Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2025 TCDP 74

Date : Le 29 juillet 2025

Numéros des dossiers : HR-DP-2899-22 et HR-DP-2900-22

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Amanda Lepine et Amanda Lepine (au nom d’A.B.)

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel Canada

l’intimé

- et -

West Coast LEAF

la partie intéressée

Décision sur requête

Membre : Jo-Anne Pickel



I. APERÇU

[1] Amanda Lepine, la plaignante, en son nom et au nom de son fils A.B., allègue que le Service correctionnel du Canada, l’intimé, a fait preuve de discrimination dans la fourniture de services offerts dans le cadre du Programme mère-enfant. Mme Lepine est une femme métisse qui a été incarcérée à l’Établissement de la vallée du Fraser au début de sa grossesse. A.B. est son fils mineur autochtone auquel elle a donné naissance alors qu’elle était encore incarcérée. Mme Lepine allègue qu’elle et A.B. ont été victimes, à l’occasion de la fourniture de services, d’actes discriminatoires fondés sur un ou plusieurs des motifs de distinction illicite suivants : la race, l’origine nationale ou ethnique (autochtonité), le sexe, la déficience, la situation de famille et l’âge, au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., (1985), ch. H-6 (la « LCDP » ou la « Loi »).

[2] La plaignante a fait diverses allégations. Son exposé des précisions actuel est son troisième exposé des précisions modifié (c’est-à-dire son quatrième exposé des précisions au total). L’exposé des précisions de la plaignante contient 180 paragraphes, soit 26 pages. Il comprend une multitude d’allégations qui pourraient viser des dizaines de membres du personnel de l’intimé. Par exemple, dans son exposé des précisions, la plaignante allègue qu’elle n’a pas reçu de soins prénataux et postnataux conformes aux normes de la communauté, notamment les soins d’une sage-femme. Dans son exposé des précisions, la plaignante allègue qu’elle a fait l’objet de discrimination à l’occasion de la fourniture de services de soutien parental, que certains traitements et soins qu’elle a reçus lui ont été fournis tardivement, et qu’il y a eu manquement à l’obligation de fournir des produits de première nécessité à A.B., manquement à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation pour sa blessure au genou et manquement à l’obligation de prendre des précautions adéquates liées à la COVID-19, à savoir des mesures pour assurer qu’elle soit accompagnée par des agents lors de ses permissions de sortir de l’établissement. L’exposé des précisions de la plaignante fait également état d’un manque d’intimité discriminatoire parce que des agents correctionnels, notamment des agents de sexe masculin, étaient présents lors de rendez-vous médicaux et de l’accouchement d’A.B. Dans ses allégations, la plaignante mentionne également le niveau de propreté de la maison désignée pour le Programme mère-enfant et la vaisselle contenant du BPA fournie à la plaignante. Ce ne sont là que quelques-unes des allégations contenues dans l’exposé des précisions déposé par la plaignante.

[3] L’intimé a déposé une requête écrite en vue de radier des allégations contenues dans le dernier exposé des précisions de la plaignante, au motif qu’elles n’ont aucune chance raisonnable d’aboutir. L’intimé a affirmé qu’il avait demandé la radiation de certaines allégations de l’exposé des précisions de la plaignante principalement parce que la plaignante n’avait établi aucun lien entre l’un ou l’autre des motifs de distinction illicite et le traitement défavorable ou le refus de service qu’elle allègue. L’intimé fait valoir que la plupart des allégations de la plaignante sont des allégations de comportement répréhensible ou d’effets préjudiciables généralisés qui n’ont aucun lien apparent avec l’un ou l’autre des motifs de distinction illicite. Il soutient que la plaignante n’a fait qu’affirmer l’existence d’un lien entre les allégations et des motifs de distinction illicite, sans préciser les faits susceptibles d’établir un tel lien.

[4] La plaignante s’oppose à la requête.

[5] La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») est partie à la présente affaire et a participé à l’étape de la gestion de l’instance. Toutefois, la Commission n’a pas présenté d’observations en réponse à la requête.

