Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Roger William Andrews et

Roger William Andrews au nom de Michelle Dominique Andrews

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Affaires indiennes et du Nord Canada

l'intimé

Décision

Numéros des dossiers : T 1686/4111 et T1725/8011

Membre : Sophie Marchildon

Date : Le 30 septembre 2013

Référence : 2013 TCDP 21



I.                   Introduction et contexte historique

[1]               Le statut d’Indien est un concept juridique créé par le gouvernement fédéral. Par diverses dispositions de la Loi sur les Indiens, L.R.C., 1985, ch. I-5 (la Loi sur les Indiens) et ses versions précédentes, le gouvernement fédéral a défini les personnes qui ont droit à l’inscription à titre d’« Indien ». Le concept juridique d’« Indien », de la jeune colonie à aujourd’hui, ne reflète pas les coutumes traditionnelles ou actuelles des peuples des Premières Nations en ce qui a trait à la définition de leur organisation sociale et de leur appartenance à cette organisation (voir McIvor v. The Registrar, Indian and Northern Affairs Canada, 2007 BCSC 827, aux paragraphes 8 à 12 (McIvor)).

[2]               Avant 1985, en définissant qui avait droit à l’inscription à titre d’« Indien » et qui n’y avait pas droit, les versions précédentes de la Loi sur les Indiens prévoyaient aussi des situations où un « Indien » pouvait être émancipé du droit à l’inscription, de façon volontaire ou involontaire. L’« émancipation » était l’un des principaux mécanismes par lequel le gouvernement fédéral souhaitait réussir à assimiler les peuples des Premières Nations au reste de la société canadienne. L’expression fait référence à un certain nombre de mécanismes légaux qui existaient dans la Loi sur les Indiens, sous des formes diverses, à toutes les époques pertinentes jusqu’en 1985. En général, l’émancipation était un processus par lequel le gouvernement fédéral retirait à un Indien, à tous ses enfants non mariés et à ses futurs descendants le statut d’Indien et l’appartenance à une bande en échange d’incitatifs et de divers droits en vertu de la Loi sur les Indiens et en vertu d’autres règlements, en fonction des mécanismes en vigueur au moment de l’émancipation. À divers moments, ces incitatifs comprenaient, entre autres, la citoyenneté canadienne, le droit de vote aux élections canadiennes, le droit à un domaine à vie ou à un domaine en fief simple sur les terres de réserve ou des parts par personne des fonds tenus pour les Premières Nations. En 1985, les dispositions de la Loi sur les Indiens qui permettaient l’émancipation ont été abrogées.

[3]               La politique canadienne d’émancipation des autochtones est un bon exemple de la dissonance entre la définition légale d’« Indien » et la perspective des peuples des Premières Nations quant à la définition de leur identité. La Cour suprême du Canada a noté les désavantages, les stéréotypes, les préjudices et la discrimination associés aux dispositions sur l’émancipation de la Loi sur les Indiens. Comme la juge L’Heureux‑Dubé l’a écrit dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203 (Corbiere), au paragraphe 88 : « Les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’émancipation étaient conçues pour encourager les autochtones à renoncer à leur patrimoine et à leur identité, ainsi que pour les contraindre à le faire s’ils désiraient participer pleinement à la société canadienne ». Elle a aussi noté que l’application des dispositions avait aidé à créer une population d’anciens Indiens, qui n’habitaient plus sur les réserves et qui étaient victimes de la supposition discriminatoire selon laquelle ils étaient « moins autochtones » que ceux qui étaient restés sur les réserves : Corbiere, aux paragraphes 83 à 92. S’exprimant pour la majorité, la juge McLachlin (alors juge de la Cour suprême) a aussi conclu que le fait de supposer qu’un autochtone qui n’habite pas sur la réserve ne tient pas à préserver son identité culturelle constitue un stéréotype discriminatoire : Corbiere, précité, au paragraphe 18. Dans une décision récente rendue en juillet 2012, la Cour d’appel fédérale a unanimement déclaré ce qui suit au sujet du processus d’émancipation par demande, au sens de l’ancien paragraphe 108(1) de la Loi sur les Indiens :

L’« émancipation » est un euphémisme employé pour désigner l’une des politiques les plus oppressives adoptées par le gouvernement canadien au cours de l’histoire de ses rapports avec les peuples autochtones (Un passé, un avenir, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, (Ottawa, Groupe Communication Canada, Édition, 1996), à la page 290).

À partir de 1857 et par la suite sous différentes formes jusqu’en 1985, l’« émancipation » visait à assimiler les peuples autochtones et à éradiquer leur culture ou, pour reprendre les mots employés dans la loi de 1857, à « encourager le progrès de la civilisation » chez les peuples autochtones [...]

Suivant l’une des formes d’« émancipation » – celle qui nous intéresse en l’espèce – les Autochtones se voyaient octroyer la citoyenneté canadienne et le droit de détenir une terre en fief simple. En retour, ils devaient renoncer – en leur nom personnel et au nom de tous leurs descendants nés ou à naître – à leur statut légal d’« Indien », à leurs exemptions fiscales, à leur appartenance à leur communauté autochtone, à leur droit de résider au sein de cette communauté, et à leur droit de voter pour les dirigeants de leur communauté.

La Cour suprême a signalé les désavantages, les stéréotypes, les préjugés et la discrimination associés à l’« émancipation » dans l’arrêt Corbiere [...] Avec de profondes réticences ou moyennant un coût personnel élevé et parfois sous la contrainte, bon nombre d’Autochtones ont été séparés pendant des décennies de collectivités avec lesquelles ils avaient des liens culturels et spirituels profonds.

Canada (Procureur général) c. Larkman, 2012 CAF 204 aux paragraphes 10 à 13

La Cour d’appel de l’Ontario avait fait des commentaires semblables dans une affaire portant sur l’émancipation par demande, déclarant : [traduction] « l’objectif de l’émancipation était de faciliter les tentatives du gouvernement fédéral d’assimiler les Autochtones à la population générale », et appuyant le même passage de la Commission royale sur les peuples autochtones, qui décrivait l’émancipation comme faisant partie des pratiques les plus oppressives de l’histoire de la Loi sur les Indiens : Etches v. Canada (Indian and Northern Affairs), 2009 ONCA 182, au paragraphe 1.

[4]               Dans le cadre de cette procédure, M. John F. Leslie, titulaire d’un doctorat en philosophie, a témoigné et a préparé un rapport d’expert intitulé Indian Enfranchisement Policy in Canada: 1867 to 1951. Des extraits de ce rapport démontrent l’objectif du gouvernement pour les dispositions précédentes en matière d’émancipation de la Loi sur les Indiens :

[traduction]

         « […] le temps est venu de faciliter l’émancipation d’un grand nombre d’Indiens qui, par leur éducation et leurs connaissances des entreprises, leur intelligence et leur bonne conduite, sont aussi qualifiés que les blancs pour profiter des droits civils, et de les libérer de la tutelle du gouvernement » (Canada, Annual Report of the Secretary of State for the Year ended 30 June 1868, aux pages 1 et 2, cité à la page 3 du rapport de M. Leslie);

         « Permettre l’émancipation des Indiens intelligents qui se comportent bien les aiderait à avoir plus confiance en eux et encouragerait leurs frères, qui tirent de l’arrière, à déployer plus d’efforts pour rejoindre les Anglo-Saxons dans la course vers le progrès » (Canada, Annual Report of the Department of the Interior for the Year ended 30 June 1874, aux pages 5 et 6, cité aux pages 4 et 5 du rapport de M. Leslie);

         « […] le véritable intérêt des Autochtones et de l’État implique que tous les efforts doivent être déployés pour aider les peaux rouges à s’élever au-dessus de leur situation de tutelle et de dépendance et, compte tenu de notre sagesse, il est évidemment de notre devoir, par l’éducation et d’autres moyens, de les préparer à rejoindre une civilisation plus élevée en les encourageant à assumer les privilèges et les responsabilités qui découlent de la véritable citoyenneté (Canada, Annual Report of the Department of the Interior for the Year elided 30 June 1875, à la page xiii, cité à la page 5 du rapport de M. Leslie);

         « Je veux me débarrasser du problème des Indiens. Je ne pense pas, en fait, que ce pays doive protéger une catégorie de personnes capables de compter sur elles-mêmes [...] Notre objectif est de poursuivre le travail jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Indien au Canada qui n’ait pas été absorbé dans le corps politique et jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de question indienne ni de département des Affaires des Sauvages, tel est l’objectif principal de ce projet de loi ». (Duncan Campbell Scott, Sous surintendant général des Affaires des Sauvages, 1919, cité dans John L. Taylor, Politique canadienne relative aux Indiens pendant l’entre-deux-guerres, 1918-1939, à la p. 110, cité à la page 17 du rapport de M. Leslie);

         « Tout au long du chemin sinueux que nous devons suivre pour élever les Indiens d’un état primitif et non civilisé à un état d’autonomie et d’indépendance, il est important de toujours garder à l’esprit que ce deuxième état est l’objectif visé.

Il est inévitable qu’au départ, il faille fournir aide, conseils et directives et qu’il faille faire preuve de retenue. Évidemment, cela devrait s’arrêter lorsque les protégés ou les pupilles du gouvernement auront atteint le statut désiré.

[...]

Les collectivités indiennes, au lieu de progresser, stagnent ou même régressent : ce n’est pas tout, elles ont aussi un effet négatif sur les collectivités blanches avoisinantes, et elles forment un obstacle au progrès du pays en général (Harold McGill, Sous surintendant général des Affaires Indiennes, 1933, « Notes on the enfranchisement of Indians », cité à la page 20 du rapport de M. Leslie).

[5]               À mon avis, en particulier dans le contexte des droits de la personne, la justice ne vise pas seulement à rectifier la violation des droits d’une personne, mais devrait aussi s’efforcer de réparer toute souffrance qu’une personne a pu subir en raison du traitement injuste. Un élément essentiel de la guérison est la reconnaissance de la souffrance. La reconnaissance de la souffrance d’un individu ou d’un groupe peut répondre à son besoin de justice, accélérer le processus de guérison, améliorer l’estime de soi et promouvoir le respect de la dignité humaine. Bien que le domaine juridique fonctionne en termes de ce qui est légal ou illégal, la valeur humaine de ce qui est bien ou mal dépasse fréquemment les questions juridiques officielles et peut ne pas toujours être comprise dans l’état actuel du droit. À mon avis, les politiques et les pratiques d’émancipation de la Loi sur les Indiens étaient complètement contraires aux principes et aux valeurs des droits de la personne.

[6]               Je reconnais la souffrance créée par les politiques et les pratiques précédentes d’émancipation du gouvernement dont ont souffert les peuples des Premières Nations du Canada, y compris le plaignant, Roger William Andrews, et sa famille.

[7]               C’est dans ce contexte historique d’émancipation que le plaignant dépose les présentes plaintes.

II.                Les plaintes

[8]               La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a demandé au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) d’instruire deux plaintes déposées par le plaignant.

[9]               Dans sa première plainte, déposée le ou vers le 20 octobre 2008, le plaignant, au nom de sa fille Michelle Dominique Andrews, soutient qu’Affaires indiennes et du Nord Canada (AINC), l’intimé, a commis un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H-6 (la Loi), lorsqu’il a refusé la demande de statut d’Indien au sens de la Loi sur les Indiens de la fille du plaignant (la première plainte).

[10]           Dans sa deuxième plainte, déposée le ou vers le 1er février 2010, le plaignant soutient aussi que l’intimé a commis un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la Loi lorsqu’il a accueilli sa propre demande de statut d’Indien en application du paragraphe 6(2) plutôt qu’en application du paragraphe 6(1) de la Loi sur les Indiens (la deuxième plainte).

[11]           Le point central des plaintes, tel qu’il a été décrit par les parties dans leur exposé conjoint des faits, est que le plaignant conteste les dispositions en matière d’inscription à l’article 6 de la Loi sur les Indiens et soutient qu’elles constituent de la discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique et le statut de famille.

[12]           Les plaintes ont été consolidées en une seule audience (voir Roger William Andrews c. Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, 2011 TCDP 22), qui a eu lieu du 15 au 19 octobre, du 22 au 26 octobre et du 7 au 9 novembre 2012, à Surrey, en Colombie-Britannique.

III.             Le contexte

[13]           Le père du plaignant, Andrew Joseph, a été inscrit dès la naissance comme un membre de la Première nation Naotkamegwanning, aussi connue sous le nom de bande indienne de Whitefish Bay et, par conséquent, était un Indien au sens du sous-alinéa 2d)(i) de la Loi des Indiens, L.R.C. 1927, ch. 98.

[14]           Son père a épousé Isabella McCafferty, qui n’était pas de descendance autochtone, mais qui est devenue une Indienne au sens du sous-alinéa 2d)(iii) de la Loi des Indiens, L.R.C. 1927, ch. 98, lorsqu’elle a épousé Andrew Joseph. Ils ont eu une fille, Jessie Joseph, le 22 décembre 1955. À cette époque, Jessie Joseph a été inscrite comme Indienne et est devenue membre de la bande indienne Naotkamegwanning en raison de son affiliation à son père.

