Tribunal canadien des droits de la personne

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Nos des dossiers : T1894/12412, T1895/12512 et T1896/12612

 

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Robert Renaud, Darlene Sutton et Abraham Morigeau

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Affaires autochtones et Développement du Nord Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Sophie Marchildon

Date : Le 13 novembre 2013

Référence : 2013 TCDP 30



I.       Les plaintes

[1]               Les plaignants soutiennent que l’intimé a commis un acte discriminatoire fondé sur l’âge, le sexe ou la situation de famille, en contravention de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H-6 (la LCDP).

[2]               Plus précisément, les plaignants contestent l’application par l’intimé de l’alinéa 6(1)c.1) de la Loi sur les Indiens lorsqu’il a rejeté leurs demandes d’inscription à titre d’Indiens. Selon cette disposition légale, les plaignants n’ont pas eu droit à l’inscription à titre d’Indiens parce qu’ils sont nés avant le 4 septembre 1951.

II.    La demande d’ajournement des procédures du Tribunal

[3]               En avril 2013, l’intimé a proposé l’ajournement de l’instruction des plaintes en attendant la décision du Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] dans les affaires Matson et al. c. Affaires indiennes et du Nord Canada (T1444/7009) [Matson] et Roger William Andrews et Roger William Andrews au nom de Michelle Dominique Andrews c. Affaires indiennes et du Nord Canada (T1686/4111, T1725/8011) [Andrews], qui portaient sur des plaintes semblables visant l’application par l’intimé des dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens. Les plaignants se sont opposés à la demande d’ajournement des procédures du Tribunal. La Commission a proposé que les parties échangent leurs exposés des précisions et procèdent à la divulgation de la façon habituelle, puis discutent de la possibilité d’un ajournement par la suite.

[4]               Avant qu’il ait eu l’occasion de trancher en fonction des observations des parties, le 24 mai 2013, le Tribunal a rendu sa décision dans l’affaire Matson, 2013 TCDP 13. Dans cette décision, le Tribunal a rejeté la plainte, concluant que les plaignants contestaient les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens, plutôt qu’un « service », au sens de l’article 5 de la LCDP, qui aurait été fourni par l’intimé. Appliquant l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Alliance de la fonction publique du Canada c. Agence du revenu du Canada, 2012 CAF 7, le Tribunal a conclu que les contestations qui visent uniquement une loi ne relèvent pas de la portée de la LCDP.

[5]               Le 8 août 2013, le Tribunal a demandé [traduction] « [...] des observations des parties sur la façon dont elles souhaitent procéder pour les plaintes à partir de maintenant », compte tenu de la décision rendue dans l’affaire Matson.

[6]               Les plaignants se sont une fois de plus opposés à l’ajournement de l’instruction de leurs plaintes.

[7]               La Commission a avisé le Tribunal qu’elle avait déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision Matson. La Commission était d’avis que la décision rendue dans Matson était erronée et que, par conséquent, le Tribunal devrait continuer de traiter les questions en l’espèce selon la procédure habituelle.

[8]               Compte tenu de la demande de contrôle judiciaire déposée pour la décision Matson, l’intimé a proposé deux façons d’aller de l’avant : disjoindre les plaintes en deux phases — a) la compétence et b) le fondement — et procéder en utilisant les précisions qui ne sont pertinentes qu’à la première phase, ou ajourner l’affaire en attendant la décision au sujet de la demande de contrôle judiciaire de la Commission.

[9]               Dans sa réplique, la Commission a reconnu que les plaintes en l’espèce devraient être ajournées en attendant qu’une décision soit rendue au sujet de sa demande de contrôle judiciaire de la décision Matson. Elle a aussi proposé des modalités pour tenir le Tribunal au fait de l’état de la demande de contrôle judiciaire et pour réévaluer l’ajournement.

[10]           Le 30 septembre 2013, le Tribunal a rendu sa décision dans l’affaire Andrews, 2013 TCDP 31. Comme dans Matson, les deux plaintes dans Andrews ont été rejetées parce que le Tribunal a conclu que le plaignant contestait les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens, plutôt qu’un « service », au sens de l’article 5 de la LCDP, qui aurait été offert par l’intimé.

