Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE:

MICHAEL STEVENSON

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et-

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

l'intimée

DÉCISION SUR LA COMPÉTENCE

Décision no 1

2001/03/23

MEMBRE INSTRUCTEUR: J. Grant Sinclair, vice-président

I. INTRODUCTION

L'intimée, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, a soumis la présente requête préliminaire visant à suspendre les procédures instituées en l'espèce devant le Tribunal canadien des droits de la personne, pour le motif que le plaignant, Michael Stevenson, est décédé et que sa plainte s'est éteinte avec lui. Dans le cas où le Tribunal n'accéderait pas à cette requête, le CN le prie de surseoir à l'instance, eu égard à l'arrêt que la Cour fédérale a rendu récemment dans l'affaire Bell Canada c. ACET, SCEP, Femmes Action et Commission canadienne des droits de la personne (1).

II. FAITS

[1] Le 25 août 1987, Michael Stevenson a déposé une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne, alléguant que l'intimée, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, avait exercé à son endroit une discrimination fondée sur la déficience (perception des couleurs), contrevenant ainsi aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[2] Le 16 septembre 1999, la Commission a renvoyé la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne pour instruction.

[3] Au moyen d'une lettre en date du 7 octobre 1999, le Tribunal a informé l'avocat de la Commission, celui du CN et celui du plaignant que la plainte avait été renvoyée au Tribunal. Dans sa lettre, le Tribunal a également précisé qu'une conférence téléphonique préalable à l'audience allait avoir lieu incessamment.

[4] La lettre était accompagnée d'un ordre du jour énumérant les questions à aborder lors de la conférence téléphonique. L'un des points figurant à l'ordre du jour était la médiation offerte par le Tribunal, c'est-à-dire la possibilité que la présidente du Tribunal, à la demande de toutes les parties et avec leur consentement, désigne un membre du Tribunal pour agir comme médiateur et tenter de régler la plainte.

[5] Figuraient également à l'ordre du jour de cette conférence plusieurs autres sujets :

Questions préliminaires, c'est-à-dire les questions de droit, de compétence et de procédure;

Établissement de dates d'audience; Divulgation/présentation des exposés écrits des faits Calendrier; Délai nécessaire pour produire la preuve/instruire la plainte; Mesures de redressement demandées.

[6] La conférence téléphonique en question a eu lieu le 19 novembre 1999. Les avocats de la Commission, du CN et du plaignant y ont tous pris part. Tous les avocats ont accepté la médiation. Ils ont tous convenu des dates où la plainte serait instruite. Ils ont tous convenu également des dates relatives au processus de divulgation. Enfin, tous les avocats ont indiqué combien de témoins ils entendaient faire assigner et le nombre de jours qu'il leur faudrait pour présenter leur preuve.

[7] Àu moment de l'examen du point Questions préliminaires de l'ordre du jour, aucun des avocats y compris celui du CN n'a soulevé d'objections préliminaires relativement à la compétence du Tribunal pour instruire la plainte ou à quelque question de droit que ce soit.

[8] L'audience devait commencer le 1er mai 2000 et s'échelonner sur trois semaines. Le Tribunal a confirmé par lettre à tous les avocats ce calendrier ainsi que le calendrier de divulgation, le 23 novembre 1999.

[9] La présidente du Tribunal a nommé un médiateur le 8 décembre 1999. La séance de médiation s'est tenue le 3 février 2000, mais elle n'a pas permis de régler la plainte.

[10] Après la séance de médiation, tous les avocats ont reçu un avis d'audience daté du 10 février 2000. Dans cet avis, le Tribunal a confirmé les dates d'audience prévues. La date du début de l'audience ayant été modifiée ultérieurement, le Tribunal a transmis à tous les avocats un avis daté du 9 mai 2000 indiquant que l'audience débuterait le 9 mai 2000.

[11] Le 12 avril 2000, la Commission a informé le Tribunal et les avocats de toutes les autres parties qu'elle laisserait tomber les éléments de la plainte relevant de l'article 10 et qu'elle se limiterait à ceux ayant trait à l'article 7.

