Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

TIMOTHY LINCOLN

le plaignant

- et -

BAY FERRIES LTD.

l'intimée

MOTIFS DE DÉCISION

D.T. 05/02

2002/02/20

MEMBRE INSTRUCTEUR : J.Grant Sinclair, président

TRADUCTION

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION

II. TIMOTHY LINCOLN

III. ANTÉCÉDENTS DE TRAVAIL

IV. CULTURE D'ENTREPRISE SUR L'ACADIA

V. LE PROCESSUS D'EMBAUCHE

A. Présélection

VI. OFFRE D'EMPLOI DE BAY FERRIES - RÉUNION DU 31 MARS 1997 - MM. CORMIER ET LINCOLN

A. Dépôt de la plainte

VII. LES ATTENTES DE BAY FERRIES À L'ÉGARD DES CHEFS MÉCANICIENS

VIII. BAY FERRIES - CHEFS MÉCANICIENS

IX. COMPARAISONS ENTRE M. LINCOLN, M. LEWIS, M. SMITH ET M. HAMILTON

A. M. Lincoln comparativement à M. Lewis

B. M. Lincoln comparativement à M. Smith

C. M. Lincoln comparativement à M. Hamilton

X. DEMANDE D'EMPLOI PRÉSENTÉE À BRITISH COLUMBIA FERRIES

A. Processus de sélection, entrevue et rejet de la demande d'emploi

B. Retour de la Colombie-Britannique

XI. QUAND BAY FERRIES A-T-ELLE APPRIS QUE M. LINCOLN AVAIT PORTÉ PLAINTE?

XII. DÉCISION

A. La plainte au regard de l'article 7

(i) Conclusion

B. La plainte au regard de l'alinéa 14(1)c) et du paragraphe 14.1

(i) Conclusion

I. INTRODUCTION

[1] Le plaignant en l'espèce, Timothy Lincoln, est né à Trinidad et âgé de 39 ans. Il a émigré au Canada en 1963. De 1963 jusqu'au début des années 1980, il a résidé à Digby, en Nouvelle-Écosse. Après avoir obtenu son diplôme d'études secondaires en 1979, M. Lincoln a joint la même année CN Marine (Marine Atlantique) à titre d'adjoint à la salle des machines (ASM) sur un traversier, le M.V. Princess of Acadia.

[2] L'Acadia est un traversier pour passagers/véhicules qui fait la navette toute l'année entre Saint John, au Nouveau-Brunswick, et Digby. C'est un gros navire (480 pieds de longueur par 66 pieds de largeur) de 11 500 BHP qui peut accueillir jusqu'à 650 passagers et 160 voitures/camions remorques. Marine Atlantique exploitait aussi un service de traversier entre Yarmouth, en Nouvelle-Écosse, et Bar Harbor, au Maine, liaison desservie par le M.V. Bluenose.

[3] Ambitieux, M. Lincoln a réussi, à force de travail et d'études, à gravir rapidement les échelons chez Marine Atlantique. Il a obtenu son certificat de mécanicien de quatrième classe de navire à moteur en 1984 et ses certificats de mécanicien de troisième et de deuxième classes en 1987 et 1990, respectivement. En 1993, il s'est vu délivrer un certificat de mécanicien de première classe, qui lui permettait d'occuper un poste de chef mécanicien.

[4] En 1990, M. Lincoln a commencé à travailler comme chef mécanicien de relève, ce qui était permis en vertu du règlement de Transports Canada, même s'il n'avait à l'époque qu'un certificat de mécanicien de deuxième classe. En tout et pour tout, M. Lincoln a besogné environ 17 ans dans la salle des machines de l'Acadia, dont trois ans comme mécanicien subalterne et presque sept ans comme chef mécanicien.

[5] En 1996, Marine Atlantique a décidé de privatiser le service de traversier offert grâce à l'Acadia et au Bluenose et publié un appel de propositions. Bay Ferries Ltd., une filiale de Northumberland Ferries Ltd. (NFL), a été la soumissionnaire retenue. Le plan d'exploitation de Bay Ferries prévoyait que celle-ci prendrait la relève de Marine Atlantique à minuit le 31 mars 1997. Tous les employés de Marine Atlantique travaillant sur ces deux traversiers verraient leur emploi prendre fin. Bay Ferries commencerait à neuf et embaucherait son propre personnel; toutefois, un grand nombre des personnes embauchées seraient d'ex-employés de Marine Atlantique.

[6] M. Lincoln a postulé le poste de chef mécanicien sur l'Acadia. C'était sa préférence, bien qu'il ait indiqué sur la formule de demande qu'il accepterait de travailler n'importe où en Nouvelle-Écosse. Il croyait comprendre que Bay Ferries était à la recherche d'un chef mécanicien ayant une expérience pratique sur l'Acadia et estimait répondre exactement à ce critère.

[7] Il s'est avéré que M. Lincoln ne s'est pas vu offrir le poste convoité. En fait, Bay Ferries Ltd. lui a offert, le 31 mars 1997, un poste de chef mécanicien de relève, qui comportait de moins grandes responsabilités et qui était moins bien rémunéré. Le raisonnement de Bay Ferries était le suivant : M. Lincoln pourrait diversifier son expérience et devenir chef mécanicien sur le traversier haute vitesse dont Bay Ferries songeait à faire l'acquisition dans un délai d'environ un an, bien que la décision à cet égard n'eût pas encore été arrêtée de façon définitive.

[8] M. Lincoln a refusé l'offre. Il estimait être trop qualifié pour le poste et trouvait l'offre humiliante. En outre, il était d'avis que le refus de Bay Ferries de l'embaucher comme chef mécanicien était motivé par des considérations raciales.

[9] En avril-mai 1997, M. Lincoln a appris que la British Columbia Ferry Corporation cherchait à recruter un mécanicien et il a postulé l'emploi. Il a réussi l'examen écrit, puis s'est rendu en Colombie-Britannique, où il a subi deux entrevues. Il a prétendu s'être fait dire après les entrevues qu'on lui ferait une offre; toutefois, l'offre ne s'est pas concrétisée. Il a appris ultérieurement que B.C.Ferries avait téléphoné chez Bay Ferries et parlé à quelqu'un qui, selon lui, avait donné de mauvaises références. Il a conclu que c'était le motif du rejet de sa demande.

[10] Le 21 avril 1997, M. Lincoln a porté plainte à la Commission canadienne des droits de la personne. Dans sa plainte, M. Lincoln a allégué que Bay Ferries avait exercé à son endroit une discrimination en refusant de l'employer en raison de sa couleur (brune) et de sa race (antillaise), le tout en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon lui, il était plus compétent que les deux personnes (de race blanche) recrutées pour occuper les deux postes de chef mécanicien sur l'Acadia.

[11] M. Lincoln a modifié sa plainte ultérieurement, alléguant avoir fait l'objet de harcèlement et de représailles de la part de Bay Ferries aux termes de l'alinéa 14(1)c) et du paragraphe 14.1 de la Loi, respectivement. Ces allégations découlaient des affirmations de M. Lincoln voulant que Bay Ferries ait nui à sa tentative pour obtenir un emploi chez B.C. Ferries.

II. TIMOTHY LINCOLN

[12] Timothy Lincoln réside depuis presque 14 ans dans la région de Saint John. Il est marié et père de trois enfants. À l'heure actuelle, il travaille comme chef mécanicien chez Secunda Marine, société qui exploite 17 navires de divers types. Au moment où il a joint Secunda (25 août 1997), sa rémunération était comparable à celle chez Bay Ferries, mais elle a sensiblement augmenté peu de temps après. Au début chez Secunda, il devait s'absenter de la maison pendant de longues périodes, ce qui l'a obligé à modifier considérablement son style de vie. Aujourd'hui, son régime de travail est plus acceptable : après quatre semaines de travail, il a droit à quatre semaines de congé. C'est Bruce Taylor, le surintendant de Secunda, qui était un ami et qui avait travaillé avec lui chez Marine Atlantique au milieu des années 1980, qui l'a encouragé à joindre Secunda. M. Taylor était impressionné par les compétences de M. Lincoln, et c'est la raison pour laquelle il l'a incité à joindre Secunda même s'il n'avait pas d'expérience en haute mer.

III. ANTÉCÉDENTS DE TRAVAIL

[13] M. Lincoln a commencé sa carrière dans un poste de débutant, celui d'adjoint à la salle des machines (ASM) de l'Acadia. Un ASM exécute essentiellement des tâches de manœuvre, telles que des travaux de nettoyage général, le nettoyage des machines, l'assistance aux mécaniciens et le fonctionnement des grosses portes hydrauliques sur le pont du navire. L'ASM doit accumuler un certain temps de service en mer avant de pouvoir rédiger les examens de mécanicien débutant (mécanicien de quatrième classe). Dès qu'il a eu le temps de service en mer nécessaire, M. Lincoln s'est présenté aux examens en vue de l'obtention de son certificat de mécanicien de quatrième classe, qu'il a obtenu en janvier 1984.

[14] Le mécanicien de quatrième classe a plus de responsabilités que l'ASM. À titre de mécanicien subalterne, il aide aux réparations en service, à l'entretien et au remplacement périodique des filtres, à l'utilisation des séparateurs huile-eau et au transfert du carburant, le tout sous la surveillance d'un mécanicien principal.

[15] M. Lincoln a obtenu son certificat de mécanicien de troisième classe en 1987, son certificat de mécanicien de deuxième classe en 1990 et son certificat de mécanicien de première classe en 1993.

[16] À titre de mécanicien de troisième classe, M. Lincoln devait assurer l'entretien de la salle des machines en vertu du programme de gestion de l'entretien, faire les réparations nécessaires et assurer une surveillance directe du personnel d'entretien de la salle des machines.

[17] À titre de mécanicien de deuxième classe, M. Lincoln était chargé des réparations nécessaires en service, de la surveillance du personnel de la salle des machines et du contrôle des performances des machines. Il relevait directement du chef mécanicien. À l'époque, le règlement lui permettait d'agir comme chef mécanicien sur l'Acadia même s'il n'avait qu'un certificat de mécanicien de deuxième classe. De temps à autre, M. Lincoln assurait la relève des chefs mécaniciens en titre. Il était responsable de la sécurité et de l'efficacité de l'exploitation du bâtiment; son rôle consistait à s'assurer que toutes les machines et le matériel à bord du navire fonctionnaient bien.

[18] Même si l'obtention en 1984 de son certificat de mécanicien de quatrième classe le rendait apte à exercer les fonctions de mécanicien, M. Lincoln a continué de travailler comme ASM en 1984, 1985 (11 mois), 1986 (10 mois) et 1987 (2 mois et demi). En tout et pour tout, M. Lincoln a travaillé comme mécanicien sur l'Acadia pendant une dizaine d'années, dont un peu moins de sept ans comme chef mécanicien.

[19] Selon la politique opérationnelle de Marine Atlantique, le chef mécanicien passait environ 20 à 25 minutes dans la salle des machines lorsque le navire arrivait au port ou quittait celui-ci. Le chef mécanicien se rendait ensuite à son bureau sur le pont pour s'occuper de tâches administratives. Il retournait à la salle des machines, au besoin. En fait, le chef mécanicien passait 70 p. 100 de son temps à exécuter des tâches administratives et 30 p. 100 de son temps dans la salle des machines.

[20] En 1991, M. Lincoln a travaillé pendant environ un mois comme chef mécanicien de relève à bord du Sir Robert Bond, navire qui remplaçait l'Acadia pendant des réparations. La même année, il a également travaillé comme mécanicien subalterne sur le Bluenose durant environ trois semaines, alors que l'Acadia était en cale sèche. Si l'on fait exception de ces quelques brefs épisodes, M. Lincoln n'a travaillé que sur un seul navire, l'Acadia, et pour une seule entreprise, Marine Atlantique, une société d'État.