[11]           Le même jour, le Tribunal a écrit aux parties pour voir si elles avaient des observations supplémentaires à présenter au sujet de la façon dont elles voulaient procéder, compte tenu de la décision rendue dans l’affaire Andrews.

[12]           Les plaignants n’ont présenté aucune observation supplémentaire et tant la Commission que l’intimé ont répété qu’ils souhaitaient l’ajournement des plaintes en l’espèce en attendant qu’une décision soit rendue au sujet de la demande de contrôle judiciaire de la décision Matson par la Cour fédérale. L’intimé a noté que la Commission avait aussi présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision Andrews et a proposé que cette demande soit réunie à celle de la décision Matson.

III. Les dispositions applicables et analyse

[13]           Il est bien établi que le Tribunal est maître de sa procédure et qu’il a le pouvoir discrétionnaire d’ajourner une affaire. Dans Baltruweit c. Service canadien du renseignement de sécurité, 2004 TCDP 14, le Tribunal a déclaré :

[15] Il est bien établi que les tribunaux administratifs sont maîtres de leur procédure. Par conséquent, ils disposent d’importants pouvoirs discrétionnaires lorsqu’il s’agit de se prononcer sur des demandes d’ajournement. Ce principe est analysé plus en détail par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Prassad c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1989] 1. R.C.S. 560. Dans cette affaire, l’appelant avait demandé l’ajournement de son enquête d’immigration en attendant que le Ministre rende sa décision à l’égard de sa demande visant à lui permettre de demeurer au Canada. L’arbitre a rejeté la demande d’ajournement.

[16] Dans son jugement, la Cour suprême a affirmé que les tribunaux administratifs, en l’absence de règles précises établies par loi ou règlement, sont maîtres chez eux et fixent leur propre procédure. Cependant, dans l’exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, ces tribunaux sont tenus de respecter les règles de justice naturelle. [Voir aussi Re Cedarvale Tree Services Ltd. and Labourers’ International Union of North America, (1971), 22 D.L.R. (3d) 40, 50 (C.A. Ont.), Pierre c. Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1978] 2 C.F. 849, 851 (C.F., 1re inst.)].

[14]           Cela dit, l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal est assujetti aux règles de l’équité procédurale et de la justice naturelle, de même qu’au régime de la LCDP. La LCDP exige que le Tribunal instruise les plaintes qui lui sont renvoyées par la Commission et qu’il donne aux parties l’occasion pleine et entière de présenter leur cause et des observations (voir les paragraphes 49(2) et 50(1) de la LCDP). L’article 2 de la LCDP fait aussi état d’un intérêt public prépondérant à l’égard de l’élimination des pratiques discriminatoires. Il importe aussi de souligner que le paragraphe 48.9(1) de la LCDP prévoit que l’instruction des plaintes par le Tribunal se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle.

[15]           Dans une décision récente, qui à mon avis s’applique en l’espèce, Marshall c. Cerescorp Company, 2011 TCDP 5, le Tribunal a écrit :

[11] Conformément au paragraphe 48.9(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l’instruction des plaintes par le Tribunal doit se faire sans formalisme et, élément particulièrement pertinent quant à la présente requête, de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique. Cependant, comme le Tribunal est maître de ses propres procédures, il peut néanmoins ajourner une instance lorsqu’il juge approprié d’exercer son pouvoir discrétionnaire (voir Léger c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada [1999] D.C.D.P. no 6 (TCDP), au paragraphe 4; Baltruweit c. Service canadien du renseignement de sécurité, 2004 TCDP 14, au paragraphe 15). Le Tribunal doit exercer ce pouvoir discrétionnaire en respectant les principes de justice naturelle (Baltruweit, au paragraphe 17). Le Tribunal peut devoir tenir compte de questions de justice naturelle telles que la non-accessibilité de la preuve, la nécessité d’ajourner pour trouver un avocat ou la communication tardive de la partie adverse. [Non souligné dans l’original.]

