Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2025 TCDP 95

Date : Le 18 septembre 2025

Numéro du dossier : T2533/9020

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Sukhvinder Singh

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Canadian National Transportation Ltd.

l’intimée

Décision

Membre : Naseem Mithoowani

 


I. CONTEXTE

[1] Le plaignant, Sukhvinder Singh, allègue avoir été victime de discrimination dans le cadre de sa relation d’emploi avec l’intimée, la société Canadian National Transportation Ltd.

[2] M. Singh (par l’entremise d’une société dont il était propriétaire) a commencé à travailler en avril 2016 comme propriétaire-exploitant d’un camion dans le cadre d’un contrat de camionnage indépendant conclu avec l’intimée.

[3] Nul ne conteste qu’en novembre 2017, alors qu’il était en train d’effectuer des services de camionnage pour le compte de l’intimée, M. Singh a eu un grave accident au moment où il traversait une intersection. En effet, une camionnette qui arrivait en sens inverse, et dont le conducteur n’a pas tenu compte du panneau d’arrêt, est entrée directement en collision avec le camion de M. Singh. L’accident a entraîné le décès du conducteur de la camionnette et la destruction totale du camion de M. Singh. Celui-ci n’est pas responsable de l’accident.

[4] M. Singh affirme que, des suites de l’accident, il s’était retrouvé atteint d’une déficience et avait informé l’intimée de son incapacité à reprendre le travail. M. Singh affirme que son contrat a été résilié par l’intimée le 13 mars 2018, alors qu’il était ainsi atteint d’une déficience, et que cette déficience a été un facteur dans l’annulation du contrat.

[5] Étant donné que M. Singh n’était pas représenté par un avocat, un certain nombre de mesures procédurales ont été prises préalablement à l’audience pour veiller à ce qu’il comprenne la nature de l’instance et soit en mesure d’y participer pleinement. Ces mesures consistaient notamment : (i) à s’assurer que, lors des téléconférences de gestion préparatoire tenues avant l’audience, M. Singh soit informé de la possibilité de communiquer avec la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») pour obtenir des renseignements supplémentaires sur les pratiques en usage au Tribunal, et sur ce à quoi il fallait s’attendre au cours de l’audience; (ii) à demander à la Commission d’envisager de participer à l’audience relative à la plainte, ce que la Commission a refusé; et (iii) à préciser aux parties, avant l’audience, les questions que le Tribunal avait l’intention de prendre en considération.

[6] À l’audience, avec le consentement de toutes les parties, j’ai mené l’interrogatoire direct de M. Singh en lui posant des questions ouvertes portant principalement sur le contenu de son exposé des faits. M. Singh a été informé qu’il pourrait s’écarter à tout moment de mes questions et fournir des renseignements supplémentaires au Tribunal s’il le jugeait nécessaire, ce qu’il a souvent fait.

[7] En outre, tout au long de l’audience, M. Singh a formulé plusieurs demandes auxquelles l’intimée ne s’est pas opposée. Il a ainsi demandé à ce que son épouse puisse être présente pour le soutenir pendant toute la durée de l’audience, à avoir la possibilité de rester debout si nécessaire au cours de l’audience, et à ce que Joshua Hannaberry, un témoin de l’intimée, présente son témoignage sous forme d’affidavit. La dernière demande de M. Singh visait à réduire le temps de comparution prévu pour son témoignage.

II. QUESTIONS EN LITIGE

[8] M. Singh demande au Tribunal de trancher la question de savoir s’il a été victime de discrimination en cours d’emploi, contrairement à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H-6 (la « LCDP »).

III. DÉCISION

[9] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la présente plainte. À mon avis, s’il est vrai que M. Singh a souffert d’une déficience physique à la suite de son accident, cette déficience n’a pas été un facteur dans la résiliation de son contrat.