[21] À peu près tous les deux ans, l'Acadia était mis en cale sèche durant environ six semaines afin de permettre d'exécuter les travaux d'entretien prévus qui ne pouvaient être effectués pendant que le navire était en service. À titre de mécanicien subalterne ou de chef mécanicien, M. Lincoln a pris part aux programmes de travaux de radoub (appareil à gouverner, moteur, génératrice, stabilisateur et système hydraulique). Durant la période où il a travaillé chez Marine Atlantique, il a participé entre 1987 et 1997 à au moins cinq programmes du genre.

IV. CULTURE D'ENTREPRISE SUR L'ACADIA

[22] Selon M. Lincoln, l'Acadia avait un bon dossier d'exploitation et de sécurité et Marine Atlantique offrait un très bon service de traversier. Il ne partageait pas l'opinion voulant que la culture d'entreprise sur l'Acadia ou dans la salle des machines du navire laissait à désirer; il a cependant reconnu qu'il y avait trop de personnel à certains niveaux, situation qui tenait au fait que Marine Atlantique disposait du personnel nécessaire pour accueillir jusqu'à 650 passagers, achalandage obtenu habituellement lors de la période touristique de pointe.

[23] Bay Ferries n'était pas du même avis. Marine Atlantique n'était pas une entreprise rentable. En fait, elle affichait depuis quelques années un déficit d'exploitation de l'ordre de 6 millions de dollars. Lors de visites à bord de l'Acadia avant la prise de possession, des représentants de Bay Ferries avaient vu les employés de la salle des machines en train de flâner et de regarder la télévision. En outre, Bay Ferries avait appris lors d'entrevues et de discussions qu'il régnait à bord une attitude permissive. On tolérait la consommation d'alcool et de drogues. Bay Ferries a reconnu qu'il fallait modifier en profondeur le mode d'exploitation de Marine Atlantique. Il fallait réduire le personnel et réviser les méthodes d'exploitation. Bay Ferries devait embaucher du personnel ayant l'expérience voulue et la capacité de s'adapter au changement.

[24] Après la prise de possession, on a réduit de plus de la moitié le personnel de la salle des machines. On a même réduit de quatre à deux le nombre de chefs mécaniciens, tant sur l'Acadia que sur le Bluenose. Le chef mécanicien n'était plus un surveillant qui passait le plus clair de son temps à accomplir des tâches administratives dans son bureau. Il agissait comme chef dans la salle des machines et devait travailler sur le tas en ce sens que sa place était dans la salle des machines. Afin d'assurer la continuité nécessaire tout en modifiant la culture qui régnait dans la salle des machines de l'Acadia, Bay Ferries a décidé de recruter un chef mécanicien parmi les anciens employés de Marine Atlantique et un autre à l'extérieur. De ce fait, Bay Ferries indiquait qu'il y aurait un changement d'attitude au sein de la direction de même qu'un changement dans la façon de faire les choses.

V. LE PROCESSUS D'EMBAUCHE

A. Présélection

[25] Bay Ferries a annoncé dans plusieurs journaux locaux qu'elle était à la recherche de mécaniciens de marine expérimentés. Les exigences minimales étaient les suivantes : certificat de mécanicien de quatrième classe et deux années d'expérience, la préférence étant accordée aux titulaires de certificats supérieurs, aux diplômés des instituts maritimes et aux individus ayant déjà travaillé à bord de traversiers. M. Lincoln a répondu à l'annonce que Bay Ferries avait fait paraître dans le journal de Saint John au sujet du poste de chef mécanicien pour la liaison Digby-Saint John. Le 8 février 1997, il a présenté sa demande et son curriculum vitæ. Il a indiqué sur sa demande qu'il était prêt à travailler n'importe où en Nouvelle-Écosse.

[26] Bay Ferries a retenu les services de Ken Murphy & Associates pour les entrevues de présélection. Pour le poste de chef mécanicien de l'Acadia, la firme Ken Murphy & Associates a recommandé sept candidats dans l'ordre suivant : Razi Zaidi, Mark Lewis, Keith Holt, Tim Lincoln. Pour celui de chef mécanicien du Bluenose, elle a recommandé Chris Kenney et Gary Smith comme premiers choix et Hans Hausgaard, Robbie Chopra et Brian Warren comme deuxièmes choix.

[27] Les candidats recommandés se sont présentés à l'entrevue technique devant un jury de sélection composé de Donald Cormier, directeur général de Bay Ferries, et de Gerry Stevenson, surintendant technique de NFL. Dans le cas de l'Acadia, les entrevues ont eu lieu à Moncton le 14 mars 1997. À ce moment-là, cinq candidats ont été rencontrés en entrevue : Mark Lewis, Keith Holt, Tim Lincoln, Razi Zaidi et Edwin Millar. M. Lewis, M. Lincoln et M. Zaidi avaient tous travaillé sur l'Acadia comme chefs mécaniciens. Rob Hamilton, un ex-employé de Marine Atlantique, devait lui aussi se présenter à l'entrevue; toutefois, il s'est désisté. Dans le cas du Bluenose, les candidats rencontrés en entrevue étaient les suivants : Chris Kenney, Hans Hausgaard et Brian Warren, qui étaient d'anciens chefs mécaniciens sur le Bluenose, et Gary Smith, qui avait déjà travaillé sur le Bluenose mais avait quitté Marine Atlantique en 1993. Ces candidats ont subi leur entrevue à Digby, le 20 mars 1997.

[28] M. Cormier et M. Stevenson ne connaissaient aucune des personnes qui désiraient se porter candidat. Ils avaient conçu un questionnaire d'entrevue qui devait leur permettre de poser à chacun des candidats pour les postes sur l'Acadia des questions su sujet de ses antécédents de travail et de son expérience, de son style de gestion, de ses initiatives de réduction des coûts ainsi que de ses points forts et de ses faiblesses. Lors d'une inspection de l'Acadia avant la prise de possession, ils avaient remarqué qu'on gardait ouvertes les portes étanches. Ils ont donc ajouté cette pratique et le règlement pertinent à la liste des sujets à aborder.

[29] Avant son entrevue, M. Lincoln a rencontré Mark Lewis, qui venait de terminer la sienne. Selon M. Lincoln, M. Lewis s'est enquis au sujet du Code ISM et du règlement sur les portes étanches. M. Lincoln a présumé que M. Lewis n'avait pu répondre à des questions portant sur ces choses-là lors de son entrevue. Pour sa part, M. Lewis a prétendu avoir rencontré M. Lincoln après son entrevue et avant que celui-ci soit lui-même interviewé. Il aurait alors fait part à M. Lincoln de certaines questions qu'on lui avait posées. Il a dit avoir agi ainsi parce qu'il pensait que cela serait utile. M. Lincoln était un bon ami et M. Lewis espérait vivement qu'ils seraient tous les deux embauchés comme chef mécanicien sur l'Acadia.

[30] Au cours de la première partie de l'entrevue, il a été question de son expérience, de ses idées pour réduire les coûts et de certaines questions de gestion. On a également demandé à M. Lincoln s'il accepterait un poste de deuxième mécanicien chez Bay Ferries. Il a été très étonné puisqu'il postulait le poste de chef mécanicien. Une fois revenu de sa surprise, M. Lincoln a répondu que si la société embauchait d'autres mécaniciens de Marine Atlantique plus expérimentés et n'avait pas de poste de chef mécanicien à lui offrir, il accepterait un poste de deuxième mécanicien dans la mesure où il y aurait une possibilité d'avancement. Il a aussi indiqué qu'il s'intéressait beaucoup à la nouvelle génération de traversiers et qu'il aspirait à devenir chef mécanicien sur un traversier haute vitesse.

[31] M. Lincoln, à l'instar de M. Cormier et de M. Stevenson, a trouvé que l'entrevue s'était bien déroulée. Cependant, MM. Cormier et Stevenson étaient préoccupés par les réponses de M. Lincoln à deux des questions, particulièrement celle sur les portes étanches. L'équipage de l'Acadia avait l'habitude, avec l'accord tacite du capitaine, de fermer ces portes seulement à l'arrivée et au départ. Le reste du temps, on les gardait ouvertes pour permettre de ventiler et de refroidir la salle des machines. Les portes servaient à sceller les cloisons étanches de sorte que si un compartiment devait se remplir d'eau, le navire continuerait de flotter.

[32] M. Lincoln a reconnu que c'était la pratique, tout en citant la disposition pertinente de la Loi sur la marine marchande du Canada qui, selon lui, permettait d'agir ainsi. À son avis, les portes étanches devaient être fermées, [Traduction] sauf lorsque l'exploitation du navire exige de les ouvrir, comme le prévoyait le règlement. Toutefois, M. Lincoln a précisé qu'il mettrait fin à cette pratique sur l'Acadia si elle s'avérait fautive ou si on lui ordonnait de le faire.

[33] La réponse de M. Lincoln à cette question a suscité de l'inquiétude chez MM. Cormier et Stevenson. À leur avis, cette pratique n'avait pas de raison d'être. M. Stevenson est même allé plus loin, déclarant de façon péremptoire qu'on n'est pas justifié de garder ouvertes les portes étanches pour des raisons de ventilation et de refroidissement. Il s'agissait d'un point important; aux yeux de M. Stevenson, les réponses de M. Lincoln indiquaient qu'il ne savait pas vraiment à quoi servent les portes étanches. À son avis, M. Lincoln défendait trop fermement cette pratique. Cela était une indication que M. Lincoln accepterait peut-être mal le changement au début, ce qui pourrait s'avérer un problème, étant donné la nécessité pour Bay Ferries de revoir en profondeur les pratiques d'exploitation.

[34] M. Lewis s'est vu poser lui aussi la question ayant trait aux portes. Il n'était pas sûr de ce que le règlement prévoyait à cet égard, et c'est exactement ce qu'il a répondu. M. Stevenson a jugé que c'était une réponse honnête. Fait intéressant, M. Lewis s'est vu récompenser pour son ignorance en toute bonne foi, tandis que M. Lincoln a été pénalisé même s'il connaissait le règlement, parce qu'il ne l'avait pas interprété de la même façon que M. Stevenson.

[35] En réponse à une autre question, M. Lincoln a indiqué qu'il n'avait pas vraiment de faiblesses. De l'avis de M. Cormier, cette attitude pourrait s'avérer un obstacle au changement.

VI. OFFRE D'EMPLOI DE BAY FERRIES - RÉUNION DU 31 MARS 1997 - MM. CORMIER ET LINCOLN

[36] Même si M. Cormier avait certaines réserves à la suite de l'entrevue avec M. Lincoln, l'un et l'autre souhaitaient vivement le voir joindre Bay Ferries. M. Lincoln manifestait de l'intérêt à l'égard des traversiers haute vitesse, auxquels s'intéressait beaucoup Bay Ferries. La veille de la prise de possession, M. Cormier se trouvait à bord de l'Acadia. M. Lewis lui aurait alors dit que M. Lincoln était très préoccupé par ses perspectives d'emploi. M. Lincoln savait déjà que M. Lewis et Gary Smith avaient tous deux été embauchés comme chefs mécaniciens sur l'Acadia.