[16]           Les plaintes en l’espèce ressemblent à celles dont il était question dans les affaires Matson et Andrews, dans la mesure où il est allégué que l’intimé a commis un acte discriminatoire lorsqu’il a appliqué les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens. Si le raisonnement du Tribunal dans les décisions Matson et Andrews était appliqué aux plaintes en l’espèce, le résultat serait probablement le même : les plaintes seraient rejetées. Comme les plaignants en l’espèce, les plaignants dans Matson et dans Andrews soutenaient aussi que l’intimé avait commis un acte discriminatoire en appliquant les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens. Comme je l’ai mentionné, le Tribunal a rejeté ces plaintes parce qu’il a conclu qu’elles visaient les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens, plutôt qu’un « service », au sens de l’article 5 de la LCDP, que l’intimé aurait offert. Le Tribunal a conclu que les contestations visant uniquement une loi ne relèvent pas de la portée de la LCDP.

[17]           En l’espèce, la Commission soutient que la LCDP permet l’instruction de plaintes qui contestent directement l’application qu’un ministère fait d’une loi. L’intimé fait valoir que ce type de plainte ne relève pas de la LCDP. Le Tribunal a donné son avis sur la question dans les affaires Matson et Andrews. La Cour fédérale est maintenant saisie de la question en contrôle judiciaire. Par conséquent, compte tenu du fait que la même question se trouve actuellement devant la Cour fédérale, l’instruction des plaintes en ce moment ne fournirait pas de réponse complète aux questions qui y sont soulevées. À mon avis, en ce qui a trait à l’efficacité et à l’équité, les parties et le Tribunal bénéficieraient d’une clarification de ces questions par la Cour fédérale.

[18]           Le raisonnement du Tribunal dans Bailie et al. c. Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada, 2012 TCDP 6 [Baillie], qui devait trancher une requête en ajournement semblable en attendant qu’une décision soit rendue à l’égard de la demande de contrôle judiciaire, est instructif :

[22] Dans la présente requête, la « directive » de procéder de la manière la plus expéditive possible doit être considérée dans un contexte plus vaste. Dans les affaires telles que celles concernant la propagande haineuse visée à l’article 13 (c.‑à‑d., Abrams et Makow) et les affaires concernant les pilotes d’Air Canada (Vilven/Kelly, Thwaites et al. et Bailie et al.), un ajournement de courte durée permettrait peut-être d’obtenir un gain à long terme, ainsi qu’un meilleur résultat final. Autrement dit, il est plus équitable et plus juste et « expéditif » à long terme pour les parties en cause et les parties futures de laisser une affaire qui comporte des questions litigieuses identiques ou essentiellement semblables suivre son cours au sein du système judiciaire ou du système de justice administrative que de tenir dans chaque cas une audience, suivie de demandes de contrôle judiciaire et d’appels. Cette option est également plus juste sur le plan de l’intérêt public, compte tenu des ressources restreintes dont disposent le Tribunal et les Cours et que financent les contribuables. Je suis bien d’accord avec l’observation de la Commission selon laquelle [traduction] « [c]e n’est donc que dans les circonstances les plus exceptionnelles qu’il y a lieu de suspendre l’instruction des plaintes ». C’est le cas en l’espèce : nous avons affaire ici à des « circonstances exceptionnelles ».

[19]           Dans Baillie, le Tribunal a ajouté :

[27] J’ai suivi le raisonnement et la démarche que le membre instructeur Lustig a suivis dans les affaires Abrams et Makow, précitées, relativement aux affaires de propagande haineuse liées à l’article 13 dont le Tribunal avait été saisi, lesquels raisonnement et démarche sont exposés aux paragraphes 9 et 8 de ces deux affaires, respectivement. Je signale que dans les affaires de propagande haineuse, il y avait aussi des décisions contradictoires du Tribunal à propos de la constitutionnalité de l’article 13 : voir la décision Lemire, précitée, et Schnell c. Machiavelli and Associates Emprize Inc., 2002 CanLII 1887. Cependant, contrairement à Bailie et al., dans le cas des affaires liées à l’article 13 il existait au moins un arrêt de la Cour suprême du Canada datant de 1990 : Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, 1990 3 R.C.S. 892, qui portait sur la constitutionnalité de l’article 13. Étant donné que le Tribunal, dans les décisions Makow et Abrams, a conclu que les intérêts de la justice faisaient manifestement pencher la balance en faveur d’un ajournement (en dépit de l’existence d’un arrêt hautement instructif de la Cour suprême du Canada), il s’ensuit que l’argument en faveur de l’ajournement de la présente affaire a encore plus de poids, vu l’absence d’une directive judiciaire semblable.