IV. ANALYSE

[10] M. Singh allègue avoir été victime de discrimination en matière d’emploi, au sens de l’article 7 de la LCDP, en raison d’une déficience. Le critère permettant de déterminer s’il y a eu discrimination est bien établi. Tout d’abord, il incombe au plaignant de prouver l’existence d’une preuve prima facie de discrimination. L’intimé peut, s’il le souhaite, présenter des éléments de preuve afin de réfuter cette preuve prima facie. Si le plaignant parvient à établir une preuve prima facie, l’intimé a alors le fardeau de justifier sa conduite en invoquant les exemptions prévues par la LCDP ou celles développées par la jurisprudence. Voir, par exemple, Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2020 TCDP 33 (CanLII), aux paragraphes 60 à 66, pour un résumé de la jurisprudence de principe.

[11] La preuve prima facie, ou preuve suffisante jusqu’à preuve contraire, « est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur [du plaignant], en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Ontario (Commission ontarienne des droits de la personne) c. Simpsons-Sears, 1985 CanLII 18 (CSC), au par. 28).

[12] M. Singh doit s’acquitter de son fardeau de la preuve selon la norme applicable, soit celle de la prépondérance des probabilités (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique

[12]
Centre de formation)
, 2015 CSC 39, au par. 65 [Bombardier]).

[13] En effet, pour établir une preuve prima facie de discrimination, M. Singh devra démontrer qu’il est plus probable qu’improbable (c.-à-d., selon la prépondérance des probabilités) qu’il satisfait aux trois éléments du critère, à savoir : qu’il possède une caractéristique protégée par la LCDP contre la discrimination; qu’il a subi un effet préjudiciable relativement à l’emploi; et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61). J’examinerai en détail chacun de ces éléments ci-après.

A. M. SINGH PRÉSENTE UNE CARACTÉRISTIQUE PROTÉGÉE CONTRE LA DISCRIMINATION

[14] En ce qui concerne la première étape de l’analyse, les parties sont en désaccord quant à savoir si M. Singh a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il possède une ou plusieurs caractéristiques protégées contre la discrimination (en l’occurrence, la déficience).

[15] M. Singh a indiqué dans son témoignage qu’en raison de l’accident, il avait subi au cou et à la clavicule de graves blessures l’empêchant d’avoir une amplitude normale de mouvement, ainsi que des blessures au coccyx, qui persistent encore aujourd’hui. Il a ajouté qu’il souffrait de douleurs au bras et au dos. Par souci de simplicité, je désignerai collectivement ces blessures en tant que « déficience physique » présumée de M. Singh.

[16] J’estime que M. Singh a réussi à démontrer qu’il souffrait d’une déficience physique au moment où son contrat a été résilié. Il a témoigné qu’il n’était pas apte à effectuer le travail physique en raison de ses blessures au coccyx, qui limitaient sa capacité à rester longtemps assis. Ces blessures au coccyx, mais aussi celles au cou, l’empêchaient de conduire pendant de longues périodes. En outre, il ne pouvait tenir un volant en raison d’un engourdissement des mains. Il a indiqué qu’il prenait des analgésiques puissants, et que tout son corps s’en ressentait. M. Singh a déclaré qu’il ne pouvait effectuer que des travaux légers en conséquence de l’accident.

[17] Le 8 mars 2018, au cours d’une enquête interne menée par l’intimée afin de déterminer pour quelle raison M. Singh ne respectait pas ses obligations contractuelles, celui-ci a indiqué qu’il ne se sentait toujours pas en mesure de reprendre ses fonctions, du fait de ses blessures au cou et au dos. Que ce soit au cours de cette enquête ou à quelque autre moment ayant précédé la résiliation du contrat, rien ne laisse croire que l’intimée ait remis en question l’affirmation de M. Singh selon laquelle il souffrait de blessures physiques des suites de l’accident.

[18] M. Singh a également présenté en preuve des notes médicales faisant partie de sa demande d’indemnisation pour accident du travail. Dans ces notes, le médecin de M. Singh déclarait que celui-ci n’était pas en mesure de reprendre le travail qu’il exerçait avant l’accident en raison des lésions corporelles (en particulier, des douleurs et entorses cervicales et dorsales) qu’il avait subies, et qui limitaient ses capacités physiques, par exemple pour ce qui est de s’asseoir, de se pencher et de conduire. M. Singh a fourni plusieurs notes de son médecin allant dans ce sens, dont la dernière, qui indiquait qu’il devait rester en arrêt de travail jusqu’en avril 2018. Il s’agit là d’éléments de preuve corroborant que M. Singh était atteint d’une déficience physique au moment où son contrat a été résilié.