[12] Le 3 mai 2000, juste avant le début de l'audience, les parties ont informé le Tribunal qu'elles étaient parvenues à une entente de principe et qu'il ne restait qu'à mettre la dernière main au procès-verbal d'entente. Par conséquent, toutes les parties ont demandé conjointement au Tribunal d'ajourner l'audience sine die à cette fin, ce qu'il a fait le 4 mai 2000.

[13] Le plaignant est décédé le 26 mai 2000, avant que le procès-verbal d'entente ait été signé et que le règlement ait été arrêté de façon définitive.

[14] Le 10 janvier 2001, le Tribunal a écrit aux parties pour leur demander de bien vouloir l'informer de l'évolution de la situation. L'avocat du CN a répondu par lettre le 23 janvier 2001 que, par suite du décès du plaignant, la demande d'indemnisation ou de redressement n'avait plus de raison d'être. Le CN n'a alors soulevé dans sa lettre aucune objection quant à l'autonomie du Tribunal.

[15] La Commission et le plaignant différaient d'opinion avec le CN. Le 8 février 2001, le Tribunal a tenu une conférence téléphonique à laquelle tous les avocats ont pris part. C'est à cette occasion que le CN a la première fois soulevé son objection liée à l'autonomie du Tribunal.

[16] La présidente a demandé aux parties de soumettre au Tribunal un exposé écrit décrivant l'état de la plainte et les conséquences de l'arrêt Bell Canada. On a alors fixé de nouvelles dates (du 11 au 15 juin 2001) pour le déroulement de l'audience sur le fond.

[17] Les parties ont soumis des exposés écrits au Tribunal, et la requête a été débattue le 8 mars 2001.

III. QUESTIONS À DÉBATTRE

[18] Il y a deux questions à débattre en l'espèce.

  1. En l'absence de dispositions législatives, y a-t-il lieu de suspendre l'instance ou de rejeter la plainte en vertu du principe actio personalis moritur cum persona?
  2. Si le Tribunal juge que ce n'est pas la voie à suivre, l'arrêt Bell Canada s'applique-t-il à la présente instance et est-ce que le CN a renoncé implicitement à son droit de s'opposer à l'instruction de la présente plainte?

[19] Par ailleurs, le CN a fait valoir dans ses exposés écrits l'argument voulant que sa capacité de présenter une défense pleine et entière en l'espèce soit entravée, du fait qu'il s'est écoulé beaucoup de temps entre le dépôt de la plainte et la date prévue de l'audience. À son avis, cela compromet grandement la collecte des éléments de preuve et accroît considérablement le risque que la mémoire des témoins soit émoussée. En outre, le CN s'estime lésé parce qu'il n'a pas eu l'occasion d'entendre le plaignant donner sa version des faits de vive voix devant le Tribunal, ni le loisir de présenter une preuve fondée sur le contre-interrogatoire de celui-ci.

[20] La Commission et le plaignant s'inscrivent en faux contre les arguments du CN. Ils sont d'avis que le Tribunal devrait procéder à l'audience. Au surplus, le plaignant soutient que cette question a été réglée.

[21] Lorsque la requête a été examinée, j'ai indiqué d'entrée de jeu aux avocats que l'idéal était d'étudier la question du préjudice et celle du règlement à la lueur des faits et de la preuve qui seront présentés à l'audience, en supposant que la plainte soit instruite. Tous les avocats se sont dit d'accord avec cela et les plaidoiries portant sur la requête ont porté strictement sur les questions énoncées ci-dessus.

[22] Le CN est absolument libre de faire valoir n'importe quand au cours de l'audience que le délai qui s'est écoulé ou le décès du plaignant, ou les deux, portent atteinte à son droit à une audience équitable. Le plaignant, quant à lui, est tout aussi libre de prétendre à l'audience que cette question a été réglée. Le droit du CN d'invoquer le caractère privilégié des négociations visant à régler la plainte ou d'affirmer que ces négociations sont menées sans préjudice n'est pas annulé pour autant.