[37] M. Cormier est alors allé trouver M. Lincoln dans le bureau du chef mécanicien. Il lui a dit que Bay Ferries avait élaboré pour lui un plan de carrière qui répondrait à leurs objectifs réciproques. Selon ce plan, Bay Ferries comptait offrir à M. Lincoln le poste de chef mécanicien de relève. Il s'agissait d'un poste nouvellement créé par Bay Ferries qui n'exigeait qu'un certificat de mécanicien de deuxième classe mais qui était moins bien rémunéré que le poste de chef mécanicien. Il était prévu qu'après la prise de possession, les chefs mécaniciens effectueraient, en demeurant à bord du vaisseau, des quarts de travail de 12 heures par jour, 7 jours par semaine, et ce tant sur l'Acadia que sur le Bluenose. Le chef mécanicien de relève effectuerait l'autre quart de douze heures.

[38] M. Lincoln agirait comme chef mécanicien de relève sur l'Acadia à compter du 1er avril 1997. Il serait ensuite affecté au Bluenose au début de la saison touristique le 1er juin. Les deux chefs mécaniciens du Bluenose seraient Chris Kenney et Hans Hausgaard. M. Hausgaard devait être embauché à contrat seulement pour la saison 1997.

[39] Bay Ferries voulait que M. Lincoln travaille sur le Bluenose avec M. Hausgaard, un chef mécanicien chevronné. M. Lincoln pourrait ainsi acquérir de l'expérience sur un autre navire tout en se familiarisant avec la réglementation internationale. Le Bluenose faisait la navette entre le Canada et les États-Unis. Bay Ferries comptait vraiment remplacer le Bluenose par un traversier haute vitesse à compter de la saison 1998; toutefois, l'entreprise n'avait pas encore pris d'engagement ferme à cet égard. M. Lincoln recevrait la formation nécessaire pour agir comme chef mécanicien à bord du nouveau traversier. En fait, Bay Ferries a fait l'acquisition d'un traversier haute vitesse, le CAT, qui est entré en service le 28 mai 1998 et qui assure la liaison entre Yarmouth et Bar Harbor.

[40] M. Cormier croyait que M. Lincoln accepterait cette offre attrayante. Celle-ci cadrait, selon lui, avec ses intérêts et objectifs professionnels. Toutefois, la réponse de M. Lincoln n'a pas été celle qu'il espérait, à son grand étonnement. M. Lincoln a accusé Bay Ferries de lui enlever son emploi et d'exercer à son endroit une discrimination en raison de sa race et de sa couleur. Il a dit que Bay Ferries n'embauchait que des chefs mécaniciens de race blanche et qu'elle poussait les minorités en bas ou elle pensait qu'elles devraient être. Il a également demandé à M. Cormier si Bay Ferries avait pris un engagement ferme en ce qui concerne l'acquisition d'un traversier haute vitesse. M. Cormier a répondu qu'il ne pouvait lui fournir de garantie à cet égard, mais que Bay Ferries réfléchissait sérieusement à la chose.

[41] Vu la réaction de M. Lincoln, M. Cormier n'a pas eu l'occasion de discuter de toutes les modalités de l'offre. Il a donné à M. Lincoln l'assurance qu'on lui garantirait un emploi à temps plein, même si le Bluenose n'était exploité que sur une base saisonnière.

[42] M. Lincoln a refusé l'offre. Il a indiqué qu'il était un chef mécanicien compétent et qu'il avait postulé ce poste et non celui de deuxième mécanicien. M. Cormier a demandé à M. Lincoln de reconsidérer sa position et de prendre quelque temps pour réfléchir, ce que celui-ci a accepté de faire. M. Lincoln est rentré chez lui et a discuté de l'offre avec sa famille. Le lendemain, il a téléphoné à M. Cormier, qui a alors tenté de lui exposer tous les détails de l'offre, y compris les modalités de rémunération. M. Lincoln a dit que l'argent n'avait pas d'importance, que ce n'était pas un poste de chef mécanicien et qu'il n'était pas intéressé.

[43] Bay Ferries a donc dû réviser ses plans d'embauche, et ce rapidement puisque la prise de possession était la journée même. La société avait communiqué avec Rob Hamilton plus tôt pour obtenir des références au sujet d'un autre employé. Durant la conversation, M. Hamilton avait indiqué qu'il serait intéressé à travailler comme chef mécanicien chez Bay Ferries. Il avait déjà travaillé chez Marine Atlantique, mais il avait quitté l'entreprise en 1995. M. Cormier connaissait M. Hamilton, qui avait déjà travaillé pour lui. Il connaissait ses antécédents et le considérait comme très compétent. Le 3 avril 1997, M. Cormier et M. Stevenson ont rencontré en entrevue M. Hamilton et lui ont offert le poste de chef mécanicien sur l'Acadia, offre qu'il a acceptée.

[44] À ce moment-là, Bay Ferries pouvait compter sur quatre chefs mécaniciens très compétents, soit Chris Kenney et Gary Smith pour le Bluenose, et Mark Lewis et Rob Hamilton pour l'Acadia. Bay Ferries n'a pas offert de poste à M. Hausgaard, qui ne figurait pas dans ses plans à long terme. Gary Smith, qui avait d'abord été embauché pour travailler sur l'Acadia, a accepté d'être réaffecté au Bluenose.

A. Dépôt de la plainte

[45] Au début, M. Lincoln n'a pas songé à déposer une plainte en matière de droits de la personne. Toutefois, dans la première semaine d'avril 1997, M. Lincoln est monté à bord de l'Acadia pour aller rendre visite à des parents à Digby. Il n'a vu aucun membre issu d'une minorité visible parmi les employés travaillant sur l'Acadia ou au terminal de Digby. Il se souvenait que l'équipage de l'Acadia comprenait un mécanicien de troisième classe d'origine yougoslave et que deux Afro-Canadiens travaillaient au terminal comme débardeurs. Il a également appris que M. Zaidi, un membre d'une minorité visible qui avait travaillé comme chef mécanicien principal sur l'Acadia, n'avait pas été embauché par Bay Ferries. Il a alors décidé de présenter une plainte à la Commission, estimant que Bay Ferries avait fait maison nette, remerciant tous les membres des minorités visibles, qu'elle ne s'était pas conformée à la Loi sur l'équité en matière d'emploi et ne s'était pas engagée à maintenir un effectif représentatif.

VII. LES ATTENTES DE BAY FERRIES À L'ÉGARD DES CHEFS MÉCANICIENS

[46] Au cours de leur témoignage, M. Cormier et M. Stevenson ont décrit les attentes de Bay Ferries à l'égard des chefs mécaniciens. Pour être rentable, Bay Ferries devait adopter un style de gestion et une culture d'entreprise très différents de ceux qui caractérisaient Marine Atlantique, société d'État fédérale disposant de beaucoup plus de ressources financières que Bay Ferries. Marine Atlantique était un bon employeur, mais ce n'était pas une entreprise performante. L'entente conclue avec le gouvernement prévoyait que Bay Ferries recevrait une subvention d'exploitation pendant trois ans. Après ce délai, Bay Ferries devait assurer sa survie à long terme sans subir de pertes. Marine Atlantique embauchait comme si les traversiers fonctionnaient toujours à pleine capacité alors que ce n'était pas le cas, surtout en dehors de la saison touristique. Bay Ferries estimait qu'il y avait trop de postes, particulièrement du côté des mécaniciens et des stewards. Il fallait rationaliser les effectifs dans presque tous les services à bord, et c'est ce que Bay Ferries a fait.

[47] Tous les candidats devaient posséder de solides connaissances techniques de base en ce qui concerne l'entretien des machines et du matériel sur les navires. L'expérience pratique était un facteur important; en outre, Bay Ferries voulait que le chef mécanicien travaille dans la salle des machines et ne passe pas 70 p, 100 de son temps sur le pont.

[48] L'expérience pratique n'était toutefois pas le critère de sélection le plus important pour les postes de chef mécanicien. M. Cormier et M. Stevenson ont tous deux insisté sur le fait que Bay Ferries n'embauchait pas pour un navire particulier, mais en fonction de tout navire qu'elle pourrait exploiter. Bay Ferries recherchait des candidats ayant non seulement les connaissances techniques voulues, mais aussi une expérience vaste et variée dans l'industrie de la marine. Il fallait également avoir connu divers styles de gestion, avoir une bonne aptitude à communiquer et la souplesse nécessaire pour s'adapter au changement et aux besoins futurs de Bay Ferries. Lors de leur témoignage, M. Cormier et M. Stevenson ont affirmé qu'une excellente connaissance des machines et du matériel de l'Acadia était un atout, mais pouvait également être un handicap. L'Acadia était un navire relativement âgé construit en 1971 en utilisant d'anciennes techniques. Il était susceptible d'être remplacé, tout comme d'ailleurs le Bluenose, ou de faire l'objet d'une modernisation.

VIII. BAY FERRIES - CHEFS MÉCANICIENS

[49] Bay Ferries a d'abord embauché Mark Lewis, afin d'assurer la continuité voulue sur l'Acadia pendant et après la transition, et en raison de ses compétences. Elle a ensuite recruté Gary Smith avec l'intention de l'affecter à l'Acadia en raison de ses compétences générales, et aussi parce qu'il venait de l'extérieur et agirait comme champion du changement au niveau des pratiques d'exploitation. Rob Hamilton a été choisi parce qu'on le savait compétent et qu'on le tenait en haute estime. Chris Kenney était quant à lui un très bon candidat pour le Bluenose, ce que M. Lincoln n'a pas contesté.

[50] De l'avis de M. Cormier, Keith Holt était celui qui avait le plus d'expérience pratique sur l'Acadia. Il était considéré comme un chef mécanicien qui était très compétent du point de vue technique et qui connaissait très bien l'Acadia. Cependant, lors de son entrevue, il ne s'est pas montré réceptif au changement et n'a pas démontré qu'il avait les connaissances en gestion nécessaires pour assurer la transition.

[51] Hans Hausgaard a indiqué lors de son entrevue qu'il n'était intéressé que par un emploi à court terme. Selon Bay Ferries, il pourrait aider à gérer la transition sur le Bluenose et pourrait être remplacé par M. Lincoln au poste de chef mécanicien. Lorsque Bay Ferries a essuyé un refus de la part de M. Lincoln, elle a révisé sa liste d'embauche et n'a pas offert de poste à M. Hausgaard.

[52] Razi Zaidi n'a pas été embauché parce qu'on avait obtenu de piètres références à son sujet. De plus, M. Cormier et M. Stevenson étaient d'avis qu'à titre de chef mécanicien principal sur le Bluenose, il avait répondu évasivement à la question ayant trait aux portes étanches.

IX. COMPARAISONS ENTRE M. LINCOLN, M. LEWIS, M. SMITH ET M. HAMILTON

[53] Lors de son témoignage, M. Lincoln a affirmé que, comparativement à M. Lewis, M. Smith et M. Hamilton, il était selon lui le candidat le plus compétent pour occuper le poste de chef mécanicien sur l'Acadia.

A. M. Lincoln comparativement à M. Lewis

[54] Selon son curriculum vitæ et son témoignage, M. Lewis justifiait au 1er avril 1997 de 19 années d'expérience comme mécanicien de marine sur divers types de navires : navires-citernes, transporteurs de marchandises générales, navires porte-conteneurs, vraquiers et navires rouliers. En outre, il était titulaire d'un brevet d'ajusteur mécanicien et d'un brevet d'ingénieur-mécanicien et possédait, en raison de sa formation diversifiée, beaucoup de connaissances utiles (usinage, tours, fraiseuses et étaux-limeurs, électricité, hydraulique, pneumatique, accessoires de paliers et de pignons, outils à main) dans la salle des machines.