[15]           Par demande écrite datée du 8 janvier 1957, Andrew Joseph a demandé l’émancipation au sens du paragraphe 108(1) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1952, ch. 149. Par l’émancipation, Andrew Joseph, son épouse et sa fille célibataire cesseraient d’être des Indiens au sens de la Loi sur les Indiens en échange de divers incitatifs.

[16]           Par décret daté du 21 mars 1957, M. Joseph a été émancipé, ainsi que son épouse, Isabella Joseph (née McCafferty), et leur fille, Jessie Joseph. Par conséquent, tous trois ont cessé d’être des Indiens au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1952, ch. 149, article 109, modifiée par L.R.C. 1956, ch. 40, article 27, et leurs noms ont été retirés du registre des Indiens et de la liste des membres de la bande indienne.

[17]           Le plaignant est né en 1958. Sa mère, Marie Holden, n’a pas et n’a jamais eu droit à l’inscription comme Indienne au sens de la Loi sur les Indiens. En raison de l’émancipation de son père en 1957, lorsque le plaignant est né, il n’a pas eu droit à l’inscription à titre d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1952, ch. 149. Si le père du plaignant ne s’était pas émancipé, le plaignant aurait eu droit, à la naissance, à l’inscription en application de l’alinéa 11(1)c) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1952, ch. 149, à titre d’homme qui est descendant direct de la lignée paternelle d’un membre de la bande masculin.

[18]           Le plaignant a épousé Georgina Maltzan en 1976, qui n’a pas et n’a jamais eu droit à l’inscription comme Indienne au sens de la Loi sur les Indiens. Ils ont deux filles : Cheryl Andrews, née le 9 mai 1983, et Michelle Andrews, née le 4 décembre 1986.

[19]           En 1985, les dispositions de la Loi sur les Indiens qui permettaient l’émancipation ont été abrogées. La Loi sur les Indiens a aussi été modifiée afin de rétablir le droit à l’inscription pour ceux qui avaient été émancipés. En particulier, l’alinéa 6(1)d) de la Loi sur les Indiens a créé le droit à l’inscription pour les personnes qui avaient été nommées par décret conformément aux anciennes dispositions sur l’émancipation. Cependant, l’article 7 prévoyait aussi qu’une personne ne pouvait pas être inscrite si, en général, elle (i) n’avait aucun droit au statut d’Indien découlant de sa propre descendance, (ii) avait obtenu le statut d’Indien avant 1985 en mariant un homme indien et (iii) avait perdu ce statut avant 1985 en raison d’une demande d’émancipation.

[20]           En 1985, l’entrée en vigueur du projet de loi C-31 a entraîné de nombreuses modifications aux dispositions sur l’inscription de la Loi sur les Indiens. Depuis, ce sont les paragraphes 6(1) et 6(2) de la Loi sur les Indiens qui décrivent les diverses personnes qui ont droit à l’inscription au registre des Indiens. Les modifications ont aussi introduit la formulation actuelle de ce qui est communément appelé « la règle d’inadmissibilité de la deuxième génération ». Cette règle met fin au droit à l’inscription à partir de la deuxième génération consécutive d’affiliation avec une personne qui n’est pas un Indien. La règle d’inadmissibilité de la deuxième génération fonctionne ainsi :

                     6(1) a un enfant avec 6(1) = enfant 6(1)

                     6(1) a un enfant avec 6(2) = enfant 6(1)

                     6(2) a un enfant avec 6(2) = enfant 6(1)

                     6(1) a un enfant avec un non-Indien = enfant 6(2)

                     6(2) a un enfant avec un non-Indien = enfant non-Indien

[21]           Avant les modifications de 1985 à la Loi sur les Indiens, le statut d’Indien était presque entièrement fondé sur le lien patrilinéaire avec un homme Indien. Par exemple, les enfants d’hommes indiens qui avaient épousé des femmes non-indiennes obtenaient le statut d’Indien; cependant, les enfants de femmes indiennes qui avaient épousé des hommes non-indiens n’avaient pas droit au statut. La règle d’inadmissibilité de la deuxième génération a été introduite afin de tenter d’établir l’égalité entre les hommes et les femmes en créant une norme sans distinction de sexe pour le droit au statut d’Indien. Comme je l’ai décrit plus haut, le statut des enfants est désormais déterminé en fonction du statut des deux parents, et non du père seul.

[22]           Grâce aux modifications de 1985, le père du plaignant, Andrew Joseph, et la demie-sœur du plaignant, Jessie Joseph, ont obtenu le droit à l’inscription en application de l’alinéa 6(1)d) de la Loi sur les Indiens. Isabella Joseph (née McCafferty), dont l’ancien statut découlait uniquement de son mariage à Andrew Joseph, n’a pas récupéré le statut, compte tenu de l’application de l’article 7 de la Loi sur les Indiens. Le plaignant a obtenu le droit à l’inscription en application du paragraphe 6(2), parce qu’il est l’enfant d’une personne admissible au statut en application du paragraphe 6(1) (Andrew Joseph) et d’une non-indienne (Marie Holden). Le plaignant n’avait pas droit au statut en application de l’alinéa 6(1)d) parce que son nom n’apparaissait pas sur le décret d’émancipation, puisqu’il est né après l’émancipation de son père.

[23]           Le 29 juillet 2004, le plaignant a présenté une demande d’inscription au statut d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens. Sa demande était étayée par divers documents établissant la situation du plaignant et l’historique de sa famille. Le 21 août 2006, le Bureau du registraire des Indiens a avisé le plaignant qu’il était un Indien inscrit au sens du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens et un membre de la bande Naotkamegwanning, conformément à l’alinéa 11(2)b).

[24]           Le 19 octobre 2006, le plaignant a présenté une demande d’inscription au statut d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens au nom de sa fille, Michelle Andrews. Cette demande comprenait des renseignements au sujet du père de Michelle Andrews (le plaignant), mais aucun renseignement au sujet de l’identité de la mère de Michelle Andrews (Georgina Maltzan). Le 20 mars 2007, le Bureau du registraire des Indiens a avisé Michelle Andrews que, comme l’un de ses parents (son père Roger Andrews) était inscrit en application du paragraphe 6(2) et qu’aucun renseignement n’avait été présenté au sujet de sa mère, il n’y avait aucune disposition de la Loi sur les Indiens qui permettait d’inscrire son nom dans le Registre des Indiens.

[25]           Le 30 mars 2009, le plaignant a déposé une protestation au Bureau du registraire des Indiens, conformément à l’article 14.2 de la Loi sur les Indiens, dans laquelle il expliquait qu’il souhaitait porter en appel, entre autres, la décision de l’inscrire en application du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, plutôt qu’en application d’une des dispositions du paragraphe 6(1), et la décision de refuser à Michelle Andrews le droit à l’inscription.

[26]           Le 4 juin 2010, le Bureau du registraire des Indiens a envoyé une lettre à M. Andrews expliquant les dispositions de la loi et expliquant comment elles fonctionnaient, de façon à lui donner le droit à l’inscription au sens du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, mais pas au sens d’une des dispositions du paragraphe 6(1). La lettre expliquait aussi que, comme le plaignant n’avait pas fourni de nouveaux renseignements ni de nouveaux arguments sur la façon dont les renseignements qu’il avait déjà fournis devraient être analysés, sa lettre ne pouvait pas être acceptée comme protestation valide.

[27]           Quant à sa fille, Michelle Andrews, la lettre du 4 juin 2010 expliquait que, comme elle était adulte, elle devait envoyer sa propre lettre de protestation. Au moment où la plainte en l’espèce a été déposée, Michelle Andrews n’avait pas envoyé de protestation au sujet de la décision du Bureau du registraire des Indiens au sujet de sa demande d’inscription.

IV.             Les positions des parties

A.    Le plaignant

[28]           Selon le plaignant, en raison de son statut au sens du paragraphe 6(2) et du refus d’octroyer le statut à sa fille, la version actuelle de la Loi sur les Indiens poursuit les effets discriminatoires des dispositions portant sur l’émancipation qui existaient dans les versions précédentes de la Loi sur les Indiens. Il soutient que, bien que les modifications de 1985 à la Loi sur les Indiens aient partiellement annulé les effets de l’émancipation, les gens comme sa fille et lui continuent de subir les effets discriminatoires de l’émancipation de leurs ancêtres.

[29]           Si son père ne s’était pas émancipé, le plaignant soutient qu’il aurait eu droit à l’inscription au sens de n’importe quelle version de la Loi sur les Indiens avant 1985 et au statut en vertu du paragraphe 6(1) de la version actuelle de la Loi sur les Indiens. S’il avait le statut d’Indien au sens du paragraphe 6(1), le plaignant pourrait alors léguer le statut d’Indienne au sens du paragraphe 6(2) à sa fille, Michelle Andrews.

[30]           Le plaignant note que, bien que les modifications de 1985 à la Loi sur les Indiens aient été effectuées afin de tenter d’atténuer la discrimination fondée sur le sexe et la discrimination causée par l’émancipation, le gouvernement n’a pas réussi à éliminer ces types de discrimination. Selon le plaignant, la situation actuelle de sa fille et sa propre situation actuelle en ce qui a trait au statut d’Indien en sont la preuve, tout comme la conclusion de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt McIvor v. Canada (Registrar of Indian and Northern Affairs), 2009 BCCA 153 [McIvor]. Dans McIvor, la Cour d’appel a conclu que les alinéas 6(1)a) et 6(1)c) de la Loi sur les Indiens violaient le droit à l’égalité au sens de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu’ils n’étaient pas justifiés par l’article premier de la même Charte. En somme, la Cour d’appel a conclu que certains aspects du régime d’inscription de la Loi sur les Indiens continuaient d’être discriminatoires envers les descendants d’hommes et de femmes indiens, malgré les modifications de 1985 visant à corriger une telle inégalité.

[31]           Le plaignant note aussi que, lorsque le gouvernement a examiné comment modifier la Loi sur les Indiens, avant les modifications de 1985, le gouvernement avait d’abord pensé à étendre le statut aux personnes qui ont un quart d’héritage indien. Selon le plaignant, si cette norme avait été adoptée plutôt que le régime actuel, elle aurait permis à une génération supplémentaire de personnes d’obtenir le statut d’Indien, ce qui aurait inclus sa fille et lui-même. Conformément à l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 (Moore), le plaignant soutient que l’intimé n’a pas correctement examiné cette alternative aux dispositions actuelles portant sur l’inscription dans la Loi sur les Indiens; ni la façon dont les dispositions actuelles traitent différemment des frères et des sœurs de la même famille affectés par l’émancipation. Par conséquent, compte tenu des dispositions actuelles en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens, le plaignant soutient que la loi est toujours discriminatoire.


 

B.     La Commission

[32]           Selon la Commission, les dispositions précédentes en matière d’émancipation de la Loi sur les Indiens étaient fondées sur la supposition, en temps colonial, que les Autochtones, avec le temps, abandonneraient leur culture et leur mode de vie traditionnels, et seraient absorbés par la société euro-canadienne « civilisée ». Ces suppositions, ainsi que la politique qu’avait le gouvernement d’encourager l’émancipation, étaient oppressives, visaient l’assimilation et constituaient de la discrimination fondée sur la race. La Commission soutient que les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens ne satisfont pas aux exigences de la Loi, en ce qu’elles continuent de permettre que les droits actuels de Roger et Michelle Andrews soient affectés de façon négative par l’émancipation passée d’Andrew Joseph.

[33]           L’argument de la Commission est fondé sur le fait que la Loi permet le dépôt de plaintes contestant les répercussions discriminatoires d’autres lois fédérales. Selon la Commission, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada établit que, sous réserve de textes de loi établissant précisément le contraire, les lois en matière de droits de la personne priment sur les autres lois et rendent inopérantes les lois incompatibles.

[34]           À ce sujet, la Commission soutient que le dossier en l’espèce établit une preuve prima facie de discrimination : l’inscription à titre d’Indien est un « service » au sens de l’article 5 de la Loi, le plaignant et sa fille (i) se sont vus refuser ce service ou (ii) ont subi une distinction illicite par rapport à la prestation de services, et un tel refus ou une telle distinction illicite sont liés aux motifs de distinction illicite de la race ou de la situation de famille.