[20]           En l’espèce, la « directive » de procéder de la manière la plus expéditive possible doit aussi être prise dans un contexte plus large. Le fait de retarder la procédure maintenant, en attendant la décision de la Cour fédérale, pourra éviter le dépôt de demandes de contrôle judiciaire plus tard, et la décision de la Cour fédérale servira de guide pour le Tribunal sur la façon de traiter les plaintes. Comme c’était le cas dans Baillie, l’argument à l’appui de l’ajournement des procédures est aussi soutenu par l’absence d’une directive judiciaire sur les questions soulevées en l’espèce.

[21]           Le Tribunal a déjà suivi cette approche pour un autre ensemble de plaintes dans lequel des allégations semblables ont été soulevées au sujet de l’application que le ministère des Anciens combattants a faite de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes (Dossiers du Tribunal T1898/12812 à T1901/13112). Sur consentement des parties, ces plaintes ont été ajournées en attendant qu’une décision soit rendue dans la demande de contrôle judiciaire de la décision Matson.

[22]           En l’espèce, les plaignants ne consentent pas à l’ajournement. Compte tenu du temps qui s’est écoulé depuis le moment où ils ont déposé leurs plaintes et compte tenu de leur âge, je comprends que les plaignants souhaitent qu’on procède à l’instruction de leurs plaintes et qu’on évite des retards additionnels. Cependant, compte tenu du résultat possible de ces plaintes si je tranche sans attendre les précisions de la Cour fédérale, je ne suis pas convaincue que le fait de procéder immédiatement permettra d’éviter d’autres délais. En fait, je crois que cela pourrait créer plus de délais à long terme.

[23]           Je reconnais que chaque affaire possède ses propres particularités, puisqu’il s’agit d’individus uniques et que chaque affaire est fondée sur des faits et des questions différentes. Je reconnais aussi le rôle important que les aînés jouent dans notre société et l’importance de leur droit d’être entendus lorsqu’ils exercent ce rôle. J’ai aussi examiné attentivement les répercussions que subiront les plaignants si l’affaire est ajournée. Cependant, je suis d’avis que les délais supplémentaires possibles et les complexités qui seraient créés si le Tribunal procédait à l’instruction de ces plaintes sans attendre les précisions de la Cour fédérale l’emportent sur ces facteurs.

[24]           L’intimé a proposé un terrain d’entente, où l’instruction des plaintes serait ajournée jusqu’à ce que la Cour fédérale rende une décision dans l’affaire Matson, et possiblement dans l’affaire Andrews, si ces affaires sont réunies, après quoi le Tribunal pourrait réexaminer la question de l’ajournement. L’intimé a ajouté qu’il n’est pas d’avis que l’ajournement s’applique à tous les appels (Cour d’appel fédérale et Cour suprême), si c’est là la voie que prendront les affaires Matson et Andrews.

[25]           Compte tenu des divers intérêts et besoins des parties et du Tribunal, j’accueille la requête en ajournement de la procédure en l’espèce.

IV. La décision sur requête

[26]           Pour les motifs qui précèdent, les dossiers T1894/12412, T1895/12512 et T1896/12612 du Tribunal sont ajournés sine die, selon les conditions suivantes :

(1)   La Commission tiendra le Tribunal informé de l’état des demandes de contrôle judiciaire ou des appels des affaires Matson et Andrews, y compris de tout motif de jugement;

(2)   La question d’un autre ajournement ou d’une mise en suspens peut être revue et tranchée après que la Cour fédérale aura rendu une décision dans le contrôle judiciaire de l’affaire Matson et possiblement Andrews.

(3)   Toute partie ou le Tribunal peut demander la tenue d’une conférence téléphonique de gestion d’instance après la publication de motifs de jugement dans l’un quelconque des contrôles judiciaires ou appels mentionnés au paragraphe (1), de façon à réévaluer l’ajournement ou la mise en suspens accordé en l’espèce.

Signée par

Sophie Marchildon

Juge administrative

Ottawa (Ontario)

Le 13 novembre 2013

 

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