[19] Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que M. Singh souffrait d’une déficience physique au moment où son contrat a été résilié.

[20] M. Singh a également témoigné qu’à la suite de son accident, il avait souffert psychologiquement en raison d’un stress mental et d’un traumatisme psychologique. J’utiliserai ci-après le terme « déficience psychologique » pour désigner collectivement ces affections mentales de M. Singh.

[21] Contrairement à ce qui était le cas pour ses blessures physiques, M. Singh n’a fourni aucune preuve médicale concernant sa prétention selon laquelle il souffrait d’une déficience psychologique. Je précise qu’il n’est pas nécessaire que je dispose de la preuve d’un diagnostic pour pouvoir conclure à l’existence d’une déficience. M. Singh a témoigné au sujet de tels problèmes d’ordre psychologique, et il ne m’est pas interdit de tirer des conclusions sur ce seul fondement. Toutefois, j’estime que durant son témoignage, M. Singh s’est montré vague en ce qui a trait à ses problèmes d’ordre psychologique, et qu’il n’a pas fourni suffisamment de détails pour me permettre de conclure que, selon la prépondérance des probabilités, il souffrait d’une déficience liée à son état psychologique.

[22] M. Singh a souvent fait référence à sa déficience psychologique en termes flous, où il était question de [traduction] « traumatismes » ou de [traduction] « stress mental ». Lorsque je lui a demandé d’expliciter ses affirmations, M. Singh n’a pas su donner davantage de détails sur ce qu’il éprouvait exactement. Il répondait plutôt en reprenant souvent la même explication, à savoir que le traumatisme était dû au fait d’avoir assisté à la mort de l’autre personne victime de l’accident.

[23] Immédiatement après que M. Singh eut déclaré pour la première fois qu’il avait subi un traumatisme psychologique, je lui ai expressément demandé de décrire ses symptômes. Il n’a répondu que par des renseignements relatifs à ses blessures physiques.

[24] Pour m’assurer que ma question était claire, j’ai interrogé précisément M. Singh sur les symptômes liés au traumatisme qu’il affirmait avoir ressenti. Il a répondu s’être senti traumatisé par la nature de l’accident et par la pression financière liée à l’incapacité de travailler.

[25] Je lui ai de nouveau demandé s’il voulait exprimer quoi que ce soit au Tribunal quant à la manière dont son état mental après l’accident pouvait l’affecter. M. Singh a répondu qu’il se sentait stressé. Il a ajouté qu’il se sentait mentalement incapable de reprendre la conduite d’un camion, qu’il avait senti qu’on le poussait à conduire avant qu’il soit prêt physiquement et mentalement, et qu’il s’inquiétait de tuer quelqu’un d’autre sur la route. Il a témoigné d’un stress mental dû au fait d’être obligé de conduire avant que son camion ne soit réparé ou qu’il n’en ait acheté un autre.

[26] M. Singh a de nouveau eu l’occasion de fournir des détails sur le fait qu’il n’était pas, selon ses propres termes, [traduction] « mentalement en état ». Or, M. Singh a répété qu’il s’était senti poussé à trouver ou acheter un nouveau camion alors qu’il était toujours lié par un prêt contracté pour son camion détruit. Il a ajouté qu’on avait mis fin à son contrat alors qu’il était encore en train de prendre des dispositions pour acquérir un nouveau camion. M. Singh a témoigné qu’il avait eu l’impression que l’intimée le poussait à acheter un nouveau camion, bien qu’il lui ait précisé n’avoir toujours pas reçu d’indemnité d’assurance pour son camion actuel. Il n’avait donc pas les moyens d’en acheter un nouveau. Il a qualifié cette situation de harcèlement moral.

[27] J’ai offert à M. Singh une autre occasion de préciser la nature de la déficience psychologique qu’il alléguait. Il a déclaré que, sur le plan psychologique, il était en état de choc et avait subi un traumatisme dû au décès de l’autre personne victime de l’accident. Il avait également l’impression que l’intimée faisait pression sur lui pour qu’il reprenne le travail, et qu’elle ne se souciait pas de lui.

