Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

GORDON SAWYER

le Plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

l'Intimée

MOTIFS DE LA DÉCISION

Décision no 1

2001/07/3

MEMBRE INSTRUCTEUR : Roger Doyon, président

TABLE DES MATIÈRES

1. INTRODUCTION

11. LA PLAINTE

111. OBJECTION PRÉLIMINAIRE

A. Objection préliminaire de la SRC

B. Objection préliminaire de la Commission

IV. DÉCISION

A. Indépendance judiciaire et impartialité institutionnelle

B. Incompétence de la SRC

V. CONCLUSION

I. INTRODUCTION

[1] Gordon Sawyer a été à l'emploi de la Société Radio-Canada (SRC) pendant douze (12) ans à titre de reporter sportif, animateur d'événements sportifs et présentateur de nouvelles sportives.

II. LA PLAINTE

[2] Le 20 mars 1998, Gordon Sawyer a déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne (Commission) contre son employeur, la Société Radio-Canada. Il allègue que son employeur a agi de manière discriminatoire à son endroit en réduisant ses affectations et en refusant de continuer de l'employer en raison de ses déficiences (alcoolisme et dépression nerveuse), le tout en violation des dispositions de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (Loi).

III. OBJECTION PRÉLIMINAIRE

[3] La SRC et la Commission ont soumis au Tribunal, chacun de leur côté, une objection préliminaire écrite accompagnée d'une argumentation et des autorités pertinentes. Elles ont demandé qu'une décision soit rendue sans audition.

A. Objection préliminaire de la SRC

[4] La SRC estime que le Tribunal canadien des droits de la personne (Tribunal), ne jouit pas de l'indépendance et de l'impartialité institutionnelle judiciaire qui doivent le caractériser et que, conséquemment, il ne peut se saisir de la présente affaire. Son objection préliminaire repose essentiellement sur le concept d'indépendance et d'impartialité institutionnelle judiciaire qui comporte trois (3) volets : l'inamovibilité, la sécurité financière et l'autonomie institutionnelle des membres d'un tribunal. Pour elle, les membres du Tribunal ne rencontrent pas deux de ces volets, soit l'autonomie institutionnelle et administrative de même que l'inamovibilité.

1. Autonomie institutionnelle et administrative

La SRC se réfère aux articles 27 (2) et 27 (3) de la Loi.

Article 27 (2)

[Directives] Dans une catégorie de ces cas donnés, la Commission peut, sur demande ou de sa propre initiative, décider de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l'application de la présente loi.

Article 27 (3)

[Effet obligatoire] Les ordonnances prises en vertu du paragraphe (2) lient, jusqu'à ce qu'elles soient abrogées ou modifiées, la Commission et le membre instructeur désigné en vertu du paragraphe 49 (2) du règlement des plaintes déposées conformément à la partie 111.

[5] Pour la SRC, ces dispositions de la Loi permettent à la Commission, non seulement d'émettre des directives relatives à l'interprétation et à l'application des dispositions de la Loi mais, en outre, ces directives doivent obligatoirement être suivies par le Tribunal.

[6] Par conséquent, la Commission possède le pouvoir législatif d'imposer au Tribunal une ligne de conduite dans l'exercice des pouvoirs que lui accorde l'article 50 (2) de la Loi.

[7] La SRC soutient également que le seul fait pour la Commission d'être partie devant le Tribunal et de posséder un tel pouvoir constitue une entrave majeure aux règles de l'indépendance institutionnelle et de l'impartialité même en l'absence de directives formellement émises sur la ou les dispositions de la Loi dans un litige particulier.

[8] Pour la SRC, le pouvoir de la Commission d'émettre des directives et son interaction avec le rôle d'adjudication du Tribunal créent un conflit direct avec l'un des principes fondamentaux de notre système constitutionnel, soit la séparation des pouvoirs entre les pouvoirs exécutifs et législatifs de l'état et le pouvoir judiciaire.

[9] Enfin, en appliquant les dispositions de l'article 51 de la Loi, la Commission défend auprès du Tribunal les éléments de preuve recueillie au cours de son enquête et, en même temps, elle lui indique l'interprétation de la Loi qu'elle juge correcte et l'application de cette Loi aux faits révélés par la preuve.

[10] La SRC conclut qu'une telle situation démontre que le Tribunal se trouve sous la subordination institutionnelle de la Commission et mène à une seule conclusion : une personne sensée et raisonnable ne peut que craindre à une partialité au motif d'absence d'indépendance institutionnelle du Tribunal.

2. Inamovibilité des membres

[11] La SRC soumet que le Tribunal n'est pas institutionnellement indépendant et impartial lorsque la Présidente du Tribunal doit approuver la prolongation des mandats des membres afin de leur permettre de terminer les affaires dont ils sont saisis.