[35]           La Commission soutient que l’intimé, en répondant à cette preuve prima facie de discrimination, n’a pas satisfait à son fardeau de prouver qu’il existe un motif justifiable pour la discrimination. Selon la Commission, l’intimé n’a pas prouvé (i) qu’il a dûment pris en considération les circonstances des personnes dans la situation du plaignant et de sa fille ou (ii) qu’il subirait une contrainte excessive s’il devait éliminer le refus ou la distinction illicite contestés en donnant un statut au sens du paragraphe 6(1) à M. Andrews et un statut au sens du paragraphe 6(2) à sa fille. À ce sujet, la Commission soutient que la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Moore confirme que, s’il n’y a pas de preuve qu’on a dûment pris en considération les accommodements visant à tenir compte des circonstances des personnes dans la situation du plaignant et de sa fille, toute prétention qu’il existe un motif justifiable pour les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens ne peut être retenue.

C.    L’intimé

[36]           Selon l’intimé, ces plaintes visent uniquement une loi du Parlement. Par conséquent, le raisonnement de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada Agence du revenu, 2012 CAF 7 (Murphy), selon lequel une plainte visant une loi du Parlement ne relevait pas de la compétence de la Loi, dicte que la plainte devrait être rejetée. L’intimé soutient que l’arrêt Murphy est directement pertinent et lie le Tribunal, et qu’il ne revient pas au Tribunal d’annuler une décision de la Cour d’appel fédérale. L’intimé fait valoir que, comme le plaignant souhaite contester l’article 6 de la Loi sur les Indiens, il devrait déposer une contestation fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés devant une cour de justice.

[37]           Subsidiairement, l’intimé soulève de nombreux autres arguments selon lesquels les plaintes ne peuvent pas constituer une preuve prima facie de discrimination, y compris (1) le plaignant tente de revitaliser l’inégalité en faveur des hommes qui existait dans la Loi sur les Indiens avant 1985; (2) la plainte est fondée sur une application rétrospective de la Loi à un événement, soit l’émancipation d’Andrew Joseph, qui a eu lieu 20 ans avant l’entrée en vigueur de la Loi, ce qui n’est pas permis; (3) les plaintes ne sont pas fondées sur la situation de famille, la race ou l’origine ethnique; (4) le plaignant ne peut pas se fonder sur le traitement censément discriminatoire d’une autre personne (le grand-père) pour justifier sa propre plainte de discrimination; (5) les plaintes doivent comporter un élément de nature arbitraire ou des éléments de stéréotype, et non une simple distinction fondée sur un motif de distinction illicite.

[38]           Subsidiairement encore, si une preuve prima facie de discrimination est établie, l’intimé soutient que la discrimination était justifiée au sens de l’alinéa 15(1)g) et du paragraphe 15(2) de la Loi. Selon l’intimé, les modifications de 1985 à la Loi sur les Indiens étaient le produit de plus de 15 ans de consultation auprès des Autochtones, d’études de comités parlementaires et d’élaboration par le gouvernement. Le Parlement a modifié l’ancienne loi qui établissait une inégalité entre les sexes et a équilibré les intérêts de toutes les personnes visées par la loi, arrivant ainsi aux dispositions sur l’inscription sans distinction de sexe actuelles. Le fait de dévier des dispositions sans distinctions de sexe en adoptant et en revitalisant l’inégalité en faveur des hommes de l’ancienne Loi sur les Indiens constituerait une contrainte excessive. Dans le même ordre d’idées, l’intimé soutient que le fait de dévier des normes généalogiques utilisées à l’article 6 de la Loi sur les Indiens afin d’ajouter une troisième ou une quatrième génération de personnes dont l’héritage est mixte, comme le demande le plaignant, constituerait aussi une contrainte excessive.

[39]           Cela dit, comme le paragraphe 15(2) de la Loi ne permet de fonder une contrainte excessive que sur la santé, la sécurité ou le coût, l’intimé fait valoir que, pour justifier une preuve prima facie de discrimination en l’espèce, l’expression « coût » devrait comprendre le coût « social » et non le simple coût financier. Autrement, l’intimé soutient qu’il devra présenter une justification fondée uniquement sur la contrainte excessive financière. Selon l’intimé, il est réticent à présenter une justification uniquement fondée sur la contrainte financière pour les dispositions sur l’inscription de la Loi sur les Indiens, compte tenu de la nature réductrice et déshumanisante d’une telle justification et du fait que les facteurs non financiers ont été importants et ont eu beaucoup de poids dans l’élaboration des dispositions. À ce sujet, l’intimé note qu’une analyse en fonction de la Charte canadienne des droits et libertés, plutôt qu’en fonction de la Loi, serait plus propice pour tenir compte des considérations sociales qui ont servi à établir les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens.

V.                Les questions en litige

[40]           Les plaintes en l’espèce ont été déposées en application de l’article 5 de la Loi, qui prévoit :

5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

a) d’en priver un individu;

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture

 

[41]           Compte tenu de l’article 5 et des positions susmentionnées des parties, les questions en litige en l’espèce peuvent être résumées ainsi :

A.                Les plaintes portent-elles sur la prestation de services destinés au public au sens de l’article 5 de la Loi, ou sont-elles uniquement une contestation d’une loi?

B.                 Si les plaintes sont uniquement une contestation d’une loi, la Loi permet-elle l’instruction de telles plaintes?

[42]           Si les plaintes portent sur la prestation de services, ou si la Loi permet l’instruction de plaintes qui contestent une loi, les questions qu’il resterait à trancher seraient :

A.                Le plaignant a-t-il établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination?

B.                 Le cas échéant, l’intimé a-t-il démontré que la discrimination prima facie n’a pas eu lieu tel qu’il est allégué ou que l’acte était justifiable au sens de la Loi?

VI.             Analyse

A.                Les plaintes portent-elles sur la prestation de services destinés au public au sens de l’article 5 de la Loi, ou sont-elles uniquement une contestation d’une loi?

Les positions des parties

[43]           Le plaignant est d’avis que l’inscription à titre d’Indien est un « service ». Selon le plaignant, Service Canada affiche « Inscription des Indiens et listes de bandes » comme service sur son site Web. Par conséquent, le plaignant fait valoir qu’on peut conclure que l’inscription à titre d’Indien fournit un avantage ou de l’aide aux Premières Nations. Le plaignant ajoute que les avantages qui découlent du statut d’Indien inscrit sont étroitement liés à cette inscription et qu’ils constituent des services en soi (par exemple, les soins de santé, le droit à l’accès aux terres et les droits de chasse et de pêche).

[44]           La Commission perçoit aussi l’inscription à titre d’Indien comme un « service » au sens de l’article 5 de la Loi. Premièrement, elle soutient que le libellé et les antécédents légaux de l’ancien article 67 de la Loi montrent qu’en l’absence d’une déclaration légale précisant le contraire, le Parlement veut que la Loi s’applique aux dispositions portant sur l’inscription de la Loi sur les Indiens et croit qu’il doit en être ainsi. Selon la Commission, la seule façon de donner effet à l’intention du Parlement à ce sujet est d’accepter que l’octroi du statut d’Indien inscrit est un service « destiné au public » au sens de l’article 5 de la Loi. La Commission est d’avis qu’aucun autre article de la Loi ne pourrait raisonnablement être interprété de façon à appuyer le type de plaintes que le Parlement avait clairement envisagé lorsqu’il a édicté l’ancien article 67 en 1977.

[45]           La Commission fait aussi valoir que l’inscription à titre d’Indien satisfait à tous les critères généraux qui servent actuellement à déterminer si un acte du gouvernement constitue un « service » : (i) l’inscription à titre d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens confère des avantages tangibles et intangibles (y compris la capacité de transmettre le droit au statut à son enfant ou à son petit-enfant); (ii) ces avantages sont « offerts » ou « mis à la disposition » du public admissible dans le libellé même de la Loi sur les Indiens et dans les publications du gouvernement accessibles au public; (iii) les personnes qui souhaitent être inscrites en vertu de la Loi sur les Indiens doivent présenter une demande au Bureau du registraire des Indiens; (iv) la jurisprudence a reconnu que le libellé des lois fédérales en matière de prestations et les actions des ministères et organismes gouvernementaux dans l’administration de ces lois peuvent faire l’objet d’un examen à titre de « services » au sens de l’article 5 de la Loi; (v) le fait de traiter le régime d’inscription de la Loi sur les Indiens comme un « service » serait compatible avec les décisions d’autres juridictions qui ont conclu que les régimes du gouvernement qui offrent des avantages sont des « services » au sens des lois en matière de droits de la personne applicables.

[46]           L’intimé, pour sa part, ne voit pas le droit à l’inscription en application de la Loi sur les Indiens comme un « service » au sens de l’article 5 de la Loi. Selon l’intimé, bien que le traitement des demandes d’inscription puisse constituer un « service » au sens de l’article 5 de la Loi, les critères du Parlement permettant de déterminer qui a droit à l’inscription au sens de l’article 6 de la Loi sur les Indiens ne sont pas un service. Le plaignant ne dit pas que sa demande a été traitée différemment d’autres demandes, ce qui aurait constitué de la discrimination. Les plaintes portent plutôt sur les paramètres par lesquels le Parlement a défini la population ayant droit au statut d’Indien. De cette façon, la législation du Parlement n’est pas un service.

Analyse

[47]           Pour déterminer si l’inscription à titre d’Indien est un service au sens de la Loi, comme le soutiennent le plaignant et la Commission en l’espèce, il convient de clarifier ce que le libellé de l’article 5 « services […] destinés au public » signifie. Dans l’arrêt Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 A.C.S. no 29 (Gould), la Cour suprême du Canada a interprété l’alinéa 8a) du Yukon Human Rights Act, qui interdit à quiconque de faire preuve de discrimination « à l’offre ou à la fourniture au public de services, de biens ou d’installations », à la lumière de dispositions analogues de diverses lois canadiennes en matière de droits de la personne, y compris l’article 5 de la Loi. La Cour suprême établit une analyse en deux temps pour interpréter cet alinéa, au paragraphe 68 :

Dans un premier temps, il faut déterminer en quoi consiste le « service », compte tenu des faits soumis à la cour. Une fois qu’on a établi en quoi consiste le « service », il faut, dans un deuxième temps, déterminer si ce service crée une relation publique entre le fournisseur et l’utilisateur. Pour ce faire, il est indispensable de définir en quoi consiste « le public » à qui le service est offert, étant acquis que cette définition doit être d’ordre relationnel et non quantitatif. Pour vérifier si le service donne lieu à une « relation publique », les critères suivants seront tous pertinents, sans être exhaustifs, savoir la sélectivité dans la prestation du service, la diversité du public à qui il est destiné, la participation de non-membres, son caractère commercial ou non, sa nature intime et son objet. Je tiens à souligner qu’aucun de ces critères n’est déterminant; par exemple, le simple fait qu’une organisation offre ou fournisse son service de façon exclusive ne met pas nécessairement ce service à l’abri des lois antidiscriminatoires. Une relation publique doit être déterminée par un examen des critères pertinents en fonction du contexte.

[48]           La portée de l’article 5 a été plus amplement définie récemment par des décisions telles que Canada (Procureur général) c. Watkin, 2008 CAF 170, 378 N.R. 268 (Watkin), Forward v. Canada (Citizenship and Immigration), 2008 CHRT 5 (Forward) et Dreaver v. Pankiw, 2009 CHRT 8 (Pankiw), confirmée par la Cour fédérale dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Pankiw, 2010 CF 555 (Pankiw CF). Dans l’arrêt Watkin, la Cour d’appel fédérale rejette expressément l’idée que tous les actes du gouvernement relèvent de la portée de l’article 5 de la Loi. La Cour d’appel rejette la conclusion dans la décision Bailey v. Canada (Minister of National Revenue), (1980) 1 C.H.R.D./193, selon laquelle « toutes les mesures prises par le gouvernement dans l’exercice d’une fonction prévue par la loi constituent des "services" au sens de l’article 5 parce qu’elles sont prises par la "fonction publique" pour le bien public ». (Voir aussi Menghani v. Canada (Employment and Immigration Commission) (1992), 17 C.H.R.R. D/236 à D/244—D/246 et Re Singh, [1989] 1 C.F. 430 (C.A.F.)). La Cour d’appel définit plutôt l’article 5 comme contemplant « quelque chose d’avantageux qui est "offert" ou "mis à la disposition" du public » et qui est le résultat d’un processus qui prend place « dans le cadre d’une relation publique ». La Cour d’appel offre des exemples d’actes du gouvernement qui constituent un service, au paragraphe 28 :

Les pouvoirs publics peuvent fournir des services pour s’acquitter des fonctions que la loi leur confie. Ainsi, l’Agence des douanes et du revenu du Canada offre un service lorsqu’elle communique des décisions anticipées en matière d’impôt sur le revenu; Environnement Canada fournit un service lorsqu’elle publie des bulletins météorologiques et des rapports sur l’état des routes; Santé Canada offre un service lorsqu’elle incite les Canadiens à s’occuper activement de leur santé en s’adonnant davantage à l’exercice physique et en s’alimentant mieux; Immigration Canada fournit un service lorsqu’elle informe les immigrants sur la procédure à suivre pour devenir un résident canadien. Ceci étant dit, ce ne sont pas toutes les interventions gouvernementales qui sont des services.