[28] Même s’il s’est vu offrir à de nombreuses reprises la possibilité de fournir des détails sur sa présumée déficience psychologique, je constate que M. Singh n’en a rien fait. Il a fourni de vagues réponses au sujet de ses symptômes psychologiques. Ainsi, malgré les multiples occasions qui s’offraient à lui, M. Singh n’a pas fourni la moindre précision sur la façon dont son état mental avait pu l’affecter ou l’empêcher de remplir ses obligations contractuelles. Par exemple, lorsque je lui ai expressément demandé en quoi, à son avis, ses déficiences avaient nui à sa capacité de communiquer avec l’intimée, M. Singh a répondu : [traduction] « en rien ».

[29] Les affections ne sont pas toutes des déficiences. En effet, au sens de la LCDP, la déficience s’entend d’un handicap physique ou mental qui occasionne une limitation fonctionnelle ou qui est associé à la perception d’un handicap (Desormeaux c. Ottawa (Ville), 2005 CAF 311, au par. 15). Pour que le tribunal puisse conclure à l’existence d’une déficience, le plaignant doit d’abord parvenir à établir avec un certain degré de précision l’existence d’un lien entre un problème de santé et une limitation fonctionnelle (Sturgess c. Canada (Élections), 2024 CF 1360, au par. 15). Par ailleurs, la jurisprudence nous enseigne que le stress, et même certaines formes de dépression, peuvent ne pas être suffisamment graves pour être considérés comme une déficience au sens de la LCDP (Hughes c. Canada (Procureur général), 2021 CF 147, aux par. 83 à 86). Bien que je sois sensible au fait que la période postérieure à l’accident a probablement été éprouvante pour M. Singh, je ne dispose pas de témoignages suffisants sur les symptômes précis dont il aurait souffert pour pouvoir conclure à l’existence d’une déficience psychologique. Des personnes différentes réagissent différemment aux facteurs de stress. Or, même si je reconnais que son accident a été un facteur de stress pour M. Singh, je n’ai pas de renseignements précis sur les répercussions qu’il a pu avoir eues sur lui.

[30] Le reste de la preuve atteste seulement les déficiences physiques dont il était atteint.

[31] Comme je l’ai déjà indiqué, les dossiers médicaux que le plaignant a fournis à divers moments à l’intimée concernant son incapacité à reprendre le travail ne font état que de douleurs ou d’entorses au niveau du cou et du dos.

[32] Si tant est que M. Singh a effectivement éprouvé des problèmes psychologiques, je me serais attendue à ce qu’ils soient mentionnés dans les notes du médecin. M. Singh n’a fourni aucun élément de preuve donnant à penser qu’il en serait autrement. Lorsque, en contre-interrogatoire, on lui a demandé pour quelle raison les notes médicales ne mentionnaient que des blessures et des limitations physiques, alors qu’il alléguait également du stress et des traumatismes, M. Singh a répondu qu’il avait des [traduction] « restrictions d’ordre mental ». Il n’a toutefois pas pu expliquer pour quelle raison le document n’en faisait pas mention.

[33] Les documents médicaux indiquent également que M. Singh était suivi par un physiothérapeute pour ses blessures physiques. Mais il n’a pas apporté la preuve qu’il avait cherché à obtenir des traitements en santé mentale.

[34] De même, le beau-père de M. Singh, qui compte lui aussi une expérience de travail comme conducteur auprès de l’intimée, n’a mentionné dans son témoignage aucun problème psychologique que M. Singh aurait pu avoir éprouvé à la suite de l’accident. À supposer que des problèmes psychologiques consécutifs à l’accident aient empêché M. Singh de s’acquitter de ses obligations contractuelles, je me serais attendue à ce que son beau-père en parle. Je tire une inférence défavorable de l’absence de témoignage à cet égard.

[35] En outre, lorsque l’intimée lui a demandé pourquoi il n’avait pas conduit son camion depuis l’accident, M. Singh a parlé uniquement de ses blessures physiques. Selon la transcription du contenu de l’enquête interne, M. Singh a invoqué la justification suivante : [traduction] « mon dos et mon cou et les médicaments que je prends la nuit ». Il n’a pas mentionné de raisons d’ordre psychologique. J’estime que cette omission rend moins probable que M. Singh ait souffert d’une déficience psychologique.