[55] M. Lewis avait été à l'emploi de plusieurs sociétés de transport maritime tant publiques que privées, dont T. & J. Harrison, un important transporteur maritime britannique, pour lequel il avait travaillé pendant huit ans à compter de 1976. À ses débuts dans la compagnie, il aidait, à titre de sixième mécanicien, le mécanicien principal dans l'exécution des tâches d'entretien et de surveillance de la salle des machines. Au cours de la période qu'il a passée chez T. & J. Harrison, M. Lewis a navigué sur neuf navires de divers types allant du transporteur de marchandises générales de 6 500 BHP au navire porte-conteneurs de 29 000 BHP. Il a obtenu son certificat de mécanicien de deuxième classe en 1982 et son certificat de mécanicien de première classe en 1995.

[56] À son arrivée au Canada en 1984, M. Lewis a joint Kent Lines comme mécanicien de troisième classe. Il a travaillé à bord de deux navires différents, à titre de troisième mécanicien et de deuxième mécanicien. En 1988, il est entré au service de Marine Atlantique comme deuxième mécanicien et a navigué sur deux traversiers assurant la liaison avec l'Î.-P.-É., soit le John Hamilton Grey et l'Abegweit. À l'automne 1988, il a été réaffecté à l'Acadia à titre de chef mécanicien de relève. En 1989, alors qu'il était titulaire d'un certificat de mécanicien de deuxième classe, il a travaillé à temps plein à titre de chef mécanicien sur l'Acadia. Mark Lewis a aussi agi comme chef mécanicien sur l'Acadia à trois occasions lorsque le navire était en cale sèche.

[57] M. Lincoln a convenu que M. Lewis était un chef mécanicien très compétent. Il a également admis que M. Lewis avait travaillé pendant plus longtemps que lui comme chef mécanicien sur l'Acadia, tout en faisant remarquer qu'il avait obtenu son certificat de mécanicien de première classe environ cinq ans après lui.

[58] M. Lincoln a minimisé le fait que M. Lewis avait travaillé sur un certain nombre de navires et qu'il possédait une expérience internationale. À son avis, ce n'était pas aussi important que d'avoir travaillé sur l'Acadia pendant environ 17 ans, comparativement à neuf ans dans le cas de M. Lewis. M. Lincoln avait une plus grande expérience pratique sur l'Acadia. Il avait gravi les échelons un à un et le matériel de la salle des machines n'avait pas de secret pour lui. Même s'il travaillait sur l'Acadia depuis neuf ans, M. Lewis ne connaissait pas très bien la salle des machines, situation qui, selon M. Lincoln, tenait au fait que le chef mécanicien chez Marine Atlantique agit davantage comme surveillant qui veille à ce que les travaux d'entretien et de réparation soient faits plutôt que de mettre lui-même la main à la pâte.

[59] Le fait qu'il avait de l'expérience en cale sèche constituait selon M. Lincoln un autre facteur important qui le distinguait de M. Lewis. Il avait participé à au moins huit programmes de travaux d'entretien en cale sèche sur l'Acadia, comparativement à trois dans le cas de M. Lewis. Les travaux de cale sèche sont importants pour un chef mécanicien, car ils permettent d'assurer l'entretien du matériel qui n'est pas accessible lorsque le navire est en service.

[60] Lors de leur témoignage, MM. Cormier et Stevenson ont dit avoir choisi Mark Lewis parce qu'il avait un bagage bien équilibré. Il possédait un certain nombre d'années d'expérience comme chef mécanicien sur l'Acadia. Il avait suivi un programme traditionnel de formation en apprentissage et possédait une solide connaissance du secteur de la marine. Il avait travaillé pour quatre employeurs différents et possédait une expérience variée sur d'autres navires, qui lui avait permis de connaître d'autres styles de gestion et de se familiariser avec la réglementation tant nationale qu'internationale. Il avait été franc lors de son entrevue, n'hésitant pas à dire dans quels domaines il n'avait pas toutes les connaissances voulues. Il a été perçu comme un joueur d'équipe ayant le style de gestion que recherchait Bay Ferries.

B. M. Lincoln comparativement à M. Smith

[61] Gary Smith a travaillé chez Marine Atlantique de 1972 à 1982. Il a occupé divers postes dans la salle des machines où il a débuté comme ASM. Il a ensuite obtenu diverses promotions et est devenu deuxième mécanicien sur le Bluenose. Il a travaillé sur le Bluenose original et sur la deuxième version de celui-ci jusqu'en 1983.

[62] M. Smith a obtenu son certificat de mécanicien de quatrième classe en 1977, son certificat de mécanicien de troisième classe en 1980, son certificat de mécanicien de deuxième classe en 1982 et son certificat de mécanicien de première classe en 1995. Il a également obtenu un certificat d'enseignement professionnel, niveau IV, en 1990.

[63] M. Smith a quitté Marine Atlantique en 1983 pour devenir premier mécanicien sur la plate-forme de forage en haute mer de Bow Valley. Il était alors titulaire d'un certificat de mécanicien de deuxième classe et travaillait à titre de chef mécanicien de relève. M. Smith a souligné que la grande différence entre une plate-forme de forage en mer et un navire roulier est que la première est surtout stationnaire tandis que l'autre va d'un port à un autre. Toutefois, selon son témoignage, il y a des similitudes pour ce qui est des machines utilisées. Les plates-formes de forage, tout comme les traversiers, sont munies de moteurs diesel principaux, de groupes générateurs, de systèmes hydrauliques, de systèmes à air haute pression, de systèmes de ballasts et de systèmes de réfrigération.

[64] Chez Bow Valley, ses tâches consistaient à démonter les moteurs, à réviser les pistons et les pompes, etc.; en fait, il veillait à garder les machines en bon état de marche. Toutes les machines et tout le matériel à bord de la plate-forme étaient susceptibles d'être inspectés par la Garde côtière et l'assureur, comme c'était le cas pour les navires.

[65] Lorsqu'il a quitté Bow Valley en 1986, M. Smith a travaillé sur le Scotia Prince, un traversier pour passagers assurant la liaison entre Yarmouth, en Nouvelle-Écosse, et Portland, au Maine. Cette année-là, il a également fait partie de l'équipage qui a navigué sur le Scotia Prince jusqu'en Allemagne, où le navire a fait l'objet de travaux de refonte visant à allonger sa coque d'une soixantaine de pieds. Il était l'un des représentants que l'entreprise avait envoyés là-bas pour surveiller les travaux.

[66] En 1987, M. Smith a accepté le poste d'instructeur d'ajustement de marine au collège communautaire de la Nouvelle-Écosse, où il était chargé d'un cours de mécanique de marine portant sur l'entretien et la réparation des moteurs diesel, des systèmes hydrauliques, des pompes et de la tuyauterie et des systèmes de réfrigération, ainsi que sur le soudage et d'autres aspects de la mécanique de machines marines. M. Smith a exprimé l'avis que les compétences qu'il a acquises comme instructeur d'ajustement de marine étaient très pertinentes par rapport aux fonctions du chef mécanicien sur un traversier. Au collège, il a suivi les cours de soudure de niveaux I et II nécessaires pour enseigner les procédés élémentaires de soudage. À son avis, ces compétences et connaissances sont particulièrement utiles, que l'on travaille sur une plate-forme de forage, un navire roulier ou un autre type de navire.

[67] En 1995, M. Smith a été nommé chef mécanicien sur le HLV Svanen (navire pour poids lourds), poste qui exigeait de posséder un certificat de mécanicien de première classe. Il agissait comme surveillant du personnel de la salle des machines, qui comprenait un deuxième mécanicien, un électricien et un troisième mécanicien.

[68] À titre de chef mécanicien, c'est lui qui signait les rôles d'équipage et tenait le livret maritime qu'on trouve à bord de n'importe quel navire. Les heures travaillées sur le Svanen étaient considérées comme du temps de service en mer aux fins de l'obtention des certificats de mécanique supérieurs.

[69] Le Svanen est un navire automoteur pour poids lourds. Il transportait les composants de ponts nécessaires à la construction du pont reliant l'Î.-P.-É. au Nouveau-Brunswick, dont certains pesaient jusqu'à 8 200 tonnes. Le Svanen allait chercher les composants dans un port et les transportait jusqu'au chantier de construction. Les composants étaient ensuite soulevés et installés exactement à l'endroit voulu, ce qui exigeait une très grande précision. Ensuite, on allait chercher un autre composant et on suivait le même rituel. À la fin de chaque saison de construction, le Svanen franchissait une distance de 60 à 80 milles pour se rendre de Borden, dans l'Île-du-Prince-Édouard, à Georgetown, dans cette même province, où il était hivérisé.

[70] M. Smith a expliqué que le Svanen était doté de trois génératrices diesel qui alimentaient deux moteurs électriques de propulsion, deux propulseurs principaux qui étaient de gros moteurs électriques arrières et deux propulseurs d'étrave. À son avis, les moteurs et les systèmes de propulsion étaient semblables à ceux dont l'Acadia était muni.

[71] M. Smith a également comparé l'Acadia et le Svanen du point de vue technologique. L'Acadia a été construit en 1970 ou 1971 et avait donc une trentaine d'années. Par contraste, le Svanen a été construit en 1991 et est muni de beaucoup plus de matériel automatisé ou électronique. En outre, il est doté de tout le matériel nécessaire au positionnement dynamique par satellite.

[72] À l'heure actuelle, M. Smith est chef mécanicien sur le CAT. Il a indiqué que Steve Brewer, un Afro-Canadien, travaille comme matelot de pont sur le CAT. Avant d'être embauché par Bay Ferries en 1997, M. Brewer travaillait chez Marine Atlantique. Cal Smith, un autre Afro-Canadien qui travaillait chez Marine Atlantique, a été embauché par Bay Ferries en 1997. Il travaille dans les cuisines du CAT. Stephen Johnson, un autochtone, est navigateur sur le CAT depuis 1998. M. Smith n'était pas sûr que M. Johnson ait travaillé chez Marine Atlantique mais, selon lui, c'était possible.

[73] M. Lincoln n'a jamais travaillé avec M. Smith et ne le connaît pas. Après avoir pris connaissance de son curriculum vitæ, M. Lincoln a conclu qu'il était plus compétent que M. Smith. M. Lincoln justifiait de 17 années d'expérience à bord de l'Acadia, tandis que M. Smith n'avait jamais travaillé sur ce navire. Le Bluenose était un navire tout à fait différent de l'Acadia, selon M. Lincoln.

[74] M. Lincoln a minimisé l'expérience de M. Smith sur le Svanen. À son avis, on ne peut comparer les deux bâtiments. Le Svanen n'est pas un navire. On pourrait tout au plus le qualifier de grande barge. M. Lincoln n'est jamais monté à bord du Svanen et n'a jamais vu le bâtiment de ses propres yeux; il s'est plutôt fait une opinion en se fondant sur des photographies qu'il a vues, sur ce que quelqu'un ayant travaillé à bord du Svanen lui a dit et sur le fait que celui-ci est répertorié comme une barge-grue dans le Fairplay Ships Register.

[75] M. Lincoln a accordé peu d'importance à l'expérience acquise par M. Smith à titre d'instructeur d'ajustement de marine au collège communautaire de la Nouvelle-Écosse. Selon lui, les cours qu'offre ce collège visent à préparer les étudiants en vue du certificat de mécanicien de quatrième classe et ne présentent aucun intérêt ni aucune pertinence par rapport au poste de chef mécanicien sur l'Acadia. À son avis, l'expérience acquise par M. Smith chez Bow Valley n'était pas non plus pertinente.

[76] MM. Cormier et Stevenson ont vu dans M. Smith un candidat très attrayant. Il avait déjà travaillé sur les traversiers de Marine Atlantique et sur le Scotia Prince. Il avait navigué sur différents types de navires et connu différents styles de gestion. Son expérience de l'enseignement était un facteur très pertinent aux yeux de Bay Ferries, pour qui les aptitudes en organisation et communication représentaient une dimension supplémentaire. Sa connaissance des machines et du matériel nécessaires pour enseigner, ainsi que sa formation en soudage et en hydraulique, étaient elles aussi considérées comme très utiles pour un chef mécanicien. Autre élément important : un autre candidat, Chris Kenney, avait lors de son entrevue recommandé fortement Gary Smith à l'époque où tous les deux étaient en compétition pour le poste de chef mécanicien sur le Bluenose.

