Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE:

MAE PERLEY

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

BANDE DE TOBIQUE

l'intimée

DÉCISION SUR LA COMPÉTENCE

Décision no 1

2001/03/22

MEMBRE INSTRUCTEUR: Anne Mactavish, présidente

[1] Mae Perley a déposé une plainte contre son ex-employeur, la bande de Tobique. Dans sa plainte, Mme Perley allègue que la bande a exercé envers elle une discrimination fondée sur l'état matrimonial et la déficience. Plus particulièrement, elle allègue que la bande l'a traitée différemment, qu'elle a négligé de composer avec sa déficience et qu'elle a mis fin à son emploi, le tout en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[2] La bande de Tobique s'oppose à la poursuite des procédures pour le motif qu'il existe une crainte raisonnable de partialité institutionnelle à l'égard du Tribunal canadien des droits de la personne. Plus précisément, la bande fait valoir que le Tribunal ne jouit pas d'une indépendance institutionnelle suffisante pour assurer aux parties une audience équitable et impartiale.

[3] À cet égard, la bande se fonde sur la décision récente de la Cour fédérale dans Bell Canada c. ACET, Femmes Action et Commission canadienne des droits de la personne (Bell Canada)(1). Dans Bell Canada, Madame la juge Tremblay-Lamer, de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, a conclu que le Tribunal canadien des droits de la personne n'était pas un organisme indépendant et impartial du point de vue institutionnel puisque la Commission canadienne des droits de la personne a le pouvoir d'émettre des directives qui ont pour lui un effet obligatoire(2). La juge Tremblay-Lamer a également conclu que l'indépendance du Tribunal était compromise du fait qu'il faut obtenir l'agrément de son président pour qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi(3). Par conséquent, la juge Tremblay-Lamer a ordonné que l'on interrompe les procédures dans l'affaire Bell Canada jusqu'à ce que les problèmes qu'elle a soulevés en ce qui concerne le régime légal aient été réglés.

[4] La bande soutient que le régime légal considéré par la juge Tremblay-Lamer comme insuffisant pour assurer l'indépendance du Tribunal entre en jeu dans la présente instance et que, par conséquent, l'on devrait interrompre les procédures jusqu'à ce que les problèmes soulevés par la juge Tremblay-Lamer aient été résolus.

[5] La Commission canadienne des droits de la personne est d'avis que l'affaire Bell Canada diffère de la présente instance. Contrairement à Bell Canada, la présente instance n'est pas une affaire de parité salariale. Il n'existe pas de directives en vigueur qui pourraient entraver l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un ou plusieurs membres du Tribunal chargés d'instruire cette affaire. En outre, la Commission soutient qu'il est peu probable que le mandat d'un des membres instructeurs expire avant la fin de l'audience et que, par conséquent, la question de la prolongation du mandat d'un membre n'est pas susceptible de se poser. Enfin, la Commission est d'avis que la bande a renoncé implicitement à son droit de contester l'impartialité institutionnelle du Tribunal, étant donné que la bande n'a pas soulevé son objection à la première occasion.

[6] Mme Perley n'a pas présenté d'exposés à propos de ces questions.

I. Applicabilité de l'arrêt Bell Canada à la présente affaire

[7] Je suis d'avis que l'arrêt Bell Canada ne s'applique pas uniquement aux cas où la Commission a vraiment émis des directives conformément au paragraphe 27 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon la juge Tremblay-Lamer, le problème que posent les directives découle des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui confèrent à la Commission le pouvoir d'émettre des directives, et non de l'existence des directives proprement dites(4). Cette opinion est réitérée dans le dispositif du jugement de la juge Tremblay-Lamer :

[Traduction] Je conclus que le vice-président du Tribunal a commis une erreur de droit et n'était pas fondé à déterminer que le Tribunal était un organisme indépendant et impartial au regard du pouvoir de la Commission d'émettre des directives ayant un effet obligatoire pour le Tribunal ...(5) (je mets en italique)

[8] Le pouvoir de la Commission d'émettre des directives découle de la Loi. Ce pouvoir ne s'applique pas qu'aux affaires de parité salariale. La Loi canadienne sur les droits de la personne régit toutes les instances dont le Tribunal canadien des droits de la personne est saisi. Par conséquent, je suis d'avis que le jugement rendu dans l'affaire Bell Canada s'applique aux cas où il peut ne pas exister de directives.

[9] En ce qui concerne le pouvoir conféré au président du Tribunal de consentir à ce qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi, je ferai remarquer que la Loi canadienne sur les droits de la personne est loin d'être la seule à renfermer une disposition de ce genre. Il existe des dispositions similaires dans les lois habilitantes qui régissent de nombreux tribunaux administratifs(6). Néanmoins, la juge Tremblay-Lamer a conclu que le paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne porte atteinte au principe de l'inamovibilité des membres du Tribunal au point de compromettre son indépendance et son impartialité. Je suis liée par sa conclusion à cet égard.