IV. DÉCISION

Actio personalis moritur cum persona

[23] Essentiellement, le CN prétend que ce principe de common law s'applique en l'espèce et que la plainte est annulée par suite du décès du plaignant. Aucune disposition de la Loi ou de toute autre loi pertinente ni aucune interprétation libérale de la Loi n'autorise une succession ou un représentant successoral à maintenir la plainte devant le Tribunal.

[24] Le point de départ est la Loi, qu'il faut lire en gardant à l'esprit sa nature et son objet. Selon l'article 2, la Loi a pour objet de donner effet au principe de l'égalité des chances individuelles en éliminant la discrimination odieuse. On ne doit pas aborder ce mandat en faisant montre d'étroitesse d'esprit ou de rigueur absolue. On doit plutôt l'interpréter de façon générale et libérale afin d'optimiser l'atteinte des objectifs de la Loi(2).

[25] L'examen de l'article 2 et des autres dispositions pertinentes de la Loi démontre que celle-ci ne vise pas strictement à protéger les droits individuels; en effet, la Loi sert aussi l'intérêt du grand public en favorisant l'élimination de la discrimination.

[26] L'article 40 de la Loi permet à un individu ou un groupe d'individus qui estiment avoir été victimes de discrimination de déposer une plainte devant la Commission. Il n'est pas nécessaire que les instigateurs soient les victimes du présumé acte discriminatoire. La Commission peut elle-même prendre l'initiative d'une plainte en vertu du paragraphe 40(3) de la Loi.

[27] En outre, le paragraphe 50(1) reconnaît qu'il peut y avoir des intéressés. Le Tribunal a souvent accordé à des intéressés la qualité d'intervenant lors d'une audience.

[28] La Commission participe à l'audience. Elle ne comparaît pas alors devant le Tribunal à titre de représentante du plaignant, mais plutôt comme représentante de l'intérêt public (article 51).

[29] De plus, la Commission joue un rôle de filtre de par les pouvoirs discrétionnaires que lui confèrent le paragraphe 40(2) et l'article 41 de la Loi. Dans l'exercice de ces pouvoirs discrétionnaires, la Commission peut déterminer s'il est opportun d'instruire une plainte.

[30] Les mesures de redressement prévues par la Loi corrobore le fait que la Loi a une vaste portée et va au-delà des intérêts du plaignant. Par conséquent, selon le paragraphe 53(2), le Tribunal peut non seulement indemniser le plaignant, mais aussi :

  • rendre une ordonnance d'interdiction à l'encontre de l'auteur de l'acte discriminatoire;
  • ordonner à cette personne de prendre ou d'adopter, de concert avec la Commission, des mesures visant à prévenir des actes semblables, notamment en mettant en œuvre un programme spécial en vertu du paragraphe 16 (1) de la Loi ou en présentant une demande d'approbation aux termes de l'article 17 de la Loi.

[31] À mon avis, eu égard au régime de la Loi, il faut conclure qu'une plainte relative aux droits de la personne déposée en vertu de la Loi n'est pas de par sa nature assimilable à une action intentée selon le principe de droit actio personalis. La Loi vise à éliminer la discrimination au Canada et non à résoudre des différends entre individus.

[32] Si le CN obtient gain de cause, le décès du plaignant aura pour effet d'éteindre non seulement les intérêts du plaignant, mais aussi tous les autres intérêts en cause, y compris le très inportant intérêt public.

[33] La maxime actio personalis, dont l'origine remonte à l'époque médiévale et dont le caractère anachronique est illustré par le fait que la règle a été abolie en Angleterre et dans les provinces canadiennes de common law(3), devrait-elle avoir priorité sur le but et les objectifs de la Loi canadienne sur les droits de la personne? Je ne crois pas.

[34] L'avocat a cité de nombreuses sources. À mon avis, l'affaire la plus pertinente est Barber c. Sears Canada Inc. (no 2) (4) . Cette affaire corrobore la conclusion voulant que, si l'on tient compte de considérations liées à l'intérêt public, on ne devrait pas suspendre l'instruction d'une plainte relative aux droits de la personne en raison du décès du plaignant.