[77] M. Cormier a convenu que M. Lincoln possédait plus d'années d'expérience comme chef mécanicien sur l'Acadia. M. Smith n'avait jamais travaillé sur l'Acadia. Toutefois, à son avis, les fonctions du chef mécanicien du Svanen étaient comparables à celles de chef mécanicien sur un autre navire, qu'il s'agisse d'un navire roulier ou d'un autre type de bâtiment. C'était d'autant plus vrai que le Svanen constituait le rouage le plus important dans l'aménagement du lien fixe. M. Smith était directement responsable de la surveillance et de l'entretien des systèmes sur le Svanen.

[78] Selon M. Stevenson, plus un mécanicien a une expérience diversifiée en termes de types de machines, plus il est en mesure de résoudre un problème. À son avis, le fait que M. Smith n'avait jamais travaillé sur l'Acadia et que M. Lincoln possédait 17 années d'expérience sur ce navire n'était pas un élément crucial. Si Bay Ferries avait embauché en fonction d'un navire particulier, l'expérience acquise à bord du navire en question aurait constitué l'un des principaux critères d'évaluation. Cependant, Bay Ferries faisait son embauche en fonction de toute sa flotte.

[79] D'après l'expérience de M. Stevenson, il n'est pas nécessaire qu'un chef mécanicien passe 17 ans à bord d'un navire pour bien connaître le fonctionnement des divers systèmes. La plupart des chefs mécaniciens ou des mécaniciens travaillent à bord de trois ou quatre navires différents chaque année; on s'attend d'eux qu'ils acquièrent en très peu de temps une connaissance élémentaire des machines dont chaque navire est doté.

C. M. Lincoln comparativement à M. Hamilton

[80] Rob Hamilton n'a pas témoigné à l'audience. Selon son curriculum vitæ, il a travaillé comme graisseur (ASM) de 1973 à 1975 chez Atlantic Towing Ltd., entreprise spécialisée dans les excursions de remorquage au pays et à l'étranger. En 1975, il a joint Universal Sales à titre de mécanicien stagiaire au service de réusinage des moteurs. Son stage, d'une durée de 18 mois, portait sur tous les aspects du réusinage des moteurs. En 1975, il est retourné travailler comme graisseur chez Atlantic Towing, où il a gravi les échelons et accédé au poste de chef mécanicien. Il est demeuré au service de cette entreprise jusqu'en 1990, année où il a joint Marine Atlantique comme chef mécanicien. Il a travaillé comme chef de relève sur cinq navires rouliers : l'Abegweit, le Vacationland, le Marine Evangeline, le Grand Manan 5 et l'Acadia. L'Abegweit, le Vacationland et le Marine Evangeline sont des traversiers qui se comparent à l'Acadia. M. Hamilton possède un certificat de mécanicien de première classe qu'il semble avoir obtenu en 1989 ou 1990, bien que la preuve à cet égard ne soit pas claire.

[81] M. Hamilton possède également des diplômes en gestion des performances et en électronique élémentaire. De plus, il a une formation et de l'expérience pour ce qui est du programme informatique Amos servant à l'entretien périodique des machines et du matériel des navires. Enfin, il est titulaire d'un brevet en enseignement supérieur et travail.

[82] En 1995, M. Hamilton a quitté Marine Atlantique parce qu'il n'approuvait pas les pratiques de gestion de l'entreprise. Il est allé travailler au Collège communautaire du Nouveau-Brunswick, où il a élaboré le programme de mécanique de marine et enseigné dans le cadre de ce programme jusqu'à ce qu'il entre au service de Bay Ferries.

[83] M. Lincoln connaissait Rob Hamilton, qui avait travaillé comme chef de relève sur l'Acadia. Selon lui, M. Hamilton a travaillé comme chef de relève sur l'Acadia moins de deux ans en tout et pour tout. M. Lincoln a surtout insisté sur le fait que l'expérience acquise par M. Hamilton à bord d'autres navires n'était pas du tout comparable à son expérience et à ses connaissances. Pour ce qui est de l'expérience de M. Hamilton comme enseignant, M. Lincoln croyait comprendre qu'il avait enseigné dans le cadre du programme de mécanique de marine aux étudiants de première année, ce qui ne représentait pas à son avis une expérience particulièrement pertinente par rapport au rôle de chef mécanicien.

[84] M. Cormier a expliqué qu'il avait embauché M. Hamilton parce que celui-ci avait travaillé pour lui sur le Grand Manan 5 et qu'il connaissait bien ses compétences et connaissances. Il possédait une expérience bien équilibrée, avait travaillé pendant un certain nombre d'années sur différents navires et pour diverses sociétés publiques ou privées, ce qui lui avait permis de connaître différents styles de gestion. Ayant travaillé sur l'Acadia, il connaissait le navire. Le fait qu'il ait enseigné dans le cadre du programme de mécanique de marine lui avait permis de se familiariser avec les questions de réglementation et le matériel de navigation. Ces fonctions lui avaient également permis d'acquérir de bonnes aptitudes en communication et organisation. Il avait quitté Marine Atlantique deux ans auparavant parce qu'il n'aimait pas les pratiques de gestion de l'entreprise. De l'avis de M. Cormier, M. Hamilton était quelqu'un qui serait en faveur d'un changement dans le style de gestion et la culture de l'entreprise.

[85] M. Cormier a nié que Bay Ferries n'ait pas embauché M. Lincoln comme chef mécanicien en raison de sa race ou de la couleur de sa peau. Il a prétendu que Bay Ferries recrutait les candidats les plus compétents qu'elle pouvait trouver. Selon lui, l'offre qu'il avait faite à M. Lincoln ne représentait pas un recul dans sa carrière. Il a convenu qu'on n'avait pas offert à M. Lincoln le poste de chef mécanicien, mais il a précisé que ce dernier aurait touché un salaire comparable. M. Cormier a également reconnu que Bay Ferries ne pouvait à l'époque garantir qu'elle allait faire l'acquisition d'un navire comme le CAT. Cependant, comme il l'a fait remarquer, Bay Ferries n'était pas en mesure de garantir à tout nouvel employé où il serait dans 12 mois. M. Cormier pouvait tout au plus expliquer ce qui allait selon lui se passer. C'était ce qu'il avait fait avec M. Lincoln.

X. DEMANDE D'EMPLOI PRÉSENTÉE À BRITISH COLUMBIA FERRIES

A. Processus de sélection, entrevue et rejet de la demande d'emploi

[86] Pour la première fois en 17 ans, M. Lincoln était en chômage. Il avait décidé de tourner la page de l'Acadia, mais il désirait continuer de travailler dans le secteur de la marine. Le 1er avril 1997, il a communiqué avec la British Columbia Ferry Corporation parce qu'il s'agissait d'une grande entreprise de traversiers pour passagers, une société d'État comme Marine Atlantique où les postes de travail étaient d'une durée de huit heures. Il s'est entretenu avec Mme Blake, du service des ressources humaines, qui l'a informé que B.C. Ferries était à la recherche de mécaniciens de première classe pour travailler à divers endroits. On exigeait que les candidats possèdent un certificat de mécanicien de première classe et une expérience récente comme officier mécanicien de quart principal.

[87] M. Lincoln a postulé le poste d'officier mécanicien de première classe, navire à moteur. Sa demande a été acceptée. Le processus de sélection comportait un certain nombre d'étapes. D'abord, il fallait réussir un examen écrit. L'étape suivante consistait en une entrevue technique. Les candidats qui franchissaient cette deuxième étape étaient convoqués à une autre entrevue. Il fallait également fournir les noms de trois surveillants actuels ou antérieurs pouvant fournir des références.

[88] M. Lincoln a réussi l'examen écrit et a été convoqué à l'examen oral, qui s'est tenu le 28 mai 1997 en Colombie-Britannique. Il a été interviewé par un comité formé de Wayne Ralph, le surintendant, Ingénierie de la flotte, chez B.C. Ferries, de Brian Greig, un officier mécanicien en chef, et Grant Locke. M. Lincoln était satisfait de l'entrevue; à la fin, il a fourni une liste de six personnes pouvant fournir des références personnelles et professionnelles à son sujet.

[89] M. Lincoln a dit avoir reçu le lendemain un appel de Wayne Ralph, qui l'a informé qu'il avait réussi l'examen oral et qu'il devait se présenter cet après-midi-là au bureau des ressources humaines de B.C. Ferries pour la prochaine entrevue. M. Lincoln a alors été interviewé par Martin O'Connor, du service des ressources humaines, et Rusty Deshmuckh, le directeur technique des liaisons du sud. L'entrevue a été brève (une demi-heure environ). M. Lincoln était d'avis qu'elle s'était bien déroulée. À la fin, Martin O'Connor lui a demandé quelles étaient ses préférences. M. Lincoln lui a dit qu'il aimerait être affecté à l'Île de Vancouver puisque B.C. Ferries exploitait les nouveaux traversiers haute vitesse depuis Nanaimo. Selon le témoignage de M. Lincoln, M. O'Connor lui a indiqué qu'il recevrait une offre de B.C. Ferries dans les sept à dix jours. Ce ne serait peut-être pas l'offre que M. Lincoln espérait; toutefois, M. O'Connor lui a recommandé de l'accepter afin de pouvoir mettre un pied dans l'entreprise.

[90] M. Lincoln est retourné à son hôtel. Il a alors téléphoné à Patricia Phee, l'enquêteuse de la CCDP, pour lui dire que B.C. Ferries lui ferait une offre. Il a également téléphoné à Bud Harbidge, le vice-président des ressources humaines chez Marine Atlantique, qui était l'une des personnes dont il avait donné le nom pour l'obtention de références, ainsi qu'à sa femme pour leur dire qu'il allait recevoir une offre.

[91] Vers la fin de l'après-midi du vendredi 30 mai 1997, Wayne Ralph a téléphoné à M. Lincoln pour lui dire que sa candidature n'avait pas été retenue pour l'emploi parce qu'il avait échoué l'entrevue technique. M. Lincoln n'en croyait pas ses oreilles. Il a dit à M. Ralph que M. O'Connor lui avait affirmé qu'il recevrait une offre. M. Ralph a rétorqué qu'il avait dû se méprendre. Il a indiqué à M. Lincoln que ses capacités de diagnostic au sujet des purificateurs de bord n'étaient pas à la hauteur. Il lui a également dit que le fait d'avoir travaillé sur trois navires en 17 ans ne représentait pas une expérience suffisante pour occuper le poste de chef mécanicien sur un gros navire. En outre, M. Lincoln n'avait pas un bon dossier et M. Ralph savait pourquoi il n'avait inscrit aucun nom de chef mécanicien dans sa liste de personnes pouvant fournir des références. Lorsque M. Lincoln a demandé à M. Ralph s'il avait vérifié ses références, celui-ci a répondu par la négative, précisant que l'entreprise avait ses propres sources, sans toutefois donner de précisions. Enfin, M. Ralph a dit ne pas avoir apprécié que M. Lincoln ait dit à d'autres qu'il avait déjà obtenu un poste chez B.C. Ferries; il lui a demandé s'il s'imaginait qu'il était possible de prendre un poste sans y avoir été nommé.

[92] Dans son témoignage, M. Lincoln a précisé qu'en tant que chef mécanicien, il avait fourni uniquement les noms de surveillants et non ceux d'autres chefs mécaniciens comme références. Toutefois, il n'a pas expliqué cela à M. Ralph parce qu'il était trop fâché.