[10] Je ne souscris pas à l'argument de la Commission qu'il est peu probable que le mandat d'un des membres chargés d'instruire cette affaire expire avant la fin de l'audience et que, par conséquent, la question de la prolongation du mandat d'un membre n'est pas susceptible de se poser. Le problème soulevé par la juge Tremblay-Lamer par rapport à la Loi ne concerne pas la façon dont le pouvoir discrétionnaire du président peut être exercé dans un cas particulier, mais plutôt l'existence du pouvoir discrétionnaire proprement dit (7).

[11] La juge Tremblay-Lamer a fait remarquer qu'il n'y a aucune garantie objective que les décisions antérieures ou courantes d'un membre dont le mandat est échu n'auraient pas d'effets négatifs sur le maintien en fonctions dudit membre. Selon l'analyse de la juge Tremblay-Lamer, on peut présumer que le fait qu'un membre sache qu'il pourrait être appelé ultérieurement à demander au président l'autorisation de terminer une affaire dont il a été saisi pourrait influencer la prise de décision du membre en question dans l'exercice de son mandat.

[12] Même si je concluais que la crainte à l'égard de l'indépendance des membres du Tribunal découle de l'exercice du pouvoir du président, je n'ai été saisie d'aucun élément de preuve indiquant quand le mandat des membres du Tribunal expirera; il n'existe donc aucun fondement probatoire qui me permettrait de conclure que le problème n'est pas susceptible de se poser. Si je devais prendre acte des mandats des membres du Tribunal, je conclurais que le mandat de la plupart d'entre eux doit en fait expirer au cours de la prochaine année - dès juin 2001 pour certains. Bien qu'aucun membre du Tribunal n'ait encore en l'espèce été affecté à l'audience sur le fond, il est loin d'être sûr, compte tenu du processus judiciaire, que la question de l'expiration du mandat ne se posera pas.

[13] Eu égard à ces motifs, je suis convaincue que l'arrêt Bell Canada s'applique en l'espèce.

II. La bande de Tobique a-t-elle renoncé implicitement à son droit de contester la compétence du Tribunal?

[14] La Commission soutient que la bande n'a pas soulevé la question de l'indépendance à la première occasion et que, de ce fait, elle a renoncé à son droit de s'opposer.

[15] Il est évident selon la jurisprudence que si une partie s'inquiète de l'indépendance d'un décideur, elle doit exprimer sa préoccupation à cet égard à la première occasion(8). Plusieurs raisons militent en faveur d'une telle ligne de conduite. Le fait de soulever une objection en temps opportun permet un règlement rapide du litige. De plus, les parties n'ont pas à engager inutilement des dépenses pour se préparer à une audience qui sera peut-être annulée à la dernière minute. Enfin, le fait de disposer rapidement d'une objection permet au Tribunal d'assurer une gestion plus efficace des cas, de déterminer les affectations de ses membres et de faire une utilisation optimale des ressources financées à même les deniers publics.

[16] Afin de déterminer si la bande est réputée avoir renoncé à son droit de contester la compétence du Tribunal pour le motif qu'il n'est pas suffisamment indépendant tant qu'institution, il convient d'examiner la chronologie des événements entourant cette affaire.

[17] Mme Perley a déposé sa plainte devant la Commission le 15 octobre 1997. La Commission a renvoyé la plainte au Tribunal au moyen d'une lettre en date du 16 janvier 2001. Le 24 janvier, dans le cadre de son processus de gestion des cas, le Tribunal a fait parvenir aux parties un questionnaire destiné à l'aider à préparer l'audience. Étant donné que l'arrêt Bell Canada soulève la question de la compétence du Tribunal et met en doute son intégrité institutionnelle, le Tribunal a demandé aux parties, au moyen de son questionnaire, de lui faire part de leurs arguments à l'égard des conséquences que l'arrêt Bell Canada pourrait avoir sur les présentes procédures. Le 1er mars, la bande a présenté des exposés indiquant qu'elle contestait la compétence du Tribunal, sur la foi de la décision rendue dans Bell Canada.

[18] Il convient de noter que, selon les observations énoncées par la juge Tremblay-Lamer dans l'affaire Bell Canada, ce sont les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui suscitent des préoccupations relativement à l'indépendance et à l'impartialité du Tribunal canadien des droits de la personne. Autrement dit, c'est le libellé de la Loi, et non la la décision rendue dans Bell Canada, qui suscite les préoccupations en question, même s'il se peut fort bien que la bande soit devenue consciente du problème par suite du jugement rendu par la juge Tremblay-Lamer. La bande est réputée avoir été avisée des lois du Canada, et par conséquent, en possession de tous les renseignements nécessaires pour contester la compétence du Tribunal, à partir du moment où la plainte a été renvoyée à celui-ci.