[49]           Dans Pankiw, le Tribunal a conclu que les bulletins parlementaires (des brochures imprimées envoyées aux maisons dans une circonscription) envoyés par M. Jim Pankiw, député dans le comté fédéral de Saskatoon Humbolt en 2002-2003 à ses électeurs, et qui auraient contenu des éléments discriminatoires, n’étaient pas un service et n’étaient donc pas assujettis aux dispositions de la Loi. Le Tribunal s’est fondé sur l’interprétation de l’article 5 dans Watkin, mais a poussé plus loin, tenant compte de décisions comme Canada (P.G.) c. McKenna, [1999] 1 C.F. 401 (CA) (McKenna (C.F.)) et Forward, et a conclu qu’un service doit comprendre l’offre d’un avantage ou de l’aide, mais que l’on doit aussi examiner « si cet avantage ou cette aide faisait partie de la nature essentielle de l’activité » : Pankiw CF, au paragraphe 42.

[50]           Appliquant cette conclusion aux faits dans Pankiw, le Tribunal a conclu que l’objectif et le caractère fondamentaux des bulletins parlementaires, qui sont financés par la Chambre des communes, étaient de permettre aux députés de répondre à leurs besoins en matière de communication politique. Les députés, et non les électeurs, étaient les principaux bénéficiaires des bulletins parlementaires et, par conséquent, leur contenu ne constituait pas un « service » au sens de l’article 5 de la Loi. Examinant ensuite la deuxième partie de l’analyse établie dans Gould, le Tribunal a conclu de plus que, même si le contexte des bulletins parlementaires constituait un service, il ne prenait pas place dans le cadre d’une relation publique, parce que le public n’avait pas été invité à participer à la création des bulletins parlementaires. Le Tribunal a conclu que, bien que la distribution des bulletins parlementaires aux électeurs entraînait une relation publique et aurait pu constituer un « service » au sens de la Loi, il n’y avait eu aucune allégation selon laquelle cette activité aurait été discriminatoire. Par conséquent, le Tribunal a déclaré qu’il n’y avait pas eu violation de la Loi. En contrôle judiciaire, la Cour fédérale a confirmé la décision du Tribunal, concluant que le Tribunal avait ajouté des renseignements ou avait clarifié le droit en ce qui a trait à l’article 5, tel que le droit était après l’arrêt Watkin.

[51]           Appliquant ces principes aux faits en l’espèce, le Tribunal doit donc d’abord déterminer, en fonction de la preuve présentée, ce qui constitue le « service » et si la prestation de ce service s’est faite de façon discriminatoire.

[52]           Il n’y a aucune contestation sur ce point. La Commission et le plaignant ont tous les deux clairement déclaré que les plaintes portent sur l’inscription à titre d’Indien conformément à la Loi sur les Indiens : voir les arguments du plaignant, lignes 49 à 51. Pendant l’audience, on a demandé au plaignant s’il soutenait que la discrimination avait eu lieu dans le cadre du processus d’inscription au registre des Indiens par les agents d’AADNC. Le registraire des Indiens gère la liste des bandes au sens de l’article 11 de la Loi sur les Indiens, il offre des renseignements et il traite les demandes d’inscription, qui seraient tous des services offerts au public. Le plaignant a cependant affirmé que cela n’est pas le fondement de ses allégations : voir le témoignage de Roger Andrews, 15 octobre 2012. La seule prétention du plaignant vise les dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens, dans la mesure où elles ne lui permettent pas d’obtenir le statut au sens du paragraphe 6(1) en raison de l’émancipation de son père (la deuxième plainte), l’empêchant ainsi de transmettre son statut d’Indien à ses enfants, y compris sa fille Michelle Andrews (la première plainte).

[53]           Ces dispositions en matière d’inscription peuvent-elles donc constituer un « service », parce qu’elles offrent un avantage, au sens de l’arrêt Watkin? Le plaignant et la Commission soutiennent que c’est le cas. Ils font valoir que l’inscription à titre d’Indien confère un certain nombre d’avantages tangibles et intangibles, tels que les services de santé non assurés, l’exonération fiscale pour les biens achetés sur la réserve et l’admissibilité à l’aide financière pour les études post-secondaires, entre autres. La Commission soutient aussi que cette position est appuyée par des arrêts tels que Alberta (Affaires autochtones et développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37 (Cunningham) et McIvor. L’intimé, cependant, n’accepte pas cette caractérisation, soutenant que l’inscription à titre d’Indien est différente des autres régimes d’avantages parce qu’elle ressemble beaucoup plus aux avantages obtenus par la citoyenneté canadienne, comme c’était le cas dans Forward. L’intimé fait valoir que, conformément à la décision Forward, comme elle définit la relation entre un individu et l’État, l’inscription à titre d’Indien ne constitue pas un « service » au sens de la Loi.

[54]           La conclusion dans Forward qui a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans Murphy, et lie donc le Tribunal, portait sur le concept qu’une attaque directe à une loi ne relève pas de la portée de la Loi, parce que l’attaque vise la loi comme telle, et rien d’autre : Forward, au paragraphe 6. La conclusion subséquente du membre instructeur Sinclair selon laquelle [traduction] « la citoyenneté est un statut distinct accordé par l’État » et que, par conséquent, [traduction] « le fait de qualifier la citoyenneté de simple service ne tient pas compte de son rôle fondamental dans la définition de la relation entre un individu et l’État » ne sert qu’à appuyer cette première conclusion. En effet, dans Forward, il a été conclu que les actes censément discriminatoires des agents de la citoyenneté étaient à l’abri de toute forme d’examen au sens de la Loi, parce qu’ils découlaient directement des dispositions de la Loi sur la Citoyenneté, et non du [traduction] « statut distinct » de la citoyenneté. Si la loi n’avait pas été directement contestée, les actes discriminatoires des agents de la citoyenneté n’auraient pas été à l’abri d’un examen au sens de la Loi du seul fait du [traduction] « statut distinct » obtenu par la citoyenneté. Par conséquent, le fait qu’un acte censément discriminatoire définit [traduction] « la relation entre un individu et l’État » n’a pas d’importance dans l’analyse de l’existence d’un service au sens de l’article 5 de la Loi.

[55]           Quant au critère dans Watkin, à mon avis, le statut d’Indien obtenu par l’inscription  confère des avantages tangibles et intangibles au public. En plus des avantages précisés par la Commission et reconnus par la Cour suprême dans Cunningham et McIvor, je note que le plaignant a aussi souligné la corrélation entre l’inscription à titre d’Indien et l’obtention du statut de membre d’une bande, ainsi que l’importance culturelle de transmettre le statut d’Indien à ses enfants. Il y a sans aucun doute une grande importance et de nombreux avantages liés à l’obtention du statut d’Indien. Cela dit, en plus de conclure que les activités contestées constituent « quelque chose d’avantageux », le critère dans Watkin précise aussi que cet avantage doit être « offert » et « mis à la disposition du public ». Pour tirer cette conclusion, la Cour suprême s’est fondée sur l’arrêt Gould, au paragraphe 55 :

[…] Une relation publique est donc requise entre le fournisseur du service et le bénéficiaire de ce service dans la mesure où le public doit se voir accorder l’accès ou l’admission, ou offrir le service par le fournisseur. La formulation des dispositions a une connotation transitive; ce n’est qu’une fois que le service, le logement, l’installation, etc., passe par le fournisseur et qu’il est mis à la disposition du public qu’il est visé par l’interdiction de la discrimination. […]

[56]           La « connotation transitive » tirée de la formulation des diverses lois en matière de droits de la personne examinées dans l’arrêt Gould se trouve à l’article 5 de la Loi dans le libellé « pour le fournisseur […] de services ». En fournissant des avantages tels que les services de santé non assurés, le soutien financier et l’exonération fiscale, et en traitant les demandes d’inscription à titre d’Indien, les ministères et organismes comme AADNC, Santé Canada et l’Agence du revenu du Canada sont tous des fournisseurs de services au sens de l’article 5 de la Loi. Cependant, comme je l’ai mentionné plus tôt, cela n’est pas l’objet en l’espèce. Les plaintes en l’espèce contestent les dispositions mêmes de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, la question à laquelle je dois répondre est la suivante : en fournissant ces avantages dans les dispositions sur l’inscription à titre d’Indien de la Loi sur les Indiens, en d’autres mots, en créant la loi, le Parlement est-il un fournisseur de service qui met un service à la disposition du public? La réponse est non.

[57]           La législation est l’une des fonctions les plus fondamentales et les plus importantes du Parlement et est de nature sui generis. Cela est confirmé par les pouvoirs, les privilèges et les immunités que le Parlement et les législatures possèdent afin de garantir leur fonctionnement adéquat, qui sont fondés dans la Constitution, en vertu du préambule et de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3 (la Loi constitutionnelle) et dans le droit législatif, aux articles 4 et 5 de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. 1985, ch. P-1 : Telezone Inc. v. Canada (Attorney General), (2004), 235 D.L.R. (4th) 719, aux paragraphes 13 à 17. En effet, la dignité, l’intégrité et le fonctionnement efficace de la législature est préservé par le privilège du Parlement qui, lorsqu’il est établi, a droit au statut constitutionnel et est à l’abri de tout examen : Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), (1996), 137 D.L.R. (4th) 142, [1996] 2 R.C.S. 876; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, au paragraphe 33 (Vaid). Le fait de mettre l’acte de législation dans la même catégorie que la livraison des bulletins parlementaires, comme dans Pankiw, ou le traitement des demandes de citoyenneté, comme dans Forward, est fondamentalement problématique et emblématique d’une approche qui ne tient pas compte du rôle spécial que la législation joue dans notre société. En légiférant, le Parlement ne fournit pas un service et il n’y a pas de « connotation transitive » pour cette fonction. En fait, la législation remplit un rôle mandaté par la constitution. Par conséquent, bien que la législation soit une activité qui puisse être considérée comme prenant place « dans le cadre d’une relation publique » (Gould, au paragraphe 16) ou comme créant « une relation publique » (Gould, au paragraphe 68, précité) au sens du deuxième volet du critère Gould, le fait de la qualifier de service ne tiendrait pas compte de sa nature sui generis.

[58]           Ce raisonnement trouve appui dans l’application des règles d’interprétation des lois à l’expression « services » de l’article 5 de la Loi. Selon le principe moderne d’interprétation des lois, il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur : Elmer A. Driedger, The Construction of Statutes, (Toronto, Butterworths, 1974), à la page 67. Dans Forward, le Tribunal a examiné la signification du terme « services » à la lumière de la règle des mots associés (noscitur a sociis) :

[L]e législateur pourrait raisonnablement avoir eu l’intention de donner des indications quant à la portée du terme « services » de l’article 5 en le plaçant avec les termes « biens », « installations » et « moyens d’hébergement » (noscitur a sociis, « la règle des mots associés »). De ce point de vue, il est très difficile de conclure que l’octroi de la citoyenneté est un service ayant des caractéristiques semblables aux biens, aux installations ou aux moyens d’hébergement.

[59]           Je crois que cette interprétation est aussi conforme à l’objet de la Loi, qui se trouve à l’article 2 :

La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

[60]           Même si la législation ne constitue pas un « service » et, par conséquent, ne peut pas être considérée comme un « acte discriminatoire », cela n’enlève rien à l’objectif de la Loi de permettre à tous de vivre sans l’entrave de ce qui constitue des « actes discriminatoires ». Bien que la Commission soutienne que rien dans cet article ne donne à penser qu’un acte prévu par la loi est censément à l’abri d’un examen au sens de la Loi, à mon avis, rien dans cet article n’appuie cette idée non plus. Même compte tenu de l’interprétation large et fonctionnelle attribuée aux lois en matière de droits de la personne, on ne doit pas attribuer au libellé d’une loi une signification que sa construction ne saurait admettre : R. c. Z. (D.A.), [1992] A.C.S. no 80, à la page 1042. Quant à l’intention du Parlement, j’examinerai la question plus en détail ci‑dessous, en réponse aux observations de la Commission portant sur l’article 67 récemment abrogé de la Loi. Il suffit de dire ici que je ne crois pas que l’intention du Parlement dans la Loi était de permettre la contestation directe d’une loi.