[93] M. Lincoln a rappelé M. Ralph le lendemain matin (samedi 30 mai 1997) à sa résidence. Il lui a demandé à qui il s'était adressé pour obtenir des références. M. Ralph lui a dit qu'il avait tenté en vain de communiquer avec l'une des personnes mentionnées dans sa liste et qu'il avait finalement parlé à Mark Lewis, qui lui avait fourni de bonnes références.

B. Retour de la Colombie-Britannique

[94] M. Lincoln a d'abord cru qu'il n'avait pas obtenu l'emploi à cause de Mark Lewis. À son retour de la Colombie-Britannique, il a téléphoné à M. Lewis. Il était en proie à la colère. Il a demandé à M. Lewis ce qu'il avait dit à M. Ralph. M. Lewis a indiqué à M. Lincoln qu'il avait donné de très bonnes références. M. Lincoln lui a dit que B.C. Ferries avait retiré son offre d'emploi après sa conversation avec M. Ralph.

[95] M. Lewis était très préoccupé par ce que M. Lincoln lui avait dit et a écrit à M. Ralph le 13 juin 1997 pour l'informer de l'accusation de M. Lincoln. Dans sa lettre, M. Lewis a dit n'avoir jamais indiqué ou donné l'impression au cours de la conversation que M. Lincoln n'était pas en mesure d'exercer les fonctions de chef mécanicien. Il a ajouté qu'il croyait avoir réussi à dissiper ses préoccupations à propos du manque d'expérience de M. Lincoln sur d'autres navires en précisant que celui-ci apprenait rapidement et était compétent pour diagnostiquer les pannes. Il a terminé sa lettre en disant qu'il aurait espéré que tout renseignement fourni ayant pu influencer de façon négative les chances de M. Lincoln d'obtenir un emploi chez B.C. Ferries serait demeuré confidentiel.

[96] Dans sa réponse en date du 15 juillet 1997 à Mark Lewis, M. Ralph a indiqué que B.C. Ferries n'avait pas embauché M. Lincoln parce qu'il avait échoué l'évaluation orale et non en raison des références que M. Lewis lui avait fournies au téléphone. Il a ajouté qu'on n'avait fait à M. Lincoln aucune offre d'emploi qu'on avait ensuite retirée. Il y avait méprise de la part de M. Lincoln.

[97] Ayant reçu copie de cette lettre, M. Lincoln a lui aussi écrit à M. Ralph le 13 juillet 1997. Dans sa lettre, M. Lincoln a indiqué, entre autres, qu'il était impossible qu'il ait échoué l'évaluation orale et que, si tel avait été le cas, il n'aurait pas été convoqué à l'entrevue suivante comme le voulait la procédure de sélection.

[98] M. Lincoln a déposé en preuve un document intitulé [Traduction] Évaluation de Timothy Lincoln - chef mécanicien - navire de taille intermédiaire, rempli par le comité composé de M. Ralph, de M. Greig et de M. Locke. Les questions posées à M. Lincoln sont indiquées dans ce document avec la mention réussi ou échec à ses réponses. Sur la première page, on peut lire échec, pas d'offre; plus loin dans le document, on trouve la mention échec en regard des questions 3.a, 3.b et 3.c (sauf pour une sous-question).

[99] Il ressort clairement de cette lettre et de son témoignage à l'audience que M. Lincoln ne reconnaît pas avoir échoué l'évaluation orale. Lors de son témoignage, M. Lincoln a passé en revue certaines des questions du sommaire de l'évaluation orale pour démontrer que les réponses que le jury a jugées mauvaises auraient dû être considérées bonnes.

[100] Lors de son témoignage, Mark Lewis a indiqué que le téléphone avait sonné le 28 ou 29 mai 1997 dans la salle du capitaine. L'interlocuteur demandait s'il pouvait parler au capitaine MacPherson. Puisque le capitaine MacPherson n'y était pas, M. Lewis a pris l'appel et conversé avec Wayne Ralph. M. Ralph a dit qu'il aurait aimé parler au capitaine; toutefois, il a demandé à M. Lewis si, à titre de chef mécanicien, il serait disposé à donner des références au sujet de M. Lincoln.

[101] Durant la conversation, M. Ralph a mentionné le fait que M. Lincoln n'avait pas acquis une expérience diversifiée sur différents navires, ce qu'il avait présumément constaté à la lecture de son curriculum vitæ. M. Lewis a dit avoir indiqué à M. Ralph que M. Lincoln était un bon ouvrier général et qu'il apprenait rapidement. L'entretien a duré environ cinq minutes.

[102] M. Lewis estimait avoir donné de bonnes références et réussi à dissiper les inquiétudes de M. Ralph relativement au manque d'expérience de M. Lincoln. M. Ralph ne lui a pas dit que l'entreprise avait offert un emploi à M. Lincoln. M. Lewis n'a dit à personne d'autre que M. Lincoln avait un emploi. Il a parlé au capitaine MacPherson, à qui il a dit croire que M. Lincoln avait une bonne chance d'obtenir un emploi chez B.C. Ferries. M. Lewis a également affirmé qu'il n'avait pas dit à Gerry Stevenson que M. Lincoln avait un emploi chez B.C. Ferries. En fait, M. Lewis ne se souvient pas que M. Stevenson ait été à bord de l'Acadia ce jour-là.

[103] Roy MacPherson était le capitaine de service sur l'Acadia lorsque B.C. Ferries a téléphoné. Comme il n'était pas disponible, c'est Mark Lewis qui a pris l'appel. M. MacPherson a affirmé que M. Lewis lui avait parlé après la conversation et qu'il lui avait dit que tout se passait bien. Il a déduit que les choses allaient bien pour M. Lincoln dans le processus de sélection.

[104] Lors de son témoignage, M. Lincoln a dit ne plus croire que M. Lewis ait donné de mauvaises références. D'après son interprétation de l'entretien de M. Lewis avec M. Ralph, les références n'étaient ni excellentes ni mauvaises. Cependant, le fait que M. Lewis ait précisé dans sa lettre à M. Ralph qu'il aurait dû considérer certaines choses comme confidentielles l'a tracassé. M. Lewis a expliqué qu'il avait voulu faire remarquer à M. Ralph que tout ce qu'il avait dit aurait dû être considéré comme confidentiel, sans plus.

[105] Croyant finalement que M. Lewis n'était pas à blâmer, M. Lincoln a ensuite pensé que Gerry Stevenson pouvait avoir quelque chose à voir avec le fait qu'il n'avait pas obtenu d'emploi chez B.C. Ferries. M. Lincoln a reconnu à l'audience que cette opinion ne reposait sur aucun fondement factuel. C'était une intuition. Il a dit n'avoir aucune donnée factuelle indiquant que M. Stevenson était à bord de l'Acadia lorsque M. Lewis a parlé au téléphone avec M. Ralph.

[106] Les soupçons de M. Lincoln à l'égard de M. Stevenson ont été accentués par certains commentaires désobligeants en réponse au rapport d'enquête de la Commission selon lequel recommendait que sa plainte devrait être rejetée. Dans sa lettre du 20 juillet 1999 à la Commission, M. Lincoln, tout en critiquant vertement le rapport d'enquête et la façon dont l'enquête avait été menée, a accusé Bay Ferries et plus particulièrement Gerry Stevenson de racisme. M. Lincoln a dit avoir fait cette allégation contre Bay Ferries parce que, pour le paraphraser, Bay Ferries avait fait maison nette en se départissant de tous les membres des minorités visibles qui travaillaient dans la salle des machines et ne s'était conformée ni à l'appel de propositions ni à la Loi sur l'équité en matière d'emploi. M. Lincoln a dirigé ses soupçons vers Gerry Stevenson parce que c'était lui, à son avis, qui avait mené l'entrevue technique et parce qu'il avait constaté que c'était lui qui, en dernier ressort, prenait la plupart des décisions en matière d'embauche pour ce qui est de la salle des machines de l'Acadia.

[107] Les soupçons de M. Lincoln quant au rôle de M. Stevenson dans le rejet de sa demande d'embauche par B.C. Ferries ont donné lieu à un incident sur l'Acadia au début de septembre 2001, juste avant le début de l'audience en l'espèce. Apercevant M. Stevenson sur l'Acadia, M. Lincoln lui a fait signe de venir le retrouver. Lorsqu'il s'est approché, M. Stevenson n'a pas reconnu M. Lincoln et ce n'est qu'après quelques secondes qu'il est allé le trouver. À ce moment-là, M. Lincoln l'a menacé, disant qu'il le tuerait ainsi que sa famille s'il découvrait qu'il avait donné de mauvaises références. Peu après cet incident, M. Lincoln a demandé à son avocat d'écrire à l'avocat de Bay Ferries pour présenter des excuses en son nom. M. Lincoln ne s'est jamais excusé directement auprès de M. Stevenson.

[108] M. Lincoln a dit à trois personnes qu'il recevrait une offre d'emploi de B.C. Ferries : Patricia McPhee, de la Commission, Bud Harbidge, l'une des personnes mentionnées dans sa liste de références, et sa femme. Il a convenu qu'aucune d'entre elles n'aurait téléphoné à B.C. Ferries pour donner de mauvaises références.

[109] M. Cormier a dit n'avoir jamais communiqué avec B.C. Ferries. Bud Harbidge lui a téléphoné pour lui dire que M. Lincoln lui avait raconté que, selon lui, quelqu'un chez Bay Ferries avait donné de mauvaises références. M. Harbidge a demandé à M. Cormier s'il avait parlé à quelqu'un chez B.C. Ferries. M. Cormier a répondu par la négative tout en précisant qu'il enquêterait sur cette allégation. Il n'appréciait pas que quelqu'un puisse donner de mauvaises références à propos de M. Lincoln, et ce d'autant plus que Bay Ferries avait une opinion favorable à son sujet.

[110] M. Cormier est monté sur l'Acadia pour faire son enquête. On lui a dit qu'un représentant de B.C. Ferries avait téléphoné pour parler au capitaine MacPherson, l'une des personnes mentionnées par M. Lincoln, mais qu'il s'était finalement entretenu avec Mark Lewis. M. Cormier a demandé à M. Lewis s'il avait donné de mauvaises références au sujet de M. Lincoln. M. Lewis a dit à M. Cormier qu'il croyait avoir fourni de bonnes références. M. Cormier a cru cela, sachant que M. Lewis et M. Lincoln étaient de bons amis et que M. Lewis n'avait aucune raison d'agir autrement.

[111] Au cours de son témoignage, M. Stevenson a affirmé qu'il ne savait pas que M. Lincoln avait postulé un emploi chez B.C. Ferries. Il a également déclaré qu'il n'avait pas téléphoné à B.C. Ferries et qu'il n'avait jamais parlé à Wayne Ralph, qu'il ne connaissait pas. Sa dernière conversation avec des représentants de B.C. Ferries avait eu lieu après une réunion de l'Association canadienne des opérateurs de traversiers en 1992 ou 1993. Il a déclaré de façon non équivoque qu'il n'avait jamais parlé avec M. Lewis au sujet de M. Lincoln à ce moment-là ou à un autre moment et qu'il n'avait pas non plus parlé avec qui que ce soit chez NFL ou B.C. Ferries à ce sujet.