B. M. SINGH A SUBI UN EFFET PRÉJUDICIABLE RELATIVEMENT À L’EMPLOI

[36] Ayant constaté l’existence d’une déficience (en l’occurrence, les blessures physiques de M. Singh), je dois maintenant examiner si M. Singh a subi un effet préjudiciable relativement à son emploi.

[37] Ni l’une ni l’autre des parties n’a laissé entendre que la relation qu’avait M. Singh avec l’intimée en tant que propriétaire-exploitant n’entrait pas dans la définition d’une relation de travail au sens de la LCDP. Je reconnais donc que la relation en cause constitue une relation de travail au sens de la LCDP.

[38] Les parties conviennent que la résiliation du contrat intervenu entre M. Singh et l’intimée constitue un effet préjudiciable. Je suis d’accord avec elles.

C. LA DÉFICIENCE DE M. SINGH N’A PAS ÉTÉ UN FACTEUR DANS LA RÉSILIATION DE SON CONTRAT

[39] Par conséquent, je dois maintenant examiner si la déficience de M. Singh a été un facteur dans la résiliation de son contrat avec l’intimée.

[40] Il importe de noter qu’il n’est pas nécessaire que les considérations discriminatoires aient été le seul motif de la résiliation. Il suffit à M. Singh de prouver l’existence d’un lien entre un motif de distinction illicite et l’effet préjudiciable subi, même si d’autres facteurs entraient en ligne de compte (voir Bombardier, aux par. 44 à 52); voir aussi Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2, au par. 25, et Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, (1991) 1990 CanLII 12529 (CAF), 14 C.C.D.P. D/12 (C.A.F.), au par. 7).

[41] De même, M. Singh n’est pas tenu de démontrer que l’intimée avait l’intention d’établir une distinction.

[42] Pour les motifs ci-après, j’estime que le contrat de travail de M. Singh a été résilié en raison de l’incapacité de celui-ci de trouver un camion ou un conducteur de remplacement, et que cette incapacité n’était pas liée à sa déficience.

[43] M. Singh a reconnu qu’au moment où il avait commencé à travailler pour l’intimée, il avait conclu un contrat-type avec elle. Il a également reconnu que la version non signée du contrat présentée en preuve à l’audience était identique à celle qu’il avait signée. Les témoins de l’intimée ont eux aussi confirmé que le contrat produit en preuve était celui que M. Singh avait signé.

[44] Je reconnais que le contrat présenté à titre de preuve est identique à celui qui liait M. Singh pendant la durée de sa relation avec l’intimée.

[45] Les parties ont convenu que, conformément au contrat, pour assurer la prestation de services de camionnage à l’intimée, M. Singh était tenu de fournir un équipement (c.-à-d., un camion) qui répondait à certaines spécifications. Il était également tenu de fournir le ou les conducteurs nécessaires pour garantir à l’intimée des services de camionnage ininterrompus. Le conducteur pouvait être M. Singh lui-même ou un conducteur de remplacement.

[46] M. Singh a déclaré qu’il n’était pas en mesure de conduire en raison de sa déficience physique. Je crois M. Singh sur ce point. Son témoignage concernant les limitations physiques qui l’empêchaient de conduire (notamment l’incapacité de tenir un volant ou de rester assis pendant une longue période) était détaillé et cohérent tout au long de l’audience. Son dossier médical indique également qu’en raison de ses blessures physiques, il était limité dans sa capacité de conduire.

[47] Dans l’ensemble, je suis convaincue que, préalablement à la résiliation de son contrat, M. Singh n’aurait pas pu conduire pour l’intimée du fait de ses limitations physiques.

[48] Toutefois, ces conclusions ne mettent pas fin à l’analyse.

[49] M. Singh a déclaré qu’il s’était senti contraint de conduire pour l’intimée, et que son incapacité à reprendre le travail en raison de ses blessures avait conduit à la décision de l’intimée de mettre fin à son contrat. L’intimée, quant à elle, soutient que la résiliation du contrat n’était pas due à l’incapacité de M. Singh d’exercer pour elle des fonctions liées à la conduite, mais plutôt à son incapacité d’assurer la disponibilité d’un camion ou d’un conducteur de remplacement, et à communiquer efficacement avec l’intimée à cet égard.

