personnes qu'elle appellera et n'appellera pas comme témoins lors de l'audience.

[14] En tant que partie à l'instruction, la Commission a le droit de rendre des décisions et d'adopter au cours de l'audience l'attitude qui, à son avis, est la plus proche de l'intérêt public (article 51 de la Loi canadienne sur les droits de la personne). De telles décisions à l'égard de l'intérêt public sont à la discrétion de la Commission. Cela inclut des décisions à l'égard de la preuve que la Commission présentera ou ne présentera pas, à l'égard des arguments qu'elle présentera et même à l'égard de la question de savoir si elle participera à l'audience.

[15] Il n'y a rien dans la Loi qui oblige la Commission, à titre de partie à l'instance devant le Tribunal, à adopter des positions et à rendre des décisions qui sont compatibles avec les conclusions de l'enquêteur ou avec d'autres rapports préparés avant le renvoi de la plainte. L'instruction du Tribunal est une nouvelle procédure au cours de laquelle les parties sont libres d'adopter des positions et de rendre des décisions fondées sur leurs intérêts dans la mesure où ces positions ont été communiquées à l'avance conformément aux règles de procédure du Tribunal. Par conséquent, la décision de la Commission d'appeler Mme Weiner comme témoin à la place de Mme Haignere ne peut pas être interprétée comme un retrait implicite du rapport Haignere.

[16] De plus, même si on pouvait dire que le rapport Haignere a dans les faits été retiré lorsque la Commission a décidé d'appeler Mme Weiner comme témoin à la place de Mme Haignere, cela ne pourrait pas être interprété comme signifiant que la Commission a retiré la plainte.

[17] La Commission n'a pas le pouvoir de retirer unilatéralement une plainte une fois que le renvoi au Tribunal a été effectué, et cela pour de nombreuses raisons. Premièrement, le plaignant a un droit distinct de poursuivre la plainte indépendamment des actions prises par la Commission (voir la décision Premakumar c. Air Canada, [2002] D.C.D.P. no 17, au paragraphe 27 (TCDP), et la décision McKenzie Forest Products Inc. c. Ontario (Human Rights Commission) (2000), 48 O.R. (3d) 150, au paragraphe 34 (C.A.)).

[18] Comme le Tribunal a déclaré dans la décision Côté c. Procureur général du Canada (représentant la G.R.C.), 2003 TCDP 32, au paragraphe 12, la plainte est celle de la plaignante, non celle de la Commission. Par conséquent, même si la Commission décide de se retirer de l'instance, le plaignant a le droit de poursuivre l'audience et la décision de la Commission n'a pas d'effet sur la compétence du Tribunal. Ainsi, les plaignants restent maîtres de l'exercice des droits qui leur sont garantis par la loi.

[19] Dans la présente affaire, la plaignante, l'AFPC, est clairement disposée à poursuivre l'affaire indépendamment des actions et décisions de la Commission. L'AFPC déclare qu'elle a engagé un expert qui a analysé le plan d'évaluation des emplois du Musée et qui a conclu qu'il y avait une preuve de l'existence d'aspects sexistes. Par conséquent, l'AFPC insiste pour que le Tribunal remplisse son obligation prévue par le paragraphe 50(1) de la Loi qui consiste à donner aux parties la possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve et des observations.

[20] La réponse du Musée à cet égard est que le pouvoir de la Commission de retirer la plainte est sujet au droit de l'AFPC de présenter une requête distincte pour établir son intérêt personnel à poursuivre la plainte. Selon le Musée, si la plaignante peut s'opposer au retrait de la plainte en présentant une requête pour obtenir la permission du Tribunal de poursuivre la plainte, alors il n'y a pas d'incohérence entre l'obligation de la Commission de poursuivre l'examen initial des plaintes durant toute l'instruction et le droit de la plaignante d'être entendue.

[21] Cependant, à mon avis, le fait d'exiger que les plaignants présentent une requête pour défendre leur droit d'être entendus par le Tribunal n'est clairement pas compatible avec les objectifs de la Loi. Une telle exigence imposerait un fardeau additionnel aux plaignants et pourrait très bien avoir l'effet de les décourager d'exercer leurs droits prévus par la Loi. Par conséquent, les arguments du Musée à cet égard doivent être rejetés.