[6] West Coast LEAF s’est vue accorder la qualité de partie intéressée pour participer à la gestion de l’instance et présenter des observations limitées dans le dossier. Elle n’a pas présenté d’observations dans le cadre de la présente requête.

II. DÉCISION

[7] Je conclus qu’il convient de reporter l’examen de la requête de l’intimé jusqu’à ce que la plaignante ait présenté sa preuve. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, je conclus qu’il convient d’examiner la preuve de la plaignante et de ses témoins avant d’examiner les questions soulevées dans la requête de l’intimé. Une fois que la plaignante aura présenté sa preuve, j’examinerai les observations des parties sur la question de savoir si la plaignante a réussi à établir une preuve prima facie en ce qui a trait à l’une ou l’autre de ses allégations. Je trancherai alors la question et j’énoncerai toutes les allégations pour lesquelles l’intimé est tenu de fournir une preuve en réponse.

III. QUESTION EN LITIGE

[8] La question que je dois trancher en l’espèce est celle de savoir s’il est approprié de statuer sur la présente requête à cette étape de l’instance.

IV. CHRONOLOGIE ET CONTEXTE

[9] La plaignante a déposé ses plaintes auprès de la Commission en mars 2021. La Commission a renvoyé les plaintes au Tribunal en novembre 2022. Un membre a été désigné pour les instruire peu de temps après. La plaignante a été représentée par un avocat tout au long de l’instance. Elle a déposé son exposé des précisions initial en mars 2023.

[10] Le membre précédemment désigné pour instruire ces plaintes a tenu de nombreuses conférences de gestion préparatoires avec les parties. L’un des principaux sujets abordés lors des conférences était la nécessité pour la plaignante de fournir des détails supplémentaires au sujet de certaines de ses allégations. L’avocat de l’intimé et l’ancien avocat de la plaignante ont également consacré beaucoup de temps à la préparation d’un exposé conjoint des faits, lequel a été déposé auprès du Tribunal avant l’audience qui devait débuter en décembre 2024.

[11] D’après les délais estimatifs fournis au Tribunal avant les dates d’audience de décembre 2024, l’audience devrait se dérouler sur quatre à cinq semaines. Les parties ont estimé qu’un total d’au moins 44 témoins, dont deux témoins experts, seraient cités à l’audience. Sur les 18 jours d’audience dont il a estimé avoir besoin pour présenter son dossier, l’intimé avait prévu au moins quatre à cinq jours pour le témoignage de 21 intervenants de première ligne qu’il avait l’intention de citer à comparaître. L’intimé a affirmé qu’il devait faire témoigner de nombreux intervenants de première ligne parce que les allégations de Mme Lepine concernant le comportement de ces intervenants pendant qu’elle était hospitalisée pour la naissance de son enfant n’étaient pas suffisamment détaillées.

[12] En décembre 2024, j’ai été désignée pour instruire ces plaintes. J’ai rappelé aux parties, pendant les deux conférences de gestion préparatoires, que le Tribunal avait pour mandat de gérer ses affaires de la manière la plus efficace et la plus expéditive possible. J’ai également informé les parties que monopoliser plusieurs jours d’audience uniquement dans le but de clarifier des allégations qui ne sont pas suffisamment précises est une utilisation inadéquate des ressources. En outre, je me suis demandé si bon nombre des allégations pour lesquelles la plaignante n’avait pas pu fournir suffisamment de détails auraient une chance raisonnable d’aboutir sous le régime de la LCDP. Ces allégations comprenaient, par exemple, des allégations selon lesquelles des intervenants de première ligne avaient fait jouer des vidéos à plein volume sur leurs téléphones et gardé les lumières allumées le jour comme la nuit. Même si ces allégations de la plaignante étaient jugées fondées, il est difficile de voir en quoi elles constitueraient, en tout ou en partie, des actes discriminatoires visés par l’article 5 de la LCDP. Bien que la conduite contestée puisse être assimilable à un comportement insensible ou répréhensible, rien dans les faits allégués ne permettait d’établir un lien entre la conduite alléguée et l’un ou l’autre des motifs de distinction illicite invoqués par la plaignante.