[112] Sandra Smith-Muir, la directrice régionale de la Commission à Halifax, a été citée comme témoin par Bay Ferries. À l'époque elle était agente des droits de la personne et a travaillé sur l'enquête de la plainte de M. Lincoln. Au cours de son enquête, Mme Smith-Muir a interrogé au téléphone Bud Harbidge, Martin O'Connor et Wayne Ralph. Elle a alors pris des notes que le Tribunal a admises sous réserve de leur importance, l'avocat du plaignant ayant soulevé des objections. Les notes concernant ces conversations téléphoniques et particulièrement celles avec Wayne Ralph et Martin O'Connor soulèvent un importante problème de crédibilité. Ce Tribunal peut admettre une preuve par ouï-dire, mais il ne devrait y accorder aucun poids s'il est manifestement injuste de le faire. Les notes de Mme Smith-Muir constituent du ouï-dire. Bud Harbidge, Wayne Ralph et Martin O'Connor ne peuvent être contre-interrogés au sujet de leurs affirmations. À mon avis, il serait très préjudiciable au plaignant d'accorder un poids quelconque à cette preuve, et j'ai renoncé à le faire.

[113] Le plaignant et l'intimée ont tous deux émis un subpoena à Wayne Ralph. À l'audience, les deux parties ont informé le Tribunal qu'elles n'avaient pas l'intention d'appeler Wayne Ralph à comparaître, ce qu'elles n'ont d'ailleurs pas fait.

[114] Le plaignant a également assigné Brian Greig à comparaître. M. Greig travaille actuellement chez Secunda et réside dans la région. Il n'a pas été en mesure de comparaître durant la première semaine de l'audience; le calendrier de l'audience a été adapté afin de lui permettre de comparaître devant le Tribunal dans la deuxième semaine.

[115] M. Lincoln a dit avoir discuté à plusieurs occasions avec M. Greig de la demande qu'il avait présentée à B.C. Ferries et qu'il lui avait fait part de ses théories quant à ce qui s'était produit. M. Greig faisait partie du comité de sélection chargé de l'évaluation technique à laquelle M. Lincoln avait été soumis. Cependant, le 10 octobre 2001, l'avocat du plaignant a informé le Tribunal que M. Greig ne serait pas cité comme témoin.

XI. QUAND BAY FERRIES A-T-ELLE APPRIS QUE M. LINCOLN AVAIT PORTÉ PLAINTE?

[116] La plainte de M. Lincoln est datée du 21 avril 1997. M. Cormier a affirmé lors de son témoignage que le siège social l'a informé de la plainte dès qu'elle a été déposée. La Commission a écrit à Bay Ferries le 25 avril 1997 pour l'informer de la plainte et lui demander d'y répondre, ce qu'a fait l'avocat de Bay Ferries.

[117] Pour ce qui est de M. Stevenson, M. Cormier a indiqué dans son témoignage qu'il ne se rappelait pas lui avoir dit qu'une plainte avait été déposée, mais qu'il l'a vraisemblablement appris dans les jours qui ont suivi. Le souvenir de M. Stevenson est très vague. Il ne se souvient pas quand il a appris la chose.

XII. DÉCISION

A. La plainte au regard de l'article 7

[118] Dans le cas d'une plainte relative aux droits de la personne, il incombe à la partie plaignante d'établir une preuve prima facie de discrimination. Le cas échéant, il revient à la partie intimée de fournir une explication raisonnable de ses actes. La preuve prima facie est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la partie plaignante, en l'absence de réplique de la partie intimée (1). Si la partie intimée fournit une explication, il incombe ensuite à la partie plaignante de démontrer qu'elle n'était pas raisonnable et ne constituait qu'un prétexte et que les actes de la partie intimée étaient vraiment motivés par des considérations discriminatoires (2).

[119] Dans le cas d'une plainte de discrimination raciale comme celle qui nous occupe, on dispose rarement de preuves directes. Par conséquent, certains tribunaux des droits de la personne ont proposé de recourir à un critère multiple pour déterminer si la partie plaignante a établi une preuve prima facie (3). Au regard de ce critère, M. Lincoln a soutenu qu'il avait établi une preuve prima facie. Il a également soutenu que l'explication fournie par Bay Ferries ne résiste pas à l'examen et n'est qu'un prétexte pour justifier ses actes discriminatoires.

[120] En ce qui concerne la preuve prima facie, M. Lincoln a soutenu qu'il avait postulé le poste de chef mécanicien sur l'Acadia. Il désirait continuer d'occuper le poste qu'il avait chez Marine Atlantique. Il a fait valoir qu'il était tout aussi compétent, voire plus compétent, que les chefs mécaniciens que Bay Ferries a recrutés pour l'Acadia, qui étaient tous de race blanche. Si ces affirmations s'avèrent fondées et que Bay Ferries ne fournit pas d'explication, M. Lincoln aura gain de cause.

[121] À mon avis, la plainte de M. Lincoln sera fondée dans la mesure où celui-ci était tout aussi compétent, voire plus compétent, que les candidats retenus. Cela nous amène à la question suivante : quelles qualités Bay Ferries recherchait-elle chez un chef mécanicien?

[122] Selon l'annonce que Bay Ferries a fait paraître dans les journaux, la société cherchait à recruter des mécaniciens de marine expérimentés ayant au moins un certificat de mécanicien de quatrième classe et de l'expérience sur les traversiers. Le questionnaire d'entrevue fournit d'autres paramètres : antécédents de travail et expérience, style de gestion, initiatives de réduction des coûts, points forts et faiblesses et abus de substances psychoactives sur l'Acadia. Ce sont là quelques éléments de preuve quant aux critères de sélection, mais le tableau est loin d'être complet. La preuve relative aux critères sur lesquels Bay Ferries s'est basée pour choisir ses mécaniciens est encore plus pertinente.

[123] L'affirmation de M. Lincoln voulant qu'il soit le plus compétent était fondée sur son opinion que Bay Ferries cherchait pour l'Acadia un mécanicien ayant une expérience concrète du travail. À ses yeux, cela voulait dire un mécanicien qui connaissait très bien la salle des machines du navire. Il était cette personne puisqu'il avait 17 ans d'expérience sur l'Acadia, dont dix comme mécanicien mettant la main à la pâte lorsqu'il s'agissait de réparer et d'entretenir les machines et le matériel.

[124] M. Cormier et M. Stevenson ont convenu que l'expérience concrète ou pratique était un facteur important dans le sens où le chef mécanicien devait posséder d'excellentes connaissances techniques. Toutefois, Bay Ferries voulait également que le chef mécanicien demeure dans la salle des machines plutôt que de surveiller à partir d'un bureau sur le pont. Cela dit, l'expérience pratique n'était pas le critère fondamental. Bay Ferries voulait modifier radicalement le style de gestion et la culture d'entreprise qui avaient prévalu chez Marine Atlantique. En outre, Bay Ferries voulait que les chefs mécaniciens embauchés puissent travailler sur n'importe lequel des navires qui étaient en service ou dont elle ferait l'acquisition éventuellement, plutôt que sur un navire particulier.

[125] Pour répondre à ces objectifs, il fallait que non seulement le candidat retenu possède les connaissances techniques nécessaires, mais aussi qu'il ait travaillé sur différents navires et connu différents styles de gestion. Il devait être un bon communicateur, faire montre de souplesse et être capable de s'adapter au changement. Les autres connaissances ou compétences relatives à la salle des machines seraient un atout.

[126] Le plan d'embauche qu'avait Bay Ferries pour l'Acadia consistait à recruter un ancien chef mécanicien de Marine Atlantique qui possédait ces qualités et qui assurerait la continuité durant la transition, ainsi qu'une personne de l'extérieur qui arriverait avec des idées neuves.

[127] Au regard de ces critères de sélection qu'avait Bay Ferries, comment M. Lincoln s'est-il classé par rapport aux autres candidats? Mark Lewis possédait 19 années d'expérience comme mécanicien de marine; il avait travaillé sur un certain nombre de navires et connu différents styles de gestion tant dans le secteur public que dans le secteur privé. M. Lincoln justifiait de 10 années d'expérience comme mécanicien et avait travaillé pendant 17 années pour le même employeur sur un seul et même navire. M. Lewis avait une formation d'ajusteur de marine; de plus, il avait suivi divers cours (usinage, tours, systèmes hydrauliques, outils à main, etc.), acquérant ainsi diverses connaissances utiles dans la salle des machines. M. Lincoln n'avait pas suivi de cours dans ces domaines. Il est vrai que M. Lincoln avait passé beaucoup plus de temps que M. Lewis dans la salle des machines; toutefois, comme l'a fait remarquer M. Stevenson, il n'est pas nécessaire de passer 17 ans sur un navire pour se familiariser avec les systèmes dont celui-ci est doté. M. Lewis travaillait sur l'Acadia comme chef mécanicien depuis 1988.

[128] Pour sa part, M. Smith avait travaillé de 1972 à 1983 chez Marine Atlantique où il avait occupé divers postes allant d'ASM à mécanicien de deuxième classe sur le Bluenose; en outre, il avait travaillé comme deuxième mécanicien sur le Scotia Prince. M. Smith n'avait jamais travaillé sur l'Acadia. M. Lincoln avait certes beaucoup plus d'expérience sur ce navire. M. Cormier et M. Stevenson estimaient tous deux que M. Smith était un candidat très intéressant. Il avait de l'expérience sur les traversiers, avait travaillé sur divers navires et avait connu différents styles de gestion. C'est lui qui était responsable d'entretenir le Svanen, qui était peut-être le rouage le plus important dans le projet du lien fixe. Le fait d'avoir enseigné dans un collège communautaire lui avait permis d'approfondir ses aptitudes en organisation et communication et d'approfondir sa connaissance des machines et du matériel de marine, du soudage, de l'hydraulique, etc., autant d'éléments pertinents pour un chef mécanicien.

[129] Enfin, il y a Rob Hamilton. M. Hamilton avait travaillé pour diverses sociétés de transport maritime. De 1990 à 1995, il avait été à l'emploi de Marine Atlantique, où il avait travaillé sur différents traversiers, notamment comme chef mécanicien de relève sur l'Acadia. M. Cormier avait travaillé avec M. Hamilton sur le traversier Grand Manan 5; par conséquent, il connaissait bien ses compétences. Il souhaitait depuis le début l'embaucher comme chef mécanicien chez Bay Ferries. M. Hamilton possédait une expérience bien équilibrée acquise sur un certain nombre de navires différents, au sein de diverses entreprises de même que sur l'Acadia. Il avait enseigné la mécanique de marine, ce qui lui avait permis d'acquérir certaines aptitudes et connaissances en communication.

[130] À mon avis, l'argument de M. Lincoln selon lequel il était tout aussi compétent, voire plus compétent, que les candidats retenus correspondait à une perception trop étroite de la situation. Il tient pour acquis que Bay Ferries recrutait en fonction de navires particuliers; selon lui, le facteur primordial, voire le seul facteur, constituait à déterminer lequel des quatre candidats avait le plus d'expérience sur l'Acadia et connaissait le mieux la salle des machines. Le champ d'intérêt de Bay Ferries était beaucoup plus vaste. Pour devenir rentable, il fallait modifier radicalement les façons de faire et recruter des cadres supérieurs ayant une vaste expérience et les qualités nécessaires pour opérer le changement voulu ou s'adapter au nouveau contexte.

[131] La question qu'il faut se poser est la suivante : les critères de sélection établis par Bay Ferries comme fondement de ses décisions en matière d'embauche étaient-ils raisonnables ou ne représentaient-ils qu'un prétexte pour masquer un acte discriminatoire.

