Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MINISTRE DU PERSONNEL DU

GOUVERNEMENT DES TERRITOIRES DU NORD-OUEST,

À TITRE D'EMPLOYEUR


l'intimé

DÉCISION SUR LA DEMANDE DE PERMISSION
PRÉSENTÉE EN VERTU DE L'ARTICLE 7

Décision no 10
2001/08/27

MEMBRES INSTRUCTEURS : Paul Groarke, président

Athanasios Hadjis, membre

Jacinthe Théberge, membre

(TRADUCTION)

[1] L'intimé a demandé au tribunal la permission d'appeler plus de cinq témoins experts aux termes de l'article 7 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C-5. Une copie de la lettre de l'avocat de l'intimé, en date du 29 juin 2001, a été déposée à l'appui de la requête (pièce R-129). La lettre mentionne les noms des témoins que l'intimé entend appeler, les fins visées et les questions sur lesquelles porteront les témoignages.

[2] L'intimé a également cité deux précédents : R. c. Mohan [1994] A.C.S. no 36, [1994] 2 R.C.S. 9 et R. v. Morin [1991] O.J. no 2528 (Div. gén., Cour de l'Ont.). Il s'agit d'affaires criminelles. Dans Morin, le Tribunal a simplement statué que des motifs raisonnables doivent militer en faveur de la citation de témoins experts. L'arrêt Mohan traite des critères à appliquer pour déterminer si un témoignage d'expert est admissible, à savoir la pertinence de ce témoignage et la nécessité pour le juge des faits de l'entendre pour établir les faits entourant l'affaire.

[3] Alan Mewett et Peter Sankoff ont écrit que le rôle général du témoin expert [Traduction] diffère de celui du témoin profane ordinaire en ce sens que le premier témoigne afin d'aider le juge des faits à tirer une conclusion à partir des faits présentés, tandis que le dernier témoigne au sujet de ces mêmes faits(1). Mewett et Sankoff précisent que le recours à des témoins experts remonte aussi loin dans l'histoire que le processus judiciaire proprement dit(2). Ils signalent que ce type de témoignages a suscité historiquement deux préoccupations : d'une part, cela complique le processus judiciaire du fait que des éléments de preuve redondants et superflus sont présentés; d'autre part, on a facilement tendance à exagérer l'importance du témoignage d'expert, ce qui risque de miner le rôle du juge des faits. Bien qu'ils aient tergiversé à ce sujet, les tribunaux ont généralement tenté de faire appel à des experts que dans les cas où cela était vraiment nécessaire(3).

[4] L'arrêt Mohan énonce certains principaux généraux pertinents. La preuve d'expert a pour objet d'aider un organisme ayant le pouvoir de rendre la justice à se prononcer sur les faits entourant une affaire. Elle aide en fournissant au juge des faits les renseignements et conclusions toutes faites qui débordent le cadre de leur expérience. Il s'ensuit que les experts ont un rôle spécial dans les litiges faisant appel à une preuve statistique ou scientifique. Il s'agit dans chaque cas de se demander si le témoignage est nécessaire pour trancher les points en litige. Toutefois, le critère de la nécessité est appliqué de façon relativement souple et on ne doit pas y accorder une importance exagérée. Au paragraphe 24, le juge Sopinka fait également remarquer qu'un procès ne devrait pas devenir un simple concours d'experts, dont le juge des faits se ferait l'arbitre en décidant quel expert accepter.

[5] Il est important de distinguer les questions découlant d'une demande de permission pour appeler des témoins de celles qui découlent de l'admissibilité de leur témoignage. La ligne de démarcation est forcément floue, mais il convient particulièrement d'attendre que le témoin soit cité avant de se prononcer sur les questions ayant trait à la pertinence et à la recevabilité de son témoignage. À ce stade de la procédure, il s'agit simplement de se demander si la partie qui demande la permission a des motifs raisonnables d'appeler les témoins. À cet égard, un tribunal ne doit pas oublier qu'une partie a le droit de fournir une réplique complète à la preuve présentée.

[6] L'avocat de l'intimé a semblé adopter la position voulant que la question pertinente consiste à se demander si le témoignage envisagé aurait un effet important en ce qui touche un point litigieux particulier. Nous sommes d'accord avec cette interprétation. Le tribunal n'est pas en mesure de déterminer à ce stade de la procédure si un témoin qu'on veut citer est digne de foi; il ne peut que déterminer si son témoignage pourrait logiquement contribuer à la défense. Il suffit donc de pouvoir dire raisonnablement que le témoignage de l'expert est nécessaire pour trancher une des questions de fait. Cela exclut les témoignages qui minent l'équité de la procédure ou qui retardent indûment son déroulement.