[13] J’ai invité l’ancien avocat de la plaignante à limiter la plainte aux allégations les mieux fondées et à envisager de retirer les allégations qui ne sont pas suffisamment précises ou qui ne semblent pas avoir de chances raisonnables d’aboutir. L’avocat de l’intimé a indiqué qu’il présenterait une requête pour demander la radiation de certaines allégations de l’exposé des précisions de la plaignante si celle-ci ne retirait pas des allégations de son propre chef. J’ai donné à l’avocat de l’intimé et à l’ancien avocat de la plaignante, puis à son nouvel avocat, un court délai pour tenter de régler la situation sans qu’il soit nécessaire de procéder par voie de requête formelle.

[14] Le nouvel avocat de la plaignante et l’avocat de l’intimé ont effectivement réglé certaines questions. Toutefois, l’intimé a déposé une requête modifiée dans laquelle il soutient que bon nombre des autres allégations de la plaignante n’ont aucune chance raisonnable d’aboutir. La plaignante a déposé son troisième exposé des précisions avec sa réponse à la requête de l’intimé. D’après l’exposé des précisions modifié, la plaignante a vraisemblablement accepté de retirer bon nombre des allégations qui me semblaient les plus discutables et qui n’avaient pas de lien apparent avec l’un ou l’autre des motifs de distinction illicite qu’elle a invoqués. Toutefois, l’intimé a soulevé des questions légitimes quant à savoir si la plaignante, en son nom et au nom d’A.B., sera en mesure d’établir un lien entre l’un ou l’autre des motifs de distinction illicite et en ce qui concerne certaines des autres allégations de refus de service ou de traitement défavorable figurant dans son exposé des précisions. Ces questions devront être examinées par le Tribunal.

V. ANALYSE

A. A. Le Tribunal devrait-il rejeter les allégations contestées avant d’examiner la preuve?

(i) Principes juridiques relatifs aux requêtes visant le rejet d’une plainte, en tout ou en partie

[15] Le Tribunal a pour mandat d’instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne, 2021, DORS/2021-137 (les « Règles de pratique ») : par. 48.9(1) de la LCDP; art. 5 des Règles de pratique. Le mandat du Tribunal se limite à l’application de la LCDP. Ainsi, dans le contexte d’une plainte fondée sur l’article 5, le Tribunal doit déterminer si une personne s’est vu refuser un service, si l’accès à un service lui a été refusé ou si la personne a fait l’objet d’un traitement défavorable à l’occasion de la fourniture d’un service pour un motif de distinction illicite.

[16] Il est important de noter que le Tribunal n’a pas le mandat plus large d’offrir des mesures de redressement pour toutes les lacunes dans la fourniture de services ou tous les cas de mauvais traitements ou de conduite inappropriée à l’occasion de la fourniture de services qui n’ont aucun lien avec l’un ou l’autre des motifs de distinction illicite énumérés dans la LCDP.

[17] Les lois sur les droits de la personne ou les règles de procédure applicables dans certaines autres administrations donnent expressément aux tribunaux le pouvoir de rejeter, en tout ou en partie, une plainte si elle n’a aucune chance raisonnable d’être accueillie : voir, par exemple, Human Rights Code, RSBC 1996, c. 210, al. 27(1)c); art. 19A des Règles de procédure du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario. Ces deux exemples concernent des provinces dans lesquelles les plaintes sont déposées directement auprès d’un tribunal des droits de la personne au lieu de passer d’abord par la procédure d’examen préalable d’une commission.