[35] Eu égard aux motifs énoncés si-dessus, je conclus que la maxime actio personalis ne s'applique pas, et ne devrait pas, s'appliquer à une plainte relative aux droits de la personne déposée en vertu de la Loi et qu'on ne devrait pas suspendre la présente instance pour ce motif.

V. L'ARRÊT BELL CANADA S'APPLIQUE-T-IL EN L'ESPÈCE?

[36] À mon avis, l'arrêt Bell Canada s'applique dans le cas présent. Le problème de l'autonomie découle du pouvoir de donner des directives ayant force obligatoire et non de l'existence des directives proprement dites. De même, c'est le pouvoir discrétionnaire du président de prolonger le mandat d'un membre, et non l'exercice de ce pouvoir dans un cas particulier, qui pose problème, selon la Cour fédérale.

[37] Toutefois, la jurisprudence est claire : si le CN désire invoquer l'arrêt Bell Canada à l'appui de son argumentation, il doit démontrer qu'il a contesté l'autonomie institutionnelle du Tribunal à la première occasion, sans quoi il sera réputé avoir renoncé à son droit de s'opposer(5).

[38] Lors de la conférence téléphonique préalable à l'audience qui a eu lieu le 19 novembre 1999, le CN a été invité à soulever toute objection préliminaire relativement à la compétence du Tribunal ou à toute autre question de droit. Cette conférence a été la première occasion où le CN aurait pu exprimer les craintes qu'il pouvait avoir au sujet de l'autonomie du Tribunal. Cependant, le CN a expressément indiqué qu'il n'avait aucune objection préliminaire. De plus, il a approuvé les dates d'audience prévues et le calendrier relatif au processus de divulgation et il a fourni les noms des témoins qu'il entendait faire assigner tout en précisant combien de temps il lui faudrait pour produire sa preuve.

[39] Lorsque le Tribunal a communiqué avec les parties le 10 janvier 2001 pour s'enquérir de la situation, le CN n'a soulevé dans sa réponse aucune question quant à l'autonomie du Tribunal. C'est au moment de la conférence téléphonique du 8 février 2001 que le CN a la première fois contesté la compétence du Tribunal.

[40] Comme la Cour fédérale l'a fait observer dans Zundel, la crainte raisonnable de partialité découle des dispositions de la Loi telles qu'elles existaient au moment où la présente plainte a été déposée. L'arrêt Bell Canada n'a rien changé à cet égard et aucun nouveau fait n'a été présenté.

[41] Le CN a donc eu le loisir de contester la recevabilité de la plainte pour ce motif. Il a certes eu l'occasion de le faire lors de la conférence téléphonique préalable à l'audience qui s'est tenue le 19 novembre 1999, alors que la question était à l'avant-plan des préoccupations. Le CN ne l'a pas fait.

[42] Compte tenu des faits entourant cette affaire, j'ai conclu que le CN n'a pas soulevé ses objections à la première occasion. À défaut de l'avoir fait, le CN a renoncé implicitement à son droit de contester à la compétence du Tribunal pour instruire la présente plainte.

[43] Par conséquent, la requête préliminaire du CN est rejetée.

J. Grant Sinclair, vice-président

OTTAWA (Ontario)

Le 23 mars 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No: T535/3099

INTITULÉ DE LA CAUSE : Michael Stevenson c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

DATE DE LA DÉCISION

DU TRIBUNAL : le 23 mars 2001

ONT COMPARU :

David J. Wylupek pour le plaignant

R. Daniel Pagowski pour la Commission canadienne des droits de la personne

Kenneth R. Peel pour la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

1. [2000] A.C.F. no 1747, Dossier T-890-99.

2. Voir Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 1114, et les autres arrêts cités de la Cour suprême.

3. Sauf dans le cas des poursuites en diffamation.

4. (1993) 22 C.H.R.R. D/409 (commission d'enquête de l'Ont.).

5. Voir Zundel c. Commission canadienne des droits de la personne et autres., Dossier A-215-99, 10 novembre 2000, et In re Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Ltée, [1986] 1 C.F.103, p. 112.

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