[22] La deuxième raison pour laquelle la Commission n'a pas en fait une obligation de poursuivre l'examen initial des plaintes et de les retirer dans les circonstances appropriées après le renvoi est que, après le renvoi, il appartient au Tribunal, et non à la Commission, de décider si la plainte est fondée. Je conclus, comme l'a fait le Tribunal dans la décision Premakumar, que l'analyse faite par la Cour d'appel de l'Ontario dans McKenzie Forest Products Inc. à l'égard de la façon dont sont traitées les plaintes en matière des droits de la personne dans le contexte ontarien est applicable dans la juridiction fédérale (décision Premakumar, précitée, au paragraphe 27).

[23] Une fois que la Commission a décidé de renvoyer l'affaire au Tribunal pour qu'il procède à une instruction, son rôle de décideuse est terminé. Le Tribunal assume alors le pouvoir exclusif d'établir si la preuve appuie ou non la position du plaignant. Par conséquent, après que le renvoi a été effectué, la Commission ne peut pas réexaminer sa décision ni décider unilatéralement de retirer la plainte parce que si elle agissait ainsi elle usurperait la fonction du Tribunal en tant qu'organisme juridictionnel dans le processus en matière des droits de la personne.

[24] Pour les motifs énoncés, je refuse de suivre les remarques incidentes du Tribunal dans la décision Kamani c. Société canadienne des postes (1993), 23 C.H.R.R. D/98, aux paragraphes 30 et 33, et dans la décision Sehmi c. Canada (VIA Rail), [1995] D.C.D.P. no 9, comme l'avocat du Musée me l'avait suggéré. De plus, je ne suis pas d'avis que l'affaire Grover constitue une adhésion par la Cour fédérale à l'opinion selon laquelle la Commission a le pouvoir de retirer une plainte ou de réexaminer sa décision de renvoyer la plainte au Tribunal (Canada (Procureur général) c. Grover, 2004 CF 704, au paragraphe 45). Il ressort clairement du contexte de cette affaire que lorsque la Cour fédérale a cité les commentaires faits par le Tribunal dans la décision Kamani, son but était de mettre en évidence l'obligation de la Commission de faire avant le renvoi une enquête soigneuse et approfondie.

[25] En outre, je ne partage pas l'opinion du Musée selon laquelle l'affaire British Columbia (Police Complaint Commissioner) c. Vancouver (City) Police, 2003 BCSC 279, est applicable aux présentes circonstances. Le contexte législatif dans l'affaire de la Colombie-Britannique est différent. Dans cette affaire, la cour a conclu que suivant la Police Act, R.S.B.C. 1996, ch. 367, le commissaire aux plaintes de la police était dans les faits le plaignant et, par conséquent, avait le pouvoir de retirer unilatéralement la plainte. La même situation ne s'applique pas dans le contexte de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Suivant la Loi, le rôle de la Commission est clairement distinct de celui du plaignant. Le plaignant a le pouvoir de retirer unilatéralement une plainte. Toutefois, la Commission n'a pas ce pouvoir.

B. Les actions et les décisions de la Commission à l'égard des rapports ont-elles un effet sur la compétence du Tribunal d'instruire la plainte?

[26] À mon avis, la communication du rapport Weiner après le renvoi de la plainte n'a aucun effet que ce soit sur la compétence du Tribunal d'instruire la plainte.

[27] La Commission prend une décision de renvoyer une plainte au Tribunal sur le fondement des renseignements dont elle dispose au moment de la décision. Si une partie est d'avis que la décision de la Commission est invalide, le seul recours est de présenter à la Cour fédérale du Canada une demande de contrôle judiciaire de la décision. La Loi ne donne au Tribunal aucun pouvoir lui permettant de mettre en doute la validité de la décision de la Commission de lui renvoyer une plainte. Ce pouvoir fait partie du ressort exclusif de la Cour fédérale. (International Longshore & Warehouse Union (Section maritime), Local 400 c. Oster, 2001 CFPI 1115, au paragraphe 29, et Tweten c. RTL Robinson Enterprises Ltd., 2004 TCDP 8, au paragraphe 17.)