[18] Dans le système fédéral des droits de la personne, le rôle de la Commission sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne consiste à exercer des fonctions d’examen préalable afin de réduire la probabilité qu’une plainte renvoyée au Tribunal soit rejetée dans son intégralité : Zoghbi c. Air Canada, 2024 CAF 123, au par. 47. Voir aussi Marshall c. Membertou First Nation, 2021 TCDP 36, au par. 148. Toutefois, aucune disposition de la LCDP n’exige que la Commission soit convaincue que chaque allégation de la plainte justifie une instruction. Par conséquent, la Commission peut renvoyer au Tribunal des plaintes qui comprennent des allégations très vastes sans déterminer plus précisément qu’une instruction est justifiée pour chacune d’entre elles. Compte tenu de cette réalité, il est important que le Tribunal respecte le principe de la proportionnalité afin que son temps et ses ressources, qui sont financés par les fonds publics, servent à répondre essentiellement aux allégations présentées dans le cadre de demandes viables sous le régime de la LCDP. Ce principe de proportionnalité est particulièrement important dans des affaires telles que celle qui nous occupe, qui sont de grande envergure, qui soulèvent une multitude d’allégations visant un grand nombre de témoins potentiels et dans lesquelles il y a une abondante preuve documentaire. Certes, lorsque la totalité de la plainte est renvoyée pour instruction, il incombe au Tribunal, en vertu de la LCDP, d’instruire l’ensemble de la plainte. Toutefois, s’il est clairement établi, à l’étape de l’exposé des précisions, que certaines allégations ne sont pas fondées, l’instruction de ces allégations s’arrête là.

[19] La Cour fédérale a confirmé que le Tribunal peut examiner et accueillir des requêtes préliminaires visant le rejet de plaintes tant qu’il le fait dans le respect de l’équité procédurale et qu’il exerce cette compétence avec prudence et seulement dans les cas les plus clairs (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445 [SSEFPN], aux par. 119, 132, 140 et 157.

[20] Dans le cadre de requêtes visant à rejeter sommairement une plainte ou des parties d’une plainte, le Tribunal a examiné s’il était manifeste et évident que les allégations contestées n’avaient aucune chance raisonnable d’aboutir : Dorey et al. c. Emploi et Développement social Canada, 2023 TCDP 23 [Dorey], au par. 79; Maloney c. Forum tripartite Mi’kmaq–Nouvelle-Écosse–Canada, 2024 TCDP 106, au par. 16.

[21] Le Tribunal a rejeté des plaintes dans de nombreuses affaires par suite de requêtes préliminaires visant à déterminer les questions juridiques clés, souvent dans le contexte de requêtes visant à radier des allégations contenues dans les exposés des précisions : voir, par exemple, Dorey; Cushley et al. c. Anciens Combattants Canada, 2022 TCDP 21, aux par. 16 à 18; Richards c. Service correctionnel du Canada, 2020 TCDP 27, au par. 86; Karas c. Santé Canada, 2024 TCDP 133.

[22] Toutefois, le pouvoir du Tribunal de rejeter, en tout ou en partie, une plainte sans tenir d’audience n’est pas limité aux affaires qui soulèvent une pure question de droit. Le Tribunal peut également, dans d’autres circonstances, rejeter, en tout ou en partie, une plainte sans tenir une instruction complète sur le fond de la plainte : SSEFPN, au par. 143. Par exemple, il peut le faire dans les cas où les faits ne sont pas contestés ou s’il existe des questions distinctes ou préliminaires dont la disposition permettrait de restreindre les enjeux, de circonscrire les débats ou de régler l’affaire purement et simplement : SSEFPN, aux par. 143 à 147.

[23] Lorsqu’il traite des requêtes visant à rejeter, en tout ou en partie, une plainte avant une audience, le Tribunal suppose généralement que tous les faits allégués par le plaignant sont véridiques : Dorey, au par. 17. Par conséquent, les faits ne sont pas contestés aux fins de telles requêtes.

[24] Dans ce type de requête, le Tribunal doit adopter une approche généreuse et permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable. Cependant, même une demande juridique complexe et inédite peut à juste titre être rejetée lorsque, même si les allégations sont considérées comme prouvées, il est manifeste et évident que la demande ne peut être accueillie (c’est-à-dire qu’une preuve prima facie ne peut être établie) : Dorey, au par. 17.