[19] La Commission soutient que c'est au moment où le Tribunal a été saisi de la plainte que s'est présentée la première occasion de soulever une objection quant à la compétence du Tribunal en raison de son manque d'indépendance institutionnelle, et que, à défaut de l'avoir fait, la bande est réputée avoir renoncé à son droit de s'opposer.

[20] À mon avis, le principe de la renonciation ne devrait pas s'appliquer en l'espèce de façon à priver la bande de son droit de contester la compétence du Tribunal en raison du régime légal qui le régit en tant qu'institution. Il ne s'est produit rien d'important relativement à cette affaire dans les six semaines qui se sont écoulées entre la date de son renvoi et le moment où la compétence du Tribunal a été contestée. Aucune date n'a encore été fixée pour l'audience, et aucun calendrier n'a été établi en ce qui touche le processus de divulgation préalable. Dans les circonstances, je ne crois pas que l'on puisse raisonnablement dire que la bande a implicitement reconnu par son comportement la compétence du Tribunal.

III. Conclusion

[21] En conséquence, je n'ai d'autre choix à mon avis que d'ajourner sine die la présente instance jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait déterminé que le Tribunal canadien des droits de la personne est indépendant et impartial en tant qu'institution. C'est avec beaucoup de réticence que j'en viens à cette conclusion. Il est bien établi qu'il est dans l'intérêt public de faire en sorte que les plaintes de discrimination soient traitées de façon expéditive (9). Ma décision d'ajourner sine die la présente instance ne sert pas l'intérêt public. Elle ne sert pas l'intérêt de la plaignante, qui, plus de trois ans après avoir déposé sa plainte de discrimination devant la Commission, ne peut toujours pas se présenter devant le Tribunal. Elle ne sert pas non plus l'intérêt du ou des présumés auteurs de l'acte discriminatoire au sein de la bande : l'épée de Damoclès que représentent les allégations non prouvées de discrimination continuera de pendre au-dessus de leur tête pendant une période indéterminée, sans qu'ils aient l'occasion de se défendre.

[22] Cependant, l'intérêt public ne se limite pas à une justice expéditive : les Canadiens en cause dans une instance relative aux droits de la personne ont droit à une audience devant un tribunal équitable et impartial. Selon la Cour fédérale, le Tribunal canadien des droits de la personne ne constitue pas un tel tribunal.

IV. Ordonnance

[23] Eu égard à ces motifs, la requête de l'intimée est accueillie et la présente instance est ajournée sine die jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer dans l'arrêt Bell Canada relativement à la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait jugé que le Tribunal canadien des droits de la personne est indépendant et impartial en tant qu'institution.


Anne L. Mactavish

OTTAWA (Ontario)

Le 22 mars 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No: T617/0501

INTITULÉ DE LA CAUSE : Mae Perley c. Bande de Tobique

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 22 mars 2001

ONT COMPARU :

Mae Perley pour la plaignante

Patrick O'Rourke pour la Commission canadienne des droits de la personne

B. Richard Bell pour la Bande de Tobique

1. Dossier T-890-99, 2 novembre 2000.

2. Voir les paragraphes 27 (2) et 27 (3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

3. Paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

4. Bell Canada , par. 86.

5. Bell Canada, par. 128.

6. Voir, par exemple, l'article 63 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, c- I-2, concernant les membres de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié; le paragraphe 9 (1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. 1985, c. 47 (4e supp.); le paragraphe 12 (2) du Code canadien du travail concernant les membres du Conseil canadien des relations industrielles; le paragraphe 14 (3) de la Loi sur le statut de l'artiste, 1992, c. 33, concernant les membres du Tribunal canadiens des relations professionnelles artistes-producteurs; et le paragraphe 7 (1) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, c. 18. Voir aussi le paragraphe 45 (1) de la Loi sur la Cour fédérale et l'article 16 de la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, L.R.C. 1985, c. T-2.

7. Bell Canada, par. 109 à 111. Avec respect, je ne partage pas à cet égard l'opinion énoncée par mon collègue dans Stevenson c. Service canadien du renseignement de sécurité, Motifs de décision, 7 novembre 2000 (T.C.D.P.).

8. Voir Zündel c. Commission canadienne des droits de la personne et autres, Dossier A-215-99, 10 novembre 2000, In re Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103, p. 112, et Eyerley c. Seaspan International Ltd., Décision no 4, 19 décembre 2000 (T.C.D.P.).

9. Soit dit en passant, le juge Richard, alors qu'il faisait partie de la Section de première instance de la Cour fédérale, a réitéré ce principe dans un jugement rendu antérieurement dans l'affaire Bell Canada. (Voir Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier et autres, [1997] A.C.F. no207.)

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