[61]           Cela dit, il est vrai qu’il a déjà été conclu, par le passé, que des lois constituaient des services « destinés au public » au sens de l’article 5 de la Loi. Dans Canada (Attorney General) c. Druken, [1989] 2 C.F. 24 (C.A.) (Druken), les plaignantes, qui étaient employées dans des entreprises appartenant à leurs époux, n’ont pas eu droit aux prestations d’assurance-emploi en raison de leur état matrimonial ou de leur situation de famille. Le Tribunal a conclu que le fait de refuser les prestations, en application de la Loi sur l’assistance-chômage de 1971, constituait un refus de fournir des services fondé sur un motif de distinction illicite, au sens de l’article 5 de la Loi, et qu’il s’agissait par conséquent de discrimination. Des décisions subséquentes comme Gonzalez c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 790 (Gonzalez), au paragraphe 37, McAllister-Windsor v. Canada (Human Resources Development), [2001] C.H.R.D. No 4 (McAllister-Windsor), au paragraphe 30 et McKenna v. Canada (Department of Secretary of State), [1993] C.H.R.D. No 18 (McKenna), ont confirmé le principe que les avantages découlant d’une loi comme la Loi sur l’assistance‑chômage et la Loi sur la Citoyenneté constituaient un service au sens de l’article 5 de la Loi. Cependant, la décision dans McKenna a fait l’objet d’un appel, et bien que ni la Cour fédérale, ni la Cour d’appel fédérale n’aient traité de cette conclusion en particulier, le juge Robertson a fait la remarque incidente suivante, soulevant des questions au sujet de ce principe (Canada (P.G.) c. McKenna, [1999] 1 C.F. 401 (C.A.) (McKenna (C.F.)), aux paragraphes 78 à 80) :

Bien que j’insiste sur ce point particulier, je ne veux pas donner l’impression que je souscris à la conclusion du Tribunal, à savoir que l’attribution de la citoyenneté constitue un service destiné au public au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et que le Tribunal a donc compétence pour négocier avec le ministre responsable la façon dont les dispositions de la Loi sur la citoyenneté doivent s’appliquer dans l’avenir. Étant donné que ce point particulier n’a pas été repris devant le juge des requêtes ou devant la Cour, je ne me propose pas de l’examiner si ce n’est pour écarter l’idée erronée selon laquelle la décision que la Cour a rendue dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Druken, [1989] 2 C.F. 24 (C.A.) étaye de quelque façon la thèse voulant que le refus d’attribuer la citoyenneté ait pour effet de priver une personne d’un service.

[…]

À mon avis, l’arrêt Druken n’étaye pas la thèse selon laquelle le refus d’accorder des prestations d’assurance-chômage a pour effet de priver une personne d’un service au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne; [il] montre uniquement que le procureur général a concédé la chose.

[62]           Le Tribunal a tiré une conclusion semblable en 2009 dans Forward. Il a conclu que la seule source de la discrimination alléguée, soit le refus d’accorder la citoyenneté en raison de la filiation, au sens de la Loi sur la Citoyenneté de 1977, L.R.C. ch. C-29 (la Loi de 1977), était le libellé du texte de loi. En examinant la demande de citoyenneté, les fonctionnaires avaient appliqué des critères légaux explicites à des faits incontestés, ni plus, ni moins. Toute contestation du processus d’examen de demande était donc réellement une contestation de la Loi de 1977 (Forward, au paragraphe 38). Se fondant sur l’interprétation du juge Robertson de l’arrêt Druken dans McKenna (C.F.), le Tribunal a conclu que l’octroi de la citoyenneté ne constituait pas un service au sens de l’article 5 de la Loi.

[63]           La Cour d’appel fédérale a confirmé cette conclusion en 2012 dans l’arrêt Murphy. La Cour d’appel a conclu que, comme la plainte était une attaque directe visant les articles 110.2 et 120.31 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) et que, par conséquent, elle visait uniquement la loi en soi, elle ne relevait pas de la portée de la Loi. Se fondant sur la remarque incidente du juge O’Reilly dans Wignall c. Canada (Ministère du Revenu national (Impôt)), 2003 CF 1280, la Cour d’appel a noté qu’une telle attaque ne pouvait être déposée que par contestation constitutionnelle, parce que la Loi ne prévoit pas le dépôt d’une plainte visant une loi du Parlement. La Cour d’appel a noté que, malgré la concession du Procureur général dans Druken selon laquelle le fait de refuser la prestation d’assurance-emploi constituait un refus de service au sens de la Loi, les faits montraient clairement que la plainte ne visait que les alinéas 3(2)c) et 4(3)d) de la Loi sur l’assurance‑chômage, L.C. 1974-1975-1976, ch. 80, et l’alinéa 4(3)d) du Règlement sur l’assurance-chômage, C.R.C. ch. 1576. La Cour a laissé entendre que, si les parties avaient poursuivi ce point, Druken aurait, pour les mêmes raisons qu’en l’espèce, été tranchée différemment.

[64]           En rejetant la plainte, l’arrêt Murphy ne conclut pas seulement que la loi n’est pas un service au sens de l’article 5 de la Loi, mais il retire aussi de la portée de la Loi, de façon générale, toute attaque directe à une loi. J’ai déjà conclu, pour les motifs susmentionnés, que la législation n’est pas un service au sens de la Loi. Cependant, si le Tribunal accepte qu’il doit suivre Murphy, comme le soutient l’intimé, alors cet arrêt dispose des plaintes en l’espèce dans leur totalité.

B.                 Si les plaintes sont uniquement une contestation d’une loi, la Loi permet-elle l’instruction de telles plaintes?

[65]           La Commission reconnaît qu’à première vue, l’arrêt Murphy répondrait en entier aux plaintes en l’espèce, qui visent un acte du gouvernement qui était obligatoire en application des dispositions en matière d’inscription de la Loi sur les Indiens. Cependant, la Commission est d’avis que l’arrêt Murphy est contraire à la jurisprudence contraignante de la Cour suprême du Canada, qui conclue que les lois en matière de droits de la personne priment sur les autres lois incompatibles, qu’elles rendent inopérantes. Jusqu’à l’arrêt Murphy, une longue lignée de jurisprudence dans le régime fédéral des droits de la personne avait aussi reconnu ces principes. Par conséquent, le Tribunal devrait, respectueusement, refuser d’appliquer l’arrêt Murphy et devrait plutôt suivre les directives contraignantes de la Cour suprême. La Commission soutient aussi que des décisions dans tout le pays ont reconnu la primauté des lois en matière de droits de la personne et la capacité de contester un acte du gouvernement qui est obligatoire en application du libellé d’une loi.

[66]           La Commission note aussi que l’intention du Parlement, qui veut que la Loi s’applique au libellé d’autres lois fédérales, est reflétée dans plusieurs dispositions actuelles de la Loi : 2, 49(5) et 62(1). Dans le même ordre d’idées, la Commission mentionne aussi l’ancien article 67 de la Loi, qui, soutient-elle, avait été édicté précisément pour que les dispositions sur l’inscription de la Loi sur les Indiens soient à l’abri d’un examen en vertu de la Loi.

[67]           Le plaignant a adopté les arguments de la Commission à ce sujet.

[68]           Selon l’intimé, les arguments de la Commission invitent le Tribunal à commettre une erreur, parce qu’ils sont contraires à la doctrine stare decisis et au principe que le Tribunal est lié par les décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale. L’intimé fait valoir que les arrêts de la Cour suprême sur lesquels la Commission s’est fondée n’interprètent pas les dispositions précises de la Loi en question en l’espèce, soit le paragraphe 40(1) et les articles 5 à 14.1. En fait, l’intimé est d’avis que les arrêts de la Cour suprême font des commentaires généraux au sujet de la nature des lois en matière de droits de la personne. Cependant, l’intimé soutient que, dans Murphy, la Cour d’appel fédérale a interprété le paragraphe 40(1) et les articles 5 à 14.1 de la Loi, en tenant compte du contexte complet de la Loi. Comme on demande maintenant au Tribunal d’interpréter ces mêmes dispositions, l’intimé déclare que le Tribunal doit suivre l’arrêt Murphy.

[69]           J’examinerai à tour de rôle chacun des arguments de la Commission.

(i)                 La jurisprudence de la Cour suprême du Canada et d’autres décisions fédérales portant sur la primauté des lois en matière de droits de la personne.

La position de la Commission

[70]           Conformément aux arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145 (Heerspink), et Winnipeg School Division No. 1 c. Craton, [1985] 2 R.C.S. 150 (Craton), la Commission soutient que, lorsqu’il existe un conflit entre les lois en matière de droits de la personne et d’autres lois, la loi en matière de droits de la personne gouvernera, à titre d’énoncé quasi-constitutionnel d’une politique générale, et qu’elle l’emportera sur les lois incompatibles, à moins que le législateur ait clairement prévu le contraire en des termes précis et sans équivoque. Cette primauté présumée des lois en matière de droits de la personne signifie, selon la Commission, que la loi incompatible est alors considérée inopérante, comme la Cour suprême du Canada l’a déclaré dans des arrêts comme Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14 (Tranchemontagne), et Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30 (Larocque).

[71]           La Commission soutient qu’avant l’arrêt Murphy de la Cour d’appel fédérale, un long courant jurisprudentiel dans le régime fédéral en matière de droits de la personne a reconnu que la Loi primait sur d’autres lois incompatibles, conformément aux principes établis dans les affaires Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne. À ce sujet, la Commission se fonde sur les décisions suivantes : Druken; Gonzalez; McAllister-Windsor; Canada (Procureur général) c. Uzoaba, [1995] 2 C.F. 569 (Uzoaba); les motifs dissidents des juges Dickson et Lamer dans Bhinder c. CN, [1985] 2 R.C.S. 561 (Bhinder); et les motifs dissidents des juges McLachlin et L’Heureux-Dubé dans Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854 (Cooper).

[72]           Dans les circonstances en l’espèce, la Commission soutient que le Tribunal est aux prises avec deux courants jurisprudentiels contradictoires d’instances supérieures : (i) la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, qui déclare qu’en l’absence d’une déclaration claire du contraire dans la loi, les lois en matière de droits de la personne rendent inopérantes les lois incompatibles; (ii) l’arrêt Murphy de la Cour d’appel fédérale, qui tire la conclusion opposée. Selon le principe de stare decisis, la Commission fait valoir que le Tribunal doit suivre les principes établis par la Cour suprême du Canada.

Analyse

[73]           Le Tribunal a récemment examiné la jurisprudence de la Cour suprême du Canada qui portait sur la primauté des lois en matière de droits de la personne à la lumière de l’arrêt Murphy de la Cour d’appel fédérale. Dans une décision datée du 24 mai 2013, le membre instructeur Ed Lustig a rejeté les plaintes de Jeremy et Mardy Matson et de Melody Schneider : Matson et al c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 13, (Matson). Les Matson et Mme Schneider, qui sont frères et sœurs, soutenaient qu’en raison de leur héritage Indien matrilinéaire, par lequel ils ont eu droit à l’inscription au sens du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, ils ont été traités différemment d’autres Indiens dont l’héritage était patrilinéaire et qui ont par conséquent obtenu le statut d’Indien au sens du paragraphe 6(1) de la Loi sur les Indiens. Ils faisaient valoir que les dispositions sur l’inscription de la Loi sur les Indiens, appliquées à leur situation, constituaient de la discrimination fondée sur le sexe, la situation de famille, la race et l’origine nationale ou ethnique, en contravention de l’article 5 de la Loi.

[74]           D’une façon semblable à M. Andrews en l’espèce, les Matsons et Mme Schneider soutenaient que l’inscription à titre d’Indien en application de la Loi sur les Indiens était un « service » au sens de l’article 5 de la Loi et qu’elle relevait par conséquent de la compétence du Tribunal. Bien que la Commission et les plaignants dans Matson n’aient pas reconnu que les plaintes constituaient uniquement une contestation directe d’une loi, le Tribunal a conclu que c’était le cas : Matson, au paragraphe 60. Bien que la décision Matson ne traite pas de la question de l’émancipation et de ses conséquences, les questions juridiques soulevées sont les mêmes que celles en l’espèce.

[75]            La Commission a aussi participé à l’affaire Matson. Ses observations au sujet de la primauté des lois en matière de droits de la personne telle qu’elle est énoncée dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et les incohérences alléguées dans l’arrêt Murphy étaient sensiblement les mêmes que celles qui m’ont été présentées en l’espèce : voir Matson, aux paragraphes 30 à 33. Dans Matson, le Tribunal a répondu à ces observations. Dans une analyse de treize pages, le Tribunal a examiné, une à une, chacun des arrêts de la Cour suprême du Canada portant sur l’interprétation et la primauté des lois en matière de droits de la personne sur lesquels les plaignants et la Commission se fondaient, notamment Heerspink, Craton, CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 114 (Action Travail des Femmes), Andrews c. Law Society of British Columbia [1989] 1 RCS 143 (Andrews), Larocque et Tranchemontagne : Matson, aux paragraphes 66 à 91.

[76]           Le Tribunal a conclu cette analyse ainsi :

[traduction]

[92] Conformément à l’analyse qui précède, les arrêts Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne étayent, selon moi, la prétention des plaignants et de la Commission, à savoir qu’une loi sur les droits de la personne peut rendre inopérante une loi qui est en conflit avec elle. Mais cela ne veut pas dire que la Loi autorise les plaignants à contester le libellé d’autres lois, sauf s’il existe un acte discriminatoire au sens de la Loi.