[25] Le Tribunal doit également être guidé par le principe de la proportionnalité lorsqu’il instruit des requêtes visant la radiation ou le rejet de certaines parties d’une plainte. En règle générale, suivant le principe de la proportionnalité, le Tribunal ne doit pas procéder à une instruction sur le fond des allégations qui, même si elles étaient prouvées, n’établiraient pas une preuve prima facie de discrimination. Procéder à l’instruction complète sur le fond en pareil cas engendrerait des coûts, du temps et de ressources supplémentaires tant pour le Tribunal que pour les parties. Elle aurait aussi inévitablement des effets préjudiciables sur le processus du Tribunal dans sa globalité ainsi que sur l’accès à la justice pour les autres justiciables qui attendent que leur dossier soit entendu : Temate c. Agence de la santé publique du Canada, 2022 TCDP 31, au par. 16.

[26] Dans chaque affaire, le Tribunal doit déterminer la manière la plus expéditive de trancher les requêtes en rejet tout en s’assurant que le processus soit équitable pour toutes les parties. Dans certains dossiers, il pourrait être approprié de trancher de façon sommaire pareille requête sans examiner la preuve et en supposant que tous les faits sont véridiques. Dans d’autres cas, il pourrait être approprié de tenir une instruction complète parce que le temps et les ressources nécessaires pour examiner et trancher une requête visant le rejet d’une plainte, en tout ou en partie, seraient sensiblement les mêmes que ceux nécessaires à la tenue d’une instruction complète. Il pourrait aussi y avoir des cas où il conviendrait mieux pour le Tribunal de régler des questions par étapes et d’examiner une requête visant le rejet d’une plainte, en tout ou en partie, après avoir examiné certains éléments de preuve (SSEFPN, aux par. 141 à 157). Dans de tels cas, le Tribunal doit garder à l’esprit que, dans les affaires relatives aux droits de la personne, le plaignant doit souvent étayer ses allégations en ayant recours à des éléments de preuve circonstanciels pouvant être obtenus à partir des témoignages des témoins de l’intimé. En fin de compte, le Tribunal est maître de sa procédure et a le pouvoir discrétionnaire de déterminer la manière la plus appropriée de statuer sur pareilles requêtes : voir par. 26(3) des Règles de pratique; voir également SSEFPN, aux par. 148 et 157. La manière la plus appropriée de procéder dépendra des circonstances de chaque affaire.

[27] Maintenant que j’ai énoncé les principes applicables aux requêtes, comme celle dont je suis saisie, je vais examiner le cadre juridique prévu à l’article 5 de la LCDP. J’examinerai ensuite la demande de l’intimé visant à radier des allégations de l’exposé des précisions le plus récent de la plaignante.

(ii) Cadre juridique prévu à l’article 5 de la LCDP

[28] Selon l’article 5 de la LCDP, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

a) d’en priver un individu;

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

[29] Il est bien établi qu’il incombe aux plaignants de présenter une preuve prima facie de discrimination. Pour s’acquitter de ce fardeau dans une affaire fondée sur l’article 5 de la LCDP, les plaignants doivent établir ce qui suit selon la prépondérance des probabilités :

i. l’intimé leur a refusé un service ou l’accès à un service, ou les a défavorisés à l’occasion de la fourniture d’un service habituellement destiné au public;

ii. il existe un lien entre le refus de service ou le traitement défavorable, d’une part, et un ou plusieurs motifs de distinction illicite, d’autre part (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 [Bombardier], au par. 52 ; Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), [2012] RCS 61, au par. 33).

[30] Il n’est pas nécessaire que le ou les motifs de distinction illicite invoqués soient la seule cause du refus de service, du refus d’accès ou du traitement défavorable ni même la principale cause. Il doit toutefois y avoir un lien entre le refus, le refus d’accès ou le traitement défavorable et le ou les motifs de distinction illicite : Bombardier.

[31] Un intimé peut présenter soit des éléments de preuve réfutant l’allégation de discrimination prima facie, soit une défense justifiant la discrimination, ou les deux (Bombardier, au par. 64). Si l’intimé réfute l’allégation, son explication doit être raisonnable. Il ne peut s’agir d’un prétexte pour dissimuler la discrimination. Lorsque l’intimé invoque un moyen de défense pour justifier la discrimination, il a la charge de la preuve à cet égard : Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 RCS 3.