[50] Je suis d’accord avec l’intimée pour dire que le contrat de M. Singh n’a pas été résilié en raison de son incapacité à reprendre son rôle de conducteur.

[51] Comme je l’ai déjà souligné, conformément à son contrat, M. Singh devait fournir un conducteur à l’intimée afin d’assurer la continuité du service. D’après la preuve non contestée, ce conducteur pouvait être soit M. Singh lui-même, soit, s’il n’était pas disponible, un conducteur de remplacement. M. Singh a indiqué dans son témoignage qu’il comprenait parfaitement cette exigence. Il a expressément déclaré avoir effectivement fourni un conducteur de remplacement à une occasion avant l’accident, alors qu’il n’était pas en mesure d’assurer lui-même des services de conduite.

[52] Par conséquent, M. Singh était conscient de cet arrangement en tant que moyen de fournir des services à l’intimée pour le cas où il serait physiquement dans l’impossibilité de conduire. M. Singh savait également qu’il avait l’obligation de fournir du matériel (c.-à-d., un camion) à l’intimée dans le cadre de son contrat.

[53] La lettre de résiliation du 23 mars 2017 indique que, de l’avis de la société, M. Singh avait contrevenu à son contrat [traduction] « en omettant de fournir des services de camionnage et de répondre aux demandes de renseignements de l’entreprise quant à savoir où en était l’obtention d’un autre camion ». Cela est conforme à l’argument de l’intimée selon lequel elle n’a pas mis fin au contrat de M. Singh en raison de son incapacité à fournir personnellement des services de camionnage à l’intimée.

[54] Je constate qu’à différents moments avant de mettre fin à son contrat, l’intimée a rappelé à M. Singh qu’il pouvait lui fournir un camion ou un conducteur de remplacement, comme indiqué ci-dessous.

[55] Le superviseur de M. Singh, M. Hannaberry, a témoigné en grande partie par écrit, à la demande de M. Singh. Dans son témoignage, il a indiqué n’avoir jamais affirmé que M. Singh était tenu de fournir personnellement des services de conduite pour se conformer à ses obligations contractuelles. Au contraire, il avait proposé à M. Singh des solutions, notamment celle de fournir un conducteur de remplacement. J’estime que M. Hannaberry est un témoin crédible. Son témoignage, direct et limpide, n’a pas été ébranlé par le contre-interrogatoire. Il cadrait également avec le contenu du contrat et le consentement, donné par toutes les parties, quant à la manière dont les obligations contractuelles pouvaient être remplies. En outre, le témoignage de M. Hannaberry est étayé par d’autres éléments de preuve documentaire.

[56] En effet, 30 janvier 2018, un employé de l’intimée a envoyé à une autre employé un courriel demandant à ce que l’on appelle M. Singh pour lui signaler qu’[traduction] « il a[vait] besoin d’un camion le plus tôt possible (achat/location) ». Peu après ce courriel, la date d’une première enquête interne a été prévue.

[57] L’intimée a également produit en preuve une transcription de l’audition tenue en février 2018 dans le cadre de l’enquête. Dans cette transcription, on demande à M. Singh pour quelle raison il n’a pas utilisé son camion à semi-remorque depuis le 12 novembre 2017. Lorsque M. Singh invoque son accident en guise d’explication, le responsable de l’enquête de l’intimée lui demande s’il a envisagé d’obtenir un camion de remplacement afin de respecter ses obligations contractuelles. M. Singh répond qu’il examinera la question.

[58] L’insistance de l’intimée pour que M. Singh fournisse un camion (au lieu de conduire lui-même) est confirmée dans un courriel transmis par M. Singh à son représentant syndical le 7 mars 2018, dans lequel le plaignant écrit : « Aujourd’hui, mon gestionnaire chez CN exige que je loue un camion ou que j’en achète un autre, mais je continue à payer 1 791 $ par mois pour le camion accidenté, alors que je suis toujours alité et blessé. Comment pourrais-je en ce moment même acheter ou louer un autre camion? J’essaie de comprendre ».