[12] La S.R.C. appuie le bien-fondé de l'ensemble de ses prétentions en regard des arrêts suivants :

Valente c. R. [1985] 2 R.C.S. 673
Bell Canada c. C.T.E.A. et al, Cour fédérale (1re instance) 23 mars 1998
MacKeigan c. Hickman [1989] 2, R.C.S. 786
Committee for Justice and Liberty c. Office National de l'Énergie
R c. Lippé
[1991] 2, R.C.S. 114
2747-3174 Québec inc. c. Québec (Régie des permis d'alcool) [1996] 3 R.C.S. 919

[13] De son côté, la Commission soutient que la Cour fédérale d'appel, par une décision unanime rendue le 24 mai 2001 (Association canadienne des employés de téléphone c. Bell Canada [2001] A.C.F. no 1747, Dossier T890-99, a reconnu l'indépendance et l'impartialité institutionnelle du Tribunal.

[14] La Commission estime également que la décision Bell Canada est venue trancher la question soulevée par la SRC à son objection fondée sur l'article 27 de la Loi.

[15] Quant au pouvoir de la présidente d'approuver la prolongation des mandats des membres du Tribunal afin de leur permettre de terminer les affaires dont ils sont saisis, la Commission croit que cette question d'inamovibilité du tribunal a été également réglée par la Cour fédérale d'appel dans l'affaire Bell Canada.

[16] Finalement, la Commission réfère le Tribunal à la jurisprudence suivante :

Valente c. R. [1985] 2 R.C.S. 673
Bell Canada c. C.T.E. A. et al, Cour fédérale (1re instance) 23 mars 1998
Canadien Pacifique ltée c. La Bande indienne de Matsqui [1995] 1 R.C.S. 3
R c. Généreux [1992] 1 R.C.S. 259.

B. Objection préliminaire de la Commission

[17] La Commission allègue que la SRC ne peut contester l'indépendance et l'impartialité du Tribunal qui a été créé en vertu d'une loi fédérale.

[18] Elle appuie son allégation sur le fait que la Couronne du chef du Canada ne peut contester la validité d'une loi fédérale en vertu de la Déclaration canadienne des droits. Or, la SRC exerce ses pouvoirs en vertu de la Loi sur la radiodiffusion et elle est mandataire de la Couronne fédérale.

[19] Cette prétention de la Commission reposait sur la décision de la Cour fédérale de 1re instance dans Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest c. P.S.A.C., T2411-98.

[20] De son côté, la SRC soutient qu'elle n'est pas une mandataire de la Couronne eu égard au personnel qu'elle emploie et que ses relations avec ses employés sont régies par le Code canadien du travail et non pas par les lois régissant la fonction publique fédérale.

IV. DÉCISION

[21] Il convient de préciser que les objections préliminaires soulevées par la SRC et la Commission ont été soumises au Tribunal avant que ne soient prononcées les décisions de la Cour fédérale d'appel dans les affaires Bell Canada et Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest.

[22] Malgré les décisions rendues par la Cour fédérale d'appel le 24 mai 2001, les parties ont invité le Tribunal à rendre une décision sur les objections préliminaires formulées.

A) Indépendance judiciaire et impartialité institutionnelle

[23] La première question en litige est de déterminer si les pouvoirs conférés à la Commission par l'article 27 (2) de la Loi et qui lient le Tribunal sont de matière à susciter une crainte raisonnable de partialité sur le plan institutionnel.

[24] La Cour fédérale d'appel, dans l'affaire Bell Canada, sous la plume de l'Honorable Juge Létourneau tranche ainsi la question :

[39] ... Les directives adoptées conformément aux dispositions de ce paragraphe [27 (2)] ne lient plus le Tribunal dans un cas donné mais uniquement dans une catégorie de cas donnés, par exemple, dans des cas mettant en jeu l'article 11. L'intention qui se dégage de cette disposition est que l'on voulait que ce type de directives s'applique de la même façon à tous les cas faisant partie d'une catégorie donnée. Il me semble que cette façon de procéder supprime, dans une large mesure, la possibilité que possédait auparavant la Commission d'intervenir dans l'examen d'un cas particulier. Cela constitue un changement important. Selon la version antérieure du paragraphe 27 (2), la Commission pouvait, grâce à l'émission de directives, influencer le résultat d'une plainte donnée ; en théorie, elle aurait même pu adopter une directive visant précisément la plainte en question. Ce n'est plus possible. Il me semble que des directives régissant une catégorie de cas donnés et appelées à faire l'objet d'une application générale et impersonnelle risquent beaucoup moins de soulever une crainte raisonnable de partialité institutionnelle.