[7] La lettre déposée par l'intimé fait mention de dix témoins experts. Le premier est M. David Bellhouse, qui témoignera au sujet de l'échantillonnage. L'efficacité de l'échantillon sur lequel est fondée l'étude conjointe sur la parité salariale est devenue un important point litigieux à l'audience, et toutes les parties conviennent que cette preuve sera utile. Nous pouvons affirmer sans crainte que l'intimé a besoin de cette preuve.

[8] Le prochain témoin expert, qui n'a pas été identifié par son nom, est un spécialiste de la statistique. Il est prévu que son témoignage portera sur les facteurs de causalité qui peuvent expliquer des écarts entre les gains des employés de sexe masculin et ceux des employés de sexe féminin dans la fonction publique. Le témoignage du troisième expert, M. Craig Riddell, ira à peu près dans le même sens; M. Riddell traitera plus précisément des caractéristiques du marché du travail dans le Nord. Les témoignages de ces deux témoins visent à aider l'intimé à expliquer tout écart salarial entre différents groupes d'employés.

[9] L'avocate de la plaignante a mis en doute la nécessité d'appeler ces témoins, mais ses objections portaient davantage sur la base factuelle de leur témoignage. Nous sommes disposés à faire nôtres ses préoccupations et admettons, comme principe général, qu'il faut prouver dans une certaine mesure les faits sur lesquels reposent les opinions d'expert. Toutefois, à notre avis, il est prématuré de soulever des objections par rapport à un tel principe. À ce stade-ci, l'unique question qu'il faut se poser est la suivante : l'intimé a-t-il besoin du témoignage de ces experts pour répliquer à la plainte.

[10] Nous sommes persuadés que c'est le cas. Nous sommes conscients qu'il puisse y avoir des divergences d'opinions sur l'état du droit relatif à la cause de tout écart salarial entre des groupes à prédominance masculine et des groupes à prédominance féminine. Cependant, ce n'est pas le moment de régler cette question, dont l'examen devrait être reporté à une étape ultérieure. À ce moment-ci, il s'agit strictement de se prononcer sur le caractère adéquat des listes de témoins.

[11] Les quatre témoignages d'expert suivants ne suscitent aucune controverse. Robert Bass traitera de la valeur des avantages dont jouissent les employés de la fonction publique des Territoires du Nord-Ouest. Son témoignage servira vraisemblablement à réfuter celui de M. Lee, témoin cité par la Commission qui abordera la même question. L'intimé appellera également Philip Wallace, expert en évaluation des emplois, et Paul McGone, spécialiste des diverses méthodologies appliquées dans les affaires de parité salariale. M. Mark Killingsworth, expert en statistique de l'Université Rutgers, tentera de réfuter la preuve présentée par M. Sunter, qui a été cité par la plaignante. Tous les avocats en l'espèce ont convenu que ces trois témoins aborderont des questions importantes à l'audience.

[12] Nous sommes persuadés que l'intimé peut raisonnablement prétendre qu'il a besoin du témoignage des témoins susmentionnés. Nous ne croyons pas que leur témoignage ira au-delà de ce qui est nécessaire pour présenter une preuve détaillée et complète. Il se peut que surgissent des désaccords quant à la compétence de ces experts ainsi qu'à la pertinence ou l'admissibilité de leurs témoignages. Cependant, nous nous pencherons sur ces désaccords au fur et à mesure qu'ils surgiront au cours de l'audience. Par conséquent, nous accordons la permission d'appeler les sept témoins en question.

[13] Il reste trois autres témoins experts. Les deux premiers sont Nicholas Underhill, c.r., juge adjoint de la Haute Cour d'Angleterre et de Gales, et M. Charles Shanor, ancien avocat général de la American Federal Equal Employment Opportunities Commission. Le témoignage de M. Underhill portera vraisemblablement sur le droit de la Communauté européenne et du Royaume-Uni relatif à la parité salariale pour fonctions équivalentes. Il devrait également témoigner au sujet de la jurisprudence ayant trait à une des conventions de l'Organisation internationale du travail. M. Shanor témoignera à propos du droit américain en matière de discrimination salariale.

[14] Ces témoins n'aborderont pas la même question que les témoins mentionnés ci-haut. Nous n'avons pas encore été informés du droit international ou de l'état de la jurisprudence étrangère dans le domaine de la discrimination salariale. Me Noonan a néanmoins cité des extraits de la transcription de la présente instance, dans lesquels l'intimé a invoqué le droit international. Dans le volume 9 de la transcription (p. 1236), M. Brady a fait état de la Convention sur l'égalité de rémunération, qui est désignée sous le nom de Convention no 100 de l'Organisation internationale du travail. Il a également renvoyé le tribunal à deux affaires tranchées par la Cour européenne de justice en vertu de l'article 119 du Traité de Rome, qui apparemment prévoit la parité salariale pour fonctions équivalentes. Me Noonan cite cette même convention dans le volume 11 (pages 1388 et 1398).