[28] Par conséquent, même si on pouvait dire que le rapport Weiner remplaçait le rapport Haignere, le Tribunal ne pourrait pas rendre une décision quant à la question de savoir si une telle action rendrait invalide le renvoi. Le Tribunal est plutôt tenu de procéder à l'instruction de la plainte, sauf si une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission est accueillie.

[29] Le Musée prétend que le pouvoir de la Commission prévu par la loi qui permet de demander une instruction est limité à la plainte visée par le rapport (article 44 de la Loi). Par conséquent, par extension, la compétence du Tribunal est limitée à la plainte visée par le rapport. Étant donné que le rapport dans la présente affaire signifie dans les faits le rapport Haignere, et que la Commission a décidé de ne pas appeler comme témoin l'auteure de ce rapport, le Musée prétend que le Tribunal n'a pas compétence pour poursuivre l'affaire plus à fond.

[30] Les arguments du Musée à cet égard ne sont pas compatibles avec les déclarations de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113, au paragraphe 37 (C.A.F.). Dans cet arrêt, la Cour d'appel a statué que lorsqu'il instruit une plainte, le Tribunal n'est aucunement lié par le rapport de l'enquêteur même si la Commission adopte le rapport comme motifs de sa décision de renvoyer la plainte au Tribunal. La Cour a déclaré que le Tribunal est un organisme autonome qui exerce ses fonctions juridictionnelles indépendamment de la Commission. Il s'ensuit que, même si l'enquêteur a adopté le rapport Haignere et que la Commission s'est appuyée sur ce rapport pour prendre sa décision, le Tribunal n'est pas lié par ce rapport. De la même façon, la décision de la Commission de ne pas appeler Mme Haignere comme témoin au cours de l'audience n'a pas d'effet sur la compétence du Tribunal.

[31] J'estime que les motifs de la commission d'enquête de l'Ontario dans l'affaire Shepherd c. Ontario Corp. 1110494 (2000), 38 C.H.R.R. D/284, sont éclairants à l'égard de l'effet qu'a un renvoi potentiellement invalide sur la compétence de la commission d'enquête. Dans cette affaire, la Commission ontarienne des droits de la personne prétendait que, en raison d'une erreur procédurale dans le processus de renvoi, sa décision de renvoyer la plainte était une nullité. La commission d'enquête refusait d'accepter cette prétention déclarant que [traduction] le fait que la Commission décrive son défaut comme une nullité n'a pas pour effet de faire échec à la compétence de la commission d'enquête (Shepherd, précitée, au paragraphe 13). La commission d'enquête a déclaré que si elle mettait fin à l'instruction et fermait le dossier dans cette affaire, cela aurait pour effet d'annuler l'obligation de tenir une audience à laquelle elle était tenue par la loi (Shepherd, précitée, au paragraphe 19).

[32] À mon avis, le même raisonnement s'applique dans le contexte fédéral. Une fois qu'un renvoi a été effectué, en l'absence de circonstances donnant lieu à un abus de procédures, la Loi requiert qu'il y ait une instruction de la plainte (voir le paragraphe 49(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et la décision Tweten, précitée, au paragraphe 16). Il n'y a pas d'éléments de preuve démontrant qu'il existe quelque circonstance donnant lieu à un abus de procédures dans la présente affaire.

[33] Par conséquent, l'instruction de la plainte doit avoir lieu.

III. ORDONNANCE

[34] Pour les motifs précédemment énoncés, la requête présentée par le Musée est rejetée.

Karen A. Jensen

Ottawa (Ontario)

Le 13 janvier 2006

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL : T915/3504
INTITULÉ DE LA CAUSE : Alliance de la Fonction publique du Canada c. Musée canadien des civilisations
DATE ET LIEU DE L'AUDIENCE : Le 7 décembre 2005 Ottawa (Ontario)

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : Le 13 janvier 2006
ONT COMPARU :
Andrew Raven Pour la plaignante
Pam MacEachern Pour la Commission canadienne des droits de la personne
David Sherriff-Scott Mandy Moore Pour l'intimé
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