[93] Il n’y a, dans ces arrêts, aucun commentaire de la Cour suprême qui indique que la primauté d’une loi sur les droits de la personne équivaut à la possibilité de contester un texte de loi en vertu d’une loi sur les droits de la personne. Le fondement du conflit entre deux lois dans les arrêts Heerspink, Craton et Larocque était rédigé sous la forme d’une plainte de « discrimination », déposée en vertu de la loi sur les droits de la personne applicable dans ces arrêts. Les plaintes elles-mêmes n’étaient pas une contestation du libellé d’autres lois.

[94] À cet égard, les arrêts Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne sont en fait compatibles avec la décision qu’a rendue la Cour d’appel fédérale dans Murphy, en ce sens que cette dernière a exigé qu’il y ait fourniture d’un « service », au sens de l’article 5 de la Loi, pour que, dans cette affaire, il existe une plainte valide.

[77]           Je ne propose pas de procéder à cette analyse de nouveau en l’espèce. J’ai examiné ces décisions, ainsi que les motifs du Tribunal, en détail et je partage l’avis selon lequel la jurisprudence susmentionnée de la Cour suprême du Canada et l’arrêt Murphy ne sont pas en contradiction. Je reconnais que les lois en matière de droits de la personne, y compris la Loi, peuvent rendre inopérantes d’autres lois incompatibles, suivant les arrêts Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne, appuyés par l’arrêt Action Travail des Femmes. Cependant, cela n’empêche pas qu’il doit exister un acte discriminatoire au sens de la Loi, donnant ainsi compétence au Tribunal d’examiner la plainte, comme la Cour d’appel fédérale l’a exprimé dans l’arrêt Murphy.

[78]           Contrairement aux observations de la Commission, ce point de vue prend aussi appui dans un long courant jurisprudentiel fédéral qui a précédé Murphy. Comme je l’ai expliqué en détail dans mon analyse portant sur la signification de « service » au sens de l’article 5 de la Loi, les affaires Druken, Gonzalez et McAllister-Windsor portaient sur le principe selon lequel les avantages fournis par la Loi sur l’assurance-chômage et la Loi sur la Citoyenneté constituaient un service au sens de l’article 5 de la Loi. Ces décisions, avec Gould, Watkin, Pankiw, McKenna et Forward, font partie de l’évolution de la jurisprudence qui a aidé à définir la portée de l’article 5 de la Loi. Bien que l’expression « service » ait pu être interprétée différemment dans les affaires Druken, Gonzalez et McAllister-Windsor que dans l’arrêt Murphy, je ne suis pas d’avis que ces décisions renoncent à l’exigence juridique selon laquelle le Tribunal doit conclure qu’il y a eu « acte discriminatoire » au sens de la Loi.

[79]           La Commission s’est aussi fondée sur la décision Uzoaba et sur les motifs dissidents dans Bhinder et Cooper comme preuve de la capacité de la Loi de rendre inopérantes des lois, comme la Loi sur l’emploi dans la fonction publique et le Code canadien du travail, lorsque certaines dispositions entraient en conflit avec la Loi. Le Tribunal a aussi traité cet argument dans la décision Matson et, comme le membre instructeur Lustig, je suis d’avis que, bien que ces affaires confirment la primauté de la Loi lorsqu’elle entre en conflit avec d’autres lois, conformément aux principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne, aucune de ces affaires ne traite de la question de savoir si l’on peut contester une loi à titre de « service » en vertu de la Loi : Matson, aux paragraphes 114 et 116 à 118.

[80]           Compte tenu de ce qui précède, je ne peux pas souscrire à la caractérisation que la Commission fait de la question, soit qu’il s’agit d’une question de deux lignes contradictoires de jurisprudence d’instances supérieures. Pour les motifs qui précèdent, je ne crois pas que l’arrêt Murphy contredit la jurisprudence de la Cour suprême du Canada ou la jurisprudence précédente des cours fédérales portant sur les lois en matière de droits de la personne.

[81]           Les arrêts Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne doivent aussi être pris en contexte avec d’autres arrêts de la Cour suprême du Canada comme Alberta c. Hutterian Bretheren of Wilson Colony, 2009 CSC 37 (Hutterian Bretheren). Dans cette décision, la juge en chef McLachlin élabore sur la distinction entre l’analyse de l’accommodement raisonnable à effectuer lorsque l’on applique les lois en matière de droits de la personne et l’analyse de la justification en fonction de l’article premier qui s’applique à une allégation selon laquelle une loi enfreint la Charte. Ce faisant, elle explique pourquoi, lorsque la validité d’une loi est en jeu, l’approche appropriée est celle d’une analyse de l’article premier au sens de l’arrêt Oakes et un examen de l’atteinte minimale (voir R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103) :

[68] L’atteinte minimale et l’accommodement raisonnable sont distincts sur le plan conceptuel. L’accommodement raisonnable est un concept qui découle de la législation et de la jurisprudence en matière de droits de la personne. Il s’agit d’un processus dynamique par lequel les parties – généralement un employeur et un employé – adaptent les modalités de leur relation aux exigences de la législation sur les droits de la personne, jusqu’au point où il en résulterait une contrainte excessive pour la partie tenue de prendre des mesures d’accommodement. Dans Multani, les juges Deschamps et Abella ont expliqué ce qui suit :

Le processus imposé par l’obligation d’accommodement raisonnable tient compte des circonstances précises dans lesquelles les intéressés doivent évoluer et laisse place à la discussion entre ces derniers. Cette concertation leur permet de se rapprocher et de trouver un terrain d’entente adapté à leurs propres besoins. [par. 131]

[69] Il existe une relation très différente entre le législateur et les personnes assujetties à ses mesures législatives. De par leur nature, les mesures législatives d’application générale ne sont pas adaptées aux besoins particuliers de chacun. Le législateur n’a ni le pouvoir ni l’obligation en droit de prendre des décisions aussi personnalisées et, dans bien des cas, il ne connaît pas à l’avance le risque qu’une mesure législative porte atteinte aux droits garantis par la Charte. On ne peut s’attendre à ce qu’il adapte les mesures législatives à toute éventualité ou à toute croyance religieuse sincère. Les mesures législatives d’application générale ne visent pas uniquement les plaignants, mais l’ensemble de la population. L’ensemble du contexte social dans lequel s’applique la mesure législative doit être pris en compte dans l’analyse de la justification requise par l’article premier. La constitutionnalité d’une mesure législative au regard de l’article premier de la Charte dépend, non pas de la question de savoir si elle répond aux besoins de chacun des plaignants, mais plutôt de celle de savoir si la restriction aux droits garantis par la Charte vise un objectif important et si l’effet global de cette restriction est proportionné. Bien qu’il ne fasse aucun doute que l’effet de la mesure législative sur les plaignants constitue un facteur important dont le tribunal doit tenir compte pour décider si la violation est justifiée, le tribunal doit avant tout prendre en considération l’ensemble de la société. Il doit se demander si la contravention à la Charte peut se justifier dans une société libre et démocratique, et non s’il est possible d’envisager un aménagement plus avantageux pour un plaignant en particulier.

[70] De même, la « contrainte excessive », notion essentielle de l’accommodement raisonnable, ne s’applique pas facilement à la législature qui adopte les mesures législatives. Dans le contexte des droits de la personne, la contrainte est considérée comme excessive si elle menace la viabilité de l’entreprise tenue de s’adapter au droit. Le degré de contrainte peut souvent se traduire en termes pécuniaires. En revanche, il est difficile d’appliquer la notion de contrainte excessive en ces termes à la réalisation ou à la non-réalisation d’un objectif législatif, surtout quand il s’agit (comme en l’espèce) d’un objectif de prévention. Bien qu’il soit possible de donner à la notion de « contrainte excessive » une interprétation large qui englobe la contrainte découlant de l’incapacité d’atteindre un objectif gouvernemental urgent, une telle interprétation atténue cette notion. Plutôt que d’essayer d’adapter la notion de « contrainte excessive » au contexte de l’article premier de la Charte, il est préférable de parler d’atteinte minimale et de proportionnalité des effets.

[82]           Compte tenu des faits en l’espèce, si je suis l’argument du plaignant et de la Commission, l’intimé doit justifier toute discrimination découlant de la façon dont le Parlement a précisé le statut d’Indien dans la Loi sur les Indiens en fonction du critère du motif justifiable fondé sur la santé, la sécurité et le coût, au sens de l’alinéa 15(1)g) et du paragraphe 15(2) de la Loi. Comme ni la santé, ni la sécurité ne font partie des facteurs dont le Parlement a tenu compte lorsqu’il a édicté l’article 7 et les paragraphes 6(1) et 6(2) de la Loi sur les Indiens, le coût reste la seule façon dont l’intimé peut démontrer que le fait d’élargir l’inscription aux petits-enfants des Indiens dont le statut a été rétabli en vertu de l’alinéa 6(1)d), comme les plaignants et la Commission le demandent, constituerait une « contrainte excessive ».

[83]           Pour qu’il puisse le faire adéquatement, l’intimé soutient que les « coûts » doivent être interprétés de façon à inclure les « coûts sociaux ». Ce n’est qu’alors que le Tribunal pourra examiner la justification de l’intimé au sujet de la loi censément discriminatoire, y compris : la norme de la neutralité de sexe derrière les modifications de 1985 à la Loi sur les Indiens du projet de loi C-31, le rôle du Parlement dans la définition d’une population qui a une relation historique avec la Couronne, et les répercussions sur la structure sociale, politique, économique et culturelle des bandes découlant d’une augmentation de la population « inscrite ».

[84]           À mon avis, peu importe si l’on peut, dans certaines circonstances, inclure dans les « coûts » les « coûts sociaux » afin qu’ils constituent une « contrainte excessive » au sens de la Loi, le fait d’étirer la notion de la « contrainte excessive » afin d’y inclure les éléments susmentionnés dont le Parlement a tenu compte lorsqu’il a modifié la Loi sur les Indiens « atténue cette notion », comme la juge McLachlin l’a déclaré dans Hutterian Bretheren, au paragraphe 70. En fait, ces éléments répondent mieux à la question de savoir si la violation alléguée est justifiable dans une société libre et démocratique au sens du critère de l’article premier de la Charte. Comme la Cour suprême l’a déclaré dans Hutterian Bretheren dans sa conclusion sur le sujet :

[…] Le gouvernement peut justifier la mesure législative, non pas en démontrant qu’il l’a adaptée aux besoins du plaignant, mais en établissant qu’elle a un lien rationnel avec un objectif urgent et réel, qu’elle porte le moins possible atteinte au droit et que son effet est proportionné. [Paragraphe 71]

Il est évident que le critère pour la contrainte excessive ne donne pas au Parlement le moyen adéquat de se défendre dans une contestation de sa loi.

[85]           Cela ne fait que confirmer la conclusion que j’ai déjà tirée, soit que, bien que la Cour suprême ait confirmé la primauté des lois en matière de droits de la personne, ce principe s’applique à un « acte discriminatoire » au sens de la Loi, qui n’existe pas en l’espèce. Les contestations directes d’une loi, comme le demandent le plaignant et la Commission en l’espèce, doivent, comme il l’a été établi dans Murphy et démontré dans Hutterian Bretheren, être obtenues dans le cadre d’une contestation constitutionnelle.

[86]           Il est utile de prendre un moment pour donner des exemples de décisions où une incompatibilité ou un conflit entre la Loi et une autre loi a entraîné l’application du principe de la primauté des lois en matière de droits de la personne et où il n’existait pas de contestation directe de la loi, qui aurait exigé l’application de la Charte. Car, si mon raisonnement annule le fondement de ce principe, reconnu dans la jurisprudence de la Cour suprême comme Heerspink, Craton, Larocque et Tranchemontagne, alors la Cour suprême se sera prononcée inutilement, et mon raisonnement est certainement vicié.

[87]           L’un de ces exemples se trouve dans la décision du Tribunal Franke v. Canada (Canadian Armed Forces), [1998] C.H.R.D. No. 3 (Franke). Dans cette affaire, l’intimée soutenait que, conformément à l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50 (la LRCECA), et à l’article 111 de la Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P-6 (la LP), le Tribunal ne pouvait pas accorder des dommages‑intérêts pour perte économique à la plaignante, parce qu’elle recevait une pension du ministère des Anciens combattants pour cette même perte. Le Tribunal a conclu qu’il y avait un conflit entre ces dispositions et les dispositions portant sur le redressement dans la Loi. Se fondant sur Heerspink, Craton, Action Travail des Femmes, Druken et Uzoaba, le Tribunal a rejeté l’argument de l’intimée et a confirmé la primauté de la Loi, notant que, comme le législateur n’avait pas établi le contraire, la Loi primait sur les dispositions de la LRCECA et de la LP, et que, par conséquent, des dommages‑intérêts pour perte économique pouvaient être accordés : Franke, aux paragraphes 644 à 678.