[59] De fait, M. Singh n’a pas nié qu’on lui avait parlé de la possibilité de trouver un camion de remplacement, même si son témoignage était incohérent quant aux moments où les conversations à cet égard ont eu lieu (c.-à-d., il a parfois déclaré qu’on l’avait poussé à trouver un camion de remplacement juste après l’accident, et d’autres fois, qu’il n’avait été informé de cette possibilité qu’immédiatement avant la résiliation de son contrat).

[60] M. Singh a déclaré que son incapacité à fournir un conducteur ou un camion de remplacement n’était qu’un prétexte pour mettre fin à son contrat, et qu’en réalité, la société avait décidé de résilier celui-ci, indépendamment de la prétendue violation de ses obligations contractuelles, en raison de ses blessures physiques et de son incapacité de fournir des services de camionnage.

[61] Comme je l’ai indiqué ci-dessus, ce témoignage m’apparaît contredit par la documentation pertinente et par les autres témoignages que j’ai entendus. M. Singh n’a pas trouvé de façon de concilier les éléments de preuve mentionnés précédemment avec sa conviction que l’intimée était déterminée à exiger de lui qu’il conduise avant que son état de santé ne le permette.

[62] Pour convaincre le Tribunal que l’intimée n’était pas de bonne foi dans ses relations avec lui, M. Singh a allégué que celle-ci avait falsifié des documents. M. Singh a fait valoir que, pour tenter de démontrer qu’il avait accepté du travail comme conducteur de remplacement auprès d’elle au moment où il lui avait dit ne pas être en mesure de travailler, l’intimée avait créé des enregistrements dans un système. Aux dires de M. Singh, elle l’avait fait pour le discréditer, en particulier en ce qui concerne la gravité de ses blessures.

[63] M. Singh a témoigné que l’intimée avait sciemment fourni de faux documents à la Commission au cours de l’enquête indépendante réalisée par celle-ci, avant que sa plainte ne soit renvoyée pour instruction.

[64] M. Hannaberry a indiqué dans son témoignage que l’on avait d’abord cru que les documents concernés indiquaient que M. Singh s’était connecté au système de l’intimée en tant que conducteur; or, l’intimée s’était ensuite rendu compte qu’un autre conducteur s’était connecté par erreur en tant que M. Singh. M. Hannaberry a déclaré qu’il avait appris l’erreur après avoir soumis les dossiers à la Commission, et à la suite d’une enquête plus approfondie.

[65] J’accepte l’explication de M. Hannaberry. Il a décrit la cause de l’erreur avec un niveau de détail qui paraissait juste. Bien qu’il soit regrettable que l’intimée ait commis cette erreur, qui a miné la confiance entre les parties, je ne pense pas que l’intimée ait falsifié des documents.

[66] M. Singh a également tenté de présenter le témoignage de son beau-père, Gurwinder Uppal, pour étayer son affirmation selon laquelle M. Hannaberry faisait pression sur lui pour qu’il recommence à conduire avant d’en avoir obtenu l’autorisation médicale. À mon avis, le témoignage de M. Uppal n’est pas convaincant. Il semblait écrit à l’avance et manquait de détails spontanés. Fait plus important encore, M. Uppal a reconnu que son témoignage au sujet des transactions de M. Singh avec l’intimée étaient basées sur ses conversations avec M. Singh, et non sur la connaissance personnelle qu’il aurait pu en avoir.

[67] Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas d’avis que M. Singh a réussi à établir que son incapacité à conduire était la cause de la résiliation de son contrat. J’admets que cette résiliation résulte directement du fait qu’il a omis de fournir un conducteur ou un camion de remplacement pendant la période où il n’était pas en mesure de conduire lui-même.

[68] Je dois maintenant déterminer si le fait que M. Singh n’ait pas fourni de conducteur ou de camion de remplacement était lié d’une manière ou d’une autre à sa déficience physique précédemment mentionnée.

[69] Pour les motifs qui suivent, j’estime que M. Singh n’est pas parvenu à prouver, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un lien entre les limitations physiques dont il était atteint et son incapacité à trouver un conducteur ou un camion de remplacement. Le véritable obstacle semble avoir été d’ordre financier.