[25] La Cour fédérale d'appel est d'avis que :

[41] ... une personne bien informée qui examinerait la situation de façon réaliste et concrète - et qui aurait réfléchi à la question - n'éprouverait pas une crainte de partialité dans un grand nombre de cas.

[26] La Cour fédérale d'appel en conclut que le pouvoir confié à la Commission dans l'article 27 (2) de la Loi ne constitue une menace à l'application de la règle de l'impartialité institutionnelle.

[27] La seconde question en litige réfère à l'article 48.2 (2) de la Loi qui donne le pouvoir au président du Tribunal de permettre à un membre dont le mandat est échu de terminer les affaires dont il est saisi. Ce pouvoir accordé au président porte-t-il atteinte à l'indépendance du Tribunal ?

[28] La Cour fédérale d'appel, toujours dans l'affaire Bell Canada, fournit la réponse à cette question.

[44] ... Je ne suis pas convaincu que le pouvoir qu'accorde le paragraphe 48.2 (2) au président porte atteinte à l'indépendance du tribunal. Le président est tout de même le premier dirigeant du tribunal ; il est chargé, aux termes du paragraphe 48.4 (2), des modifications de 1998, d'en assurer la direction et de contrôler ses activités notamment en ce qui a trait à la répartition des tâches entre les membres et à la gestion de ces affaires internes. Selon le paragraphe 48.1 (3) de la Loi, le président doit être membre en règle du barreau d'une province depuis au moins dix ans. En outre, aux termes du paragraphe 48.2 (1), le président est nommé à titre inamovible pour un mandat maximal de sept ans sous réserve de la révocation motivée que prononce le gouverneur en conseil. Ainsi, le président ne peut être révoqué de façon arbitraire à cause des décisions qu'il a prises en matière d'administration et de fonctionnement du tribunal, notamment dans l'exercice du pouvoir que lui attribue le paragraphe 48.2 (2).

[45] Il y a également lieu de noter que, si le président devait abuser de son pouvoir et prolonger ou refuser de prolonger le mandat d'un membre du tribunal pour des raisons tout à fait étrangères à l'administration du tribunal, sa décision serait susceptible d'être contrôlée en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. J'ajouterais qu'en pratique, le président ne devrait pas être tenté de refuser de prolonger le mandat d'un membre du tribunal lorsque les circonstances s'y prêtent puisqu'il faudrait alors reprendre depuis le début l'instruction de la plainte. Étant donné que l'instruction des cas soumis au tribunal dure souvent plusieurs années, il est évident qu'une telle décision retarderait le déroulement de l'instruction et aurait tendance à jeter le discrédit sur le tribunal et, nécessairement, sur le président lui-même.

[29] La Cour fédérale d'appel en a conclut que le pouvoir qu'attribue le paragraphe 45.2 (2) au président ne compromet pas l'indépendance ni l'impartialité du tribunal.

B. Incompétence de la SRC

[30] La Commission prétend que la SRC, en sa qualité de mandataire de la Couronne, n'a pas qualité pour soulever l'incompétence du Tribunal.

[31] Elle appuyait essentiellement son objection préliminaire sur la décision de la Cour fédérale dans Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest c. P.S.A.C., T2411-98 (en appel A-13-00)

[32] Toutefois, la Cour fédérale d'appel a statué que le gouvernement des territoires du Nord-Ouest s'est vu attribuer de vastes pouvoirs et que, dans l'exercice de ses pouvoirs, il a qualité pour agir devant les tribunaux dans le but de faire reconnaître ces pouvoirs et en assurer l'exercice.

[33] La SRC, quant à elle, n'est pas un gouvernement ni un mandataire de la Couronne pour les questions découlant de ses relations de travail avec ses employés (art. 44 et 47, Loi sur la Radiodiffusion, L.R.C. (1985) et B-901).

[34] La SRC a la qualité pour faire valoir devant les tribunaux tous les droits qui visent ses relations avec ses employés. Elle peut revendiquer le droit d'être entendue devant un tribunal indépendant et impartial.

IV. CONCLUSION

[35] En conséquence, les objections préliminaires de la Société Radio-Canada et de la Commission sont rejetées.

Roger Doyon, président

Le 3 juillet 2001

OTTAWA (Ontario)

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO. DU DOSSIER DU TRIBUNAL : T587/4500

INTITULÉ DE LA CAUSE : Gordon Sawyer et la Commission canadienne des droits de la personne c. la Société Radio-Canada

DÉCISION DU TRIBUNAL EN DATE DU : le 3 juillet 2001

COMPARUTIONS :

Philippe Dufresne Pour la Commission canadienne des droits de la personne

John T. Pepper Pour le plaignant

Thierry Bériault Pour la Société Radio-Canada

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