[88]           Dans Eyerley v. Seaspan International Ltd., [2000] C.H.R.D. No. 14 (Eyerley), l’intimée a déposé une requête en rejet, au motif que le Tribunal n’avait pas compétence pour instruire la plainte, parce que la Worker’s Compensation Board de la Colombie‑Britannique avait déjà réglé le dossier de M. Eyerley et que la Worker’s Compensation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 492, de la Colombie‑Britannique comprenait une clause privative. Le Tribunal a rejeté la requête, concluant que, compte tenu de la nature spéciale des lois en matière de droits de la personne, il ne croyait pas que les clauses privatives de la Worker’s Compensation Act avaient pour effet d’empêcher le Tribunal d’exercer sa compétence prévue par la Loi : Eyerley, aux paragraphes 27 à 37.

[89]           Dans Morten c. Air Canada, 2009 TCDP 3 (Morten), révisée pour d’autres motifs dans Canada (Office des transports du Canada) c. Morten, 2010 CF 1008, révisée dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Office des transports du Canada), 2011 CAF 332, Air Canada a soutenu que le Tribunal devrait se limiter à ordonner un redressement monétaire, parce que l’article 172 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (la LTC) confère à l’Office des transports du Canada le pouvoir de déterminer s’il existe un obstacle abusif à la mobilité de personnes déficientes et, au besoin, d’ordonner des mesures correctives. Se fondant sur Heerspink, Craton et Vaid, le Tribunal a rejeté l’argument et, tirant une conclusion en faveur du plaignant, a imposé diverses mesures de redressement systémiques importantes, en plus d’accorder une indemnité pécuniaire pour préjudice moral : Morten, aux paragraphes 189 à 218.

[90]           Dans Douglas c. SLH Transport Inc., 2010 TCDP 1 (Douglas), l’intimé a congédié le plaignant alors qu’il était dans le sixième mois d’un congé médical justifié en attente d’une chirurgie au genou droit. Comme le Tribunal a conclu qu’il y avait une preuve prima facie de discrimination fondée sur la déficience, l’intimé a soutenu, dans le cadre de sa justification de la discrimination, que le paragraphe 239(1) du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code), lui permettait de congédier le plaignant après que douze semaines se soient écoulées depuis le début de son congé médical. Le Tribunal a conclu que, bien que le Code interdisait à un employeur de congédier un employé en congé médical pour une blessure non liée au travail avant que douze semaines se soient écoulées s’il avait accumulé trois ans de service continu, cela ne permettait pas aux employeurs d’agir de façon discriminatoire envers des employés en contravention de l’article 7 de la Loi. Le Tribunal a conclu que, compte tenu de la nature quasi‑constitutionnelle de la Loi reconnue dans Heerspink, Craton, Uzoaba et Vaid, la Loi primait sur le Code dans cette affaire. Le Tribunal a conclu que l’intimé n’avait pas fourni d’explication ou de justification raisonnable pour la discrimination dont il avait fait preuve lorsqu’il a congédié le plaignant, et a déterminé que la plainte était justifiée : Douglas, aux paragraphes 69 à 71.

[91]           La décision Uzoaba est un autre exemple d’affaire où le Tribunal a appliqué le principe de la primauté des lois en matière de droits de la personne sans directement contester une autre loi. Dans le cadre des mesures de redressement, le Tribunal a ordonné que le plaignant soit réintégré dans des fonctions deux niveaux plus élevés que le niveau qu’il occupait lorsqu’il a été victime de discrimination. En contrôle judiciaire, l’intimé a soutenu que ce type de redressement était interdit par la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑33, qui établit un régime en fonction duquel les promotions sont fondées sur le mérite et que le Tribunal ne pouvait pas passer outre ce régime. La Cour fédérale n’a pas souscrit à cet argument, appliquant le principe de la primauté de la Loi ainsi :

Je pense que le principe de la préséance doit s’appliquer en l’espèce pour permettre à un tribunal des droits de la personne d’ordonner l’octroi d’une promotion qui, selon lui, a été refusée pour des motifs discriminatoires, en violation de la Loi. En d’autres termes, la compétence de la Commission de la fonction publique et la procédure qui doit normalement être suivie pour l’octroi des promotions au sein de la fonction publique n’ont pas préséance dans ces rares cas où des promotions ont été refusées pour des motifs discriminatoires et où un tribunal, exerçant la compétence qui lui est conférée par la Loi, ordonne qu’une promotion soit accordée à une personne afin de corriger les effets de l’acte discriminatoire de l’employeur. [Paragraphe 20]

[92]           Dans toutes ces affaires, le Tribunal a relevé l’existence d’un acte discriminatoire, asseyant ainsi la compétence du Tribunal. Saisi d’un conflit entre la Loi et une autre loi, le Tribunal s’est fondé sur des arrêts tels que Heerspink et Craton et a confirmé le principe de la primauté des lois en matière de droits de la personne. Dans aucun de ces exemples, le Tribunal n’a tenté d’utiliser la Loi pour invalider la disposition incompatible de la façon dont on le ferait avec la Charte. Le Tribunal a simplement conclu que la disposition en litige ne pouvait pas s’appliquer à l’affaire, préférant ainsi l’application de la disposition de la Loi. À mon avis, c’est dans cette distinction que se trouve l’essence véritable de la signification de la primauté des lois en matière de droits de la personne.

(ii)               La jurisprudence en matière de droits de la personne provenant d’ailleurs au pays au sujet de la primauté des lois en matière de droits de la personne

[93]           La Commission soutient que, dans les cas où cela est possible, les lois en matière de droits de la personne du Canada devraient être interprétées de façon constante, compte tenu de leurs similitudes générales, de leur statut quasi‑constitutionnel et de leur objectif commun de prévenir la discrimination. Par conséquent, pour examiner si la Loi permet le dépôt de plaintes qui contestent le libellé de lois fédérales, la Commission fait valoir qu’il est aussi utile d’examiner la jurisprudence d’autres juridictions du Canada. La Commission soutient que, dans ces affaires, les décideurs ont suivi le courant jurisprudentiel fédéral d’arrêts comme Heerspink, Craton, Larocque, Tranchemontagne et Druken et ont accepté que (i) les mesures prises par les agents du gouvernement conformément au libellé contraignant d’une loi peuvent être qualifiées de « services » dans le cadre d’un examen en matière de droits de la personne, (ii) les lois quasi‑constitutionnelles en matière de droits de la personne peuvent servir à rendre inopérantes des lois incompatibles et, par conséquent, redresser leurs répercussions discriminatoires. La Commission renvoie le Tribunal aux décisions suivantes : Ontario (Disability Support Program) v. Tranchemontagne, 2010 ONCA 593 (Tranchemontagne (ONCA)); Hendershott v. Ontario (Community and Social Services), 2011 HRTO 482 (Hendershott); Ivancicevic v. Ontario (Consumer Services), 2011 HRTO 1714 (Ivancicevic); XY v. Ontario (Government and Consumer Services), 2012 HRTO 726 (XY); Gwinner v. Alberta (Human Resources and Employment), 2002 ABQB 685 (Gwinner); Saskatchewan (Human Rights Commission) v. Saskatchewan (Department of Social Services), 1988 CanLII 212 (C.A. Sask) (Chambers); Saskatchewan (Workers’ Compensation Board) v. Saskatchewan (Human Rights Commission), 1999 CanLII 12368 (C.A. Sask) (Wiebe); Human Rights Commission v. Workplace Health, Safety and Compensation Commission, 2005 NLCA 61 (Nfld HRC); Neubauer v. British Columbia (Ministry of Human Resources), 2005 BCHRT 239 (Neubauer); et A.A. v. New Brunswick (Department of Family and Community Services), [2004] N.B.H.R.B.I.D. No. 4 (QL) (AA).

[94]           Il s’agit une fois de plus des mêmes arguments qui ont été présentés au Tribunal dans l’affaire Matson et que le Tribunal a rejetés aux paragraphes 121 à 126 de sa décision. Je ne crois pas que ces décisions réfutent la conclusion selon laquelle un « service » doit exister, peu importe la nature quasi-constitutionnelle des lois en matière de droits de la personne. En effet, à l’exception peut-être de la décision Gwinner, qui ne traite pas de la question de l’existence d’un service dans les circonstances de l’affaire (et qui, pour cette même raison, n’aide pas le Tribunal dans l’affaire en l’espèce), toutes ces décisions tirent une conclusion au sujet de l’existence d’un service. Bien que, dans certaines décisions, il puisse avoir été conclu implicitement (Hendershott, aux paragraphes 69 à 70 et 79; Neubauer, au paragraphe 61; Tranchemontagne, au paragraphe 50) ou explicitement (AA, au paragraphe 49; Ivancicevic, au paragraphe 151; XY, aux paragraphes 85 à 87), qu’une loi est un service et peut dont être directement contestée en vertu des lois en matière de droits de la personne, pour les motifs susmentionnés, j’arrive à une conclusion différente, qui est fondée sur la jurisprudence des cours fédérales et de la Cour suprême du Canada. Je note que, bien que ces décisions puissent avoir un effet persuasif, elles n’ont aucune autorité et ne lient pas le Tribunal.

(iii)             Les dispositions actuelles de la Loi

[95]           Selon la Commission, le principe selon lequel des plaintes peuvent être déposées au sujet d’autres lois fédérales est reflété dans les articles 49(5) et 62(1) de la Loi. Le paragraphe 49(5) de la Loi est ainsi libellé :

Dans le cas où la plainte met en cause la compatibilité d’une disposition d’une autre loi fédérale ou de ses règlements d’application avec la présente loi ou ses règlements d’application, le membre instructeur ou celui qui préside l’instruction, lorsqu’elle est collégiale, doit être membre du barreau d’une province ou de la Chambre des notaires du Québec.

[96]           Comme le paragraphe 49(5) exige que les plaintes portant sur des lois fédérales incompatibles soient instruites par un membre instructeur membre du barreau d’une province ou de la Chambre des notaires du Québec, la Commission est d’avis qu’il démontre que le Parlement est d’avis que de telles plaintes peuvent être déposées et tranchées sur le fond. La Commission soutient aussi que les procédures ayant entraîné l’édiction du paragraphe 49(5) contiennent de nombreux commentaires qui démontrent que le gouvernement reconnaît et accepte que la Loi s’applique au libellé d’autres lois fédérales. Si l’intimé a raison en soutenant que la Loi ne s’applique pas au libellé d’autres lois, alors la Commission soutient que le paragraphe 49(5) n’a plus aucun sens, ce qui ne peut pas avoir été la volonté du Parlement.

[97]           Cet argument a aussi été présenté au Tribunal dans Matson. Je note, comme le Tribunal dans cette affaire, que le paragraphe 49(5) de la Loi porte sur des incompatibilités entre la Loi et d’autres lois, et ne suppose pas la capacité de la Loi de directement contester une loi. Cet article peut très bien reconnaître la primauté de la Loi lorsqu’elle entre en conflit avec d’autres lois, cependant, j’ai déjà fourni de nombreux exemples d’instances (voir paragraphes 86 à 91) où la primauté s’applique et où il n’y a pourtant aucune contestation d’une autre loi. Ce paragraphe ne modifie en rien ce raisonnement.

[98]           Je souscris aussi à l’interprétation du Tribunal dans Matson au sujet de l’objet du paragraphe 49(5) de la Loi. Le Tribunal a conclu que les passages des procédures du Parlement menant à l’adoption de l’article sur lequel la Commission se fonde montraient que l’intention sous-jacente était de garantir que des avocats trancheraient les questions d’incompatibilité des lois. Comme les affaires de cette nature pourraient être légalistes et complexes, cette exigence visait à faciliter une résolution efficace et rapide. Cette interprétation est aussi confirmée lorsque l’on examine le paragraphe 49(5) dans le contexte des autres paragraphes de l’article 49, qui portent sur les étapes procédurales à suivre après le renvoi d’une plainte au Tribunal par la Commission. Cela comprend, au paragraphe 49(2), la capacité du président de désigner trois membres pour les affaires complexes, ce qui, une fois de plus, vise à garantir que le processus est efficace et rapide : Matson, au paragraphe 131.

[99]           J’examinerai maintenant le paragraphe 62(1) de la Loi, qui est libellé ainsi :

La présente partie et les parties I et II ne s’appliquent, ni directement ni indirectement, aux régimes ou caisses de retraite constitués par une loi fédérale antérieure au 1er mars 1978.

La Commission soutient que cette disposition prévoit ce que les arrêts de la Cour suprême ont toujours permis : une exception prévue dans la loi à la règle générale selon laquelle les lois en matière de droits de la personne priment. Selon la Commission, sans cette exception, la Loi se serait appliquée aux dispositions discriminatoires des lois sur les pensions ou les caisses de retraite fédérales et les aurait affectées. La Commission fait valoir qu’un examen des antécédents légaux du paragraphe 62(1) confirme cet argument. Une fois de plus, si l’intimé a raison en soutenant que la Loi ne s’applique pas au libellé d’autres lois, alors la Commission soutient que le paragraphe 62(1) n’a plus aucun sens, ce qui ne peut pas avoir été la volonté du Parlement.