[70] À plusieurs reprises au cours de son témoignage, M. Singh a déclaré qu’il désapprouvait l’évaluation, faite par la compagnie d’assurance, de la valeur de son camion. M. Singh a exposé au Tribunal les différentes raisons pour lesquelles il pensait que la soumission produite par sa compagnie d’assurance présentait une estimation injuste de la valeur de son camion. M. Singh n’était pas disposé à accepter le paiement proposé par la compagnie d’assurance, car il était trop bas à son avis. Il a déclaré que l’acceptation du paiement proposé lui causerait des difficultés financières, d’autant plus qu’il effectuait encore des versements échelonnés pour l’achat du camion endommagé dans l’accident.

[71] Tout au long des échanges de courriels entre M. Singh et l’intimée, M. Singh lui-même a aussi fréquemment mentionné les négociations prolongées avec son assureur pour justifier son défaut de fournir un camion de remplacement.

[72] M. Singh a témoigné qu’il avait fourni à l’intimée un certificat médical attestant qu’il ne pouvait travailler en raison de ses blessures. Dans sa réponse, M. Singh, de lui-même, a indiqué qu’il était toutefois en mesure de trouver un conducteur et un camion de remplacement. M. Singh n’a jamais déclaré que ses blessures physiques l’empêchaient de le faire. C’est là l’essentiel du contenu du courriel envoyé à l’intimée par M. Singh après la résiliation de son contrat. M. Singh y déclare qu’il était en congé de maladie, mais qu’il était en train d’acheter un autre camion. Ce qui laisse croire que la déficience physique de M. Singh ne l’empêchait pas de procurer un camion à l’intimée.

[73] En contre-interrogatoire, lorsque questionné sur le fait qu’à un certain moment, l’intimée aurait fait valoir qu’il lui était possible de louer un camion pour s’acquitter de ses obligations contractuelles, M. Singh a répondu qu’il se posait encore des questions sur la couverture d’assurance à cet égard. Il n’a pas fait état de restrictions liées à sa déficience qui auraient eu une incidence sur sa capacité à obtenir un camion de location.

[74] Lors d’une enquête interne menée en mars 2018, M. Singh a également expliqué à l’intimée que son incapacité à obtenir un paiement d’assurance adéquat en réponse à sa demande d’indemnisation était ce qui posait problème pour l’obtention d’un camion de remplacement. La transcription montre que l’on a demandé à M. Singh une estimation de la date à laquelle il pourrait reprendre le travail. M. Singh a répondu qu’il attendait que sa demande d’indemnisation soit [traduction]« réglée ».

[75] Bien que M. Singh ait tenté de contester cette transcription en tant que compte rendu exact de la conversation, et qu’il ait indiqué avoir également parlé de ses blessures à cette occasion, il n’a pas indiqué sur quelle base il se souvenait que ce fut le cas.

[76] Je donne préséance à la transcription, car elle cadre avec la preuve produite en l’espèce, y compris le témoignage de M. Singh.

[77] En effet, dans la transcription d’une enquête interne antérieure réalisée en février 2018 par l’intimée, le plaignant déclare, au sujet de l’obtention d’un camion de remplacement, qu’il [traduction]« examiner[a] la question ». Aucune limitation de sa capacité à le faire en raison de sa déficience physique n’y est mentionnée.

[78] Comme je ne puis constater l’existence de quelque lien que ce soit entre la déficience de M. Singh et la résiliation de son contrat, il m’est impossible de conclure qu’il a prouvé l’existence d’une preuve prima facie de discrimination.

[79] Je rejette la plainte de M. Singh.

Signée par

Naseem Mithoowani

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 18 septembre 2025


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéro du dossier du Tribunal : T2533/9020

Intitulé de la cause : Sukhvir Singh c. Canadian National Transportation Ltd.

Date de la décision du Tribunal : Le 18 septembre 2025

Date et lieu de l’audience : Du 23 au 25 septembre et le 29 octobre 2024

Par vidéoconférence

Comparutions :

Sukhvir Singh, pour son propre compte

Larysa Workewych, pour l’intimée

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