[132] M. Lincoln a soutenu que c'était le cas. Il a cité un certain nombre d'exemples visant à démontrer que Bay Ferries avait en 1997 une explication différente de celle qu'elle a fournie à l'audience relativement au rejet de sa demande. Dans ses lettres des 12 juin 1997 et 19 août 1997 à la Commission, l'avocat de Bay Ferries affirme que la société désirait recruter à l'extérieur un des chefs mécaniciens de l'Acadia. Lorsque Gary Smith a été réaffecté au Bluenose, Bay Ferries se retrouvait avec un poste à combler sur l'Acadia. Cependant, Bay Ferries a embauché Rob Hamilton, un ex-employé de Marine Atlantique, qui avait quitté cet employeur à peine deux ans auparavant. Si Bay Ferries voulait changer la culture d'entreprise, elle n'aurait pas dû recruter pour l'Acadia deux anciens employés de Marine Atlantique.

[133] L'exemple suivant avait trait aux résultats obtenus par M. Lewis et M. Lincoln à l'entrevue technique. M. Lincoln a eu une bonne entrevue, si l'on fait abstraction de l'échange de vues avec M. Stevenson au sujet des portes étanches. Contrairement à M. Lincoln, M. Lewis ne connaissait pas le règlement. Pourquoi M. Lewis a-t-il été récompensé de son ignorance alors que M. Lincoln a été pénalisé. Selon M. Lincoln, la seule explication possible est la suivante : M. Cormier et particulièrement M. Stevenson n'étaient pas prêts à accepter que leur opinion soit mise en doute par une personne de couleur.

[134] M. Lincoln a également contesté l'explication de Bay Ferries voulant qu'elle souhaitait embaucher M. Lincoln mais qu'il avait besoin d'une période d'acclimatation. Elle désirait embaucher M. Lincoln à titre de chef mécanicien de relève sur le Bluenose, poste qu'il occuperait moins d'un an avant de devenir chef mécanicien. M. Lincoln a contesté l'explication voulant qu'il puisse acquérir aussi rapidement l'expérience vaste et diversifiée qu'il n'avait pas selon Bay Ferries.

[135] Bay Ferries a fourni des preuves cohérentes tant dans les deux lettres à la Commission que lors de l'audience quant aux raisons pour lesquelles elle avait préféré M. Lewis, M. Smith et M. Hamilton à M. Lincoln. De plus, même s'il avait quitté Marine Atlantique depuis peu, M. Hamilton était parti parce qu'il n'aimait pas les pratiques de gestion de l'entreprise. Lorsqu'on regarde les choses dans cette perspective, il est raisonnable de percevoir M. Hamilton comme une personne de l'extérieur capable de s'adapter au changement.

[136] Pour ce qui est des entrevues, on peut à première vue être perplexe quant aux raisons pour lesquelles la réponse de M. Lewis au sujet des portes étanches a été jugée plus acceptable. Toutefois, si l'on regarde les choses du point de vue de M. Stevenson, c'était une question de sécurité. À son avis, l'explication de M. Lincoln dénotait un manque de souplesse et peut-être une résistance au changement.

[137] En ce qui concerne le poste de chef de relève sur le Bluenose, Bay Ferries prévoyait que M. Lincoln l'occuperait brièvement et que ceci accomplirait plusieurs choses. Le Bluenose était un navire différent doté d'un équipage différent de celui de l'Acadia. M. Lincoln travaillerait avec M. Hausgaard, un chef mécanicien chevronné; il aurait ainsi l'occasion d'observer d'autres façons de faire. M. Lincoln pourrait aussi se familiariser avec la réglementation internationale, ce qui était essentiel puisqu'il devait devenir chef mécanicien sur le traversier haute vitesse assurant la liaison entre le Canada et les États-Unis.

(i) Conclusion

[138] À mon avis, les objectifs de Bay Ferries en matière de gestion et d'exploitation étaient légitimes et nécessaires pour exploiter avec succès les deux traversiers. J'estime également que les critères de sélection de Bay Ferries en ce qui touche le poste de chef mécanicien étaient nécessaires et raisonnables par rapport à ses objectifs et n'étaient pas un prétexte pour justifier un comportement discriminatoire. J'accepte l'explication de Bay Ferries voulant qu'elle ait recruté M. Lewis, M. Smith et M. Hamilton parce qu'ils étaient, selon ces critères de sélection, plus compétents que M. Lincoln pour occuper le poste de chef mécanicien sur l'Acadia.

[139] Par conséquent, j'ai conclu que M. Lincoln n'a pas établi de preuve prima facie de discrimination. La plainte de M. Lincoln voulant que Bay Ferries ait exercé une discrimination à son endroit et ainsi enfreint l'article 7 de la Loi est rejetée.

B. La plainte au regard de l'alinéa 14(1)c) et du paragraphe 14.1

[140] M. Lincoln a modifié sa plainte afin d'alléguer que Bay Ferries avait nui à sa tentative pour obtenir un emploi chez B.C. Ferries en dénigrant à tort ses compétences, contrevenant ainsi à l'alinéa 14(1)c) et au paragraphe 14.1 de la Loi. Cette allégation repose sur la prétention qu'un représentant inconnu de Bay Ferries a donné de mauvaises références, ce qui aurait amené B.C. Ferries à refuser de lui offrir un poste.

[141] En vertu de l'alinéa 14(1)c) de la Loi, le fait de harceler un individu constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite. Le paragraphe 14.1 précise que le fait, pour la personne visée par une plainte déposée en vertu de la Loi d'exercer des représailles contre le plaignant, constitue un acte discriminatoire.

[142] Essentiellement, M. Lincoln soutient qu'il a réussi l'examen écrit et les deux entrevues et qu'on lui a dit que B.C. Ferries lui offrirait un emploi dans les sept à dix jours. Il n'a pas obtenu l'emploi et a d'abord jeté le blâme sur Mark Lewis. Il s'est ensuite ravisé. Il ne peut dire qui chez Bay Ferries a donné de mauvaises références, bien qu'il soupçonne fortement que ce soit Gerry Stevenson. M. Lincoln admet que ce doute ne repose sur aucun fondement factuel, mais uniquement sur son intuition.

[143] M. Cormier a appris que M. Lincoln avait présenté une plainte relative aux droits de la personne presque immédiatement après le dépôt de celle-ci. M. Stevenson n'a pu se rappeler exactement à quel moment il a appris la nouvelle, mais M. Cormier croit qu'il a eu vent de la chose dans les jours qui ont suivi. Par conséquent M. Cormier et M. Stevenson étaient tous deux au courant que M. Lincoln avait présenté une plainte en matière de droits de la personne, avant ses entrevues chez B.C. Ferries.

[144] Lors de son témoignage, M. Cormier a affirmé qu'il n'avait jamais communiqué avec qui que ce soit chez B.C. Ferries à propos de M. Lincoln. M. Stevenson a déclaré qu'il ne savait pas que M. Lincoln avait postulé un emploi chez B.C. Ferries et qu'il n'avait jamais parlé à Wayne Ralph, qu'il ne connaissait pas. En fait, il n'avait parlé à personne chez B.C. Ferries depuis 1992 ou 1993. M. Lewis a dit qu'il n'avait jamais parlé à M. Stevenson à ce sujet.

[145] En outre, je ne suis pas convaincu du bien-fondé du raisonnement syllogistique de M. Lincoln. La principale prémisse de l'argument de M. Lincoln veut qu'il ait réussi l'évaluation orale. M. Lincoln se fonde sur le fait que le processus de sélection comportait plusieurs étapes. D'abord, il fallait réussir l'examen écrit, puis se soumettre à une évaluation orale et, éventuellement, à une deuxième évaluation orale. Par conséquent, il doit avoir réussi la première évaluation orale menée par M. Ralph, M. Greig et M. Locke, sans quoi il n'aurait pas été invité à se présenter à l'autre évaluation orale et il ne se serait pas fait dire par M. O'Connor qu'il recevrait une offre d'emploi.

[146] D'après la preuve, M. Ralph a téléphoné à M. Lincoln le 30 mai 1997 pour lui dire qu'on ne l'avait pas choisi parce qu'il avait échoué la première évaluation orale. Il lui a dit également qu'il ne connaissait pas suffisamment bien le fonctionnement des purificateurs de bord.

[147] M. Ralph a répété cela dans sa lettre à Mark Lewis en date du 15 juillet 1997. Il a également précisé dans cette lettre que M. Lincoln n'avait pas été embauché parce qu'il n'avait pas réussi l'évaluation orale, et non à cause des références données par M. Lewis. Il a également précisé que M. Lincoln n'a jamais reçu d'offre d'emploi qui aurait ensuite été retirée. Il y avait méprise de la part de M. Lincoln.

[148] À l'audience, M. Lincoln a passé en revue certaines des questions que comportait le questionnaire d'évaluation auxquelles il aurait, selon les annotations, mal répondu pour tenter de démontrer qu'il avait, au contraire, fourni de bonnes réponses. Il s'agit de questions très techniques; compte tenu des témoignages présentés, je ne suis pas en mesure de déterminer s'il a bien répondu, comme il le prétend, aux questions pour lesquelles on a inscrit qu'il a donné une mauvaise réponse.

[149] Il aurait été beaucoup plus utile du point de vue de la preuve que le plaignant ou l'intimée cite M. Ralph et M. O'Connor à comparaître. Toutefois, l'une et l'autre partie ont décidé de ne pas le faire. On peut dire la même chose au sujet de Brian Greig. Il faisait partie du comité qui a interrogé M. Lincoln lors de l'évaluation technique. À l'instar de M. Lincoln, il travaille chez Secunda et réside dans la région. M. Lincoln a discuté avec M. Greig à un certain nombre de reprises de la demande présentée à B.C. Ferries. M. Greig devait témoigner en faveur de M. Lincoln. Au cours de la dernière semaine de l'audience, l'avocat de M. Lincoln a informé le Tribunal que M. Greig ne témoignerait pas.

(i) Conclusion

[150] Bien qu'il n'existe aucune preuve quant aux raisons pour lesquelles M. Lincoln a été prié de se présenter à la deuxième évaluation orale, celui-ci n'a pas réussi la première évaluation orale selon la prépondérance de la preuve. À mon avis, c'est pour cette raison que B.C. Ferries n'a pas embauché M. Lincoln. Ce n'est pas parce que quelqu'un chez Bay Ferries voulait le harceler ou exercer à son endroit des représailles du fait qu'il avait présenté une plainte relative aux droits de la personne. En outre, il n'est pas suffisant, pour prouver le bien-fondé de la plainte déposée en vertu des deux dispositions citées de la Loi, que M. Lincoln affirme que quelqu'un chez Bay Ferries a dénigré ses compétences, ce qui a amené B.C. Ferries à rejeter sa demande d'emploi.

[151] Pour tous ces motifs, j'ai conclu que M. Lincoln n'a pas établi de preuve prima facie en vertu de l'alinéa 14(1)c) ou du paragraphe 14.1 de la Loi. Par conséquent, la plainte qu'il a présentée en vertu de ces deux dispositions est rejetée.

"Originale signée par"


J. Grant Sinclair, président

OTTAWA (Ontario)

Le 20 février 2002

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T613/0101

INTITULÉ DE LA CAUSE : Timothy Lincoln c. Bay Ferries Ltd.

LIEU DE L'AUDIENCE : Halifax (Nouvelle-Écosse)

(les 24, 25, 26 et 28 septembre 2001;

les 10 et 11 octobre 2001)

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 20 février 2002

ONT COMPARU :

Colin Bryson au nom du plaignant

John Mitchell au nom de Bay Ferries Ltd.

1. 1 Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, p. 208; Commission ontarienne des droits de la personne c. O'Mally, [1985] 2 R.C.S. 536, p. 558.

2. 2 Israeli c. Commission canadienne des droits de la personne et Commission de la fonction publique, (1983) 4 C.H.R.R. D/1616, D/1617.

3. 3 Shakes c. Rex Pak (1982) 3 C.H.R.R. D/1001, D/1002; et Israeli, précitée, D/1618.

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