[100]       Comme le Tribunal l’a conclu dans Matson, l’argument présenté par la Commission, une fois de plus, confond le principe de la primauté des lois en matière de droits de la personne avec une contestation directe d’une loi. Le paragraphe 62(1) prouve la primauté de la Loi, ce que, pour les motifs susmentionnés, j’ai déjà reconnu en l’espèce. Le paragraphe n’enlève aucunement l’exigence légale de prouver l’existence d’un acte discriminatoire au sens des articles 5 à 14.1 de la Loi. En effet, selon le paragraphe 40(1) de la Loi, une personne peut déposer une plainte à la Commission si elle a des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un « acte discriminatoire », et l’article 39 définit un « acte discriminatoire » comme un acte visé aux articles 5 à 14.1 de la Loi : Matson, aux paragraphes 128 et 132 à 135.

(iv)             L’ancien article 67 de la Loi

[101]       Dans la même veine que son argument au sujet du paragraphe 62(1), la Commission souligne le libellé de l’ancien article 67 de la Loi pour prouver que le Parlement avait l’intention de permettre que la Loi s’applique aux dispositions discriminatoires d’autres lois fédérales. L’ancien article 67 de la Loi, qui a été abrogé en 2008 (Projet de loi C-21, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne, 2e sess., 39e lég., 2008), prévoyait :

La présente loi est sans effet sur la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en vertu de cette loi.

Comme pour le paragraphe 62(1), la Commission soutient que l’ancien article 67 servait d’exception légale au principe général selon lequel les lois en matière de droits de la personne priment. Sans l’exception, la Commission soutient que la Loi se serait appliquée aux dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens et les aurait affectées. Une fois de plus, si l’intimé a raison en soutenant que la Loi ne s’applique pas au libellé d’autres lois, alors la Commission soutient que le paragraphe 67 n’avait aucun sens ni effet pendant sa durée de vie, ce qui ne peut pas avoir été la volonté du Parlement. Selon la Commission, le contexte historique de l’article 67 montre qu’il a précisément été édicté afin de placer les dispositions sur l’inscription de la Loi sur les Indiens à l’abri d’un examen en application de la Loi. Dans le même ordre d’idées, la Commission est d’avis qu’en abrogeant l’article 67 en 2008, le Parlement avait l’intention d’ouvrir la porte aux plaintes en matière de droits de la personne visant des aspects discriminatoires de ces mêmes dispositions.

[102]       La Commission se fonde sur diverses déclarations du gouvernement, certaines du ministre de la Justice, et sur des notes de service et des notes préparatoires, qui prouvent que, lorsque le paragraphe 63(2) de la Loi (qui est ensuite devenu l’article 67) a été édicté à la fin des années 1970, les responsables du gouvernement avaient compris que l’intention du Parlement derrière cette disposition était d’empêcher le Tribunal de conclure que des dispositions de la Loi sur les Indiens étaient discriminatoires. J’accepte que cette preuve est convaincante et que le Parlement a pu craindre un examen de la Loi sur les Indiens par la Loi, et qu’il a décidé d’en garantir la protection en édictant l’article 67. Ce faisant, le Parlement aurait effectivement implicitement supposé que la Loi permettait de contester d’autres lois. J’accepte aussi que, à la lumière de décisions du Tribunal comme Druken et McAllister‑Windsor, ainsi que de la décision Gonzalez de la Cour fédérale, en l’absence de l’article 67, il existait effectivement un risque que le Tribunal soit saisi d’un examen de la Loi sur les Indiens.

[103]       Cela dit, pour les motifs susmentionnés, ces affaires ont été tranchées en fonction d’une interprétation de l’article 5 de la Loi, qui ne reflète plus le mode de pensée actuel. De plus, bien que l’article 67 reflète l’intention du Parlement d’interdire l’examen de la Loi sur les Indiens en vertu de la Loi à l’époque précédant l’entrée en vigueur de la Charte, cette preuve est, en soi, insuffisante pour démontrer que, lorsque le Parlement a édicté la Loi dans sa totalité, il avait l’intention d’accorder à cette loi la capacité de directement contester d’autres lois. Car, comme je ne crois pas que le plaignant et la Commission soutiennent que cette capacité se limite aux contestations de la Loi sur les Indiens, cette capacité doit donc être la même pour toutes les autres lois. Pour tirer cette conclusion, nous devons examiner la Loi en entier et, pour les motifs déjà mentionnés, j’ai conclu que les règles d’interprétation des lois n’appuient pas l’interprétation présentée par le plaignant.

[104]       De plus, contrairement à l’observation de la Commission, je ne crois pas que cette conclusion retire toute signification à l’article 67. Même si le Parlement avait l’intention de protéger les dispositions de la Loi sur les Indiens de tout examen au sens de la Loi, l’article 67 précisait aussi que rien dans la Loi n’affectait « les dispositions prises en vertu de cette loi ». C’est exactement le sens de l’interprétation que la juge Desjardins (alors juge de la Cour d’appel fédérale) a effectué dans Desjarlais (Re) (C.A.), [1989] 3 C.F. 605 (Desjarlais), au paragraphe 13 :

Le mot « provision » du membre de phrase « or any provision made under or pursuant to [the Indian Act] » (« et sur les dispositions prises en vertu de cette loi ») ne peut avoir la même signification que le premier « provision », et il ne peut renvoyer exclusivement à une disposition législative d’application générale ainsi que le prétend l’avocat de la Commission. La version française rend une telle interprétation impossible. Le mot « dispositions » de cette version pourrait avoir le sens de « mesures législatives », mais il connote également les notions de « décisions » et de « mesures », dont la compréhension est très grande. Ainsi les termes « or any provision made under or pursuant to that Act » désignent-ils plus que les seules stipulations à caractère légal. J’interprète ces mots comme s’étendant à toutes les décisions prises en vertu de la Loi sur les Indiens.

[Non souligné dans l’original.]

[105]       Dans Desjarlais, la Cour d’appel a conclu que la décision dans l’affaire dont elle était saisie, soit un vote de censure d’un conseil de bande, ou le congédiement de l’une des administratrices de la bande au motif qu’elle était trop vieille, ne prenait appui nulle part dans la Loi sur les Indiens et que, par conséquent, elle n’était pas visée par l’exception prévue au paragraphe 63(2) (devenu ensuite l’article 67) de la Loi. Malgré cette conclusion, l’affaire a depuis été citée comme jurisprudence en raison de son interprétation de l’article 67. Dans Laslo c. Conseil de la bande indienne de Gordon, [1996] C.H.R.D. No. 12 (Laslo), le Tribunal s’est fondé sur cette interprétation, concluant que l’article 67 de la Loi s’appliquait aux décisions qui, en vertu de leur sujet, relèvent du pouvoir expressément accordé par une disposition de la Loi sur les Indiens : Laslo, aux paragraphes 43 et 44. Le Tribunal a conclu que, conformément à l’article 67, le refus du conseil de bande de la réserve Gordon de donner un logis à Mme Laslo, une Indienne réintégrée, conformément au pouvoir que lui accordait l’article 20 de la Loi sur les Indiens, était à l’abri d’un examen au titre de la Loi. La Cour d’appel fédérale a confirmé cette conclusion : Laslo c. Bande de Gordon (Conseil), [2000] A.C.F. no 1175.

[106]       Loin d’être insignifiante, l’abrogation de l’article 67 permet maintenant le dépôt de plaintes de ce genre à la Commission canadienne des droits de la personne et au Tribunal. La Loi sur les Indiens prévoit la prestation de nombreux services et donne aux bandes le pouvoir discrétionnaire d’appliquer diverses règles et politiques, qui relèvent censément toutes, maintenant, de la Loi. À mon avis, la déclaration de Jim Prentice, alors ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, lors d’une comparution en 2007 devant le Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord, portant sur l’abrogation proposée de l’article 67 de la Loi, sur laquelle la Commission se fonde, illustre bien les répercussions de l’abrogation :

L’abrogation de l’article 67 donnera à nos citoyens autochtones, et en particulier aux femmes, la possibilité de faire ce qu’elles ne peuvent pas faire aujourd’hui, soit déposer un grief relativement à une action soit de leur gouvernement autochtone soit, franchement, du gouvernement du Canada, relativement à des décisions qui les touchent. Cela peut englober l’accès à des programmes, l’accès à des services, la qualité des services offerts, en sus d’autres questions, tel que l’appartenance à la bande, je suppose.

[107]       Bien que mon raisonnement interdise la contestation d’une décision ou d’un acte qui découle directement de la Loi sur les Indiens, les décisions ou les actes qui constituent un « acte discriminatoire » au sens des articles 5 à 25 de la Loi et qui aurait auparavant été faits « dans le cadre du régime » de la Loi sur les Indiens relèvent maintenant de la compétence du Tribunal. Le fait que le Tribunal a déjà commencé à instruire des affaires de ce genre est une preuve de plus de ce fait (voir, par exemple, Louie et Beattie c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2011 TCDP 2).

[108]       La Commission soutient que le témoignage d’Allan Tallman, le registraire des Indiens, et la jurisprudence du Tribunal, comme la décision Jacobs c. Mohawk Council of Kahnawake, [1998] D.C.D.P. no 2 (Jacobs), montrent que l’appartenance à une bande est considérée comme étant un « service », susceptible d’examen au sens de l’article 5 de la Loi. La Commission soutient que, si l’appartenance à une bande, qui est aussi liée à la relation entre un individu et l’État, est reconnue comme « service », alors l’inscription à titre d’Indien devrait l’être aussi.

[109]       Conformément à l’article 10 de la Loi sur les Indiens, les bandes ont la capacité de contrôler leur propre effectif en fonction de leurs propres règles d’appartenance. L’appartenance à une bande, dans la mesure où les bandes ont décidé d’exercer ce contrôle, n’est donc pas régie par la Loi sur les Indiens comme telle, mais par un ensemble de règles permises par la loi. Une contestation au sujet de l’appartenance n’est donc, dans le contexte qui nous intéresse, pas une contestation de la loi et, par conséquent, peut davantage être considérée comme un « service », fourni par la bande, au sens de l’article 5 de la Loi. Pour les motifs susmentionnés, on ne peut dire la même chose de l’inscription à titre d’Indien, dont les modalités sont précisément définies dans la Loi sur les Indiens. Par conséquent, la portée de ce qui constitue ou non un « service » n’est pas définie par la relation entre un individu et l’État, comme le soutient la Commission, mais plutôt par la question de savoir si ce qui est contesté constitue une attaque directe à l’acte de législation du Parlement, qui relève alors de la Charte, ou constitue un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la Loi et au sens des motifs qui précèdent.

VII.          Conclusion

[110]       Bien que mon raisonnement n’entraîne pas une décision en faveur du plaignant, je ne veux pas diminuer la souffrance que sa famille et lui ont subie en raison des politiques d’émancipation du gouvernement. Même si les plaignants ne peuvent pas contester les articles visés de la Loi sur les Indiens au titre de la Loi, ils peuvent choisir de le faire au titre de la Charte, au sens de l’arrêt Murphy. Cela a été fait avec succès dans l’affaire McIvor, par exemple, au sujet des alinéas 6(1)a) et 6(1)c) de la Loi sur les Indiens. Le Tribunal n’est cependant pas l’instance appropriée pour instruire la contestation en l’espèce.

[111]       Je répondrai donc ainsi aux questions A et B :

A.                Les plaintes portent-elles sur la prestation de services destinés au public au sens de l’article 5 de la Loi, ou sont-elles uniquement une contestation d’une loi?

Réponse : Les plaintes sont uniquement une contestation d’une loi.

B.                 Si les plaintes sont uniquement une contestation d’une loi, la Loi permet-elle l’instruction de telles plaintes?

Réponse : Non.

Compte tenu de ces réponses, je n’ai pas à trancher les questions C et D :

C.                 Le plaignant a-t-il établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination?

D.                Le cas échéant, l’intimé a-t-il démontré que la discrimination prima facie n’a pas eu lieu tel qu’il est allégué ou que l’acte était justifiable au sens de la Loi?

[112]       Pour ces motifs, les plaintes sont rejetées.

Signée par

Sophie Marchildon

Juge administrative

Ottawa (Ontario)

Le 30 septembre 2013

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1686/4111 et T1725/8011

Intitulé de la cause : Roger William Andrews et Roger William Andrews au nom de Michelle Dominique Andrews c. Affaires indiennes et du Nord Canada

Date de la décision du tribunal : Le 30 septembre 2013

Date et lieu de l’audience : du 15 au 19 et du 22 au 26 octobre 2012 ; du 7 au 9 novembre 2012

Surrey, Colombie-Britannique

Comparutions :

Roger William Andrews, pour les plaignants

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sean Stynes et Michelle Casavant, pour l'intimé

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