(iii) Arguments de l’intimé

[32] L’intimé a demandé la radiation d’allégations de l’exposé des précisions de la plaignante principalement parce que la plaignante n’a pas établi de lien entre l’un ou l’autre des motifs de distinction illicite et le traitement défavorable ou le refus de service qu’elle allègue.

[33] Dans sa réponse à la requête, la plaignante fait valoir de façon générale qu’elle a plaidé l’existence d’un lien et qu’une audience est nécessaire pour examiner la preuve dans la présente affaire. Je suis d’accord avec l’intimé pour dire qu’il n’est pas suffisant d’affirmer qu’il existe un lien entre les motifs de distinction illicite invoqués par la plaignante et le traitement défavorable ou le refus de service dans l’affaire qui nous occupe. Pour établir un lien avec un ou plusieurs motifs de distinction illicite, la plaignante doit, dans son exposé des précisions, être en mesure d’indiquer des faits ou des éléments de preuve sur lesquels elle s’appuiera pour établir un lien probable entre un ou plusieurs motifs de distinction illicite et le refus de service ou le traitement défavorable qu’elle allègue.

(iv) Motifs pour reporter l’examen de la présente requête

[34] Je suis consciente que, dans la présente affaire, la plaignante a invoqué de multiples motifs de distinction illicite interreliés. Elle a notamment fait valoir dans son exposé des précisions que, pour assurer une égalité réelle, les femmes en prison doivent recevoir des soins de santé appropriés et adaptés à leurs besoins, en particulier pendant une grossesse et après un accouchement. La plaignante présente également plusieurs autres arguments concernant de la discrimination résultant d’un effet préjudiciable fondée sur l’autochtonité et de la discrimination à l’encontre d’A.B. fondée sur l’âge et (ou) la situation de famille. Je suis également consciente que je dois instruire toute plainte avec prudence, dans le respect de l’équité procédurale, et que je dois rejeter les allégations avant l’audience seulement dans les cas les plus clairs (SSEFPN, au par. 140).

[35] Cela dit, il ne faut pas oublier que le Tribunal n’est pas une commission royale d’enquête chargée d’enquêter sur des allégations générales relatives à un service ou à un programme gouvernemental, tel que le Programme mère-enfant de l’intimé. Son mandat est limité à l’application de la LCDP.

[36] Compte tenu de toutes les circonstances de la présente affaire, il convient de donner à la plaignante la possibilité de présenter sa preuve. Je pourrai alors entendre l’ensemble des observations des parties concernant la présente requête (ou une version modifiée de celle-ci) après que la plaignante aura présenté sa preuve. Ensuite, je déterminerai si des allégations doivent être rejetées parce qu’elles ne permettent pas d’établir une preuve prima facie de discrimination. L’intimé ne sera tenu de produire des éléments de preuve que pour les allégations restantes.

[37] À la lumière de ce qui précède, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur le poids à accorder, le cas échéant, à l’exposé conjoint des faits déposé par les parties.

(v) Principales considérations relatives au dossier

[38] Dans la présente affaire, je m’attends à ce que les parties formulent leurs allégations et leurs arguments en se fondant sur le libellé précis de la LCDP. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, l’article 5 de la LCDP interdit qu’un fournisseur refuse un service à un individu, lui refuse l’accès à un service ou le défavorise à l’occasion de la fourniture d’un service pour un motif de distinction illicite. Je m’attends donc, entre autres, en l’espèce à ce que la preuve établisse un lien entre l’un ou l’autre des motifs de distinction illicite interreliés invoqués par la plaignante et les refus de service ou les diverses formes de traitement défavorable qu’elle allègue.