[15] La question à savoir si le tribunal devrait appliquer le droit international ou examiner les précédents dans d'autres États, aux fins de l'interprétation de notre propre Loi, paraît controversée. Il semble à tout le moins que les décisions rendues dans d'autres États aient une certaine valeur persuasive. Cependant, nous pouvons tout au plus reconnaître que ces questions ont été soulevées à l'audience et peuvent s'avérer importantes lorsqu'il s'agira pour nous de trancher les questions de fond. Quel que soit l'état de la jurisprudence étrangère, nous ne voyons pas de raison d'entendre des témoignages d'expert au sujet du droit et nous estimons que les questions de droit devraient être abordées au moment de la présentation des arguments.

[16] L'impression de justice est importante dans notre droit et le Tribunal doit être perçu comme l'auteur de ses propres décisions. Le paragraphe 50(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne confère au tribunal le pouvoir de trancher les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi. Les membres de ce tribunal se sont vu confier ce mandat. Nous avons l'obligation de décider des questions de droit et nous ne pouvons déléguer cette responsabilité aux témoins experts, si savants soient-ils. Les tribunaux se sont toujours inquiétés des témoignages d'expert qui empiètent sur des questions sur lesquelles le juge est plus à même de se prononcer.

[17] Nous ne voulons pas empêcher les parties de débattre toutes les questions de droit qui sont pertinentes pour rendre notre décision. Rien n'empêche l'intimé de présenter un mémoire sur le droit international, dans la mesure où les textes de loi pertinents nous ont été présentés. Rien ne l'empêche non plus de retenir les services d'experts -- peut-être ceux des experts en question -- pour fournir aux avocats l'information nécessaire. Toutefois, les questions de droit ressortissent à la compétence des avocats et du tribunal, et nous croyons fermement qu'elles devraient être soulevées à l'occasion de la présentation des arguments plutôt que dans le cadre de la preuve d'expert ou d'opinion. Nous laissons à l'intimé le soin de décider qui nous exposera ces arguments.

[18] Cela étant dit, nous tenons à formuler deux réserves. Premièrement, le Tribunal souhaite être saisi de tout texte faisant foi qui porte sur l'application et l'interprétation de conventions internationales ainsi que des précédents étrangers relatifs aux droits de la personne. Deuxièmement, l'avocat de l'intimé a l'obligation de fournir aux autres parties un avis suffisant relativement au droit sur lequel il entend se fonder. Me Noonan a déjà proposé que l'intimé fournisse aux autres parties un mémoire décrivant l'état du droit. Cela serait suffisant pour répondre à nos préoccupations.

[19] Il reste un dernier témoin, Paul Weiler, ancien président du British Columbia Labour Relations Board et professeur de droit à l'Université Harvard. On nous a informés que le témoignage de M. Weiler porterait sur la responsabilité conjointe du patronat et du syndicat, par rapport à la négociation collective, en ce qui concerne apparemment la discrimination sexuelle. On n'a pas mentionné de questions de fait en litige pour lesquelles son témoignage serait de nature à aider le tribunal.

[20] Nous admettons que M. Weiler a témoigné à titre d'expert dans AFPC c. Société canadienne des postes. Cependant, l'intimé n'a pas expliqué pourquoi il a besoin de son témoignage pour répliquer à la plainte dont nous sommes saisis. Il sera évident que nous ne jugeons pas opportun de recueillir son opinion au sujet du droit. À notre avis, l'intimé n'a donc pas réussi à démontrer que le témoignage de M. Weiler aiderait le tribunal à se prononcer sur les faits en l'espèce.

[21] La demande de permission d'appeler les trois derniers témoins est donc refusée.

Paul Groarke, président

Athan D. Hadjis, membre

Jacinthe Théberge, membre

OTTAWA (Ontario)

Le 27 août 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T470/1097

INTITULÉ DE LA CAUSE : Alliance de la fonction publique du Canada c. Ministre du Personnel du Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, à titre d'employeur

LIEU DE L'AUDIENCE : Ottawa (Ontario)

le 7 août 2001

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 27 août 2001

ONT COMPARU :

Judith Allen au nom de l'Alliance de la fonction publique du Canada

Ian Fine au nom de la Commission canadienne des droits de la personne

George Karayannides

Joy Noonan au nom du Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest

1. Alan W. Mewett et Peter J. Sankoff, Witnesses (Toronto : Carswell; 1991, 2001), p. 10-1.

2. ibid., p. 10-2.

3. ibid. p. 10-3.

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