[39] En outre, j’examinerai attentivement les observations des parties sur la question de savoir si l’obligation de prendre des mesures d’adaptation s’impose dans la présente affaire. Dans bon nombre de ses allégations, la plaignante avance d’une manière très générale que l’intimé n’a pas tenu compte des caractéristiques personnelles de la plaignante et de son fils. Cependant, l’obligation de prendre des mesures d’adaptation n’est pas une obligation distincte qu’un fournisseur de services ou un employeur a envers un plaignant qui a invoqué un ou plusieurs motifs de distinction illicite : Moore c. Société canadienne des postes, 2007 TCDP 31, au par. 86; Chisholm c. Halifax Employers Association, 2021 TCDP 14, au par. 84; White c. Laboratoires Nucléaires Canadiens, 2025 TCDP 67, aux par. 60 et 61. Voir également Baber v. York Region District School Board, 2011 HRTO 213, aux par. 88 à 96.

[40] La LCDP ne prévoit aucune obligation de prendre des mesures d’adaptation en l’absence d’une preuve prima facie de discrimination. Un plaignant qui prétend qu’un intimé a manqué à son obligation de prendre des mesures d’adaptation à son égard affirme en réalité (i) qu’il a subi de la discrimination directe ou résultant d’un effet préjudiciable fondée sur un motif de distinction illicite, et (ii) que l’intimé ne peut justifier la discrimination en démontrant qu’il était impossible de prendre les mesures destinées à répondre aux besoins du plaignant sans une contrainte excessive : voir par. 15(1) et (2) de la LCDP.

[41] Comme l’a dit le Tribunal dans une affaire concernant les mesures d’adaptation à prendre à l’égard d’une déficience dans le contexte de l’emploi :

Ce n’est pas la déficience qui entraîne l’obligation de prendre toutes les mesures d’adaptation possibles sans subir de contrainte excessive; c’est plutôt l’existence d’un obstacle en milieu de travail découlant de la déficience, qui exige que l’employeur prenne des mesures pour atténuer cet obstacle et s’assurer que l’employé a toutes les possibilités de participer pleinement au travail : Todd c. La Ville d’Ottawa, 2020 TCDP 26, au par. 202 (conf. par 2022 CF 579).

[42] De même, dans la présente affaire, ce n’est pas la grossesse de Mme Lepine, ou toute autre caractéristique protégée de la plaignante, qui entraîne l’obligation de prendre des mesures d’adaptation. C’est l’existence d’un obstacle ou d’un désavantage dans la fourniture de services découlant, au moins en partie, des caractéristiques protégées. Ce n’est que si la plaignante établit une preuve prima facie de discrimination que l’intimé est tenu de fournir des mesures d’adaptation raisonnables tant que ces mesures ne constituent pas une contrainte excessive.

[43] Les commentaires qui précèdent donnent aux parties une indication de certains des éléments de preuve que je m’attendrai à voir dans le présent dossier et de certaines des questions juridiques que les parties devront, à mon avis, soulever.

VI. ORDONNANCE

[44] Pour les motifs qui précèdent, je conclus qu’il convient de reporter l’examen de la requête présentée par l’intimé après que la plaignante aura présenté sa preuve. Je fais remarquer que je trancherai la requête visant la radiation des rapports d’experts déposés par la plaignante, présentée par l’intimé, dans une décision distincte.

[45] Après que la plaignante aura présenté, à l’audience, les éléments de preuve qu’elle aura été autorisée à produire à l’appui de son dossier, j’autoriserai l’intimé à reformuler sa requête, au besoin, afin de tenir compte des éléments de preuve qui auront été présentés et d’examiner les questions liées à l’insuffisance de la preuve.

Signée par

Jo-Anne Pickel

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 29 juillet 2025

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéros des dossiers du Tribunal : HR-DP-2899-22 et HR-DP-2900-22

Intitulé de la cause : Amanda Lepine c. Service correctionnel du Canada Amanda Lepine (au nom d’A.B.) c. Service correctionnel du Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 29 juillet 2025

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

Julian Riddell , pour les plaignantes

Jon Khan, Quinn Ashkenazy, Hanna Davis, Maria Oswald et Aleksandra Mihailovic , pour l’intimé

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.